25/03/2024

Flamboyants au crépuscule, Christian Dufourquet (par Patryck Froissart)

Flamboyants au crépuscule, Christian Dufourquet (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 29.06.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Flamboyants au crépuscule, Christian Dufourquet, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, mai 2023, 110 pages, 16 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Flamboyants au crépuscule, Christian Dufourquet (par Patryck Froissart)

Un homme, dont on apprend en suite de lecture qu’il est écrivain, allongé, sur un lit : telle est la position initiale du narrateur qui se dédouble en un IL qu’il met en scène dans la rétrospection, par une succession d’analepses dénuées d’ordre chronologique, de ce qui lui revient aléatoirement, de façon décousue, des moments les plus signifiants du cours de sa vie, flamboyants au crépuscule. Il gît là immobile, plausiblement incapable de bouger, sauf peut-être pour écrire, transcrire ce que perçoit son esprit seul pouvant se mouvoir au travers de l’espace et du temps. On appréhende qu’il plane entre la vie et la mort.

Il ouvre les yeux et se voit coincé à mi-hauteur d’une échelle qui paraît s’agrandir dans les deux directions. En haut, un plafond démesurément étréci où pend peut-être une ampoule à atteindre. En bas, un monde d’ombres qui se chevauchent, les vagues d’une mer irréelle. Et lui, au milieu ou à peu près, un insecte à la carapace chitineuse, qui se demande, si tant est que ses antennes recroquevillées autour de son corps embrumé lui procurent une conscience a minima de son environnement, ce qu’il fait là, en suspens entre deux mondes…

L’extrait, dans lequel s’insère cette réminiscence de la Métamorphose de Kafka, est représentatif de la projection ininterrompue d’images mouvantes qui constitue la matière romanesque du texte, dans laquelle s’inscrivent de façon récurrente tantôt l’ampoule symbolique qui ici oscille en un lointain inatteignable, ailleurs se retrouve dans la main du personnage (mais est-ce la même ?) tantôt cette échelle au long de quoi le personnage a l’impression que son être en cours de désincarnation monte et descend au gré des niveaux alternatifs de conscience, selon l’évolution de la morbidité, selon la nature des souvenirs qui se succèdent.

Domine dans le texte cependant l’impression de la chute.

Tomber à une vitesse infinitésimale. L’exact négatif de la vitesse de la lumière. Combien d’atomes d’espace peut-il, à cette non-vitesse, courber autour de lui ? Un ? La moitié d’un ? L’embryon d’une pensée peut-être ? Une phrase écrite par un corps dont la température avoisine le zéro absolu ?

A plusieurs reprises, émergent des associations narratives fugitives entre l’échelle, cette ampoule qu’il tient en main et celle qu’il voit tout là-haut, et des allusions à une ampoule défaillante à remplacer. En corrélation, le titre de la première partie, Tomber, laisserait à entrevoir un accident domestique ayant provoqué la catalepsie dans laquelle est plongé le personnage, annonçant logiquement le titre de la deuxième partie : S’effacer, et ses premières phrases :

« Tombé ? Pas tombé ? Que reste-t-il de ses amours, ses passions, ses désirs ? Finies les lectures fiévreuses, finies les amours et les amitiés, les longues heures passées à contempler sous toutes les latitudes la misère et la beauté du monde ».

Qu’importe ?

L’écriture est couramment d’élégante et impressive facture poétique, faite le plus souvent d’un flot continu de phrases longues, au phrasé agréable à la lecture et au lyrisme en concordance avec les multiples références, parfois incantatoires, à Lautréamont.

Les résurgences d’écrits et d’éléments des biographies d’Artaud, Rilke, Kafka, Proust, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Celan, entre autres, concourent à mailler le roman dans un réseau intertextuel, dans un canevas de culture littéraire qui ne peuvent que plaire au lecteur ayant fréquenté les géants.

Quand il relit Artaud aujourd’hui, à des années-lumière de celui qu’il fut, ne partageant plus les angoisses les peines ni les rêves de cette ombre d’autrefois, c’est comme si ses paupières s’enflammaient à nouveau au contact d’une comète traçant un arc de feu dans un abîme que lui seul perçoit. Car ce qui importe, et c’est là le cilice qui brûle la poitrine et coupe en l’étreignant le souffle de tout lecteur, c’est moins la beauté d’un monde neuf qui se déploie que la réalité d’une phrase qui se hausse au niveau d’une vérité possible…

A d’autres moments on assiste aux intrusions de Bruno Schulz, d’André Hardellet, ou… de Bouvard et Pécuchet, du compositeur Dowland, ou encore, dans un moment de spiritualité, à celle du Dieu de Qohélet.

Ces évocations bienvenues de champs culturels, philosophiques, métaphysiques ayant marqué et influencé l’existence et l’écriture du narrateur sont autant de traits qui, s’ajoutant à celles, parfois intimistes, de relations sociales, amoureuses (en particulier son histoire douloureuse avec Ada), à des remontées de sensations éprouvées lors de voyages vécus, en particulier d’un séjour à Tamatave, et à des réflexions intéressantes sur l’utilité ou la vanité d’écrire, contribuent à faire du personnage un intime dont le lecteur suit et accompagne avec empathie les ultimes méandres de la conscience en voie d’extinction exprimant une vision globalement pessimiste du monde et assurément négative de soi.

Tout lui échappe. Tout s’échappe. Continuer ou pas. Tout est factice et dégoûtant, mensonges et lubies, grimaces d’un visage accroché un temps à un crâne aligné avec d’autres dans les catacombes du Temps.

