12/01/2023

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) (par Patryck Froissart)

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.01.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanJulliard

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) Traduit du hongrois par Jérôme Hardoin, Julliard (Les Lettres Nouvelles), 317 pages

Edition: Julliard

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) (par Patryck Froissart)

 

Dans le tome 3 de Soixante ans de journalisme littéraire, somme publiée en novembre 2022 par les Editions Maurice Nadeau, portant sur Les années “Quinzaine littéraire” (1966-2013), Maurice Nadeau évoque et commente l’ouvrage de Bela Sàndor Szasz, alias Vincent Savarius, intitulé dans sa traduction française "Volontaires pour l'échafaud ».

Voici un extrait de ce qu’en dit le célèbre critique :

« S’il planait encore un mystère sur les Procès de Moscou, on savait déjà par l’admirable livre de Savarius sur l’Affaire Rajk que tout le système reposait sur un truc, une astuce enfantine :  amener l’accusé à collaborer avec son juge instructeur, de façon qu’ils fabriquent tous deux ensemble un produit qui s’appelle l’aveu. Savarius avait refusé de jouer le jeu et, finalement, s’en était miraculeusement tiré. »

L’ensemble des commentaires de Nadeau incitant à la lecture de l’ouvrage résumé dans cet extrait, il convenait qu’on s’en procurât un exemplaire. On a pu en retrouver un, d’occasion, l’édition initiale étant épuisée. On ne l’a pas regretté.

Bela, auteur, narrateur et victime historique des purges ayant décimé en 1949 une partie des hauts dirigeants du Parti Communiste hongrois, reconstitue les différentes étapes des « procès préfabriqués », arrestations, incarcérations, mises au secret, interrogatoires, tortures, planifiés par le sinistre Màtyàs Ràkosi, secrétaire général du Parti Communiste puis du Parti des Travailleurs, pratiqués par les membres de la non moins sinistre AVH, acronyme du hongrois Államvédelmi Hatóság, soit en français Autorité de Protection de l’Etat, et ayant abouti à un nombre important d’exécutions.

Ces procès, commandités et supervisés par les autorités soviétiques dont les agents participent secrètement à une partie des interrogatoires menés dans des lieux strictement clos et ignorés du public, ont pour objectif de discréditer la politique mise en œuvre en Yougoslavie par le camarade Tito, accusé d’hérésie par le Kremlin pour avoir déclaré sa non allégeance aux directives staliniennes, et de dissuader à tout jamais les communistes hongrois de suivre ce fâcheux exemple de scission au sein de la sphère soviétique.

La force du texte tient au fait que l’auteur est acteur malgré lui, et l’un des principaux protagonistes de cette farce tragique. Chef, à partir de la fin de 1848, du Service de Presse et d’Information du Ministère de l’Agriculture, il est arrêté en mai 1949, à son profond abasourdissement, à la porte de son bureau.

Emmené en voiture, un bandeau sur les yeux, dans un bâtiment pourvu de cellules, déshabillé, fouillé, insulté, il est dans la foulée conduit devant un collectif de cinq hommes présidé par Gàbor Péter, chef de la police politique.

« Ce dernier me regarda sévèrement et me demanda :

-Pour quelle organisation d’espionnage avez-vous travaillé ?

-Non, mais…répondis-je en éclatant de rire.

En effet, ce tribunal trônant à une table en forme de T paraissait assez comique, il ne me vint même pas à l’esprit de prendre au sérieux la question de Péter.

[…]

Je lui répondis en le tutoyant :

-Gàbor, ne me fais pas rire…

-Nous verrons bien qui rira le dernier, s’écria Gàbor Péter en bondissant de sa chaise… »

 

Cette scène absurde marque le début de longs mois d’un calvaire au cours de quoi ses bourreaux tentent vainement de lui faire avouer qu’il a, en relation avec le principal accusé, son ami de longue date Làzlo Rajk, ministre de l’Intérieur et des Affaires Etrangères, fait partie d’un réseau d’espionnage contre son pays, au service de l’activisme américano-titiste et de l’impérialisme occidental œuvrant pour la fin du communisme et la restauration du capitalisme en Hongrie en particulier et dans la sphère soviétique en général.

Rajk et la plupart des co-accusés finirent par se laisser convaincre qu’en avouant publiquement ils serviraient la cause du communisme et qu’ils seraient ensuite libérés et même honorés pour cette marque insigne d’engagement. Portés donc par cette intime conviction, inculquée par d’innombrables séances d’interrogatoires ponctuées de tortures et de lavage de cerveau, que leur procès conforterait le Parti, ils firent « l’aveu », avec un nombre incroyable de détails qu’on leur avait fait apprendre par cœur, au cours d’un procès public retentissant, de crimes qu’ils n’avaient pas commis. Inconsciemment volontaires pour l’échafaud, ils furent évidemment exécutés peu après pour haute trahison.

Bela, parce qu’il n’a jamais voulu, malgré d’horribles sévices répétés et des menaces de mort à l’encontre de sa personne et des membres de sa famille, échappe grâce à une exceptionnelle force de résistance et une pleine lucidité quant aux visées et aux promesses de ses tortionnaires, à la fois au procès public et à la peine capitale. Condamné à 10 ans d’incarcération par un tribunal secret, il sortira de prison en 1954.

Deux ans après les procès de Budapest eurent lieu ceux de Prague, dans lesquels se retrouva piégé à son tour dans les mêmes circonstances et pour les mêmes motifs fallacieux Arthur London qui publiera en 1968 L’Aveu, récit qui servira de fondement au célèbre film éponyme de Costa-Gavras sorti en 1970.

Les deux témoignages se complètent, se superposent, dans leur dénonciation, par deux auteurs qui les ont subies, des mêmes méthodes utilisées pour des purges politiques de masse sur le modèle de celles orchestrées par Staline. Il convient d’ajouter qu’à Budapest comme à Prague le choix des principales cibles des procès préfabriqués se fit sur fond nauséabond d’un antisémitisme non avoué mais historiquement établi.

A lire ou à relire, à la fois pour la qualité littéraire que traduit clairement la version française, et pour le travail d’historien qui accompagne, encadre et recadre les éléments biographiques.

 

Patryck Froissart

Plateau Caillou, mercredi 30 novembre 2022

 

Vincent Savarius (Bela Szasz)

Vincent Savarius est le pseudonyme de Béla Szasz (1910-1999). Né dans une famille prospère de Szombathely (Savaria en latin…) il entame ses études universitaires à Budapest en 1928, fait de la prison et part pour Paris en 1937 où il suit des cours à la Sorbonne, travaille comme assistant metteur en scène de cinéma (notamment pour Jean Renoir) et fréquente les milieux d'extrême-gauche. En 1939, un contrat de cinéma le fait partir en Argentine, où la guerre le surprend. Il y reste sept ans, militant dans des organisations antifascistes. Il rentre à Budapest en 1946. En 1948, il est chef du Service de presse et d’informations du ministère des Affaires étrangères puis de celui de l'Agriculture. En mai 1949, il est arrêté ; jugé secrètement en 1950, il est condamné à 10 ans de prison. Libéré en 1954, il refuse tout poste dans l'administration et devient traducteur. Il quitte la Hongrie fin 1956 après le soulèvement de Budapest et vit à Londres, où il travaille notamment pour les émissions en hongrois de la BBC

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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21/12/2022

Elvis à la radio, Sabine Huynh (par Patryck Froissart)

Elvis à la radio, Sabine Huynh (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.12.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanEditions Maurice Nadeau

Elvis à la radio, 304 p. 22€

Ecrivain(s): Sabine Huynh Edition: Editions Maurice Nadeau

Elvis à la radio, Sabine Huynh (par Patryck Froissart)

 

Dans le cadre de leur jeune collection « A vif », les Editions Maurice Nadeau – Les Lettres nouvelles viennent de publier cet ouvrage de Sabine Huynh, fortement autobiographique, dans lequel auteure, narratrice et personnage principal se confondent, même si, à intervalles réguliers, le JE devient EllE, en une sorte de dédoublement, d’une mise en miroir et d’une distanciation à l’occasion de quoi la narratrice, ayant déporté sa propre personne, fait d’elle un sujet d’observation pour se donner l’illusion d’en saisir plus objectivement les caractéristiques.

Le texte met en scène Sabine, née au Vietnam dans une famille vietnamienne francophone, petite bourgeoise, qui se retrouve socialement déclassée après la victoire du Vietcong et le départ de l’armée américaine.

Sabine a quatre ans, et vit une petite enfance paisible chez sa grand-mère lorsque ses parents prennent le risque de fuir le pays avec leurs enfants jusqu’en France où ils vont vivre une insertion difficile et désenchantée. La période heureuse de l’enfance chez l’aïeule est maintes fois évoquée avec une profonde nostalgie, accompagnée de ressentiment à l’encontre des parents pour l’avoir arrachée à cette femme aimée qu’elle croyait être sa mère.

Le père est embauché comme ouvrier à la chaîne dans une usine d’emballage de bouteilles d’une célèbre marque de boisson gazeuse, la mère travaille à domicile, à coudre à la machine du matin au soir, au noir, des pièces en séries pour une société occulte de confection.

Le déclassement est vite encore plus amèrement ressenti qu’au pays d’origine.

Plusieurs fils s’entrecroisent dans une trame narrative dense et captivante.

Le premier est la remémoration, en tableaux discontinus, de l’enfance et de l’adolescence de la narratrice Sabine, s’inscrivant dans une ambiance familiale marquée par le comportement dévastateur d’une mère aigrie, dominatrice, méprisante, cumulant violence et humiliations à l’encontre de ses enfants, et d’un père soumis que son épouse oblige à battre lui aussi la fratrie, au sein de laquelle la jeune Sabine semble être la cible « privilégiée » des coups et des apostrophes dégradantes. C’est une galerie de tableaux intimistes d’une jeunesse en souffrance, en de courtes séquences évitant toute excessive tonalité larmoyante, victimaire, misérabiliste, et disant les choses tantôt sur un ton léger pouvant n’être pas dénué d’humour et d’auto-dérision, tantôt en se laissant aller à un déchaînement de virulence, de colère, voire de haines exultées en un flot de parole dans le courant de quoi la phrase ponctuée se coule libérée de manière poétique, impétueuse, tumultueuse en des pages saisissantes qui constituent ici une des grandes réussites de l’écriture de Sabine Huynh.

Le second est constitué d’une série d’anecdotes, dont le souvenir ressurgit au hasard d’une écriture non linéaire, référant aux vicissitudes quotidiennes d’une trajectoire familiale caractérisée par une précarité permanente tant pour ce qui concerne ses aspects socio-économiques que pour ce qui touche à la fois au comportement des parents envers les enfants et à la relation incessamment conflictuelle entre le père et la mère qui aboutira à une violente scène de rupture, profondément traumatisante pour la fratrie, qui subira plus tard un second choc brutal provoqué par la mère, avec, cette fois, désintégration totale de ce qui reste de la cellule familiale et plongée, pour Sabine, dans l’errance sans domicile fixe et toutes les horreurs que cette chute comporte. Sabine Huynh a su avec pertinence mettre en scènes brèves mais crues, sans toutefois en faire absolument un réquisitoire grincheux contre le pays de transplantation, les problèmes concrets que peuvent avoir à affronter en France des parents immigrés dont l’intégration est rendue compliquée par l’inadéquation des qualifications professionnelles et que rend amers une désillusion brutale par rapport aux espoirs initiaux, ceux-là même qui ont provoqué le désir d’exil, pour des francophones francophiles, d’être accueillis les bras ouverts par la nation en leur qualité d’amoureux de la France, de sa culture, de sa civilisation.

