25/03/2024

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)

le 23.11.23 dans La Une CEDJaponLes ChroniquesLes Livres

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki, Gallimard, Folio, 2022, trad. japonais, Anne Bayard-Sakai, 196 pages

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)

 

Qui se joue de qui dans ce chassé-croisé d’une passionnante et croissante malignité entre quatre protagonistes, dans cette mascarade érotico-tragique dont les étapes licencieuses sont mises en scènes tantôt complémentaires tantôt contradictoires, tantôt faussement inavouées, tantôt feintement désavouées, dans le journal intime que tiennent simultanément et prétendument secrètement, tout en se répondant implicitement et indirectement, les deux personnages principaux ?

Le démiurge initial, professeur d’université, a pour femme, a priori « vertueuse », Ikuko, attachée, par son éducation, par son appartenance sociale, aux valeurs morales bourgeoises japonaises traditionnelles. Leur fille Toshiko est virtuellement promise à épouser M. Kimura, un personnage tout autant respectable que les membres de cette honorable famille que son statut de prétendant autorise à fréquenter régulièrement.

Le professeur tient depuis des années un journal dont il cèle les liasses en un tiroir soigneusement fermé à clef. L’épouse présume, ou sait, pour en avoir peut-être survolé subrepticement quelques passages après avoir trouvé par hasard la clef « entre différents livres de sa bibliothèque, ou parfois sous le tapis », qu’il s’agit de notes professionnelles, d’écrits scientifiques sans intérêt pour elle, et qu’il n’y est jamais fait la moindre allusion à leur vie conjugale.

Tout change quand le professeur pressent que son épouse et M. Kimura semblent éprouver l’un pour l’autre les prémices, à ce stade totalement refoulées, d’une attirance inconvenante.

Le roman commence par une page que le professeur date d’un premier janvier (symbole d’un soudain changement d’ère) :

Désormais, je noterai dans ce journal tout ce qu’hier encore j’hésitais à lui confier. J’ai préféré jusqu’à présent éviter d’entrer dans les détails de ma vie sexuelle et de notre vie conjugale. Tout cela de crainte que ma femme, lisant ce journal en cachette, ne se mette en colère…

C’est alors que le professeur expose ce qu’il est certain d’avoir découvert des compétences sexuelles potentielles exceptionnelles de son épouse, qu’elle-même a toujours inconsciemment enfouies sous sa morale bourgeoise, et qu’il fait le vœu de désinhiber, pour en tirer pour soi un profit sexuel maximal, en « utilisant » l’inclination qu’elle semble manifester pour leur hôte de plus en plus assidu.

Le cahier, comme de coutume, est « soigneusement » caché dans un des tiroirs du bureau personnel du professeur. Mais voici que Madame en trouve inopinément la clef à terre. Accident, ou invitation sournoise à une lecture opportunément pseudo-clandestine ?

Débute alors dans la foulée narrative la transcription du journal que tient pour sa part, tout aussi supposément secrètement, Ikuko, femme jusqu’à ce jour pudique, voire pudibonde, en des pages ouvertes pour le lecteur voyeur (serait-il donc écrit pour être lu par un mari qu’on soupçonne d’être indiscret ?) à la date du 4 janvier :

Il est arrivé aujourd’hui une chose curieuse. Cet après-midi, je suis entrée dans le bureau de mon mari, profitant de ce qu’il était sorti se promener, afin d’y faire le ménage que j’avais remis durant les trois premiers jours de l’année ; j’y ai trouvé une clef, tombée devant la bibliothèque […]. Ce qui n’a peut-être pas de signification particulière. Mais je n’arrive pas à croire que mon mari ait pu laisser ainsi tomber cette clef par inadvertance…

C’est ainsi que la clef (titre du roman), symbole littéraire universel de possible accès aux lieux clos interdits et conséquemment aux actes défendus, ouvre au couple, bientôt rejoint, dans son jeu de dupes consentantes, par M. Kimura, puis, un peu plus tard, par Toshiko, la porte sur un véritable espace « boudoir » élargi, dans l’intimité de quoi vont se dérouler des scènes de plus en plus anti conventionnelles dont le divin marquis n’eût pas désavoué la croissante lubricité, à ceci près que les détails, contrairement à celles que déploie crûment notre grand philosophe, en sont contenus dans un très savant flou artistique dont le caractère suggestif, paradoxalement, décuple la saveur érotique.