 

Patryck Froissart

 

Christian Dufourquet est né en 1947, à Oloron Sainte-Marie. Ingénieur de formation, poète et écrivain, après de nombreuses années passées en Afrique, il vit actuellement à Chinon. Chez le même éditeur il a publié : Nous ne cessons de nous dire adieu (en 2000), Mourir dormir tuer peut-être (en 2003), Franz et Mania (en 2005), Un chapeau dans la neige (en 2011) ; et aux Editions Soupirail, A la cave comme au ciel (en 2015).

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Janine 1982, Alasdair Gray (par Patryck Froissart)

Janine 1982, Alasdair Gray (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.04.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanLe Cherche-Midi

Janine 1982, Alasdair Gray, Le Cherche-Midi, mars 2023, trad. anglais (Ecosse), Claro, 397 pages, 23 €

Edition: Le Cherche-Midi

Janine 1982, Alasdair Gray (par Patryck Froissart)

 

Ce livre étonnant, détonnant, d’Alasdair Gray, écrivain qualifié « d’illusionniste écossais aussi insaisissable que le monstre du Loch Ness », est introduit, préfacé par l’auteur anglais Will Self qui n’hésite pas à le présenter comme « l’un des meilleurs romans de langue anglaise ».

Le personnage central, l’Ecossais John Mc Leish, alias Charlie, alias Frank, alias Jock (petit nom pouvant évoquer, par auto-dérision, le terme « joke », ce qui s’inscrirait dans la tonalité foncière d’un ouvrage littéraire dont une des facettes semble être de ne pas prendre au sérieux la création… littéraire), se dédouble au fil du récit (ou plutôt des récits, très fragmentés) tantôt en un Max démiurge, metteur en scènes de situations imaginaires issues de ses fantasmes érotiques parfois les plus déréglés, tantôt en un narrateur racontant plus « sagement » sa « vraie » vie professionnelle, sociale, relationnelle, amoureuse.

Les différentes intrigues, qui se succèdent ou s’entremêlent, les unes rêvées en un demi-sommeil au cours de quoi l’insomniaque perd, puis reprend confusément, un fil narratif bigrement, savoureusement, rocambolesquement décousu, les autres présumées réelles, sortent tout droit du cerveau du narrateur personnage, immobile sur un lit, quelque part, dans une chambre d’hôtel, attendant que fassent effet des cachets dont on ne connaît pas la nature.

C’EST TRES AGREABLE. Pas de suée, aucun souci, tout va bien. Le cœur qui s’emballe tels de petits étalons au galop dradadum dradadum mais je me prélasse comme un duc dans son carrosse […] ça ne saurait durer, hélas. Combien de temps encore avant le coma et le zéro ?

Tout au long des deux cents premières pages, on suit avec étonnement, avec intérêt, avec plaisante perplexité la rêvasserie de plus en plus délirante en laquelle il se « prélasse » et se laisse dériver. Il s’y incarne généralement en Max, destinateur d’un schéma actanciel qui insère dans des intrigues erratiques, souvent au bord extrême d’un sadisme et d’une pornographie dans lesquels il ne tombe toutefois vraiment pas (sauf peut-être par la crudité du lexique) parfois inachevées, rompues par l’intrusion abrupte d’autres fils narratifs dont le lecteur doit démêler l’écheveau, des personnes/personnages, des femmes, pour la plupart, que John a connues en divers chapitres de sa vie. Apparaît aussi de façon intermittente le sinistre maître d’école Hislop, un instituteur sadique de la part de qui le narrateur a eu à subir maintes humiliations.

La nature onirique de cette première partie du roman est marquée, de façon croissante, comme si le narrateur s’enfonçait, se laissait emporter dans un courant narratif de plus en plus chaotique dont il ne maîtriserait plus ni le sens ni la direction, par une mise en page et une typographie d’une rare originalité, qualifiée par la critique d’écriture expérimentale, jusqu’à culminer (par une organisation spatiale de la page traduisant le désordre, ou plutôt l’ordre singulier de l’inconscient, cet ordre apparemment incohérent mais probablement porteur de sens occulte, à déchiffrer) dans l’exemple en encart ci-contre, la page 218, annonçant la fin du récit débridé pour une narration linéaire plus « romanesquement conventionnelle ».

« De nouveau réveillé, encore une heure avant qu’il fasse jour, encore deux heures avant le petit déjeuner. Que vais-je faire de mon esprit ? Quel récit me reste-t-il à faire ? ».

En effet, dorénavant, le narrateur, apparemment sorti des égarements du rêve éveillé, redevenu lucide bien que rechutant par intermittence dans de courtes phases de trouble onirique, restitue dans une écriture spatialement et temporellement restructurée l’itinéraire qui l’a amené à rencontrer, à fréquenter, à plus ou moins aimer et détester ces femmes qu’il a enrôlées arbitrairement en maintes situations scabreuses de domination/soumission dans les pages précédentes.

Sontag, Superb, Helen, Denny, Big Mama (référence explicite à la mère) sont tour à tour, parfois réunies par les circonstances, après avoir été les actrices involontaires, manipulées par un narrateur omnipotent, de scènes de théâtre porno dans les rêves primordiaux, les partenaires d’une vie familiale, sociale et amoureuse plutôt ratée et elle-même aléatoire, alors que surgit ici et là le caractère flou d’une mystérieuse Janine qui donne son titre au roman et qui semble être pour le narrateur l’archétype féminin, ou le personnage syncrétique fusionnant les susdites.