Le troisième est d’ordre de la réflexion sur les interactions entre la littérature, l’écriture, le récit, les souvenirs prenant racine dans le vécu d’une part, dans l’imaginaire personnel, dans les lectures d’autre part.

 

« Je suis bien incapable de démêler la fiction du réel : au fil des ans j’ai forcément dû reconstruire, colmater des trous, mais qu’ai-je ajouté, ou retiré, pour accomplir mon dessein ? »

 

« Depuis l’adolescence, je sais qu’un jour j’écrirai sur ces îles dévastées que furent mes enfances… »


Ainsi récurremment l’auteure s’interroge, et questionne le lecteur, sur la nature et le statut de la vérité dans le récit, autobiographique en particulier, et sur ses corollaires, le mensonge, le déguisement, l’omission, sur l’éventualité d’une obligation morale, et intellectuelle, d’objectivité dans le rendu du souvenir, sur l’influence de l’intertextuel dans le discours narratif, sur la nécessité impérative d’écrire pour se connaître, sur la fonction psychanalytique et thérapeutique d’une écriture ayant pour dessein la quête, la conquête, la reconquête du passé au prix d’une fouille constamment renouvelée dans le limon des vies antérieures (il y a quelque référence à la recherche proustienne du temps perdu), au prix d’une résurgence de souffrance lors du remuement récursif du couteau dans les plaies qu’on rouvre.

 

« L’écriture m’a permis de redonner de la perspective, de la profondeur et de l’espoir à mon existence, en y réintégrant ce qui a pu être repéché après avoir jeté inlassablement ma ligne à l’eau. »

 

« Des trames et des trames se tissent à partir de presque rien, de quelques souvenirs infimes et douteux qui me prendraient moins d’une demi-heure à raconter si je devais essayer d’en faire part à l’oral, alors qu’à l’écrit je peux tisser, tresser, superposer, joindre, et peut-être même arriver à créer quelque chose, un ouvrage de l’esprit, brodé à l’aiguille… et au fil d’araignée. »

 

Le quatrième fil est celui du surgissement constant, dans la reconstitution de la mémoire, de l’intertextualité, comprise autant dans le champ littéraire que dans le domaine musical (d’où la référence à Elvis Presley dans le titre) et dans l’univers cinématographique.

Du livre d’apprentissage de la lecture « Daniel et Valérie », dont les textes et les illustrations brossent le quotidien d’une famille française « normale », à l’existence « réglée », dans un cadre rural tranquille, et dont Sabine oppose de façon récurrente, quasi systématique, les aspects trompeurs face au journalier heurté de sa propre enfance et à l’image « vécue » de son environnement familial et sociétal, aux références innombrables à des personnages et personnalités dont l’immixtion, fortuite ou recherchée, ponctuelle ou répétée, lui paraît être constitutive de la construction de sa mémoire. On relève ici en vrac et de façon très partielle les noms insérés dans le texte, ceux de Pic de la Mirandole, Francis Scott Fitzgerald, le Curé d’Ars, Watt Whitman, JMG Le Clézio, Jane Birkin, Jim Harrison, Elvis Presley et cetera et de multiples citations, faisant corps avec le récit, dont le référencement des noms des auteurs et auteures remplit pas moins de six pages en fin d’ouvrage (entre autres : Pérec, Brecht, Duras, Higelin, Bernhard, Arendt, et cetera), et, même lorsqu’il n’est pas cité, l’omniprésence, en arrière-plan et en filigrane, de Proust.

Exemple réussi de « littérature du fragment », tentative – tentation - acharnée de reconstruction du puzzle mémoriel, roman autobiographique (ou autobiographie romancée), voilà qui peut faire vivre un fort intéressant moment de lecture.

 

Patryck Froissart

Plateau Caillou, le 28 novembre 2022

 

Sabine Huynh est née en 1972 à Saïgon. Elle a grandi en France et a vécu en Angleterre, aux Etats-Unis, au Canada et en Israël. Traductrice de poésie, elle a publié entre autres un roman, un recueil de nouvelles et de nombreux recueils de poèmes.

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A propos de l'écrivain

Sabine Huynh

Sabine Huynh

 

Sabine Huynh est née en 1972. Docteur en linguistique (Université hébraïque de Jérusalem), auteur d’ouvrages de poésie et de prose, et d’une anthologie de poésie française contempo­raine, livres publiés entre autres aux éditions Galaade, Voix d’encre, La Porte et Publie.net. Elle écrit en anglais et en français, traduit quotidiennement, anime parfois des ateliers, et contribue régulièrement aux revues Terre à ciel, Terres de femmes et Recours au poème.

 

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 30.11.22 dans La Une LivresEn VitrineCette semaineLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Iles britanniquesRoman

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry, 594 pages, 10,60 €

Edition: Folio (Gallimard)

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

 

Il serait pour le moins présomptueux, et probablement ridicule, de prétendre apprendre quoi que ce soit aux « initiés » à l’occasion de la réédition en Poche chez Gallimard de cette œuvre monumentale, magistralement traduite de l’anglais par Stephen Spriel avec la collaboration de Clarisse Francillon et de l’auteur lui-même. Cette présentation ne s’adresse donc qu’aux lecteurs de notre magazine qui n’auraient pas eu encore l’inappréciable loisir de vivre l’expérience inoubliable que constitue cette journée à passer « au-dessous du volcan ».

L’exercice est d’ailleurs rendu particulièrement ingrat par le fait que le texte de la présente édition est encadré par une préface lumineuse de Maurice Nadeau et, en postface, par une analyse précise et érudite de Max-Pol Fouchet. Si on y ajoute cette autre préface rédigée en 1948 par Malcolm Lowry lui-même, il ne reste guère d’espace critique à un modeste rédacteur de chroniques littéraires, qui se trouvera contraint, au milieu de quelques modestes commentaires personnels, de reprendre entre guillemets convenus et convenables quelques particules élémentaires des décryptages brillamment opérés par Nadeau et Fouchet, et une phrase ou deux de la présentation de l’ouvrage par l’auteur.

Le personnage central est Geoffrey Firmin, Consul de Grande-Bretagne au Mexique, en résidence « dans un lieu où il n’y avait ni intérêts anglais ni Anglais, d’autant moins, à y réfléchir, que l’Angleterre avait rompu ses relations diplomatiques avec le Mexique ». Au moment où commence le récit de cette journée unique et particulière de 550 pages, soit le jour de la Toussaint de l’année 1938, Geoffrey, alcoolique invétéré, qui s’est démis de ses fonctions consulaires aléatoires, accessoires voire inexistantes, mais qui est resté dans la petite ville mexicaine, perdue, poussiéreuse, fantôme de Quauhnahuac, et qui semble porter sur ses épaules le poids d’une faute qui est à peine évoquée ici ou là dans le fil du récit, est sur le point de revoir et recevoir son épouse Yvonne, ex-actrice de cinéma, qui souhaite reprendre la vie conjugale après une rupture et un exil d’un an, alors que le couple est officiellement en instance de divorce.

Le même jour entre en jeu, de passage dans la résidence consulaire, le demi-frère de Geoffrey, Hugh, auteur compositeur de chansons sans succès, marin au long cours malgré lui, qui fut durant une période, courte heureusement, antisémite forcené, et qui aime Yvonne d’un amour resté platonique. Hugh a, ou a eu, un ami, qui réside également dans la ville. Jacques Laruelle, compagnon de jeunesse du Consul, a été l’amant d’Yvonne à Quauhnahuac, où il était venu retrouver Geoffrey. Le premier des douze « chapitres » est totalement consacré à la surprise et au désarroi, à la crise de jalousie, au dépit voire au dégoût qu’il éprouve lorsqu’il apprend, ce matin-là, l’arrivée d’Yvonne.

« Mais, hombre, Yvonne est retournée ! C’est ce que je ne comprendrai jamais ! Elle est retournée à cet homme ! ».

C’est pour échapper semble-t-il à la situation évidemment scabreusement dramatique qu’entretenait un an auparavant leur liaison qu’Yvonne avait pris brutalement alors ses distances, rompant ainsi simultanément avec l’époux et l’amant.

Ce sont quatre acteurs qui évoluent sur la scène à ciel ouvert de ces lieux eux-mêmes désespérés et sans perspective, à l’ombre constante et menaçante du volcan Popocatepetl, et, de manière plus intermittente, du volcan Ixta, interprétant une pièce d’une longueur anticonventionnelle dans le cadre, paradoxalement classique, de l’unité de temps, de lieu et, certainement, d’action, ce qui fait de ce texte envoûtant un « roman théâtre » unique en son genre. Texte envoûtant, oui, absolument mais incompréhensiblement envoûtant. Un « roman » de 550 pages quasiment sans aucune de ces péripéties haletantes qui par convention littéraire « font » les bonnes histoires, sans aucun de ces rebondissements susceptibles de tenir le lecteur en haleine, sans aucun de ces grands coups d’éclat qui ont pour fonction de raviver l’appétit, sauf tout à la fin :

– lors de la mort du Consul, mort tragique, atroce, misérable, absurde, qui pourrait se résumer à celle d’un ivrogne dans une rixe à la sortie d’un bistrot, et qui serait en soi, dans une lecture toute superficielle, assimilable à l’un de ces faits divers sordides récurrents dans les journaux régionaux,

– et, juste avant dans la linéarité du texte mais à la même heure, pas très loin de là, lors de la scène fantastique, nocturne, au fond des bois, à l’issue de laquelle le lecteur présume, sans que le narrateur le confirme, que meurt également Yvonne, sous l’assaut d’un cheval fantôme, au même moment donc que son mari.

Un « roman » de 550 pages au fil des premières 500 pages de quoi il ne se passe quasiment rien en matière d’événements dynamiques, voilà qui pourrait être d’un ennui mortel. Mais non ! On est pris, dès le début, dans un double cheminement : les protagonistes se déplacent, incessamment, et leurs pensées, leurs visions, les paysages qu’ils contemplent ou qui s’imposent soudain à leur regard, le temps qu’il fait et qui change, l’éclairage mouvant du jour, les couleurs, les bruits, les décors intérieurs (maison, estaminets, autobus), les mots qu’ils échangent, intensément, les accompagnent dans leurs déplacements à pied, à cheval, en autobus, en solitaires, à deux, à trois. Le lecteur effectue avec chacun un long voyage introspectif qui se poursuit durant les rares moments où les personnages s’immobilisent physiquement soit dans une des pièces de la maison du Consul ou de celle de Laruelle, soit dans un jardin, soit sur les gradins d’où on suit les diverses phases d’une série de rodéos, soit encore, le plus souvent, dans les bars et cantinas qui jalonnent les itinéraires ponctués de multiples libations, bière, tequila, mescal, whisky… surtout pour ce qui concerne Geoffrey qui combat en outre le risque d’atonie auquel l’expose son excès permanent d’alcool par de pleines goulées de strychnine.

