L’ami des femmes, Diego Marani (06/06/2022)

L’ami des femmes, Diego Marani

Ecrit par Patryck Froissart 13.01.14 dans La Une LivresRivagesLes LivresCritiquesItalieRoman

L’ami des femmes (L’amico delle done), traduit de l’italien par Anna Colao, 302 pages, 9,65 €

Ecrivain(s): Diego Marani Edition: Rivages

L’ami des femmes, Diego Marani

 

Ernesto !

Un sacré personnage !

On pense d’emblée, en abordant ce roman savoureux et triste, au film de Truffaut, de titre presque éponyme, L’homme qui aimait les femmes (1977) et au personnage magnifiquement interprété par Charles Denner.

Ernesto, professeur d’italien et de latin dans une école de Trieste, « avait toujours été l’ami des femmes ».

Comment être l’ami sans être l’amant ? Est-il possible d’être à la fois l’un et l’autre ? L’amour est-il viable à partir du moment où il est tellement installé dans le quotidien que disparaît toute crainte de perdre celle qu’on aime ?

Questions lancinantes pour Ernesto, angoissantes, récurrentes dans le carrousel de ses conquêtes.

Nadia, Laura, Marisa, Lucia, Jasna…

Quand Ernesto épouse Nadia, qui est sa voisine de palier depuis leur prime enfance, l’amour est là, certes, mais très vite il manque de sel, d’imprévu, de risque de rupture, de drames, de peur. La sérénité dans le couple est insupportable. Nadia est une épouse trop parfaite, trop définitivement investie dans son rôle de compagne attentionnée, de ménagère trop incessamment dévouée.

« Au fond, le mariage d’Ernesto avait été un mariage parfait. Il avait mûri, pourri et s’était desséché avec une remarquable régularité, sans avoir eu le temps de devenir amer ni même désagréable. Le divorce avait marqué son apogée ».

Le point de vue du narrateur semble souvent épouser, de la même façon que dans ce bilan laconique et précis de l’épisode conjugal d’Ernesto, celui du personnage, apparente absence totale de distance produisant régulièrement le trouble chez le lecteur, qui se demande s’il s’agit de l’expression brute de la vision d’Ernesto ou s’il faut y lire l’antiphrase, le commentaire sarcastique, le jugement satirique que prononce le narrateur à propos du personnage. La confusion des regards, l’ambigüité narrative, la variation incessante des points de vue sont autant d’éléments qui piègent le lecteur qui est tantôt Ernesto en introspection, tantôt le même Ernesto disséquant de façon maniaque sa relation avec l’une ou l’autre de ses femmes ou exprimant crûment l’évolution de ses sentiments envers chacune d’elles, tantôt Marisa plongée dans sa propre auto-analyse, et qui, à d’autres moments du récit, voit vivre comme un observateur extérieur l’un et l’autre de ces deux personnages principaux comme c’est le plus souvent le cas pour tous les autres.

Nadia, Laura, Marisa, Lucia, Jasna…

Tourne le manège ! Vienne le vertige ! Se brouillent les images du kaléidoscope !

Ernesto aime vivre deux aventures simultanées. La double vie peut lui permettre de comparer, doit pouvoir l’aider à choisir… mais lui sert surtout à perpétuer l’indécision douloureuse dans laquelle il se complaît.

« Il sentait confusément qu’il avait besoin de deux femmes : l’une pour le guider, l’autre pour l’égarer ; l’une à aimer, l’autre à craindre ».

Nadia, Laura, Marisa, Lucia, Jasna…

Chaque caractère féminin prend au fil du récit une épaisseur remarquable. A la fin du roman, le lecteur connaît intimement chacune de ces femmes comme s’il les avait lui-même rencontrées, séduites, conquises, détestées, comme s’il était lui-même entré dans leur vie. Il sait leur vision de l’amour, le sens qu’elles donnent à la relation entre hommes et femmes, leur idéologie du couple, du mariage, de la liaison amoureuse, du sexe, de l’adultère. La focalisation narrative changeante confère à chacune une « consistance » différente.

Nadia, Laura, Marisa, Lucia, Jasna…

Ernesto coupe les cheveux en quatre, s’enferme et s’empêtre dans ses histoires d’amour, se prend dans la toile qu’il tisse autour de ses amantes.

« Pour chaque femme qu’il aimait, Ernesto inventait des univers dont il finissait par se sentir prisonnier ».

Aimer, être aimé, devient pour lui source perpétuelle de souffrance.

Il en arrive à ne se sentir, provisoirement, en paix que lors des rares moments où il n’a pas à jouer le rôle qu’il s’est composé :

« Il ne s’accordait une trêve que le mardi après le cours de peinture. A cette heure, toutes les femmes qui le tourmentaient étaient en train de travailler… ».

Et il y a Trieste, la matrice de l’histoire, Trieste, sa lumière qui fluctue au cours des saisons, ses arbres qui s’effeuillent ou bourgeonnent, ou fleurissent, son atmosphère à l’humeur mouvante, son école de peinture, son cours de danse, ses rues, ses cafés, son port, sa plage, les promenades calculées qu’y fait Ernesto avec l’une ou l’autre, le choix stratégique des itinéraires au long desquels il décline ses entreprises de séduction, les lieux où il tombe sur le beau Flavio, le mari de Laura, riche, « toujours serein et souriant, le teint hâlé par un bronzage discret et irréprochable, [qui] portait des vêtements impeccables et dessinés pour lui… », l’élégant Flavio qu’Ernesto a cocufié et qu’il considère paradoxalement comme son rival, Flavio le notable, dont il découvrira un jour le rôle qu’il aura tenu en parallèle avec chacune de ses maîtresses, révélation qui marquera pour Ernesto la fin de la quête et le retour à la situation initiale…

« L’automne avait été de courte durée. Quelques journées foudroyées par un soleil pourpre. En une nuit la bora avait emporté toutes les feuilles des arbres, et un ciel plus dense déferlait désormais du Nord. Les ombres de la ville n’étaient plus les mêmes ».

Séducteur insatisfait, angoissé, torturé… un sacré personnage en vérité que cet Ernesto, à qui Marisa pose un jour la question qui préoccupe le lecteur tout au long du récit :

« Pourquoi t’obstines-tu à fouiller au fond de toi ? Qu’est-ce que tu crois savoir de toi que tu as si peur de voir s’échapper ? »

Grâce à la traduction irréprochable d’Anna Colao, ce roman italien devient une belle œuvre littéraire française…

 

Patryck Froissart

 

 

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