« Je ne dois penser qu’à Jane Russel, je veux dire à Superb, et à maman, je veux dire Big Mama, pourquoi est-ce que j’ai confondu ma mère avec Mama, il n’y a AUCUN RAPPORT, ma mère était une femme respectable (avant qu’elle se barre de chez nous) et pas une lesbienne (elle s’est barrée avec un homme), elle était grande et pas du tout grosse, le corps de Mama provient de la serveuse de Glasgow et de la pute sous le pont ET LA PERSONNE DE MAMA N’EST INSPIREE D’AUCUNE PERSONNE REELLE […]. Elle n’a jamais aimé humilier des gens comme je le fais. J’en suis sûr à presque cent pour cent. Donc je n’en suis pas certain à cent pour cent ? ».

On apprécie les passages où le narrateur s’interroge ou prend position sur la nature de la création romanesque et sur le statut de l’écrivain.

« JE SUIS L’ŒIL PAR LEQUEL L’UNIVERS SE CONTEMPLE ET SAIT QU’IL EST DIVIN ».

« Je devrais réaliser des films. Je peux imaginer exactement ce que je veux ».

En arrière-plan est développée la vision politique d’un Ecossais amoureux de son Ecosse et de sa culture, exprimant une antipathie latente envers l’Anglais, et favorable de cœur et d’esprit à l’autonomie.

Une lecture aux lacs de laquelle on n’échappe guère du début à la fin du livre.

« Janine 1982, le deuxième roman d’Alasdair Gray, est un texte qui résiste radicalement à l’interprétation […]. Non seulement ce livre se retrouve sur le banc fictionnel des accusés […] mais en outre il résiste absolument à son lecteur.

[…]

Faites-moi confiance : vous en ressortirez meurtri et nauséeux, et n’aurez besoin que d’une chose : vous passer un peu de pommade après un petit vomi ».

Cet extrait de l’introduction de Will Self peut paraître d’une expressivité excessive, mais il donne une idée de la singulière tonalité de cette œuvre dense, riche, inclassable, anti-conventionnelle qu’il importe de découvrir.

 

Patryck Froissart

 

Alasdair Gray, né le 28 décembre 1934 à Glasgow et mort dans la même ville le 29 décembre 2019, est un romancier, poète, dramaturge et peintre écossais. Son premier roman, Lanark, fut publié en 1981 et connut un immense succès critique.

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Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper (par Patryck Froissart)

Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 07.04.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsFolio (Gallimard)RomanUSA

Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper, Gallimard, Folio Classique, juin 2021, trad. anglais, Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret, 690 pages, 11,50 €

Edition: Folio (Gallimard)

Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper (par Patryck Froissart)

Présentée, préfacée et commentée par Philippe Jaworski, cette édition, magnifiquement servie par la traduction, dans un français d’une magistrale pureté classique, de Defauconpret de Thulus, permet à tout lecteur, au prix modeste du format Poche, d’embarquer pour une odyssée marine prodigieuse et conséquemment inoubliable.

L’action commence en 1759, précisément le jour où les habitants du lieu, fidèles sujets de la monarchie anglaise, célèbrent la victoire de l’Angleterre sur la France, laquelle perdait là ses colonies américaines et canadiennes, à Newport, alors petit port de Rhode Island, où mouillent deux navires, le Dauphin et la Royale Caroline, dont la présence, la nature, l’équipage, les qualités opératives, l’élégance, la provenance, la destination, l’activité hypothétique constituent, ponctués d’allusions répétées sur les faits et gestes d’un pirate quasi légendaire qui sillonne et écume l’océan en accumulant prises, massacres et autres forfaits, le sujet principal des conversations qui se nouent sur terre, à l’occasion récurrente de rencontres aux circonstances provoquées ou semblant relever du hasard, entre des personnages qui vont et viennent, en un chassé-croisé dont l’intrigante durée narrative suscite une attente croissante d’il ne sait quoi chez le lecteur littéralement (littérairement) captivé.

Ainsi se croisent et se recroisent en observant et en évaluant, des hauteurs du port, les deux navires à l’ancre :

– le tailleur Homespun, un personnage vantard et cupide,

– un mystérieux étranger vêtu de vert qui se dit avocat,

– un groupe de femmes dont la jeune et gracieuse Gertrude, sa gouvernante Mrs Wyllys, et leur suivante noire, Cassandra, et la tante de Gertrude, Mme de Sacey, veuve d’un illustre commandant de marine,

– le personnage principal, Wilder, un jeune officier marin de la Couronne britannique apparemment momentanément dépourvu de charge, officiellement en quête d’un ré-enrôlement marin, secrètement chargé de provoquer la capture du flibustier tristement fameux, et généralement accompagné de deux fidèles matelots, l’un répondant au nom de Dick Fid, l’autre un noir d’Afrique appelé Scipion l’Africain. A noter : Wilder est amoureux de Gertrude, ce qui constitue une intrigue secondaire, latente et platonique,

– d’autres protagonistes de moindre importance pour la suite de l’histoire mais dont les caractères ajoutent au récit une série de touches pittoresques.

Il ne se passe rien d’autre que ces rencontres et conversations, discussions, voire disputes au fil des deux-cent-cinquante premières pages, et pourtant agit un charme étrange et croît une tension magique et, irrésistiblement, saisissante.

Wilder est amené à retrouver sur le Dauphin, présenté comme un navire négrier, l’étranger en vert, qui se révèle être le commandant du vaisseau sous le nom de Heidegger, qui lui offre le poste de second, et qui lui dévoile, contre serment de garder le secret, sa véritable identité : le Corsaire Rouge, c’est lui ! Le jeune aventurier signe, et est enrôlé sur-le-champ avec ses deux matelots et le tailleur en goguette. Gertrude et ses deux compagnes doivent dans le même temps embarquer sur la Royale Caroline pour aller retrouver le père de la jeune fille en Caroline du Nord.