Car l’alcool est en réalité l’élément primordial du récit, le moteur de l’action (ou de l’inaction, comme on voudra). Geoffrey Firmin ne peut, mais surtout ne veut, pas se passer de boire, de boire à outrance, certain qu’il est, a contrario des idées reçues, que la boisson est le seul remède qui lui permette de rester lucide, qui lui évite de perdre la raison dans une existence qu’il considère comme irrationnelle, dépourvue de sens.

Max-Pol Fouchet : « Il y a, chez le Consul, une soif infrangible. Non d’alcool. Mais d’ontique, de statique, d’être. L’alcool, pour lui, n’est pas vice : il est le moyen d’une connaissance. Par l’alcool, il espère sortir de lui-même, sortir d’une temporalité dirigée par le péché préalable, sortir de l’historicité et de la conscience historicienne. Par l’alcool, il voit, il se fait voyant, dans l’acception rimbaldienne du terme… ».

En premier lieu de cette sensation d’un non-sens existentiel prend place, autre ressort du récit, l’amour qu’il éprouve pour Yvonne, laquelle, il le sait, n’a jamais cessé de l’aimer. L’histoire, s’il en est une, tient en cette relation brisée que tous deux aimeraient sincèrement renouer tout en étant foncièrement conscients, malgré leur rêve, qu’ils savent utopique, d’une renaissance, d’un recommencement originel dans une cabane au Canada, que leurs chemins ne peuvent plus, définitivement, se rejoindre, ce qui sera hélas tragiquement, physiquement démontré par le dénouement (terme ici qui prend un sens littéral) que constitue la course haletante, inachevée d’Yvonne à travers bois vers Geoffrey qui l’attend dans la taverne où il est sur le point d’être assassiné.

« Ne te reste-t-il donc plus de tendresse ou d’amour pour moi ? » demanda soudain Yvonne, presque piteusement en se tournant vers lui, et il pensa : “Si, je t’aime, il me reste pour toi tout l’amour du monde, mais cet amour me paraît si loin de moi, et si étrange aussi, je pourrais prétendre l’entendre, un bruit sourd et un sanglot, mais loin, très loin, un son triste, perdu, et qu’il s’approche ou s’éloigne, je ne saurais le dire” ».

Pour le Consul, boire serait donc à la fois la raison de vivre et le moyen, par le suicide quotidien morbide que constitue un éthylisme volontairement renouvelé d’heure en heure, de mettre un terme à une vie devenue insupportablement pesante ?

Maurice Nadeau : « Au centre du tourbillon, dans cette zone de calme où l’air paraît raréfié parce qu’il est aspiré de tous côtés, se tient le Consul. Il souffre, il délire, il cherche à se fuir, il appelle au secours… ».

A chacun de découvrir, de ressentir, sans forcément pouvoir se l’expliquer, quel est le sens profond d’un tel roman, en quoi l’écriture en est extraordinairement piégeante, en quoi ses personnages sont prodigieusement attachants, en quoi s’exprime et s’imprime puissamment dans l’âme du lecteur la fonction poétique caractérisant de multiples pages, en quoi la minutie avec laquelle sont décrits les moindres détails des décors tant naturels que domestiques insère, enserre si intiment le lecteur dans un contexte déprimé, en quoi l’auteur a su, page à page, créer et maintenir une sorte d’atmosphère qui émane si magiquement de la lecture qu’il soumet ledit lecteur entièrement à son omnipotence de démiurge.

On a coutume, à juste raison sans doute, de comparer Au-dessous du volcan avec A la Recherche du temps perdu. De fait, Lowry opère une belle jonction romanesque entre les deux œuvres lorsque Laruelle se souvient, comme d’une certaine madeleine, d’une séquence de sa jeunesse française, qu’il rattache abruptement dans une rêverie solitaire à une virulente résurgence de sa passion pour Yvonne : « … cette première fois où, seul, marchant dans les pâquis au sortir de Saint-Prest […], il avait vu s’élever lentement et merveilleusement et dans une infinie beauté au-dessus des chaumes semés de fleurs sauvages, s’élever lentement au soleil […] les deux flèches jumelles de la cathédrale de Chartres… ».

Un lien intertextuel plus anecdotique est créé facétieusement par l’auteur avec l’une de ses autres propres œuvres, lors de l’apparition inopinée et fugace du personnage Quattras, le noir dézingué qui danse et chante dans l’asile d’aliénés où se déroule Lunar Caustic, roman récemment recensé dans notre magazine.

Les quelques considérations personnelles ci-dessus exprimées ne peuvent certainement pas suffire à expliquer le pouvoir qu’exerce cette œuvre qui, comme celle de Proust, possède ses admirateurs inconditionnels et ses détracteurs définitifs.

Maurice Nadeau : « Il existe une étrange confrérie : celle des amis d’Au-dessous du volcan. On n’en connaît pas tous les membres et ceux-ci ne se connaissent pas tous entre eux. Mais, que dans une assemblée, quelqu’un prononce le nom de Malcolm Lowry, cite Au-dessous du volcan, les voici qui s’agrègent, s’isolent, communient dans leur culte. Ils plaignent les non-initiés et si, d’aventure, ils ont affaire à un adversaire ou à un sceptique, ils l’accablent ».

« On gloserait à l’infini à propos d’une œuvre aussi riche et aussi profonde… ».

Malcolm Lowry : « Ce roman […] a pour sujet les forces dont l’homme est le siège, et qui l’amènent à s’épouvanter devant lui-même. Le sujet en est aussi la chute de l’homme, son remords, son incessante lutte pour la lumière sous le poids du passé, son destin. L’allégorie est celle du jardin d’Eden, le jardin représentant ce monde dont nous risquons d’être rejetés un peu plus encore qu’au moment où j’écrivais ce livre. […] Tout au long des douze chapitres, le destin de mon héros peut être considéré dans sa relation avec le destin de l’humanité ».

L’initiation est hautement recommandée.

 

Patryck Froissart

 

Né dans le port anglais de Birkenhead en 1909, décédé à Ripe en 1957, Malcolm Lowry s’engage à dix-huit ans comme steward pour aller jusqu’en Chine, et il interrompt ensuite ses études à l’Université de Cambridge pour s’embarquer comme chauffeur sur un cargo. Ce goût des voyages, dont le court roman Ultramarine (1933) est le reflet, le mènera en France, aux États-Unis, au Mexique, au Canada. Mais sa plus grande aventure sera celle de son roman Au-dessous du volcan (Under the Volcano, 1947).

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)

Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 10.11.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)BiographieRoman

Fils unique, Stéphane Audeguy, 322 pages, 8,40 €

Edition: Folio (Gallimard)

Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)

 

Jean-Jacques Rousseau mentionne en quelques lignes dans Les Confessions l’existence d’un frère aîné contraint, suite à quelques écarts de conduite et surtout à une altercation ayant provoqué mort d’homme, de quitter la demeure familiale et Genève pour échapper à la police. Il semble que notre Jean-Jacques national n’ait ensuite plus jamais eu ou plus jamais cherché à avoir de nouvelles de son frère. L’auteur s’est emparé de cette révélation pour faire écrire l’histoire de François Rousseau, né en 1705, par lui-même à la première personne, comme en une sorte de « Confessions » parallèles.

L’adolescence de François se déroule à Genève. Le jeune Rousseau, qualifié de « polisson » par Jean-Jacques, son cadet de dix ans, effectue un séjour en maison de correction à l’âge de treize ans et s’initie ensuite au métier d’horloger, tout en bénéficiant, selon l’auteur, de la tutelle équivoque et de la férule pédago-philosophique d’un certain marquis de Saint-Fons, grâce à la protection, aux relations et à l’assistance de qui, après l’homicide involontaire, le fugitif vivra quelques années tranquilles en France.

La suite de son existence, que l’auteur fait longue puisque le personnage raconte dans les dernières pages sa participation anonyme au transfert au Panthéon des cendres de son frère en 1794, est essentiellement romanesque. Le récit brasse, recouvre, enfouit, assimile en une fiction assurément captivante les quelques rares détails concrets qui aient pu être retrouvés de la vie du véritable François et les quelques allusions faites par Jean-Jacques dans les Confessions, mais le lecteur peut n’en rien savoir et cela n’a pour lui aucune importance. Le fait est qu’on se laisse facilement entraîner dans le cours aventureux d’une vie qui se déroule et s’inscrit, et c’est là que le roman prend toute sa consistance, tout son intérêt, et toute sa raison d’être, dans un contexte historique soigneusement reconstitué sur la base d’une documentation particulièrement fouillée. Alors la fiction trouve là, paradoxalement, une plausible réalité.

Tout devenant possible de la part de l’auteur, destinateur omnipotent, François Rousseau traverse le XVIIIe siècle tantôt brimbalé dans les turbulences de cette époque riche en événements de toute nature, tantôt témoin rapporteur, tantôt figurant anonyme dans des reconstitutions de scènes historiques, tantôt promu et institué participant, voire acteur de premier plan dans de grands événements. Tout en observant, notant, contant, agissant, le narrateur commente, analyse, critique l’actualité, les faits, la politique, les prises de position des célébrités du siècle, les mœurs et leur évolution, les courants philosophiques contradictoires qui agitent cette période tumultueusement féconde.

Ainsi, par exemple, est relatée l’affaire Damiens, du nom de l’auteur d’un attentat au couteau contre Louis XV. Après avoir rappelé les circonstances de l’attentat, l’arrestation, le procès et la condamnation à mort de Damiens, François se retrouve aux premières loges, et avec lui le lecteur, pour suivre les supplices successifs qui sont infligés à l’agresseur en place de Grève.

L’homme avait dormi attaché sur un lit afin d’éviter qu’il n’attentât à sa propre vie. Sa cellule avait été entourée d’une nuée de gardes. Les despotes n’aiment guère qu’on leur dispute le droit de tuer, et font en sorte de vous l’appliquer du plus lentement qu’ils le peuvent.

L’auteur ne se prive pas d’évoquer à l’occasion un travers populaire de toujours qui connaît à notre époque, avec les réseaux sociaux, ses plus irraisonnables développements.

Et puisque aucune hypothèse concernant ceux qui avaient armé le bras de Damiens ne soutenait un examen sérieux, on se mit en devoir d’en former de plus vagues, de plus fumeuses, de plus extravagantes, de plus enivrantes : on inventa des complots inextricables, des conspirations géniales, des menées si ténébreuses que le diable lui-même ne s’y serait point reconnu.

Stéphane Audeguy sait écrire, manier la langue, la belle, l’élégante, celle du siècle de Rousseau, ce qui contribue à accorder un feint crédit à ce qui est présenté comme un récit autobiographique, à considérer comme vraisemblables ces Confessions et conséquemment à donner corps, chair et âme à ce personnage dont on oublie aisément qu’il est de fiction.