Le jeu est astucieusement mis en récit sous la forme d’extraits alternés des deux journaux que tiennent presque au quotidien les deux narrateurs jusqu’au 15 avril, jour où s’arrête, pour une cause tragique, le cahier du professeur, alors que se poursuit celui d’Ikuko, jusqu’à sa clôture en juin sur la perspective d’une suite possible qui met en évidence l’évolution du caractère d’une épouse de plus en plus décomplexée, jetant aux orties, un à un, une à une, en se libérant sexuellement, progressivement mais irréversiblement, tous les chastes scrupules, toutes les règles morales, tous les interdits qui cadraient sa vie d’avant le premier janvier.

Le plan de Kimura consiste à épouser Toshiko quand le moment paraîtra propice, de manière que, les formes étant ainsi respectées, nous puissions vivre tous trois dans cette maison. Toshiko, en somme, accepterait de se sacrifier pour sa mère, afin de sauver les apparences…

Initiateur de cette métamorphose, l’époux en aura été la victime collatérale, l’une des dynamiques narratives portant sur la rapide dégradation de sa santé physique et mentale, suivie et commentée d’abord avec inquiétude, puis avec de moins en moins de compassion par une Ikuko qu’obnubile graduellement l’appétence charnelle qu’elle éprouve pour son jeune amant.

Roman féministe quoi qu’il en soit ?

Moi qui suis née dans une vieille famille de Kyoto aux mœurs désuètes, élevée dans une atmosphère féodale, je l’ai épousé sans vraiment réfléchir, me soumettant à la volonté de mes parents, car on m’a toujours fait croire que ce devait être cela, un couple, si bien que bon gré mal gré je n’avais d’autre choix que de l’aimer.

Mais surtout, littérairement, formidable entrelacs de tensions intellectuelles et sentimentales, de pulsions retenues puis désentravées, d’amour et de remords, de ruses et de tromperies, d’aveux et de désaveux, de feintes crédulités, de fausses pudeurs, de luttes intérieures, de simili pièges scabreux, de vrais libertinages… ce que résume le professeur dans une de ses pages :

J’ai dit de ma femme qu’elle était sournoise, mais je le suis moi-même au moins autant. Rien d’étonnant à ce que Toshiko, fruit de notre union, le soit aussi. Celui qui, néanmoins, nous bat tous, c’est Kimura.

Tout bonnement savoureux.

 

Patryck Froissart

 

Junichirô Tanizaki est un écrivain japonais né le 24 juillet 1886 à Tokyo et mort le 30 juillet 1965 dans la même ville. Son œuvre révèle une sensibilité frémissante aux passions propres à la nature humaine et une curiosité illimitée des styles et des expressions littéraires.



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C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)

C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.12.23 dans La Une LivresLes LivresRecensions

C’était demain (dystopie), Pierre Chazal, Kubik Editions, octobre 2023, 318 pages, 18 €

C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)

 

Nous sommes en 2122.

Henri Lafleur, un septuagénaire qui a passé soixante-sept ans dans le centre de quarantaine QD-RB-WE-L06 où ses parents, pour s’être montrés rebelles au nouvel ordre mondial, ont été internés peu après sa naissance, est soudainement gracié et libéré par Steve, son « référent », et assigné à résidence surveillée mais confortable à Mare del Sol, une cité balnéaire agréable de « l’ancien Nouveau-Mexique ».

Etiqueté Querdenker officiellement « réhabilité », Lafleur fait la connaissance de Nadia, jeune femme en apparence « normale », c’est-à-dire « normalisée » en ce contexte où tous les comportements, les discours et les pensées doivent être conformes à un protocole écologique unique ayant pour pseudo finalité d’imposer un bonheur universel qui apparaît vite au lecteur, à mesure que les détails s’en esquissent puis s’en précisent, par le biais du regard neuf du personnage et de ses interactions avec les autres protagonistes, comme probablement tout autant insupportablement impitoyable que celui qui est institué par Ira Levin dans Un bonheur insoutenable.