A peine ces dames ont-elles rejoint leur embarcation que brusquement l’intrigue se tend et que le scénario se met en branle : le commandant de la Royale Caroline étant subitement mis hors service suite à un accident inexplicable, les armateurs ont souci de lui adjoindre, pour la traversée, un officier expérimenté. Le Corsaire Rouge enjoint Wilder de se présenter pour solliciter le poste.

Chose faite, la Royale Caroline appareille donc sous les ordres de Wilder. Après plusieurs heures de navigation, celui-ci constate avec angoisse que son voilier est suivi de près ou de loin, par le Dauphin, qui apparaît et disparaît ici et là comme un inquiétant bateau fantôme. Alors s’enchaînent les péripéties en un rythme narratif devenu rapide :

– une terrible tempête, dont les phases aux conséquences désastreuses constituent un récit poignant, à quoi les manœuvres de l’équipage rapportées par un auteur narrateur dont les connaissances en la matière sont évidentes confèrent un réalisme puissamment impressif,

– une mutinerie sur la Royale Caroline dans une mise en scène aux ressorts intensément dramatiques suivie d’un abandon par les mutins du navire démâté et prenant l’eau,

– le lent naufrage de la Royale Caroline puis une longue dérive en une chaloupe en laquelle ont pu se réfugier Wilder et les dames, narration théâtralement agencée en une succession de rebondissements,

– le sauvetage, par l’équipage du Corsaire Rouge, du petit groupe de rescapés,

– une seconde rébellion, fomentée par une partie de l’équipage du Dauphin, contre Wilder à qui le Corsaire a rendu son titre de commandement,

– une impressionnante bataille navale entre le voilier du Corsaire et un vaisseau armé de la Marine Royale,

– et cetera.

Habilement disséminés dans l’action de ces représentations spectaculaires, le narrateur glisse des indices qui, à mesure qu’avance le récit, font croître la perplexité du lecteur quant aux liens secrets, inconnus d’eux-mêmes, qui unissent les protagonistes (le Corsaire, Mme de Sacey, Wilder, Gertrude) jusqu’aux révélations finales qui font référence à des événements remontant du fin fond d’un passé trouble dont nos personnages parviennent enfin à rattacher tous les fils, ce qui donne lieu à des renouements/dénouements mélodramatiques pouvant provoquer la larme à l’œil chez le lecteur sensible.

Ces sept cents pages se boivent comme petit lait.

Hors sa taille, Le Corsaire Rouge est considéré comme un monument littéraire.

Extraits de la préface, à propos de l’auteur et de l’œuvre :

– Si l’histoire et la préhistoire de son pays n’ont pas d’épisodes remarquables à lui offrir en pâture, du moins le moment colonial lui suggère-t-il un type d’aventurier et un décor. Car ce corsaire chevaleresque, c’est son capitaine Heidegger dont le personnage littéraire est Conrad, le flamboyant pirate misanthrope du poème de Byron, en guerre contre le monde qui l’a déçu. Cooper place en face de lui un jeune officier de la marine royale chargé de le capturer. Le chasseur est rusé, intelligent, honnête, intègre ; mais le redoutable hors-la-loi est, lui, un « homme extraordinaire qui à l’âme d’un géant », et ce monstre exerce sur son antagoniste une singulière fascination. Il n’en faut pas plus à Cooper pour nouer son intrigue… ».

– Cooper installe pour longtemps dans le roman anglo-américain la dramaturgie maritime des récits, légendes et poèmes anciens, tout en situant l’action dans un cadre historique précis.

– Le Corsaire Rouge invente un type de scénario qui, de Richard Henry Dana à Malcolm Lowry, en passant par Melville, Jack London, Joseph Conrad et bien d’autres, ne variera guère.

Aux lecteurs/lectrices de sept à soixante-dix-sept ans et plus de donner dans leur galerie de portraits littéraires la place qui revient à ce Corsaire Rouge, personnage complexe, paradoxal et saisissant, sombre, amer, cruel, élégant, gentilhomme, érudit, rebelle…

 

Patryck Froissart

 

James Fenimore Cooper, né le 15 septembre 1789 à Burlington, dans le New Jersey, et mort le 14 septembre 1851 à Cooperstown, dans l’État de New York, est un écrivain américain. Il est surtout connu pour son roman Le Dernier des Mohicans.

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Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.03.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsEssaisEditions Maurice Nadeau

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau, Ed. Maurice Nadeau, novembre 2022, 1824 pages, 49 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Ce volume impressionnant de 1824 pages est la dernière partie d’une somme réunissant en trois tomes l’ensemble des articles, éditoriaux, portraits, chroniques sociales, biographies d’artistes et critiques littéraires de Maurice Nadeau. Le tome premier, paru en novembre 2018, sous-titré « Les années combat », recueillait les publications de Nadeau de 1946 à 1952. Le second, sous-titré « Les années Lettres Nouvelles », présenté dans le magazine de La Cause Littéraire sous ce lien reprenait les écrits publiés de 1952 à 1965.

Le tome tiers est consacré à la suite de l’œuvre du journaliste littéraire, publiée entre 1966 et 2013, année de sa disparition. Avec l’édition de ce troisième volume, l’intégrale, soigneusement et magistralement reconstituée par Gilles Nadeau, fils du critique, avec l’assistance de Laure de Lestrange, couvre donc désormais l’œuvre d’une vie.