Alors on s’y laisse prendre. On sympathise. On s’intéresse aux aléas d’une existence dense et pleine de péripéties. On plonge dans le siècle. On entre dans l’intimité présumée de la famille Rousseau, on découvre les relations distendues entre les parents, les années d’enfance de François, choyé, chouchouté, gâté par les femmes de la maison (le père ayant pour un temps disparu), et la perte brutale de son statut d’enfant unique à la naissance de Jean-Jacques suite à la réapparition inattendue du père et au rabibochage du couple parental.

Et on suit François philosophe, parfois à contre cours du système de pensée du célèbre frère avec qui, avant l’exil, il lui est arrivé de débattre, par exemple de la prédestination, François rebelle, François critique social, François athée, libre penseur, François libertin dont la première affirmation philosophique se manifeste à l’âge de quatorze ans dans une thèse qu’il fait lire à son mentor Saint-Fons.

Le clitoris m’apparut comme la preuve irréfutable de l’inexistence de Dieu. […] Enchanté de moi-même et de mon système, je donnai à Saint-Fons une belle copie de ma philosophie première. Il la lut aussitôt, et je ne me souviens pas de l’avoir vu jamais autant rire…

François ami d’une proxénète de haut rang dont il devient le conseiller dans la gestion de la maison de rendez-vous, François ballotté dans les tourbillons de la Révolution, François embastillé, François qui devient, à la Bastille, l’ami, le confident de notre divin marquis, qui sauve de la destruction du bâtiment, en 1789, le manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome, François libéré qui obtient le privilège de récupérer et de vendre les pierres de la forteresse, François qui utilise son savoir d’horloger à la fabrication d’un automate pouvant servir d’infatigable et puissant amant, avec coups de boutoir appropriés et prétendues vraies éjaculations, aux dames de la bourgeoisie, voire à leurs maris… On en passe, et des meilleures.

François, dont le caractère, les pérégrinations, la morale, l’agitation sociale, les fréquentations, les intrigues, les manigances, les trafics en tout genre apparaissent comme une image inversée de ce qu’on imagine de l’existence de Jean-Jacques…

Truculence, turbulence, fantaisie, critique socio-historique font de ce roman qui eût pu être écrit par un libertin du XVIIIe siècle un savoureux morceau de littérature.

 

 

Patryck Froissart

 

 

Né à Tours en 1964, Stéphane Audeguy étudie tout d’abord la littérature anglo-saxonne, et séjourne un an aux États-Unis, en tant qu’assistant à l’université de Charlottesville (Virginie). Puis il revient à Paris, où il obtient l’agrégation de lettres modernes. Attiré par le cinéma, il collabore à divers courts métrages. Il enseigne ensuite l’histoire du cinéma et des arts dans les Hauts-de-Seine. En 2005, les éditions Gallimard publient avec succès son premier roman, La Théorie des nuages. Ce roman inclassable et poétique est récompensé par de nombreux prix, dont le Grand Prix Maurice Genevoix de l’Académie Française. En 2007 paraît aux éditions Gallimard son deuxième roman, Fils unique : ces mémoires fictives du frère aîné de Jean-Jacques Rousseau, érudit et libertin, reçoivent le prestigieux prix des Deux-Magots. Suivent un roman situé dans le Kenya contemporain, Nous autres (2009), et un roman d’Histoire et d’amour donnant la parole à la ville de Rome, Rom@ (2011).

 
 
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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)

Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.10.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanPointsSeuil

Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart, Points, 448 pages

Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)

Est-il un roman plus bouleversant, plus poignant, plus accablant, plus désespérant que celui-ci ? On a écrit, on a dit, on a fait des documentaires et on a publié, à juste raison, des sommes de documents écrits, photographiques, audiovisuels sur la Shoah, sur l’Holocauste. Primo Levi en a livré un effroyable témoignage. Steiner a « raconté » Treblinka. Il y a eu Nuit et Brouillard, les minutes du Procès de Nuremberg. Des survivants ont témoigné, douloureusement. On a filmé, on a « visité » Auschwitz, Buchenwald… Qui affirme n’avoir aucune connaissance de l’horreur est ignare, hors du temps, ou menteur. Bien sûr, hélas il y a les immondes révisionnistes, les crapules négationnistes. Ceux-là, qu’ils aillent au diable ! La puissance du Dernier des Justes annihile leur puante existence. Car la haine antisémite n’est pas, l’expose ici magistralement Schwarz-Bart, « seulement une histoire du XXe siècle » : ça dure, ça se répète, ça revient, c’est récurrent, depuis les siècles des siècles de « l’ère chrétienne » fondée sur « l’amour du prochain ». Du début à la fin du récit que le présent ouvrage fait commencer précisément le 11 mars 1185, on constate, on confirme, on ne peut que reconnaître que notre « civilisation », loin de s’améliorer, de « s’humaniser », tombe et retombe, régulièrement, dans l’inhumanité, la bestialité, la barbarie, en particulier et de façon odieusement systématique à l’encontre des communautés juives.

Le texte, marqué par une tonalité constante de cinglante antiphrase, de glaçante dérision, d’amère ironie, de fausse légèreté dont on pourra mesurer la foncière désespérance ou le fatalisme définitif dans les extraits qui suivent, est consacré en majeure partie à Ernie Lévy, citoyen juif européen, ashkénaze, du 20ème siècle. Mais il est longuement et précisément précédé de la saga de la lignée des Lévy, ses ancêtres que la tradition range, explique l’auteur, parmi les trente-six Justes qui, de siècle en siècle et de génération en génération, sont élus parmi les élus par la volonté divine pour concentrer en eux, porter sur eux, prendre à leur compte toutes les souffrances de tous les Juifs du monde.

En effet, « la véritable histoire d’Ernie Lévy commence très tôt, vers l’an mille de notre ère, dans la vieille cité anglicane de York. Plus précisément : le 11 mars 1185. Ce jour-là, l’évêque William de Nordhouse prononça un grand sermon et aux cris de “Dieu le veut !” la foule se répandit sur le parvis de l’église ; quelques minutes plus tard, les âmes juives rendaient compte de leurs crimes à ce Dieu qui les appelait à lui par la bouche de son évêque ».

Le récit est fondé sur « l’antique tradition juive des Lamed-waf que certains talmudistes font remonter à la source des siècles, aux temps mystérieux du prophète Isaïe. Des fleuves de sang ont coulé, des colonnes de fumée ont obscurci le ciel ; mais franchissant tous ces abîmes, la tradition s’est maintenue intacte, jusqu’à nos jours. Selon elle, le monde reposerait sur trente-six Justes, les Lamed-waf que rien ne distingue des simples mortels ; souvent, ils s’ignorent eux-mêmes. Mais s’il venait à en manquer un seul, la souffrance des hommes empoisonnerait jusqu’à l’âme des petits enfants, et l’humanité étoufferait dans un cri. Car les Lamed-waf sont le cœur multiplié du monde, et en eux se déversent toutes nos douleurs comme en un réceptacle ».

Afin que puisse être pleinement appréhendée la litanie ininterrompue des persécutions, l’auteur procède par une succession chronologique de récits biographiques mettant en coïncidence la tragique destinée collective des Juifs et les destins individuels s’inscrivant dans la filiation des Justes.

Cette lignée des Justes qui sert de fil romanesque commence lors du massacre de York évoqué tout au début, avec « la survie extraordinaire du jeune Salomon Lévy, fils benjamin de rabbi Yom Tov Lévy », lequel Yom Tov, réfugié avec quelques dizaines de coreligionnaires dans une vieille tour de la ville, y procéda, après six jours de siège, à un suicide collectif en réponse aux exhortations d’apostasie que leur lançaient incessamment les assiégeants en échange d’une hypothétique vie sauve.

« Et voici encore : D’entre le charnier couvert de mouches renaquit son benjamin, Salomon Lévy, que soignèrent les anges Uriel et Gabriel. “Et voici enfin : Quand Salomon eut atteint l’âge de raison, l’Éternel lui vint en songe et dit : Écoute, Salomon, prête l’oreille à mes paroles. Le dix-septième jour du mois de Sîvan 4945, ton père rabbi Yom Tov a été pitoyable à mon cœur. Il sera donc fait à sa descendance, et dans les siècles des siècles, la grâce d’un Lamed-waf par génération. Tu es le premier, tu es celui-là, tu es saint” ».

Salomon vécut à Troyes et finit au bûcher sur décision du roi Saint Louis « de précieuse mémoire », en l’an de grâce 1240. Son fils unique, Manassé dit « le beau » regagna l’Angleterre, plaida la cause des Juifs, journellement accusés de sorcellerie, meurtre rituel, empoisonnements de puits et autres gracieusetés, jusqu’au jour où ses plaidoiries se retournèrent contre lui. Aussi le 7 mai 1279, devant un parterre des plus jolies dames de Londres, dût-il souffrir la passion de l’hostie au moyen d’une dague vénitienne, bénie et retournée trois fois dans sa gorge. Son fils Israël exerça discrètement l’humble métier de cordonnier à Londres jusqu’à l’édit d’expulsion des Juifs d’Angleterre. Devenu président de la communauté juive de Toulouse, il mourut en 1348 des suites de la gifle pascale administrée traditionnellement chaque année par le comte de Toulouse au représentant des Juifs locaux.

Rabbi Mathatias Lévy, son fils, était un homme si versé dans les sciences mathématiques, l’astronomie, et la médecine que certains Juifs eux-mêmes le soupçonnaient de pactiser avec le diable. Constamment menacé de sorcellerie, obligé de fuir et de se cacher durant toute sa carrière de médecin, il finit, après l’édit de Charles VI ordonnant l’expulsion des Juifs de France, en Espagne au milieu du siècle suivant, sur l’immense dalle blanche du Quémadéro de Séville. Autour de lui, entremêlés aux fagots, se tenaient les trois cents Juifs de la fournée quotidienneSon fils Joakim témoigna avec éloquence de sa vocation. A moins de quarante ans, il composait un recueil de décisions spirituelles, ainsi qu’une vertigineuse description des trois séphiroth cabalistiques : Amour, Intelligence, Compassion. Il dut néanmoins fuir au Portugal à la publication de l’édit décrétant l’expulsion des Juifs d’Espagne, et fut ensuite vendu aux Turcs comme esclave quand Jean III du Portugal chassa à son tour les Juifs de son royaume. Un doute plane sur la fin du rabbi. Une ballade sentimentale la situe en Chine, sur la pointe d’un pal ; mais les auteurs plus réfléchis avouent leur ignorance.

Son fils Haïm, promis à Christ et baptisé d’abondance dans plusieurs couvents, connut un prodigieux destin ; élevé au couvent, ordonné prêtre, il judaïsait sous la soutane… Après maintes vicissitudes, trahi par un coreligionnaire, il est reconduit en Portugal. Là, on brise ses membres au chevalet ; on coule du plomb dans ses yeux, ses oreilles, sa bouche, son anus, à raison d’une goutte par jour ; on le brûle enfin.

Son fils Ephraïm Lévy fut pieusement élevé à Mannheim, Karlsruhe, Tübingen, Reutlingen, Augsbourg, Ratisbonne, toutes villes dont les Juifs furent non moins dévotement chassés. Enfin, il prit le chemin de la mort des Justes, frappé d’une pierre qui l’atteignit à Kassel.