En parallèle avec le récit cadre, « objectif », mené par un narrateur omniscient, retraçant la mise en place progressive de la gouvernance autocratique d’un monde, en majeure partie unifié, par les dirigeants d’un parti transnational, le Rainbow Movement, le personnage principal, qui n’a eu de ce nouvel ordre, jusqu’à sa libération, qu’une vision imparfaite à travers le prisme de ce qu’en disaient ses codétenus internés par cohortes successives, et de ce qu’il pouvait en apprendre par les médias tamisés qu’il était autorisé à consulter, découvre jour après jour l’idéologie sociale, économique, politique, morale du nouveau monde institué et les modalités et méthodes occultes, terrifiantes, sous-jacentes à son organisation.

Dans la pratique, la Rainbow Policy n’était en vérité que la mise en branle implacable et jusqu’au-boutiste d’un programme de responsabilité décomplexée […par lequel] l’être humain, qui s’inventait toujours mille excuses pour repousser à demain ce qui devait être fait dès maintenant, apprendrait de gré ou de force à faire le deuil de son nombrilisme. Les principes de l’écologie punitive étaient appliqués sans état d’âme, avec caméras de surveillance et pesée obligatoire des déchets…

Procédé narratif efficace, ce double regard devient triple, puisque bientôt complété et renforcé par celui de la jeune Nadia, dont les réactions, puis les confidences, puis les révélations montent en puissance, en particulier dès lors qu’elle dévoile à Henri les raisons intimes de sa haine à l’égard d’un régime dont la logique implacable de contrôle absolu sur le collectif et l’individuel a provoqué dans son existence un drame dont elle porte l’inextinguible souffrance.

C’est ainsi que le lecteur est amené progressivement à s’introduire dans cette société totalitaire, et à découvrir, en en rassemblant les détails donnés, les éléments constitutifs, les apparences, les « réalités », l’illusion d’une vie heureuse entretenue par les autorités et relayée auprès d’Henri par son « référent, Steve, les véritables tenants et aboutissants d’un système politique dont la pseudo moralité est mise à nu, de façon évidemment progressive (pour le suspense), dès la première rencontre que fait Henri amnistié, dans la rue, celle d’un « étrange bonhomme au teint jaunâtre et au visage creusé de rides » :

– Ils m’ont pris ma femme…

– Vous dites ?

– Ils ont pris notre fils. Ils ont pris nos vies, nos lois, nos libertés. Et maintenant ils nous disent qu’ils nous ont sauvés de l’abîme…

Il faut souligner l’abondance pertinente, fonctionnelle des détails descriptifs à valeur performative, l’efficience narrative, le convaincant « réalisme » de cette construction sociale et l’impression forte de vraisemblabilité que dégage de façon paradoxale cette imaginaire évolution sociétale du monde, particulièrement du monde dit « occidental », qui prend ici sa source fictionnelle, historiquement et idéologiquement, dans les mesures coercitives mises en œuvre dans l’intérêt des populations lors de l’épisode pandémique du Covid-19, amplifiées, selon le roman, par une seconde pandémie, plus terrible encore, ayant eu lieu une décennie plus tard. On se projette. L’attraction narrative fonctionne.

« Je crois simplement, reprit [Steve], que les gens […] étaient fatigués de la démocratie. S’informer, réfléchir, douter en permanence du bon candidat et du bon système, s’investir pour des causes sans issue et à côté de ça gagner sa croûte, élever ses gosses, récurer la gamelle du chien…

– Dure existence que celle de l’homme libre… ».

Dystopie est le sous-titre du roman. C’était demain est en effet un passionnant récit de science-fiction dystopique, d’anticipation sombrement dynamique, bien construit, qui prend fort honorablement place, qu’on en partage ou non la prospective et les non-dits, parmi ceux d’Orwell, d’Huxley, de Barjavel, de Levin et d’autres du même genre.