Laissons Gilles Nadeau présenter cette troisième période :

« Ce recueil de 1824 pages offre au lecteur plus de six cents œuvres chroniquées ainsi que cent soixante études et portraits d’écrivains où l’on peut distinguer les noms d’Aragon, Baby, Beauvoir, Blanchot, Breton, Céline, Chalamov, Douassot, Le Clézio, Leiris, Miller, Simon, Sartre, Wolfe. Ils côtoient ceux de Bourdieu, Chamoiseau, Deleuze, Derrida, Eco, Finkielkraut, Girodias, Gracq, Houellebecq, Kundera, Primo Levi, Magris, Mascolo, Michon, Modiano, Samoyault, Schulz, Sciascia, Semprun, Siniavski, Soljenitsyne, Sollers, Spianti, Tabucchi, Zinoviev. Avec les deux premiers tomes parus de Soixante ans de journalisme littéraire, l’ensemble prend la dimension d’un véritable monument littéraire ».

Le présent tome est introduit par une préface très documentée de Tiphaine Samoyault intitulée fort justement « L’autonomie ». Ce titre exprime en effet le statut, la posture éditoriale que se donne Maurice Nadeau lorsqu’il fonde, avec François Erval, La Quinzaine Littéraire, après les années « Lettres Nouvelles » (Tome 2) qui ont été déjà, rappelle la préfacière, « celles d’une libération de la parole, dans tous les champs qui forment le territoire de l’intellectuel : l’écriture, la politique, la prise de position et la prise de risque. Il a gagné son indépendance dans un milieu qui n’aime pas les hommes libres ».

Homme libre, Nadeau le fut jusqu’à sa mort.

L’œuvre fait l’homme autant que l’homme fait l’œuvre.

C’est sans doute ce qui explique que tout ce qu’il a pensé, observé, critiqué, découvert, tout ce qu’il en a écrit, qui traverse la deuxième moitié du XXe siècle et les treize premières années du XXIe, tout ce qui grave textuellement dans le marbre l’histoire littéraire quasiment mondiale de cette vaste période, et dont la somme impressionnante est listée, pour l’ensemble des trois volumes, dans le Sommaire des œuvres chroniquées classées par auteur, figurant à la fin de ce tome trois reste et restera d’une pertinence, d’une authenticité, d’une honnêteté et d’un intérêt qui ne peuvent que perdurer.

« Les temps changent, Nadeau reste.

La longévité de Nadeau ne tient pas seulement à l’âge qu’il avait quand il est mort, mais à cette présence absolue au temps présent qu’il maintient active dans la longue durée. Ses engagements antérieurs – ceux dont témoignent les deux premiers volumes de ses œuvres complètes – en font une référence morale, et sa mémoire prodigieuse ajoute encore à cette valeur de grand témoin. C’est lui que l’on rejoint, au moins autant que son journal, et on accepte de lui la sorte de despotisme éclairé par laquelle il conduit son entreprise, très à l’écoute mais décidant de tout… » (Tiphaine Samoyault).

Nadeau, journaliste et historien, aussi…

Outre ses innombrables chroniques littéraires, sont reproduites dans ce tome et les précédents les analyses, évidemment subjectives mais d’un précieux intérêt, que par son esprit critique et parfois visionnaire il effectue de la société dont il est partie prenante, et dont il suit, accompagne, et observe avec acuité l’actualité et les évolutions morales, politiques, philosophiques, technologiques, ce qui n’est pas sans rappeler les Choses vues, de Hugo.

Quelques exemples dans ce troisième tome :

La France en révolution (1968)

La liberté – Prague (1968)

Qu’est-ce qu’un intellectuel ? (1973)

Sa Majesté le sexe, éditorial (1976)

Le Président de la République et les intellectuels de gauche (1977)

Une « nouvelle philosophie », vraiment ? (1977)

Changement de cap ? Le livre et l’informatique (2000)

Les caricatures du Prophète (2006)

Et, parmi ce foisonnement, extrait du numéro 997, N° spécial de l’été 2009 consacré à « La critique littéraire en question », l’article intitulé « Qu’est-ce qu’écrire ? » en référence à l’interrogation de Mallarmé.

En conclusion, car il faut bien se limiter, on ajustera la fin de la recension du tome 2, publiée dans La Cause Littéraire en 2020 :

Ce tome 3 devra donc forcément figurer, à côté des deux premiers, sur le bureau ou sur les rayons de la bibliothèque personnelle de toute personne s’intéressant à la littérature, à la critique littéraire, à l’histoire littéraire, à l’histoire des idées au XXe siècle.

Annexe : Nadeau, la postérité éditoriale.

Outre le travail remarquable que réalise Gilles Nadeau en recueillant et publiant les œuvres de son père et en perpétuant son travail d’éditeur, on retrouve par ailleurs dans la revue EAN quelque chose de l’esprit et de la lettre de l’œuvre de Maurice.

En attendant Nadeau (EAN)

Le premier numéro d’En attendant Nadeau paraît le 13 janvier 2016. La direction éditoriale, d’abord assurée par Jean Lacoste, Pierre Pachet et Tiphaine Samoyault, est depuis septembre 2022 assurée par Jeanne Bacharach, Pierre Benetti et Hugo Pradelle. À travers En attendant Nadeau, les collaborateurs cherchent à promouvoir une parole critique libre et indépendante, l’objectif étant de parler du monde et de la société de manière réfléchie et argumentée. Pour cela, le magazine réunit des collaborateurs spécialisés dans des disciplines différentes mais conservant un lien étroit avec la littérature. La revue organise, soutient et participe à des évènements en lien avec ses activités littéraires tels que le Salon de la revue ou les Rencontres de MEET (Maison des écrivains étrangers et traducteurs).

Le comité de rédaction est composé d’anciens collaborateurs de La Quinzaine littéraire. Le nom du journal est une référence directe à Maurice Nadeau et à la pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot (Wikipédia).