Son fils Jonathan eut une vie plus recommandable. Il parcourut de longues années la Bohême et la Moravie – colporteur d’occasion, et prophète […] En ce temps-là, tous les Juifs d’Occident portaient l’uniforme d’infamie ordonné par le pape Innocent III […] Une heureuse indiscrétion révélant son essence de Lamed-waf, […] on le maria, il fut admis au séminaire du grand Yehel Mehiel où onze ans pour lui s’écoulèrent comme un jour. Lors, Ivan IV le Terrible annexait Polotzk en coup de foudre ! Comme on sait, tous les Juifs furent noyés dans la Dvina, à l’exception de ceux qui baiseraient la Sainte Croix, prélude à l’aspersion salvatrice d’eau bénite. Le tsar se montrant désireux d’exhiber à Moscou, dûment aspergé, « un couple de frétillants rabbinots », il fut donc procédé à la conversion méthodique de rabbi Yehel et rabbi Jonathan. En désespoir de cause on les fixa à la queue d’un petit cheval mongol, puis leurs dépouilles furent hissées à la branche maîtresse d’un chêne, où les attendaient deux cadavres de chiens ; enfin, à la masse balançante de chair, on apposa la fameuse inscription cosaque : DEUX JUIFS DEUX CHIENS TOUS QUATRE DE LA MÊME RELIGION.

Suivront Néhémias Lévy, puis Jacob (mort à Kiev en 1723), Haïm Lévy dit Le Messager installé à Zémiock en Pologne. Le récit se pose en ce lieu avec la vie, beaucoup plus longuement et intimement contée, de manière beaucoup plus détaillée, de Mardochée Lévy et de la belle Judith, laquelle donne naissance à Benjamin Lévy. Le couple et Benjamin échappent de peu au massacre des Juifs de Zémiock par les Cosaques durant la première guerre mondiale. A partir de cet épisode tragique les quatre cinquièmes restants de cet imposant roman se situent dans le contexte historique du XXe siècle. Benjamin s’exile en Allemagne car les Juifs allemands, lui avait-on dit, étaient si gentiment installés dans ce pays que nombre d’entre eux s’estimaient « presque » plus allemands que juifs. Ceci était sans doute fort curieux sinon louable, mais n’en démontrait que mieux la bonhomie et la douceur du caractère allemand.

Sic !

Il s’installe et fait venir sa famille à Stillenstadt, en français : « La ville tranquille ».

Re-sic !

C’est là que naît Ernie, qui devient le personnage principal des 250 dernières pages, Ernie dont l’enfance, l’adolescence se déroulent, marquées par la haine, les exactions, la Nuit de Cristal, dans l’Allemagne nazie, et dont la vie se poursuit dans la clandestinité en France, au rythme des rafles, des fuites, jusqu’à Drancy où, pour y rejoindre Golda, la femme qu’il aime et qui a été raflée à Paris, il convainc, après maintes supplications, les gardiens de l’interner :

– Je voudrais entrer au camp, s’il vous plaît. Je suis juif. Puis il assura sous son bras le petit baluchon des anciens de Zémyock et fit une courbette. – Tu entends ? dit le premier gendarme en désignant l’étoile d’Ernie, il est juif. Alors subséquemment que moi je suis gendarme.

La suite, l’horreur, le train, le wagon plombé, l’horreur, l’enchevêtrement des corps, l’horreur, la faim, la soif, l’horreur, les mourants, les cadavres, les vivants, enfants, vieillards, femmes, l’horreur, des jours et des nuits, la gare factice du camp d’extermination, le tri, l’horreur, la douche létale, l’horreur, l’horreur, l’horreur, la mort du Dernier des Justes…

Nos chroniques invitent souvent à lire les ouvrages sur lesquels elles portent. En l’occurrence, ce n’est pas une invite, c’est une incitation, une recommandation, une injonction : il faut lire, relire et faire lire Le Dernier des Justes, contribution majeure à notre devoir de mémoire collectif. Lecture souvent insoutenable, certes, mais la démonstration de la vérité, aussi immonde soit-elle, oblige, sans relâche, sans réserve, à mettre les mots sur l’innommable, à dire l’indicible. André Schwarz-Bart l’a fait, de façon puissamment expressive. Rendons-lui hommage en entrant dans son livre.

 

Patryck Froissart

 

Né à Metz en 1928, mort à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) en 2006, André Schwarz-Bart (né sous le nom d’Abraham Szwarcbart) est un écrivain français. Il est issu d’une famille juive polonaise dont trois des membres disparaissent après leur déportation au cours de la Seconde Guerre mondiale. Engagé dans la Résistance au cours de la guerre, puis, à son issue, ouvrier en usine, membre des jeunesses communistes, il passe son baccalauréat et obtient une bourse pour entreprendre des études à la Sorbonne. André Schwarz-Bart est surtout connu comme l’auteur du Dernier des justes qui obtient le prix Goncourt en 1959. Sept ans après ce prix, André Schwarz-Bart publie avec son épouse antillaise Simone Schwarz-Bart Un plat de porc aux bananes vertes, puis en 1972, La Mulâtresse solitude.

Finalement, après ce tour du monde affligeant, Benjamin opta en faveur du mot : Allemagne. Car les Juifs allemands, lui avait-on dit, étaient si gentiment installés dans ce pays que nombre d’entre eux s’estimaient « presque » plus allemands que juifs. Ceci était sans doute fort curieux sinon louable, mais n’en démontrait que mieux la bonhomie et la douceur du caractère allemand. Sur-le-champ et comme transporté d’enthousiasme, Benjamin imagina une sensibilité allemande, si exquise, si raffinée, si noble enfin que, pris de scrupule et saisis d’admiration, les Juifs en devenaient allemands jusque dans l’âme (Schwarz-Bart, André, Le Dernier des Justes, Cadre rouge, French Edition, p.108, Editions du Seuil, Édition du Kindle).

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)

Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 06.10.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresRoman

Biribi, Georges Darien, Editions de Londres, réédition format Poche, 2011, 360 pages 7,10 €

Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)

 

Biribi est un terme officieux qui désignait, non un lieu unique, mais un ensemble de compagnies disciplinaires installées dans des camps pénitentiaires, dans l’Afrique du Nord en cours de colonisation au XIXe siècle, où étaient déportés et internés les militaires français réfractaires ou indisciplinés.

Biribi est le titre d’un roman écrit en 1888 par Georges Darien et publié en 1890 par l’éditeur Alfred Savine, dont les éléments se fondent sur l’expérience personnelle de l’auteur.

« Le récit s’inscrit, dit en préface l’éditeur, dans la catégorie des romans et récits carcéraux, dont Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler, Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, ou encore Letter from Birmingham jail de Martin Luther King et les textes de Nelson Mandela. Il est aussi à l’origine du reportage d’Albert Londres sur ces mêmes camps disciplinaires, Dante n’avait rien vu, dont la publication entraînera la fermeture de… Biribi ».

L’auteur est un révolté. Tout au long de sa vie et de sa carrière littéraire, il s’attachera à dénoncer les bourgeois, la guerre, les catholiques, les antisémites, les nationalistes revanchards, les colonialistes, les exploiteurs, les pauvres soumis (dans une tradition littéraire qui n’est pas sans rappeler La Boétie et le Discours de la servitude volontaire (préface de l’éditeur).

Le personnage narrateur, portant le nom de Froissard (sic) et s’exprimant à la première personne, raconte sans fioritures les circonstances qui l’ont amené à prendre ses distances, dès son adolescence, avec le quotidien bourgeois, à la morale étriquée, de sa famille et, dédaignant le mode aléatoire de la conscription obligatoire par tirage au sort, à s’enrôler comme volontaire, tout en saisissant au moment même de la signature la contradiction entre cet engagement dans une structure soumise à un règlement rigide et sa volonté de se libérer du carcan des valeurs bourgeoises et des règles sociales en vigueur dans la vie civile, mais en acceptant cette contradiction comme étant le seul moyen de rompre avec son milieu.

La chose que je viens de faire, je le sais, était une chose forcée ; mais je sens que c’est aussi une chose bête, triste, et, qui plus est, irréparable.

Dès son incorporation, Froissard est confronté à la discipline forcenée que font régner dans l’armée française de cette époque des galonnés convaincus que leur mission est de faire de chaque homme sous leurs ordres un automate prêt à exécuter les ordres les plus insensés. Malgré les efforts louables qu’il fait durant les premiers mois pour s’intégrer, il devient vite par son comportement, de petites « réponses inconvenantes » en légers retards, l’un des troupiers portant sur son livret, pour les motifs les plus futiles, le plus grand nombre de « punitions », et il s’attire en conséquence la hargne des sergents qui, cercle vicieux, guettent de plus en plus la moindre occasion que leur offre volontairement ou non Froissard, un geste, une grimace, un mot, pour ajouter une ligne à son palmarès et pour signaler aux officiers supérieurs la conduite non réglementaire, puis l’indiscipline récurrente de ce mauvais Français. Il y met pourtant du sien, le Froissard. Mais cela ne marche pas. Même pas capable d’astiquer convenablement, comme un vrai soldat doit savoir le faire, ni ses bottes, ni la crosse ni le canon de son fusil, ce que notre homme rapporte avec humour :

Il y a encore une autre chose qui achève de me mettre mal dans les papiers de mes chefs. J’astique d’une façon déplorable ; et, malheureusement, on est assez porté, dans l’armée, à juger de l’intelligence d’un homme d’après le degré de luisant et de poli qu’il est capable de donner à un bout de fer ou à un morceau de cuir. « Faites-vous astiquer ! » me répète le capitaine, qui maintenant me fourre dedans, régulièrement, à chaque revue. Je n’ai pas le sou. Je ne peux pas me faire astiquer.

– Alors, vous n’arriverez à rien.

Ça ne m’étonnerait pas.

En attendant, je couche en permanence à la salle de police.

C’est dans cette salle de police que se joue la suite, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire :

Un soir, on vient m’y chercher. Il paraît qu’il y a du nouveau. On mobilise une batterie pour l’envoyer en Tunisie. On a dressé une liste des hommes qui la composent et je suis inscrit un des premiers. – Quand part-on ? – Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux, sans harnachement, sans rien…

En Tunisie, Froissard découvre avec dégoût les réalités triviales de la mission civilisatrice de l’armée coloniale.

Les femmes, le jeu, l’alcool, voilà les trois produits de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte aux indigènes de leurs mœurs grossières et sauvages.

Dans un premier temps, le train-train militaire, ponctué par les permissions de sortie dont il profite pour observer avec intérêt le pays et ses habitants, paraît presque supportable. Mais deux heures de retard au retour d’une de ces excursions lui valent à nouveau la prison. Dès lors les punitions, infligées en rafales par des sous-officiers lui ayant collé la qualification définitive d’irréductible insoumis, s’enchaînent et s’aggravent jusqu’à son internement dans un des bagnes disciplinaires de Biribi, puis dans un autre, des endroits épouvantables, isolés, enclos concentrationnaires hideux où il vivra dans les conditions les plus inhumaines trois longues années de galère.