 

Patryck Froissart

 

Querdenker : personne qui pense différemment (jemand, der eigenständig und originell denkt und dessen Ideen und Ansichten oft nicht verstanden oder akzeptiert werden), ici en référence à un mouvement allemand qui contestait les mesures pour lutter contre la pandémie de Covid-19 et a été mis sous surveillance par les autorités qualifiant officiellement ses membres d’extrémistes.

 

Romancier, auteur-compositeur et professeur de français langue étrangère à Paris, Pierre Chazal a publié trois romans chez Alma : Marcus (Prix René Fallet, 2013), Les Buveurs de lune (2014), et July’s way (2016). Les deux premiers sont parus en poche chez Points.



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Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)

Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)

14.09.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch, Editions Le Corridor bleu, 2019, Poésie chinoise classique, trad. Pierre Vinclair, 432 pages, 24 €

Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)

Traduit du chinois par le poète Pierre Vinclair, ce recueil est présenté comme une anthologie classique de la poésie chinoise dont les textes les plus anciens remonteraient à l’époque de la dynastie des Zhou, soit à environ 1100 avant notre ère. L’ensemble aurait été compilé par Confucius. Le volume est constitué de trois cent-cinq pièces, réparties en quatre Livres comportant eux-mêmes un nombre variable de Chants ou d’Hymnes classés en sous-ensembles.

On se laisse facilement prendre au pittoresque des lieux, à l’exotisme des situations, au décalage culturel, à la téléportation dans des époques et des espaces révolus. La représentation poétique de la simplicité de la vie rurale, la poésie du quotidien, des relations familiales,

Un vent glorieux venu du sud

agite les branches du jujubier

Maman était une sainte

et nous des moins-que-rien

et la poésie naturaliste, florale, bucolique, alternant avec la ritournelle amoureuse, courtoise, pouvant être empreinte d’un certain lyrisme, de charme champêtre, mettant suggestivement en scène un jeu galant,

 

Un garçon et une fille

tiennent une orchidée

La fille dit : tu viens ?

Le garçon répond : encore ?

– Oui, allons encore une fois

Après la Wei

il y a de l’espace, on sera bien

Ensemble garçon et fille

s’offrent et jouent

se donnent des pivoines

 

se mêlent à une poésie épique, retraçant les hauts faits d’armes d’un souverain et de son armée,

 

Mû par une colère puissante

le roi rassembla ses hemmes

Les exhortant d’arrêter l’ennemi

et d’assurer la gloire des Zhou

En unifiant tout l’ici-bas :

[…]

Nous franchirons les frontières des Ruan

grimperons sur leurs hautes crêtes

[…]

Char d’assaut et lourds béliers

contre le très haut fort de Chong

Une multitude de prisonniers

eurent l’oreille en sang, coupée…

 

et à une poésie sociétale, tantôt courtisane, laudative, tantôt plaintive, voire revendicative, toute mesure gardée, lorsqu’elle s’adresse au pouvoir, soit sous la forme d’une interpellation directe, soit sous celle d’une évocation des abus ou des faiblesses de tel ou tel empereur

 

Le vaste ciel est impitoyable

le chaos n’a pas de fin

S’accroissant de mois en mois

ne laissant pas le peuple en paix

Ivre de chagrin je demande

qui dirige donc le pays ?

[…]

C’est en père de famille que j’ai composé ce chant

pour dire au roi ses torts :

« Changez votre cœur

le peuple retrouvera la paix ! »

 

La langue et la forme sont celles, généralement, de la chanson populaire, folklorique, parfois proche de la rengaine, parfois relevant du genre de la comptine, avec leurs couplets et refrains, leurs anaphores, leur rythme régulier, avec les récurrences et résurgences au sein d’un même texte mais aussi, au fil des poèmes, d’un tableau à l’autre, comme cette annonce répétée, tenant probablement d’un élément narratif traditionnel : « La fille de Qi va se marier.

Tout lecteur chantonnera cette complainte en la lisant :

 

La lune montante est blanche

jolie jeune fille

Que mon désir s’apaise

mon triste cœur souffre !

 

La lune montante est claire

belle jeune fille

Que mon angoisse s’apaise

mon triste cœur s’agite !

 

La lune montante brille

superbe jeune fille

Que mon âme enchaînée s’apaise

son triste cœur s’épuise !

 

Un itinéraire à suivre page à page, un univers poétique à explorer, un espace-temps culturel à parcourir, une découverte à ne pas manquer.

Il faut souligner le travail du traducteur, dont l’aboutissement est plutôt réussi, et la remarquable introduction, éminemment érudite, d’Ivan Ruviditch, qui apporte un éclairage fort utile sur la genèse, l’histoire, les multiples sens et thématiques de cette anthologie, et il convient de remercier et de féliciter les Editions du Corridor bleu pour cette précieuse publication.

 

Patryck Froissart

 

Pierre Vinclair, né le 21 janvier 1982 à Aurillac dans le Cantal, est un écrivain français. Lauréat de la Villa Kujoyama (Kyoto) en 2010, il vit pendant une dizaine d’années en Asie (Japon, Chine, Singapour) avant de rentrer en Europe fin 2019. Normalien, agrégé de philosophie, après une thèse sur les rapports de l’épopée et du roman, il poursuit des recherches en philosophie de la littérature. En 2022 il a été fait Chevalier des Arts et des Lettres.

Ivan Ruviditch, éminent sinologue, est Docteur en études chinoises et Maître de Conférences en Littérature comparée à l’Université de Shanghai.

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Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.09.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Pays de l'EstRoman

Tango de Satan, László Krasznahorkai, trad. hongrois, Joëlle Dufeuilly, 385 p. 9,20 €

Edition: Folio (Gallimard)

Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Roman diaboliquement attrape-lecteur, ce Tango de Satan !

László Krasznahorkai a tissé là une angoissante toile d’araignée dans laquelle, simultanément, se débattent la plupart des personnages, et se retrouve piégé le lecteur qui s’aventure en les lieux lugubres où se développe dans un temps court une intrigue sinistre dans l’atmosphère morbide qui émane des faits, gestes, paroles, rêves, réflexions, sensations des misérables protagonistes.

Que diable faisaient-ils donc dans cette galère ?

Le décor principal est planté au centre et aux alentours immédiats d’un simulacre de village, perdu on ne sait où, à proximité des ruines déprimantes d’une fabrique désaffectée et de ses installations annexes dont ne subsistent que des ferrailles rouillées et douloureusement tordues, restes hideux d’une ancienne coopérative où travaillaient autrefois la demi-douzaine d’habitants qui, faute de savoir, de pouvoir ou de vouloir où aller, les uns chevillés là par foncière veulerie, les autres ayant gardé l’espoir d’un redémarrage de la coopérative, ne sont pas partis refaire leur vie ailleurs à l’exemple de la majorité des autres employés de la société en faillite, et passent leurs journées à guetter par leur fenêtre les agissements furtifs de leurs voisins.

Cette vérité qu’il soupçonnait depuis longtemps venait de se confirmer : non seulement il ne pouvait mais il ne voulait plus quitter cet endroit, car ici parvenait-il du moins à se tapir dans l’ombre d’un paysage familier alors que là-bas, au-delà de la coopérative, nul ne savait ce qui l’attendait.

La sombre présence, non loin de là, d’un château lui aussi en décrépitude, où aura lieu un tragique événement, la pluie incessante, l’obscurité nocturne et la brume ambiante dans lesquelles s’effectuent la plupart des mouvements extérieurs, le froid, le vent, les ornières, les flaques d’eau sale et la boue dans laquelle pataugent et tombent récurremment l’un et l’autre, l’absence totale d’horizon, l’omniprésence invasive des araignées, sont autant d’éléments narratifs qui confèrent aux scènes successives ce caractère d’étrangeté propre à dérouter le lecteur.

L’intrigue se déroule sur un fil narratif simple, la puissance du texte tenant au fait que les ressorts qui motivent les personnages et qui activent les séquences scéniques sont paradoxalement d’une confusion désorientante soigneusement entretenue, voire d’un hermétisme talentueusement, et malignement (pour rester dans l’emprise maléfique qu’évoque le titre du roman) ensorcelant : les laissés pour compte de ce village, sinon totalement fantôme, du moins passablement fantomatique, apprennent que deux de leurs anciens compagnons de travail et de misère, Irimias et Petrona, dont la mort leur avait été autrefois annoncée, sont vivants et en route vers le hameau. Pris d’une étrange panique dont l’auteur se garde bien de préciser la cause, les uns et les autres s’agitent, se querellent, règlent en se disputant d’occultes questions de partage d’un mystérieux magot, se préparent à quitter précipitamment les lieux, emballent promptement ce qu’ils ont de plus précieux… puis restent en attente, comme tétanisés, et gagnent les uns après les autres l’auberge, qui devient une espèce de nef des fous où vont se dérouler des scènes délirantes, y compris une séquence hallucinante de tangos endiablés représentant et cristallisant la ronde aveugle dans laquelle sont embarqués ces pauvres diables.

En ville, pendant ce temps, évoluent les deux revenants, l’auteur faisant d’eux des personnages quelque peu louches mais point patibulaires, plutôt eux aussi désemparés, velléitaires, sans perspective, à qui un représentant d’une occulte autorité impose sous peine d’incarcération une mission qui les amène à prendre le chemin du village, et qui aura des conséquences aussi décisives que définitivement imprécisées sur la suite de l’existence des demeurés de l’ancienne coopérative.

Resté à l’écart de ce qui semble ne pas le concerner, le docteur, figure marquante d’un personnage maniaque, statique au centre de la spirale des péripéties, alcoolique, presque en permanence statufié, entouré d’ordures dans sa demeure à l’abandon qu’envahissent peu à peu les herbes folles, un quasi Diogène dont la philosophie misanthropique est autant impressionnante que pathétique, partage avec le lecteur sa vision égocentrique du monde, ses lectures scientifiques, ses notes sur l’évolution de sa propre santé physique et mentale, sur les moindres détails de la disposition des objets de stricte nécessité dont il s’est entouré, et sa chronique quotidienne, souvent ponctuée d’interrogations et d’hypothèses, sur ce qu’il aperçoit, par sa fenêtre, du branle soudain qui anime de façon, de son point de vue, désordonnée ses anciens patients.

En ce microcosme sordide, en une sorte de ballet infernal, se croisent, s’interpellent, s’insultent, se jalousent, forniquent, se saoulent, errent, rêvent, meurent des pantins erratiques que l’auteur, démiurge démoniaque, s’amuse à brinqueballer de droite et de gauche, en une représentation théâtrale tragi-comique (en vérité est ici quasiment appliquée la règle des trois unités : temps, lieu, action) où les dialogues tiennent un rôle prépondérant, des pantins soumis à un pouvoir socio-économique crypté dans la tessure du roman, dont ils sont incapables de discerner ni l’organisation, ni le fonctionnement, ni les responsables, ni les bénéficiaires, représentation symbolique, à peine caricaturale, d’un système socio-politique dont le lecteur reconnaîtra la potentielle réalité.

Magistrale diablerie dans laquelle s’embobine le lecteur, pris et empêtré dans les fils du récit comme l’est obsessionnellement l’aubergiste dans les soies que tissent inlassablement des milliers d’invisibles araignées par le travers de la salle de l’auberge !

On en émerge pourtant avec l’envie de s’y replonger…

 

Patryck Froissart

 

László Krasznahorkai, né le 5 janvier 1954 à Gyula (Hongrie), est un écrivain et scénariste hongrois, auteur de plusieurs dystopies. Il a signé les adaptations de ses romans, notamment Tango de Satan et La Mélancolie de la résistance, pour des films réalisés par Béla Tarr.

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Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)

Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 29.09.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesItalieRomanGrasset

Fontamara, Ignazio Silone, Grasset, Coll. Les Cahiers Rouges, 2021, trad. italien, Jean-Paul Samson, Michèle Causse, 256 pages, 12,90 €

Edition: Grasset

Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)

 

Préfacé magistralement par Maurice Nadeau, ce roman social, ou conte politique, publié initialement en 1934, met en scène la montée de l’arbitraire de l’ordre fasciste au profit des possédants auquel sont confrontés, jusque dans leurs montagnes reculées, les cafoni, humbles paysans des Abruzzes, après la prise du pouvoir par Mussolini.

Le récit a pour cadre le pauvre village de Fontamara. Trois personnages narrateurs prennent la parole à tour de rôle : l’un des paysans de la communauté villageoise, son épouse, et son fils, ce qui autorise la variation des points de vue : celui des hommes, celui des femmes, celui des jeunes.

Naïfs, crédules, non-initiés aux questions juridiques, peu au courant des affaires politiques, et plus ou moins ignorants des évolutions techniques, les villageois de Fontamara vivent selon une organisation sociale ancestrale de répartition des terres et de l’eau qui leur est propre et qui les satisfait.

Lorsque les atteignent les premières mesures d’appropriation des terres par les grands propriétaires, ici en la personne d’un nanti sans scrupule, nommé l’Entrepreneur, installé récemment dans la région, soutenu par le pouvoir qui prône le regroupement des surfaces agricoles et la mise en place de grandes exploitations de culture intensive, ils font appel à l’avocat cupide et élu local à qui ils confient régulièrement le règlement des petits litiges locaux, Don Circostanza.

Quand les accablent à leur paroxysme le sentiment d’injustice, la certitude de leur impuissance face aux méandres administratifs de lois obscures qui semblent être décrétées arbitrairement l’une après l’autre pour les déposséder encore et encore, et l’impression que Dieu seul pourrait, devrait pouvoir les aider, ils ont recours au curé du bourg voisin, Don Abbacchio, un autre suppôt du régime, qui leur explique avec la plus odieuse hypocrisie que si telle est la loi, c’est que Dieu la veut telle.

– Vous oubliez, il me semble, fit remarquer le curé d’un ton aigre, que Dieu lui-même a décidé : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.

[…]

– Comment dit-on, déjà ? continua Berardo, têtu. On dit : tu gagneras ton pain. On ne dit pas, ainsi qu’il advient pourtant dans la réalité : tu gagneras les spaghetti, le café et les liqueurs de l’Entrepreneur.

– Moi je m’occupe de religion et non de politique, intervint le prêtre sèchement…

Quand, au désespoir d’obtenir gain de cause, ils manifestent une colère légitime, les forces de l’ordre locales, puis les milices fascistes en chemises noires, suivies bientôt par l’armée, prennent d’assaut le village et se livrent aux pires exactions, y compris la destruction des quelques biens domestiques équipant les masures et les viols en réunion. Ainsi sont-ils réduits par la justice, par la religion, par l’armée (éternelle récurrence de l’alliance entre le sabre, le glaive et le goupillon) à se laisser déposséder du peu dont ils disposaient pour survivre jusque-là, comme avaient réussi à survivre les générations qui les avaient précédés en se contentant de ce que leur lopin de terre pouvait produire, irrigué par le filet d’eau dont l’Entrepreneur vient détourner « légalement » à son profit, sur la base d’un document que ses acolytes leur ont fait signer sans qu’ils aient compris ce que signifiait la clause volontairement alambiquée d’un contrat rédigé par l’avocat : « trois quarts du flux pour l’Entrepreneur et les trois quarts du reste pour les cafoni »…

D’abus de confiance en entourloupes, de recours désespérés en conciliations contractuelles trompeuses, en passant par la pétition qu’on les convainc de signer en blanc, ils finiront par n’avoir « légalement » plus droit à une seule goutte « pour une durée de dix lustres » sur la foi d’un « accord à l’amiable » conçu par leur « défenseur », l’avocat corrompu. C’est la famine assurée, l’abandon forcé de la culture des terres ancestrales, l’exil contraint…

Alors, que faire ?

Voilà la question, reprise du traité au titre éponyme publié par Lénine en 1902, que pose un militant communiste citadin à Berardo Viola, un jeune et (presque) seul rebelle de la communauté.

La suite est dramatique. Evidemment. L’ordre fasciste règne en Italie…

La tragédie prévisible a lieu, et la question, posée à nouveau en épilogue, reste sans réponse.

Après tant de peines et de deuils, tant de larmes et de plaies, tant d’injustices et de désespoir, que faire ?