 

Patryck Froissart

 

Maurice Nadeau, né à Paris le 21 mai 1911 et mort dans la même ville le 16 juin 2013, est un instituteur, écrivain, critique littéraire, directeur littéraire de collections, directeur de revues et éditeur français. Il est le père de l’actrice Claire Nadeau et du réalisateur et éditeur Gilles Nadeau.

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Pas la défaite, de Gilles Moraton, par Patryck Froissart

Pas la défaite, Gilles Moraton (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.03.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanEditions Maurice Nadeau

Pas la défaite, Gilles Moraton, Editions Maurice Nadeau, janvier 2023, 240 pages, 18 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Pas la défaite, Gilles Moraton (par Patryck Froissart)

 

Faire d’un déserteur un héros, ce peut paraître un paradoxe, une gageure, une boutade, ou un contresens. Il n’en est rien en ce roman de Gilles Moraton faisant du franco-espagnol Paco un personnage on ne peut plus sympathique qui, se retrouvant seul dans la tourmente et le chaos de la débâcle de 1940, aux environs de Noyon, son régiment ayant été décimé par les Allemands, jette l’uniforme aux orties et le fusil au fossé et tente de rentrer chez lui, dans le sud, en se cachant à la fois des forces ennemies qui avancent sur la même ligne que lui, voire devant lui, des autorités françaises qui pourraient le condamner pour désertion ou le remettre aux forces d’occupation par zèle pétainiste, et de villageois xénophobes enclins en ces temps troublés à agresser tout étranger de passage.

Quant à lui, « Il ne se considère pas comme un déserteur mais comme un vaincu en fuite ».

« Enlever l’uniforme, c’est déjà mettre fin symboliquement à la guerre. A la sienne en tout cas ».

Animé par un narrateur omniscient qui se coule intégralement dans la peau, l’esprit et les sens de son personnage, le récit est intégralement en focalisation interne, y compris lorsque la troisième personne se substitue, ici et là, au jeu du JE/TU auquel se livre constamment Paco, qui s’interpelle, s’apostrophe, se questionne, se répond, se morigène, s’invective, se morfond, se reproche, se fait honte, invoque Lénine, se fait enguirlander par cet autre soi qu’il appelle « L’autre »…

Ah ben, tant pis, hein, on ne peut pas faire la guerre et vendanger. Tu devrais penser à autre chose au lieu de ruminer ces évidences, parce qu’après avoir dit ça, t’es aussi couillon qu’avant. Tu crois qu’on va te demander de donner ton avis ? Alors pense à autre chose. C’est ça, penser à autre chose alors qu’on peut partir sur le front à tout moment, il en a de bonnes, l’autre. Tu sais ce qu’il te dit, l’autre ? D’accord, d’accord, laisse tomber…

Paco, ce communiste invétéré, a « fait » la guerre d’Espagne dans les rangs, évidemment, des Républicains. Immigré en France avec sa famille six ans avant l’entrée en guerre de notre pays, il est naturalisé français et, conséquemment, mobilisé dans l’armée française en 1939. Le fil narratif s’articule sur la succession des étapes quotidiennes d’une lente et périlleuse traversée de la France, de la région de Noyon jusqu’aux environs de Perpignan, à la progression marquée par le décompte qu’effectue régulièrement Paco des cigarettes qu’il lui reste à fumer dans son havresac.

Tout au cours des phases rythmées de cette pérégrination dans la descente d’un pays dont il ne perçoit que de façon bien floue la géographie, Paco, a contrario, remonte en mémoire, et à rebours, l’enfilade des circonstances qui l’ont amené à cette ultime bataille qui a consacré la déroute des forces armées françaises, où ont été tués devant ses yeux les deux amis avec qui il s’était lié dès leur conjointe incorporation. Ce procédé narratif, de nature à retenir le lecteur, instaure un double mouvement dont la boucle est bouclée au moment où d’une part Paco retrouve sa famille, et au point où d’autre part le lecteur a fini d’apprendre tout ce qui importe de son passé, de son engagement politico-syndical et de sa vision marxiste inébranlée, inébranlable d’un monde où paradoxalement les certitudes collectives sont mises à mal.

Ainsi sont reconstituées les conversations de bivouac entre Paco et ses amis Jules, et Miguel, un autre franco-espagnol ayant lui-même « fait » sa guerre d’Espagne. Leurs disputes fraternelles, en particulier celles qui ont pour objet les positions controversées de Staline dans le déroulement de la guerre d’Espagne, reviennent hanter la marche hasardeuse de Paco, ponctuées par des extraits du journal de Jules, que notre homme a récupéré sur le cadavre de son camarade.

25 mai. Paco et Miguel sont toujours en bisbille avec leur guerre. C’est sans doute une douleur pour eux mais ils me font rire, c’est plus fort que moi. Paco voudrait élever une statue à Staline alors que pour Miguel ils ont perdu la guerre [d’Espagne] à cause de lui. Je ne m’en mêle pas, ce serait indécent, d’ailleurs je ne sais pas où est la vérité.

Ainsi se recomposent, par intercalations récurrentes dans le récit principal, les péripéties, parfois comiques, parfois tragiques, de la lutte syndicale menée avant la mobilisation générale par notre Paco, journalier dans une grande propriété vinicole, lutte qui s’achève par une victoire cinglante des ouvriers agricoles contre le patronat local, victoire que porte haut le héros entre la défaite de son camp républicain en Espagne et celle, tout fraîchement douloureuse, de son pays d’adoption contre l’Allemagne. Pas la défaite, en l’occurrence, à l’issue de ce combat dont certaines scènes ne sont pas sans avoir quelques accents du Germinal de Zola.

Ainsi s’écrit, en d’autres intervalles, l’histoire qui rapproche Pilar, la sœur de Paco, de José, autre compagnon de la guerre d’Espagne, resté là-bas dans une résistance acharnée aux milices fascistes jusqu’aux massacres extrêmes qui contraignent les rescapés à la Retirada vers une France leur ayant ouvert, non sans réticence, in extremis, sa frontière pyrénéenne où Paco est allé clandestinement le récupérer pour lui éviter l’internement forcé dans les camps où les réfugiés espagnols, qualifiés de « Rouges », seront traités de façon fort peu hospitalière par les autorités françaises.

Ainsi sont mises en scène la naissance et l’évolution de la relation affective, née au village peu avant la mobilisation, entre Paco et Margot et scellée par la promesse du mariage qui doit advenir dès le retour du soldat. Cette perspective heureuse est le moteur premier de la marche du déserteur, bien que l’aiguille figée de la boussole qu’il se donne ainsi soit un temps désorientée par la rencontre, dans une ferme isolée sur la route menant à Auxerre, de Jeanne, jeune femme seule, propriétaire, bourgeoise à l’attraction de qui il ne peut réussir à échapper, après plusieurs jours d’une halte qui tend à s’éterniser dans une ambiance de confusion amoureuse, qu’en se répétant obstinément des formules toutes faites extraites ou adaptées de son idéal communiste.

L’amour est un concept bourgeois.

La Révolution est une affaire sérieuse.

La lutte des classes interdit le mélange des classes.

Les circonstances particulières d’une rencontre ne font pas de cette rencontre le creuset d’une histoire possible.

Il n’y a rien à attendre du hasard.

Un révolutionnaire ne court pas après les femmes.

Le lecteur est dans le mouvement permanent, dans le mouvement physique aléatoire de la marche du fuyard et de la marche du temps, dans le mouvement des pensées contradictoires et du dialogue intérieur face aux événements concomitants et à ceux du passé, dans le mouvement de la remémoration, et, ponctuellement, dans le mouvement prospectif, projectif du récit que Paco prévoit de faire, à son retour, de ses aventures, avec ses variantes, ses omissions volontaires, ses fioritures, ses enjolivures, ses outrances héroïques.

Plus tard il dira peut-être qu’il a failli se noyer dans le fleuve, emporté vers le fond par un tourbillon, ou qu’il a croisé un requin, le Loch Ness, un contre-torpilleur allemand, va savoir ce qu’il dira, plus tard.

Tout cela, finalement, ce ne sont que des histoires.

Eh bien, de celles-ci, on ne peut que se régaler !

Un sacré personnage, le camarade déserteur Paco ! Merci à Gilles Moraton de nous avoir permis de faire sa connaissance et de l’accompagner dans ses périples.

 

Patryck Froissart

 

Gilles Moraton, né en 1958, est bibliothécaire à la Médiathèque André Malraux de Béziers. A partir de 1990 il a commencé à publier des nouvelles dans diverses revues (Nouvelles Nouvelles, Noir et Blanc, Décharge/Polder, etc.). En 1995, la rencontre avec Christian Molinier des Editions de l’Anabase déclenche la publication de deux romans, Le magasin des choses probables, et La promiscuité des vaches est mauvaise pour la santé des jeunes filles. Un autre roman, écrit avec Fabrice Combes, Trois heures trente à feu vif, a été publié en 2002 chez Gallimard.

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Les naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, de Primo Levi par Patryck Froissart

Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 03.02.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsBiographieEssaisGallimard

Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi, Gallimard (Arcades), 1989, trad. italien, André Maugé, 200 pages, 12,50 €

Ecrivain(s): Primo Levi Edition: Gallimard

Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi (par Patryck Froissart)

 

Paru initialement en 1986 sous le titre original I sommersi e i salvati, cet ouvrage est l’ultime écrit publié du vivant de Primo Levi, mort l’année suivante. Le titre ne permet pas de saisir avant lecture la thématique fondamentale de cette longue et profonde et féconde réflexion sur les raisons ou plutôt les déraisons historiques, sociologiques, politiques, qui ont provoqué la solution finale, mettant à la fois en parallèle et en opposition d’une part ceux et celles qui ont disparu dans la nuit et le brouillard de la plus horrifiante et la plus insensée des abominations mises en œuvre par l’homme contre sa propre espèce, d’autre part ceux et celles qui y ont survécu, victimes, bourreaux et complices, et posant un certain nombre d’interrogations cruciales. Il y a eu d’abord celles qui se sont imposées à l’auteur lorsqu’il a appris la parution, en 1959, en Allemagne, d’une version en allemand de Si c’est un homme.

Je me sentis envahi par une émotion violente et nouvelle, le sentiment d’avoir gagné une bataille.

[…]

A l’annonce de ce contrat, tout était changé et m’était devenu clair : j’avais bien écrit ce livre en italien, pour les Italiens, pour nos enfants, pour ceux qui ne savaient pas, pour ceux qui ne voulaient pas savoir, pour ceux qui n’étaient pas encore nés, pour ceux qui, de bon gré ou non, avaient donné leur consentement à l’offense, mais ses destinataires véritables, ceux contre qui le livre était pointé comme une arme, c’étaient eux, les Allemands.

Alors Primo Levi veut savoir, et cela lui est vital, quel regard portent rétrospectivement sur l’Holocauste les Allemands et consorts qui ont traversé le Troisième Reich en adultes doués sensément de raison.