La lecture en est poignante, jusqu’à en être souvent insoutenable. L’auteur reproduit crûment, dans une langue à la fonction violemment impressive, l’état de brute en lequel on s’obstine à le réduire par la succession interminable des brimades, des coups, des humiliations, des privations, des exactions dégradantes, des sévices accompagnant l’accomplissement forcé de tâches n’ayant aucun sens, aucune utilité. Le lecteur d’aujourd’hui ne peut s’empêcher de reconnaître dans ces tableaux infâmes une tragique esquisse des horreurs des camps de concentration du siècle qui a suivi celui de Biribi.

Malgré tout, une indomptable force de volonté lui permet de survivre, au milieu de l’hécatombe qui sera fatale à nombre de ses misérables compagnons de bagne, officiellement déclarés « morts pour la France » au terme d’un odieux calvaire. Le récit, évidemment postérieur à sa libération, de cet autre témoignage de ce que l’homme est capable de faire subir à ses semblables, en est, souvent marqué d’un humour caustique, cinglant, de toute la dérision et de l’ironie propres à faire ressortir, par un violent écart entre le fait relaté et la tonalité de la relation, avec une acuité maximale la globalité sordide du tableau et les souffrances personnelles du bagnard. Y sont dénoncés ainsi avec virulence :

– les effets pervers, sociaux, économiques, culturels, sur les populations locales, des conquêtes coloniales, le racisme affirmé, les spoliations, l’exploitation, les meurtres gratuits,

– la corruption systématique qui gangrène sur place tous les échelons de l’armée, consistant par exemple pour les officiers responsables des compagnies à réduire drastiquement les rations pour revendre à leur profit les surplus ainsi dégagés,

– le caporalisme bête et méchant, la volonté expresse d’asservir, d’assujettir et d’abrutir les soldats indisciplinés,

– l’encouragement à la délation, à la pratique de l’espionnage mutuel, au rapportage, à l’invention de faux témoignages,

– l’obséquiosité, le léchage de bottes, le souci effréné de plaire au supérieur, ce qui donne lieu à cette saillie moqueuse : « J’ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l’habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu’il aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué »,

– et par-dessus tout l’ignominie, le sadisme et l’infinie inventivité des bourreaux dans la déclinaison des supplices à infliger aux victimes.

Froissard s’en sort sauf mais meurtri. Sa vengeance, il la mûrit, il l’élabore. Il a décidé qu’elle sera littéraire. Il n’en veut point d’autre. Ce qui donnera ce roman antimilitariste à l’extrême, dont on peut citer en conclusion l’une des expressions les plus acerbes :

L’armée, c’est le cancer social, c’est la pieuvre dont les tentacules pompent le sang des peuples et dont ils devront couper les cent bras, à coups de hache, s’ils veulent vivre. Ah ! Je sais bien : le patriotisme !… Le patriotisme n’a rien à faire avec l’armée, rien…

Lire Biribi, c’est prendre une douche glacée : ça fait mal, mais ça lessive, et ça remet les idées en place.

 

Patryck Froissart

 

Georges Darien, né Georges Hippolyte Adrien en 1862 et mort en 1921, à Paris, est un écrivain français de tendance anarchiste, frère du peintre Henri Gaston Darien.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally (par Patryck Froissart)

J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 08.09.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes Livres

J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally, Editions Le Printemps, 2020, 83 pages

J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally (par Patryck Froissart)

 

Issa Asgarally, ami de JMG Le Clézio et exégète régulier de son œuvre, livre en cet essai une intéressante et pertinente analyse d’un des fondements spécifiques de l’écriture du lauréat du Prix Nobel, à savoir la récurrence de sa vision particulière, militante, de l’interculturel. L’origine de cette posture de l’interculturalité comme pilier de l’humanisme est d’abord familiale, ensuite conjugale. Le Clézio, né à Nice dans une famille d’origine mauricienne, cumule dès l’enfance la double culture créole et française. Tout jeune, JMG rejoint son père, médecin anglophone de nationalité britannique, au Nigéria, où il appréhende les cultures locales (L’Africain). Plus tard, il marchera, à Rodrigues, sur les traces de son grand-père mauricien, chercheur d’or, et se plongera dans l’environnement créole de cette île isolée (Le Chercheur d’or, et Voyage à Rodrigues).

Par ailleurs, par l’entremise de son épouse marocaine Jemia, et en sa compagnie, il part sur la piste des origines de sa compagne avec qui il partage un temps « le quotidien des Aroussiyine », dans l’extrême-sud du royaume, dans cette région aride et rude nommée Seguia El Hamra (Gens des nuages et Désert).

Tout naturellement, dans le contexte spatio-temporel de cette histoire familiale, Le Clézio lui-même devient précocement et reste un éternel voyageur, non pas tel un visiteur qui passe, mais tel un découvreur, un humaniste positivement curieux, qui s’installe, qui séjourne, longuement, ici puis là, qui prend le temps d’appréhender, de comprendre les cultures au sein desquelles il en vient à se fondre, à s’en imprégner et à les intégrer dans sa vision globale du monde : celles de l’Afrique et du Maroc dans lesquelles il a passé de longues périodes, celles, amérindiennes, d’Amérique du Sud et du Mexique où il a longtemps résidé, celles, asiatiques, en particulier de cette Corée où il a vécu également, et celles, cosmopolites, des Mascareignes dans lesquelles il vient régulièrement rechercher et retrouver les racines de son arbre généalogique dont de multiples branches locales partagent toujours son patronyme.

Exploitant ces diverses pistes, ces itinéraires complexes, Asgarally les confronte d’une part à l’œuvre littéraire qu’il connaît intimement, qu’il a souvent analysée, commentée en critique éclairé, d’autre part aux nombreux discours publics de Le Clézio et au contenu des colloques, conférences et émissions radiophoniques et télévisuelles auxquels l’écrivain prolifique a participé. Il en tire une douzaine de constantes :

– la récurrence de ce qu’il appelle « rapprochements », que sont les réminiscences, comparables à la madeleine proustienne, dans le fil des écrits de JMG, réminiscences survenant au hasard des voyages et rapprochant des lieux fréquentés à des époques parfois lointaines l’une de l’autre ;

« Parfois je marche dans les rues d’une ville, au hasard, et tout d’un coup, en passant devant une porte au bas d’un immeuble en construction, je respire l’odeur froide du ciment qui vient d’être coulé, et je suis dans la case de passage de Abakaliki… ».

– l’importance de l’interculturalité en lieu et place de la confrontation des cultures pour espérer voir un jour disparaître les guerres. A noter qu’Issa Asgarally est lui-même l’auteur d’un ouvrage intitulé L’interculturel ou la guerre, préfacé par Le Clézio ;

– les dérives potentiellement conflictuelles des revendications identitaires (avec évidemment des références aux Identités meurtrières d’Amin Maalouf)

– une tendance assumée à tenter de déconstruire l’histoire officielle, dominante, comme dans cet autre livre de Maalouf : Les Croisades vues par les Arabes. Asgarally cite des extraits de cet essai dans lequel JMG renverse la vision européenne de la conquête des Amériques : Le rêve mexicain ou la pensée interrompue

– une opposition affirmée aux théories de Samuel Huntington sur l’avènement inéluctable d’un Choc des civilisations.

« Je ne crois pas à l’affrontement. Je déteste Huntington et sa théorie du choc des civilisations […] Je ne crois pas qu’il y ait ‘nous’ et ‘les autres’, le monde occidental d’un côté et, de l’autre, une sorte de monde barbare, à l’affût de la moindre de nos faiblesses ».

– l’enrichissement culturel personnel et les conséquences humanistes bénéfiques qui découlent de vraies « rencontres » avec l’autre, toute velléité jetée aux orties d’imposer à cet autre ce dont on est culturellement porteur ;

– la volonté délibérée de traverser/transgresser, pour finalement les abattre, les frontières socio-culturelles ;

– dans le domaine particulier de la philosophie, le souci répété d’une ouverture, dans les universités occidentales, aux philosophies orientales, arabes, asiatiques, amérindiennes, afin de sortir du vase certes important mais fermé et exclusif de l’héritage grec ;

– une passion fortement exprimée pour l’interculturalité cinématographique, sans exclusive aucune (par exemple un intérêt déclaré pour le cinéma bollywoodien)

– la mise en parallèle de cultures paraissant a priori n’avoir aucun trait commun, par exemple en « ré-unissant » entre elles l’île Maurice et l’île de Jeju (Corée) ;

– la nécessaire intégration de l’interculturel dans l’enseignement ;

– enfin et par-dessus tout, l’importance fondamentale de la littérature mondiale dans l’appréhension du multiculturalisme et de l’interculturel.

En conclusion, on ne peut que constater qu’Issa Asgarally marche dans l’œuvre de Le Clézio en absolu connaisseur des lieux et des faits. Cet essai pourra être fort utile, certes, aux étudiants en littérature ayant à entrer et à évoluer dans l’univers Le Clézien, et sera aussi pour tout amateur des écrits de JMG d’une lecture propre à lui apporter un éclairage érudit sur les traits fondamentaux d’une œuvre monumentale.

 

Patryck Froissart

 

Issa Asgarally, né à Port-Louis, Ile Maurice, est docteur en Linguistique de l’Université Paris V-René Descartes, professeur à l’Institut de l’Education de Maurice, présentateur du magazine littéraire Passerelles à la télévision mauricienne, directeur de publication de Italiques, magazine des livres, coordinateur du Prix littéraire Jean-Fanchette de la Mairie de Beau-Bassin/Rose-Hill.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun (par Patryck Froissart)

Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 13.09.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes Livres

Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun, Folio, juin 2022, 257 pages, 7,80 €

Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun (par Patryck Froissart)

 

A Tanger, au sous-sol de sa maison bourgeoise dont il a abandonné et quasiment condamné les niveaux supérieurs, un couple survit dans la précarité voulue, proche de la misère, d’une cave aménagée de façon rudimentaire, au rythme d’incessantes querelles sordides.

Le roman est fait de l’alternance régulière, en de courts chapitres, des voix, à la première personne, de ces deux personnages principaux, Mourad le mari et Malika l’épouse. S’y intercalent ici et là, épisodiquement, celles des fils, Moncef, émigré au Canada, et Adam, employé, marié et établi à Tanger. Intervient plus régulièrement celle, puissante, poignante, posthume, de la fille, Samia, dont le destin tragique, aux circonstances absolument occultées par les narrateurs alternatifs, y compris par elle-même, jusqu’au dernier quart du récit (ce qui entretient ainsi un suspense captivant pour le lecteur), a précipité la détérioration d’une relation conjugale déjà fortement dégradée au moment où se produit ce que chaque protagoniste n’évoque jamais plus précisément que par cette expression unique et pudique : « la tragédie ».

Enfin apparaît soudainement un personnage supplémentaire, Viad, un migrant mauritanien haratine clandestin que Malika embauche comme homme de ménage et à qui l’auteur donne immédiatement voix au chapitre. Dans l’entrecroisement et l’entrechoquement de ces visions multiples se dessinent progressivement les vies des personnages dans le fil de quoi se construisent expressivement les traits psychologiques de caractères dont la complexité et les contradictions apparaissent sous l’effet de diverses circonstances.

Mourad, fonctionnaire, d’esprit humaniste dégagé des traditions dogmatiques, initialement décidé à ne jamais céder à la corruption active et permanente qu’exercent ses collègues comme faisant partie d’un système définitivement installé, finit, poussé à bout par les injonctions que lui assène quotidiennement son épouse à « faire comme tout le monde » pour compenser la modestie de ses émoluments, par intégrer ce processus socio-économique jusqu’à en devenir l’un des meilleurs pratiquants, à contrecœur, et à contrecourant de ses propres valeurs morales. Cette abdication, qui met fin au goût de miel des premières années conjugales, et qui entraînera d’autres écarts de conduite dans d’autres domaines, fait de lui un homme amer, torturé, puis désabusé, et de plus en plus velléitaire.

« La corruption était devenue une drogue. Avant, je la combattais, à présent je l’attendais. Je faisais des projets en fonction des dossiers déposés sur mon bureau. […] Il arrivait que je triple mon salaire. […] Je n’étais ni juste ni moral. Je me complaisais dans cette situation en reniant tout ce que mes parents m’avaient inculqué. […] Ma lâcheté me sidérait ».

Malika, élevée dans « la tradition », a décidé d’instaurer dans l’éducation de ses enfants les règles de comportement qui lui ont été inculquées. Son avarice, héritée de ses parents, ses exigences financières pour un train de vie petit-bourgeois, sa rigidité morale provoqueront l’éloignement de ses fils devenus adultes et, par l’impossibilité de communication qu’imposent les valeurs puritaines qu’elle a érigées en règles absolues, seront l’une des causes de la « tragédie ». L’auteur l’amène pourtant, lorsqu’elle rencontre et embauche Viad l’haratine, un noir, rendez-vous compte, à accomplir à l’encontre des conventions et convictions sociales et raciales dont elle est héréditairement porteuse, une action d’une magnifique noblesse de cœur.

Le regard qu’elle porte sur son mari, la haine qu’elle lui témoigne au fond de leur cave/caveau (bien qu’un reste d’affection, qu’elle étouffe, survive au fond d’elle et malgré elle), le dégoût, le ressentiment qu’elle éprouve à son encontre, le rendant responsable de tous ses malheurs, son naturel acariâtre, et une hypocondrie chronique qui la fait se plaindre à longueur de jour et de nuit : chez elle aussi le miel des premières lunes est devenu définitivement amer.

Et puis y’a les autres, chanterait Brel.

Les fils qui ne viennent plus, ou plus assez souvent, les belles-filles qu’elle ne supporte pas (c’est réciproque), le monde entier indifférent à sa souffrance…

« J’ai mal. J’ai mal partout. De la tête aux pieds. Même mes cheveux me font mal. Et personne ne vient me soulager. Lui, il dort et il ronfle. Il ne me regarde plus, ne me parle plus, je suis devenue invisible, transparente. C’est ça qui me fait mal. Rien n’est à sa place ».

Et puis il y a Viad. Le Noir, l’insignifiant, le « rien », le sans-foyer, l’apatride, celui qui est victime des pires humiliations dans ses relations avec les représentants ordinaires d’une société qui considère toujours l’homme de couleur comme un être inférieur, c’est celui qui sauve l’honneur du couple, qui lui rend une sacrée dose de dignité. Bravo ! Un retournement brutal des clichés les plus tenaces, une gifle sociologique dont on saura gré à Ben Jelloun.

La bonne action, la générosité, la noblesse morale revenue, pour un instant, pour un instant seulement, mais quel instant ! Et en retour, la reconnaissance ! Un beau personnage, Viad !

« Même si j’ai abandonné l’idée d’émigrer en Europe, l’envie d’aller ailleurs me taraude. Mais je n’ai pas le courage de laisser ces pauvres vieilles personnes se saccager seules. Mon devoir est de les aider ».

Il y a Samia… la fille, l’innocente, qui idéalise le monde, qui écrit des poèmes, ce qui lui sera fatal. On ne dira ici rien de plus de ce personnage attachant, dont le rôle est primordial dans le schéma narratif. On ne dévoilera pas le secret, gardé pendant 200 pages, de « la tragédie » qui la frappe, dont le poids écrase les protagonistes. Tout lecteur t’aimera, Samia, et pleurera. On dira seulement que son destin est hélas la manifestation aiguë du statut chroniquement réservé à la moitié féminine de l’espèce humaine, et que ce que dénonce l’auteur en lui faisant subir ce qui lui arrive n’est en soi, encore hélas, qu’un des travers pervers d’une société dans laquelle la rigidité imposée par la morale religieuse, le corset des traditions et le pouvoir corrupteur de l’argent et du statut social ont pour inévitables revers une hypocrisie ambiante, des comportements louches, des frustrations douloureuses et potentiellement explosives, la servilité des échines courbées, la complaisance obligée, l’impunité des crimes des puissants, la résignation et le silence des faibles.

Tahar Ben Jelloun brosse un tableau impitoyable des sombres tares d’une société ainsi hiérarchisée, compartimentée, figée dans ses multiples contraintes. Mais qu’on ne fasse pas une fixation sur le pays dans lequel se déroule cette sinistre saga ! Les vices ici mis crûment en lumière ne sont pas l’apanage exclusif du royaume. Ils se retrouvent partout ailleurs, qu’on veuille l’admettre ou non, sous d’autres aspects, plus ou moins occultés, plus ou moins dénoncés.

C’est peut-être la conclusion à tirer de cette lecture.

 

Patryck Froissart

 

Né à Fès, en 1944, Tahar Ben Jelloun est un écrivain et poète marocain de langue française. Après avoir fréquenté une école primaire bilingue arabo-francophone, il étudie au lycée français de Tanger jusqu’à l’âge de dix-huit ans, puis fait des études de philosophie à l’université Mohammed V de Rabat, où il écrit ses premiers poèmes, recueillis dans Hommes sous linceul de silence (1971). Il enseigne ensuite la philosophie au Maroc. Mais, en 1971, à la suite de l’arabisation de l’enseignement de la philosophie, il doit partir pour la France, n’étant pas formé pour la pédagogie en arabe. Il s’installe à Paris pour poursuivre ses études de psychologie. À partir de 1972, il écrit de nombreux articles pour le quotidien Le Monde. En 1975, il obtient un doctorat de psychiatrie sociale. Son écriture profitera d’ailleurs de son expérience de psychothérapeute (La Réclusion solitaire, 1976). En 1985, il publie le roman L’Enfant de sable qui le rend célèbre. Il obtient le prix Goncourt en 1987 pour La Nuit sacrée, une suite à L’Enfant de sable. Il participe en octobre 2013 à un colloque retentissant au Sénat de Paris sur l’islam des Lumières avec Malek Chebel, Reza, Olivier Weber, Abdelkader Djemaï, Gilles Kepel et Barmak Akram. Tahar Ben Jelloun vit actuellement à Tanger. Il est régulièrement sollicité pour des interventions dans des écoles et universités marocaines, françaises et européennes.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen (par Patryck Froissart)

Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 20.09.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRoman

Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen, Editions de l’Âne qui butine, trad. Christoph Bruneel, 215 pages, 22 €

Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen (par Patryck Froissart)

 

L’Âne qui butine ne grappille pas au hasard. Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, est une de ces fleurs rares que notre équidé littéraire a le don de débusquer. Dès les premières lignes on est transporté dans une jungle parallèle, un monde étrange, luxuriant et luxurieux, étrange et familier, dont les personnages sont présentés comme des pré-adolescents, où le taux d’innocence que l’on peut encore prêter à des « enfants » de douze treize ans est déglingué par le plus hallucinant déballage de toutes les horreurs, perversités et déviances que notre espèce a su imaginer et pratiquer depuis qu’elle s’est qualifiée d’humaine.

Déviances, déviations… dévoiement aussi au sens diarrhéique du terme, exprimé ici par le flux logorrhéique de l’écriture.

L’auteur, Jean-Pierre Verheggen, n’est certes pas constipé du lexique, et, s’il ne tourne pas sept fois sa plume dans son encrier avant de la faire fuser sur les lignes, et s’il n’a nul besoin de la tailler pour la rendre plus acérée, c’est qu’elle est, de nature, à la fois si volante, si violente, si précise, si chargée, si impatiente de couler son dessein, qu’elle semble perpétuellement en parfaite correspondance, en totale simultanéité, en absolue spontanéité avec l’imagination aux impulsions fantaisistes ininterrompues de celui qui n’a plus qu’à laisser courir l’une et l’autre de conserve.

Le narrateur, pluriel, se désigne, comme sujet et acteur, sous le pronom « nous ». Le texte est construit très régulièrement, en intégralité, en une succession de paragraphes bien délimités d’une dizaine à une vingtaine de lignes. Chacun de ces segments narratifs commence invariablement, anaphoriquement, par le « Nous » du narrateur suivi d’un verbe à l’imparfait, l’entrée de loin la plus fréquente étant « Nous aimions ». On rencontrera aussi, moins récurremment, « Nous vivions », et, plus rarement, « Nous osions », « Nous étions », « Nous méprisions », « Nous détestions », et « Nous avons aimé ». Le « Nous » s’oppose de façon systématique, ouvertement, explicitement aux « Ils » et « Eux ». A qui réfère ce Nous ? C’est dit ainsi : « Nous n’étions cependant que des enfants du sous-prolétariat agricole wallon ». Et, l’affirment-ils complaisamment, ces enfants sont là dans le rôle de « véritables créateurs de mauvais génie ». Par déduction, « Eux » sont les adultes.

La confrontation est permanente, universelle pourrait-on dire : elle est déclinée, méthodiquement, sur toutes les thématiques imaginables, chacune couvrant un nombre variable de ces paragraphes, de ces sections, quasiment de ces versets qui se succèdent dans la suite narrative. Expressions de haine visant des symboles socio-culturels, objets de cultes malsains, cibles humaines d’extrême exécration, cruautés gratuites parfois entremêlées d’amours morbides à l’encontre d’animaux élus : crapauds, serpents, porcs, quitte à endosser l’habit de charlatans vétérinaires (statut d’un irréalisme voulu s’agissant d’enfants, ce qui oriente le lecteur vers la piste de l’onirisme) pour maltraiter les bestiaux de ferme en ferme, dénonciation, par une imitation exacerbée, des hypocrisies sociétales courantes, immondes manifestations scatologiques, art de la dissimulation, glorification de la prostitution et de la vénalité, pratique revendiquée de l’effronterie et de la provocation, scénographies masochistes et mises en scènes sadiques que n’aurait pas désavouées le divin marquis, don soigneusement cultivé pour le mensonge et l’affabulation, exercice de la magie noire, du blasphème, du sacrilège organisé, jeux barbares sur et avec des vieillards égrotants et décatis ou, à l’occasion, des débiles mentaux, des fous, des innocents baveux agités par une libido incontrôlée, fascination macabre pour la mort et les macchabées, quête dépravée de gnomes, de bossus et d’autres individus difformes à prendre pour victimes ou à associer à l’invention, jamais à court d’idée, de nouvelles turpitudes, il y a là de tout cela et bien davantage dans ce livre étonnant, mieux, détonnant, où, par-dessus le marché, toutes les circonstances énumérées ci-avant s’inscrivent dans un bouillonnement constant de gestuelles sexuelles en des parties solitaires ou collectives, celles-ci se déroulant exclusivement entre garçons.

Cette énumération risquerait de faire accroire que la lecture pourrait en être rebutante, ou révoltante. Il n’en est rien, sauf pour les âmes sensibles et les censeurs défenseurs de la morale installée. La construction, le style, le rythme, l’exceptionnelle richesse lexicale, la culture véhiculée, la connaissance transversale des travers de l’espèce, le paradoxe a priori extravagant mais procédé de distanciation fort efficace que constitue le fait d’avoir fait incarner par une bande d’enfants (dont on ne saura jamais rien d’autre que ce que ce « nous » raconte de leurs actes immoraux) toutes les hideurs du monde, la pratique de l’avancement de l’écriture par associations d’idées, et surtout et essentiellement la fonction poétique du texte (abondance d’images, d’assonances, d’allitérations, propositions nominales ou univerbales, alternance de saccades, de cascades, et de phrases longues…) en rendent le cours plaisamment navigable.

La fin est abrupte.

« le premier vendredi d’octobre, l’hiver, pourtant, vint nous cueillir au nid »

« nous mourûmes »

Soit ! On a fait le tour. On a tout vu, tout fait, tout connu de toutes les horreurs possibles. On a tout humé, à pleins poumons, à bon et à contre-gré, de ces autres fleurs du mal. Il est certain que la partie équivalente en néerlandais sur les pages de droite recèle tout autant de belles surprises que le texte en français qui lui fait face. Les lecteurs bilingues ont bien de la chance.

Avis aux amateurs : l’édition est limitée à 500 exemplaires.

J’ai le mien, numéroté 205. Il trône dans ma bibliothèque. Il ne la quittera plus.

Exemples parmi la fréquence des allitérations : les « fuyants fluides fluctuants » ou les « crises, crimes, crèmes »…

 

Patryck Froissart

 

Jean-Pierre Verheggen est un écrivain et poète belge de langue française né en 1942 à Gembloux. Entre Poésie et Humour. A participé dans les années 70 à la célèbre revue TXT, avant-garde radicale de l’entreprise « textuelle ». En 1990, il est conseiller du ministre de la Culture, et depuis 1992, chargé de mission spéciale à la Promotion des Lettres françaises de Belgique. Sa poésie est une poésie orale, un incessant remaniement de la langue qui avec calembours, dérision et trivialité ne manque pas de truculence ni d’humour. Il a reçu, en 1995, le Grand Prix de l’Humour Noir pour Ridiculum vitae et pour l’ensemble de son œuvre.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Lunar Caustic, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Lunar Caustic, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.09.22 dans La Une LivresEn VitrineCette semaineLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanEditions Maurice Nadeau

Lunar Caustic, Malcolm Lowry, Editions Maurice Nadeau, trad. de l'anglais Clarisse Francillon,Poche, mai 2022, 222 pages, 9,90 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Lunar Caustic, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

 

 

Cette réédition du texte de Lowry (longue nouvelle ou court roman ?) par la maison Maurice Nadeau, dans sa nouvelle Collection Poche, réunit, initiative fort appréciable, non seulement l’ultime version, la plus achevée, celle de 1963, intitulée Lunar Caustic, parue à titre posthume dans la Collection Les Lettres Nouvelles, mais aussi celle de 1956, ayant pour titre Le Caustique Lunaire, mais encore, en préface, ce qu’en écrivait Maurice Nadeau en 1977 dans Les Lettres Nouvelles, mais en outre, en postface, « Malcolm mon ami », un texte témoignage de Clarisse Francillon, laquelle, traductrice de chacune des versions françaises, a accueilli l’écrivain lors des séjours qu’il a effectués à Paris, a travaillé avec lui sur la traduction, et a été l’intime témoin de sa dépendance de tous les instants à l’alcool.

Le personnage, présenté d’abord comme un être anonyme (« un homme »), dont on apprend plus tard qu’il se donne le nom de Bill Plantagenet après avoir dit s’appeler H.M.S. Lawhill, est, au début du récit, un individu ivre qui rôde, près des quais du port de New-York, de bar en bar tout en gardant comme point de mire un hôpital psychiatrique à la porte duquel, en perdition, après avoir absorbé la plus grande quantité possible de libations, il finit par frapper comme à celle d’un ultime refuge, d’une obligatoire étape dans le cours a priori sans fin d’une irrésistible errance et dans la trajectoire délibérée d’une déchéance dont il éprouve lucidement et douloureusement l’abîme.

Lorsqu’il émerge, péniblement, progressivement, du coma éthylique dans lequel il a sombré dès son entrée dans l’établissement, il découvre, d’abord comme une fantasmagorie, le quotidien décalé de l’asile de fous. Redevenu lucide, il se lie d’amitié avec l’adolescent psychopathe Garry, inlassable raconteur d’histoires s’achevant récurremment par un naufrage ou par des bâtiments en ruine, et le vieux M. Kalowsky, tuberculeux, interné à la demande de son frère.

Bill et ses deux amis formant bloc, c’est leur relation et leurs réactions face aux autres pensionnaires, face au personnel de l’hôpital, face à la succession de situations tragi-burlesques, qui constituent le corps du récit, lequel est jalonné d’échanges verbaux souvent sans queue ni tête au sein du trio d’une part, avec les autres d’autre part, en particulier avec le nègre hyperactif Battle qui passe son temps à chanter, à danser, à faire le sémaphore et à escalader la cheminée.

Par l’usage exclusif, adopté par l’auteur, de la focalisation interne, le lecteur voit et analyse le décor, les situations, les comportements des protagonistes par la vision qu’en a Plantagenet, qui n’est pas fou et qui n’est que de passage, et partage intimement les sensations, les hallucinations, les impressions, le mal-être que le personnage éprouve, avant et pendant son internement volontaire, ainsi qu’à sa sortie. L’atmosphère de vie marginale, de monde parallèle, d’illogisme permanent qui émane du récit, bien qu’ayant ainsi une forte dimension subjective, est toutefois perçue comme étant d’une plausible réalité, pour autant que le lecteur spectateur de cette nef des fous ait quelque expérience de rencontres, fortuites, éphémères ou prolongées avec des individus psychotiques.

Les échanges verbaux, dont le style, le contenu, le registre et l’accent caractérisent chacun des personnages précités tout en reflétant leur désordre mental, contribuent à créer cet effet de « réalité déphasée », et à animer un ensemble de scènes dont la tonalité tragique, sous l’immédiateté superficiellement ubuesque des actes et des propos, rappellera, à ceux et celles qui ont vu le film, l’ambiance pesante, angoissante du Vol au-dessus d’un nid de coucous. Car ces quelques jours que passe le lecteur dans ce lieu hallucinant sont l’occasion pour l’auteur d’en dénoncer les pratiques indignes, que le docteur Claggart, directeur du site, tente d’excuser, lors d’un long entretien avec Bill, par la faiblesse des moyens que lui accorde la municipalité. Mais ce qui en ressort, c’est l’évolution de l’état psychique de Bill Plantagenet, le trouble sans issue dans lequel se retrouve ce Britannique venu à New York, accompagné de sa femme Ruth, jouer du jazz avec son orchestre « Les Sept Cantabs Hot ».

Ayant perdu, on ne sait dans quelles circonstances, probablement dans les tourbillons d’une dérive alcoolique fatale, à la fois son épouse et son orchestre, il échoue dans les rues du port où, son permis de séjour ayant expiré, on le rencontre au début du récit, hagard, hanté, dans son éthylisme devenu chronique, par la vision des bateaux et par une quête inaboutie de l’endroit où aurait vécu Melville. L’obsèdent ainsi le rêve d’embarquement pour le retour au pays et le désir morbide de se lancer à la poursuite, qu’il sait devoir se terminer, comme celle d’Ismaël, par sa propre fin, de son cachalot intime. Rêves qui sombreront lamentablement dans le cycle immédiatement renouvelé de la tournée des bars dès la sortie de l’hospice. Une fin pessimiste qui annonce celle de l’auteur, lui-même alcoolique invétéré.

Il est fort intéressant de pouvoir comparer cette version de 1963 avec la version antérieure, reproduite intégralement dans cette édition. Le texte en semble beaucoup moins poétique, beaucoup moins décalé, et finalement moins « réaliste ». Les fulgurances hallucinatoires de Plantagenet y sont moins impressionnantes. Le fait que le docteur-directeur de l’hôpital soit ici un cousin de Bill crée une familiarité relationnelle, une proximité qui rend leurs entretiens plus improbables que l’effet de froide distanciation « technique » qui caractérise la façon dont Claggart s’adresse à son patient éphémère dans l’édition posthume. Il est à noter que cette version précédente se terminait, en apparence, contrairement à la dernière, malgré la rechute alcoolique, sur une note d’espoir (modérée par l’adjectif « nocturne ») :

« Sur la rivière véloce, un bateau s’effilait en poignard orné de gemmes, jailli de l’étui noir de la ville. […] Il eut la sensation singulière que c’était là son bateau, celui où il embarquerait pour son voyage nocturne sur la mer ».

Maurice Nadeau, en 1977 : « On comprendra […] pourquoi nous avons tenu à publier ensemble deux versions qui se ressemblent en de nombreux points, où reviennent les mêmes personnages et qui se terminent sur la même catastrophe intime, mais qui diffèrent quant à la signification que, pour son personnage, l’auteur entendait donner à son récit, comme elles diffèrent par la facture même de ce récit, nettement plus élaboré dans sa version posthume ».

On appréciera le récit biographique en postface, par Clarisse Francillon, qui illustre clairement (il serait hasardeux de dire qu’il « explique ») le rapport étroit entre Lunar Caustic et les évènements ayant ponctué la vie heurtée de l’auteur, et particulièrement lorsque la traductrice raconte les circonstances alcoolisées du séjour effectué par l’auteur à Paris, séjour ayant pour but sa « collaboration » à la traduction de ce texte hors normes.

« Collaborer, cela signifia pour lui, tout au long de ce séjour, s’asseoir parfois devant une table, extraire de sa poche un vestige de crayon, griffonner un bout de la préface ou de l’introduction qu’il avait projetée, qu’il avait solennellement promise et qu’il jugeait indispensable […] Et puis il laissait tout en plan… ».

Et reprenait la ronde infernale des tournées des cabarets…

 

Patryck Froissart

 

Né dans le port anglais de Birkenhead en 1909, décédé à Ripe en 1957, Malcolm Lowry s’engage à dix-huit ans comme steward pour aller jusqu’en Chine, et il interrompt ensuite ses études à l’université de Cambridge pour s’embarquer comme chauffeur sur un cargo. Ce goût des voyages, dont le court roman Ultramarine (1933) est le reflet, le mènera en France, aux États-Unis, au Mexique, au Canada. Mais sa plus grande aventure sera celle de son roman Au-dessous du volcan (Under the Volcano, 1947).

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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