Le ruisseau de cristal, Dermot Bolger (08/06/2022)

Le ruisseau de cristal, Dermot Bolger

Ecrit par Patryck Froissart 17.01.15 dans La Une LivresLes LivresCritiquesJoelle LosfeldIles britanniquesRoman

Le ruisseau de cristal (The Woman’s Daughter), septembre 2014, traduction de l’anglais (irlandais) par Marie-Hélène Dumas, 262 pages, 21 €

Ecrivain(s): Dermot Bolger Edition: Joelle Losfeld

Le ruisseau de cristal, Dermot Bolger

 

Le moins qu’on puisse dire de ce ruisseau de cristal, c’est qu’il charrie des eaux turbides.

Quatre histoires s’entremêlent, de manière transchronique, quatre histoires de couples, troubles, dont certains éléments sont à la limite du sordide, mais dont le courant laisse apparaître ici et là, comme il advient d’en trouver dans le limon de toute rivière, à la périphérie ou au plein centre des remous nauséabonds, des pépites d’or d’amour et de noblesse.

D’abord il y a Sandra et Johnny, le frère et la sœur, et leurs jeux interdits, de ceux, fraternels et innocents, de l’enfance, à ceux, ardents et passionnés, de plus en plus accomplis, attisés par le sentiment religieux du péché et par la connaissance de la transgression du tabou culturel, de l’adolescence, dont les conséquences peuvent devenir dramatiques dans une société victorienne qui ne peut les tolérer.

Mais après je restais allongée éveillée, sachant que ce que je faisais était mal, terrifiée à l’idée que quelque chose révélerait peut-être mon péché…

Ensuite il y a Sandra, devenue femme, et sa fille, fruit de la faute, tenue recluse et ignorée du monde puritain dont elle aurait subi l’opprobre, dans le fond d’une chambre obscure. Sandra et sa fille, non voulue, aimée et haïe, cajolée et rejetée, protégée de façon obsessionnelle, jusqu’au jour que des représentants de la violence extérieure viennent détruire, lors d’une scène atroce, le cours régulier de cette occulte violence domestique.

A la fin de la semaine j’ai arrêté de travailler, de peur qu’on ne te découvre. […] Puis une nuit tu as pleuré pendant des heures et j’ai failli t’étouffer avec l’oreiller pour assourdir tes cris. […] J’étais une hors-la-loi, je savais qu’on me condamnerait…

Et puis il y a cet autre narrateur, bibliothécaire en bibliobus, qui vit une histoire d’amour débridée avec Joanie, une de ses collègues. La jeune femme, imprévisible, insaisissable lorsqu’elle ne souhaite pas être saisie, habite chez sa grand-mère, qu’elle déteste et qui le lui rend bien, avec une mystérieuse fillette, Roseanna, dont elle évoque l’existence comme étant sa sœur, mais qui est peut-être sa fille…

Une fois dehors, je voulus prendre sa main.

« Je ne donne jamais la main, dit-elle. Ça me donne l’impression d’appartenir à l’autre ».

Enfin il y a Bridget, femme de ménage, fille sauvage, simple d’esprit, qui aime courir dans les bois en échappant à la garde de son père chez qui elle vit, de qui tombe éperdument fou de désir le jeune précepteur de latin Soan, appelé Johnny, puceau lors de leurs premières rencontres. Bridget, qui cohabite, affirme-t-elle, dans sa chambre, depuis son enfance, avec une spirite qu’elle appelle Babyface, tente d’entraîner cet autre Johnny dans son délire.

J’étais encore vierge. Peut-être aurais-je dû le préciser. Quoique cela ne suffise pas à expliquer cette obsession qui, dans les jours suivants, sembla frôler de près la folie.

Ces histoires se déroulent à des époques différentes, et leurs épisodes s’entrelacent, leur point commun étant le décor, fondé d’une part sur la présence récurrente du ruisseau qui traverse bucoliquement le village durant la période la plus ancienne du récit, et qui, devenu maigre ruisselet, circule souterrainement, emprisonné dans une buse, inexistant dans la mémoire de la plupart des habitants, sous les parcs à voitures et les immeubles de la période narrative la plus contemporaine, et d’autre part sur la permanence fantasmagorique « de la maison du bout, celle de la chambre dont cette fille n’était jamais sortie ».

L’autre point de jonction est la résurgence énigmatique du prénom Johnny, que portent plusieurs personnages, et en particulier ce Johnny Whelan aux contours flous, tantôt fou du village, tantôt témoin, tantôt acteur, tantôt fantomatique, que le lecteur a l’impression de recroiser à chaque âge du récit.

C’est le tordu qui a découvert la chambre où la fille était enfermée, dit-elle. Johnny Whelan. Il vit avec sa grand-mère en haut de la North Road. Depuis ce jour-là il est complètement jeté.

L’auteur nous offre ici un passionnant roman de l’étrangeté, de l’à-côté, de la marge, où le paranormal propre aux légendes des mondes celtiques semble à tout moment être près de sourdre à la surface d’un réalisme pourtant affirmé, un roman, aussi, où la folie rôde, où la limite qui la sépare de la raison est dangereusement fragile. Maupassant, Brontë, Poe ne sont pas loin…

Je deviens folle, maître Johnny, dit-elle. Est-ce qu’il n’y a rien qui puisse m’aider ?

A noter : le style plaisant de la traduction de Marie-Hélène Dumas.

 

Patryck Froissart

 

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