Sinalcol, Le miroir brisé, Elias Khoury (02/06/2022)

Sinalcol, Le miroir brisé, Elias Khoury

Ecrit par Patryck Froissart 28.11.13 dans La Une LivresSindbad, Actes SudLes LivresCritiquesMoyen OrientRoman

Sinalcol, Le miroir brisé (Sînâlkûl), traduit de l’arabe libanais par Rania Samara, septembre 2013, 480 pages, 23,50 €

Ecrivain(s): Elias Khoury Edition: Sindbad, Actes Sud

Sinalcol, Le miroir brisé, Elias Khoury

 

L’histoire du Liban et de la mosaïque inextricable de communautés religieuses et de factions politiques, qui coexistent sur son petit territoire pris en tenaille entre Israël et la Syrie, est, pour le non-Libanais, une espèce de kaléidoscope tournant à grande vitesse en tous sens.

Ce roman bondissant d’Elias Khoury en est une puissante illustration.

Le récit commence par sa fin, au moment où le docteur Karim Chammas, le personnage central, qui vient d’avoir quarante ans, se prépare à quitter Beyrouth où il est revenu pour construire un hôpital à la demande de son frère Nassim, juste après la mort, dans des circonstances suspectes, de leur père.

Insomniaque, solitaire, dans la ville natale qu’une coupure de courant a plongée dans une obscurité zébrée par les éclairs des tirs d’une guerre civile qui vient de reprendre, en des fragments narratifs discontinus, faits d’excursions vagabondes dans l’espace et d’incursions désynchronisées dans le passé, Karim revit à la fois son retour à Beyrouth, sa vie antérieure en un pays déchiré, son départ, sa fuite, pour la France, son intégration et son mariage « là-bas » avec une Française.

« Assis tout seul, il décida de recomposer son histoire ».

Pour un romancier libanais, recomposer l’histoire d’un Beyrouthin entre 1950 et 1990 ne peut se faire sous la forme d’un récit classiquement linéaire.

« Sa vie était devenue un miroir brisé… »

Elias Khoury raconte un Liban torturé, à feu et à sang, où le jeu politique, idéologique et partisan, non communautariste des années 50 et 60, a été remplacé par de violents conflits identitaires, religieux, extrémistes, intégristes, attisés par des puissances extérieures, où les familles s’écartèlent, où Karim et Nassim, ces frères que leur père Nasri a toujours gémellisés, se retrouvent dans des camps ennemis…

Relayé par le narrateur, le regard de Karim, qui doute de la réalité de certains éléments de sa propre histoire, est symptomatique du désarroi d’individus ballottés dans une société schizophrène, déboussolée, brinquebalée dans un tourbillon historique dont les acteurs ne maîtrisent ni la direction erratique ni la force destructrice.

Dans ce petit pays où tout se délite, où les combattants de tous bords se livrent à tous les trafics avec des pratiques comparables à celles du grand banditisme, où les ennemis d’hier s’allient contre leurs amis d’avant-hier, où règnent trahisons et désertions, où le marxiste athée se change du jour au lendemain en barbu brandissant le Coran et jurant d’instaurer la charia, dans cette atmosphère délétère où les passions s’exaspèrent, les pulsions sexuelles elles aussi s’exacerbent à mesure, paradoxalement, que les relations entre hommes et femmes sont de plus en plus régies par des règles importées ou créées de toutes pièces par des imams sortis de nulle part.

Karim revoit ainsi se désintégrer l’ordre traditionnel libanais. Sur cette société autrefois joyeuse et festive aux mœurs libres, où le sexe n’était pas tabou, où la prostituée même avait sa place, son rang, sa fonction, s’abattent peu à peu d’extravagants interdits religieux, orientés vers la dévalorisation de la femme et l’instauration d’un pouvoir mâle qui réserve à l’homme le droit à la jouissance.

Karim se recherche. Qui a-t-il été ? Qui est ce Sinalcol que certains de ses anciens amis croient reconnaître en lui et dont il croise, dans sa tentative de réécriture de sa vie, à plusieurs reprises la silhouette fantomatique ? Qu’a-t-il été dans l’histoire du Liban ? Un héros ? Un pion ? Un lâche ? Qu’a-t-il fui lors de son exil précipité ? Qu’a été, qu’est encore pour lui la belle Hind, qu’il était sur le point d’épouser avant de quitter le pays et qui est devenue par la suite la femme de son frère Nassim ? Qu’est pour lui Bernadette, sa femme française, qui attend son retour à Montpellier ? Que sont pour lui Mona et Ghazalé, ces femmes, cette bourgeoise et cette servante, dont il devient l’amant durant son séjour ?

« Il n’était pas revenu au Liban pour l’hôpital, mais à la recherche de Sinalcol et des souvenirs de l’expérience qu’il avait vécue à Tripoli pendant la guerre, sa grande épreuve de vie et de mort ».

Dans le sillage de Karim, au cours de ce cheminement tortueux en la jungle de ses souvenirs plus ou moins incertains, le lecteur est plongé dans l’histoire complexe du pays, dont l’auteur dresse un tableau précis, daté, événementiel, où se fondent, se cherchent, se croisent et se perdent les itinéraires individuels d’une multitude de personnages que l’Histoire a broyés.

Karim s’efforce, dans ce chaos, de retrouver sa « libanité ».

Le roman se termine avec la reprise, mot pour mot, de l’incipit, sur la route vers l’aéroport de Beyrouth.

La boucle de l’aventure libanaise semble se refermer sur elle-même.

Karim parviendra-t-il, comme il l’a fait dix ans plus tôt, à extraire sa personne du désastre collectif de son pays ?

 

Patryck Froissart

 

 

20:14 Écrit par Patryck Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |