A la lumière de ce que nous savons, Zia Haider Rahman (30/06/2022)

A la lumière de ce que nous savons, Zia Haider Rahman

Ecrit par Patryck Froissart 09.09.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanUSAChristian Bourgois

A la lumière de ce que nous savons (In the light of what we know), mars 2016, trad. anglais Jacqueline Odin, 515 pages, 25 €

Ecrivain(s): Zia Haider Rahman Edition: Christian Bourgois

A la lumière de ce que nous savons, Zia Haider Rahman

 

 

Un pavé, mais un pavé en or !

Ce roman, qui n’est pas qu’un roman, le premier de Zia Haider Rahman, situe son auteur, d’emblée, parmi les maîtres du genre.

Le narrateur est anglais, fils de Pakistanais musulmans émigrés très aisés, héritiers eux-mêmes d’une « célèbre famille terrienne » et de riches industriels et armateurs du Pakistan. Les parents se sont installés, fort bien installés même (le père est professeur à Oxford, la mère est psychothérapeute) et totalement intégrés dans la société anglaise après avoir vécu aux Etats-Unis. Il se présente au début du roman comme « issu d’un milieu privilégié » et parle sans complexe de sa propre réussite professionnelle dans le domaine de la finance.

Le narrateur, donc, se met en scène, mais le personnage principal est Zafar, son ami, dont il a fait la connaissance à l’université, à Oxford, longtemps avant le « temps de la narration » qui est contemporain du début de la crise financière de 2008. Zafar est né au Bangladesh, ancien Pakistan Oriental, dans une famille musulmane pauvre, paysanne et villageoise. Ses parents ont émigré eux aussi en Angleterre, comme ceux du narrateur, mais dans des conditions socio-économiques tout à fait différentes. Zafar est un autodidacte, qui doit son admission à Oxford à ses capacités dans le domaine des mathématiques.

Zafar après ses études fait également carrière dans la banque, sur un poste de trader, pendant un certain nombre d’années. Les chemins des deux amis prennent des directions différentes et ils se perdent plus ou moins de vue. Zafar réapparaît brusquement dans la vie du narrateur. C’est à ce moment précis que commence le roman, sous une forme éminemment classique.

« Aux premières heures d’un matin de septembre 2008 apparut sur le seuil de notre maison de South Kensington un homme à la peau brune, défait et décharné, ses pommettes saillantes au-dessus d’une barbe négligée. Il était proche de cinquante ans… »

Il y a du Stevenson dans ce début de roman.

Alors commence l’histoire de la vie de Zafar, dans laquelle le narrateur interfère lui-même tantôt comme personnage ayant partagé certains moments de la vie de son ami, tantôt comme commentateur des faits et gestes de ce dernier. Ce qui confère à ce roman un caractère extraordinaire, c’est la diversité de ses formes scripturales et le mélange et l’intrication des genres, c’est la multiplicité et la qualité des diversions et digressions, des parenthèses, des thèmes, des thèses, c’est la variation des focalisations, c’est le va-et-vient de l’individu au monde, entre l’intimisme le plus indiscret et les développements, en fil rouge dans la trame, d’une critique aiguë, parfois indirecte sans pour autant être masquée, mais toujours percutante du fonctionnement mondialisé de l’économie et de la finance, du snobisme et de l’arrogance des classes privilégiées, des mondanités de salon de la haute société, de la politique occulte que mèneraient, selon le point de vue de l’auteur, les occidentaux en particulier en Afghanistan et au Pakistan.

La composition fait alterner dans le fil du roman la biographie, l’autobiographie, la transcription d’enregistrements, la narration, la description, le commentaire intrusif, le dialogue direct, le discours indirectement rapporté, le monologue intérieur, l’introspection, la parenthèse métalittéraire, l’exposé scientifique, l’essai, l’intertexte, la citation d’un poème, la réflexion philosophique, l’analyse systémique, la démonstration mathématique, la longue succession d’épigraphes en amont de chaque chapitre, la note de bas de page développant, parfois copieusement, un point du récit…

L’histoire d’amour entre Zafar et la bourgeoise Emily se déroule sur fond de roman d’espionnage international, les problèmes de couple entre le narrateur et sa propre femme Meena ont pour arrière-plan la crise financière des subprimes… mais la ligne de force du roman est donnée par le narrateur lui-même : « La raison de mon entreprise actuelle ne se trouve pas dans la véritable enquête biographique. Son assise est plutôt le lien particulier et intime entre deux personnes, de sorte que le champ sur lequel la vie de Zafar a eu un effet et une influence, le champ qui m’intéresse maintenant est, égocentriquement, le champ de mon propre moi ».

Il y a du Montaigne là-dedans.

Au gré des conversations entre Zafar et le narrateur, le lecteur découvre ou redécouvre, selon ses connaissances ou selon son âge :

– la différence cartographique entre la projection de Mercator, européanocentrique, et celle, réaliste, de Peters,

– le théorème d’incomplétude, la théorie des fonctions récursives, celle de la complétude du calcul des prédicats du premier ordre, concepts inventés par le mathématicien Kurt Gödel,

– des explications détaillées, rationnelles, de la crise de 2008 paraissant vécue de l’intérieur puisque le narrateur se raconte comme l’un des responsables sans complexe des spéculations sur fonds pourris de la banque pour laquelle il opère,

« Je ne ressens aucune culpabilité pour ce que j’ai fait dans la finance. Il est très probable que la crise financière se transformera en crise économique et que la récession s’ensuivra. Des gens perdront leur emploi. Mais dites-moi comment je pourrais me sentir coupable d’avoir fait une chose qui était non seulement légale mais activement encouragée par les gouvernements… »

– divers aspects de l’histoire de la partition de l’Inde et de celle de la scission des parties occidentale et orientale du Pakistan, avec le rappel des horreurs qui ont marqué ces événements,

– une réflexion de Zafar sur l’islam et les prédictions scientifiques que de prétendus doctes théologiens musulmans affirment voir dans le Coran et les hadiths,

– un exposé sur les illusions d’optique, et en particulier sur l’illusion de Poggendorff,

– la relation entre Ben Laden, Al Qaïda, les talibans afghans et l’attentat du 11 septembre,

– les statistiques socio-économiques et le coefficient de Gini,

– le rôle et le comportement des ONG et des missionnaires de l’ONU à Kaboul,

– le néocolonialisme,

etc…

On peut se demander ce que tout cela vient faire dans un roman. La réponse est simple : chacune de ces évagations textuelles, qui pourraient passer, au premier abord, dans l’hypothèse d’une lecture superficielle, pour de vaines digressions ou pour une arrogante prétention de l’auteur à étaler sa vaste culture, s’inscrit dans la trame narrative d’une façon tellement naturelle que le lecteur s’y oriente sans hiatus et que son esprit s’y laisse entraîner à réfléchir avec un plaisir intellectuel intense. Point de lourdeur donc, du tout.

Il y a du James Joyce là-dedans.

Autre parti-pris : le narrateur se dégage de la classique linéarité romanesque, même lorsqu’il retranscrit l’auto-récit de Zafar, qui est lui-même rompu de sautes temporelles et d’analepses.

« Je ne nierai pas que j’ai déjà modifié sa narration, non pas les détails de chaque épisode, assurément, […] mais l’ordre dans lequel il les relata ».

Les dialogues entre Zafar et son ami prennent souvent, à partir d’une question anodine, une tournure philosophique, ou didactique.

« Et tes carnets ? Pourquoi ne pas en faire quelque chose ?

– Ils n’en disent pas la moitié.

– Méfie-toi, le mieux est l’ennemi du bien. Il faut voir le verre à moitié plein.

– Faire les choses à moitié ?

– N’est-il pas possible de les organiser d’une certaine façon ?

– Connais-tu la phrase de la Bhagavad Gîtâ citée par Robert Oppenheimer ?

– Tu es dispersé, plus que dans mon souvenir… »

Et le dialogue se poursuit par un échange au cours duquel Zafar cite Oppenheimer, oriente la réflexion sur la nature des tautologies, enchaîne sur des passages du film Blade Runner…

Il y a du Diderot là-dedans.

L’atmosphère et les mondanités des salons diplomatiques officiels et des réunions bourgeoises privées auxquels Zafar et le narrateur participent, seuls ou ensemble, sont dépeints par petites touches précises, avec un sens du détail qui exprime à la fois l’aisance des personnages évoluant dans leur milieu « naturel » et une critique plus ou moins explicite de la caste sociale à laquelle ils appartiennent.

Il y a du Somerset Maugham là-dedans.

Les voyages de Zafar et d’Emily, chacun ignorant tout de la nature des missions de l’autre, au Bangladesh, au Pakistan, en Afghanistan où ils se croisent, se déroulent sur un canevas trouble de manigances diplomatiques et d’espionnage où le couple, chacun de son côté, rencontre les plus importantes personnalités de ces pays et les plus hauts responsables militaires des pays occidentaux pour de mystérieux échanges ponctués d’attentats, de manœuvres de corruption, d’assassinats.

Il y a du Graham Greene là-dedans.

Et puis il y a le mal-être chronique de Zafar, son complexe d’immigré et la schizophrénie qui naît de la contradiction entre sa gratitude à l’endroit de la nation anglaise qui l’a accueilli enfant et pauvre et qui a fait de lui ce qu’il est devenu, et son ressentiment à l’encontre de cette même nation anglaise, non seulement responsable de l’histoire tragique qui a accompagné la décolonisation de son pays natal mais encore continuant à mener une politique impérialiste et néo-colonialiste dans la région.

Vient aggraver son tourment sa relation amoureuse avec l’anglaise Emily et sa famille bourgeoise, relation compliquée, hachée, faite de sourde violence, de souffrance, de méfiance, de ruptures et de réconciliations…

S’entrelace en cette trame aux fils multiples l’histoire personnelle du narrateur, qui de son côté prend progressivement de la distance par rapport au monde, se détache peu à peu de sa femme Meena qui finit par le quitter, se désintéresse de son métier, et, tout en s’enfonçant dans la reconstitution de la vie de Zafar, semble à mesure déconstruire la sienne et considérer de plus en plus son personnage comme celui d’un homme sans qualité.

Il y a du Robert Musil là-dedans.

Il y a bien plus encore. Pour dire tout le caractère et toutes les vertus de ce roman hors normes, il faudrait bien davantage de lignes.

Alors, en quelques qualificatifs : phénoménal, homérique, colossal, unique, abyssal, monumental ?

Tout simplement : roman total.

 

Patryck Froissart

 

 

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