Il faut se rappeler que quinze années seulement s’étaient écoulées depuis Auschwitz : les Allemands qui allaient me lire étaient « ceux-là », non leurs héritiers. D’oppresseurs, ou de spectateurs indifférents, ils deviendraient des lecteurs, j’allais les attacher devant un miroir. L’heure de rendre des comptes, de jeter cartes sur tables, était venue. Et surtout l’heure du dialogue. La vengeance ne m’intéressait pas…

Il entame alors une correspondance suivie avec de nombreux lecteurs Allemands, et adresse deux questions essentielles, claires, nettes, directes à ceux-ci et celles-ci, citoyens et citoyennes germaniques de tout grade plus ou moins impliqués dans l’entreprise d’extermination et à tous ceux et celles qui ont laissé faire, ce qui inclut pour l’auteur le peuple allemand dans sa totalité (à quelques rares exceptions près) et les populations des pays alliés à Hitler et activement ou passivement associés à son immonde entreprise génocidaire : « Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous rendiez-vous compte que vous commettiez un crime »

Le chapitre VIII de l’ouvrage est consacré à ces échanges épistolaires, à l’analyse et au commentaire d’une quarantaine de lettres envoyées à l’auteur par les Allemands de 1961 à 1964, en pleine période de construction du Mur.

Les réponses [que j’ai reçues] à ces deux questions, ou à d’autres du même genre, se ressemblent beaucoup, indépendamment de la personnalité de celui qu’on interroge, que ce soit un homme de profession libérale ambitieux et intelligent comme Speer, un fanatique glacé comme Eichmann, des fonctionnaires aux vues courtes comme Stangl, de Treblinka, et Höss, d’Auschwitz, ou des brutes obtuses comme Boger et Kaduk, inventeurs de tortures…

Celle qui suscite le plus la colère de Primo Levi, écrite par un docteur, qui rejette toute la responsabilité, entière et totale, qui disculpe sa propre personne et le peuple allemand qui aurait été contraint de choisir entre Staline et Hitler, dont « l’élection » a été reconnue à l’international par tous les états puisqu’ils ont maintenu leurs relations diplomatiques avec l’Allemagne, et par le pape puisqu’il y a eu signature du Concordat… Et ce brave docteur, qui a vécu en Allemagne toute l’époque nazie, qui se lave non seulement les mains mais surtout la conscience, d’aligner ces terribles insanités qui ne pouvaient manquer de provoquer chez le destinataire de sa lettre une compréhensible fureur :

Et maintenant la question la plus délicate, la haine insensée [d’Hitler] contre les Juifs : eh bien cette haine n’a jamais été populaire. L’Allemagne était estimée à juste titre le pays le plus amical envers les Juifs du monde entier. Jamais, pour ce que j’en sais et ce que j’ai lu, durant toute la période hitlérienne jusqu’à sa fin, jamais on n’a eu connaissance d’un seul cas d’outrage ou d’agression spontanée aux dépens d’un Juif. Toujours, et uniquement, de (très dangereuses) tentatives pour leur venir en aide…

Laissons les futurs lecteurs de cet ouvrage découvrir la réponse, pesante et pesée, de Primo Levi. Les autres réponses reçues sont « très différentes. Elles ébauchent un monde meilleur ». Quoi qu’il en soit, cette correspondance entre un rescapé de l’Holocauste et les citoyens de la nation qui l’ont monstrueusement décrété et organisé est édifiante.

L’ouvrage de Levi ne se limite pas à la publication de cette documentation épistolaire, qui n’en constitue qu’un des huit chapitres, respectivement intitulés :

– La mémoire de l’offense, ou comment l’Histoire, officielle ou non, les récits, les témoignages, les procès, les mensonges, le révisionnisme des uns, le négationnisme des autres, ou tout simplement le temps qui passe, qui efface, qui falsifie, simplifie, ou modifie consciemment ou non la mémoire du vécu chez l’oppresseur et la victime, et chez leurs héritiers, influent, d’une manière ou d’une autre, de façon collective et individuelle, sur la réalité de ce qui s’est passé.

– La zone grise, ou le statut des « privilégiés » parmi les déportés de chacun des camps d’extermination.

– La honte, tentative d’analyse de cet étrange sentiment de culpabilité éprouvé, non pas tant par le peuple oppresseur que par nombre de rescapés eux-mêmes.

– Communiquer, réflexion sur les difficultés de communication à l’intérieur des camps, entre déportés de nationalités et de langues diverses, entre déportés et gardiens et bourreaux, entre les rescapés et leur entourage au retour de l’horreur.

– La violence inutile, illustration de l’acharnement et de l’imagination infinie des bourreaux à déshumaniser et à torturer « gratuitement » dès l’entassement dans les wagons à bestiaux jusqu’à la chambre à gaz et le four crématoire en passant par toutes les phases de la vie, de la survie quotidienne des déportés.

– L’intellectuel à Auschwitz, polémique courtoise de l’auteur sur les positions d’un « ami disparu », Jean Améry, exprimées dans un « essai amer et glacé qui porte deux titres : L’intellectuel à Auschwitz, et Aux frontières de l’esprit », portant sur la question : « Être un intellectuel à Auschwitz, était-ce un avantage ou un inconvénient ? ».

– Stéréotypes, ou comment un rescapé répond aux questions naïves, parfois, hélas, agressives ou potentiellement culpabilisantes, du genre :

Pourquoi ne vous êtes-vous pas enfuis ?

Pourquoi ne vous êtes-vous pas révoltés ?

Et cetera…

– Lettres d’Allemands

Conclusion : un ouvrage aussi incontournable que Si c’est un homme.

 

Patryck Froissart

 

Né à Turin en 1919, chimiste de formation, Primo Levi, déporté à Auschwitz en 1944, est mort en 1987. Son livre, Si c’est un homme, est justement considéré comme l’un des plus importants témoignages sur l’univers concentrationnaire. Il a été traduit dans le monde entier.

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