Conte allégorique s’inscrivant dans le contexte historique d’une Italie malade d’une idéologie pseudo-révolutionnaire, vu de loin et d’en bas, comme du fond de la caverne, par les narrateurs et leurs proches, reprenant l’éternel combat du pot de terre contre le pot de fer, ce récit à peine fictionnel foisonnant de détails réalistes sur le quotidien rustique des paysans pauvres des Abruzzes dans la première moitié du vingtième siècle, époque trouble s’il en fut, captive par l’enchaînement alerte des péripéties, par l’opposition constante entre d’une part la sympathique crédulité, la simplicité de bon aloi, la franchise, la candeur, le stoïcisme des cafoni face aux calamités naturelles et aux manœuvres spoliatrices de la caste possédante et, d’autre part, la rapacité, la cruauté, la roublardise, l’acharnement dont font preuve les podestats dans leurs crapuleux desseins de s’emparer de tout ce qui peut être pris par la force, le vice et la ruse.

Tout ce qu’Ignazio Silone met en mouvement dans ce roman peut être hélas mis en rapport avec des situations similaires rejouées de siècle en siècle, de décennie en décennie, en de multiples endroits du monde, dans notre mémoire collective tout autant que sous nos yeux, comme le réalise l’auteur lui-même après avoir écrit son texte :

J’ai été amener à constater que les mêmes étranges événements, fidèlement racontés dans le présent livre, se sont produits en plusieurs endroits, encore qu’à des époques diverses et dans un enchaînement différent.

Alors, que faire ?

Faute de mieux, lire Fontamara, et partager peut-être le point de vue de Maurice Nadeau, l’un des tout premiers lecteurs de Silone :

La joie que nous avons éprouvée à lire Fontamara en 1934 était en fin de compte une joie grave : celle que donne la vue d’une création dont la beauté, la vérité, la vraie simplicité se sont alliées pour qu’on s’étonne que, fruit de bien des hasards, elle paraisse en même temps nécessaire.

[…]

Ceux qui, aujourd’hui, liront pour la première fois Fontamara comprendront pourquoi ce mince épisode de l’Histoire universelle s’est logé une fois pour toutes dans des esprits et des cœurs de vingt ans.

Le même bonheur les attend.

 

Patryck Froissart

 

Ignazio Silone (1900-1978) est un des plus célèbres écrivains italiens du XXe siècle. Antifasciste de la première heure, il a été un des dirigeants du Parti communiste italien clandestin dans les années 1920, puis sénateur socialiste après la guerre. Il est l’auteur de romans lus dans le monde entier, Une Poignée de mûres (Grasset, 1952), Le Secret de Luc (Grasset, 1956, et les Cahiers Rouges), et d’œuvres autobiographiques comme Le Pain et le vin (Grasset, 1939). Fontamara est son chef-d’œuvre.

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Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 04.10.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsPoésie

Dernier émoi, Christine Hervé, Editions Traversées, juin 2023, 114 pages, 20 €

Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

 

Réjouissons-nous ! La poésie, la vraie, la belle, la puissante, qui émeut, n’est pas morte. Les Editions Traversées, comme, c’est fort heureux, quelques autres maisons indépendantes, nous la font vivre, nous la font lire, nous la font aimer. Les Editions Traversées sont wallonnes…

Les ouvrages publiés sont de beaux livres, d’élégante facture, visuellement attirants, tactilement agréables. C’est important. L’esthétique physique du volume incite à découvrir l’esthétique artistique de l’œuvre dont il est l’écrin. Les Editions Traversées ont le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qu’il faut remercier pour leur implication dans cette riche démarche culturelle.

A noter : Les Editions Traversées publient, à raison de trois numéros par an, une revue littéraire fort appréciée.

L’opus de Christine Hervé, le vingt-troisième, déjà, de la collection, est constitué de quatre corpus de longueur inégale :

Promesses de l’absence

Le plus long ensemble de textes du volume se présente sous la forme de segments de prose poétique, très courts, répartis un à un sur cinquante pages, centrés sur le thème obsédant de l’absence, ou plutôt sur celui de la présence obsessionnelle de l’absent.

De page en page, l’esprit, quasi fantomatique, de la délaissée rêvasse, erre tel un songe en action parmi les lieux, le passé, les objets familiers les plus triviaux, les traces, les souvenirs du fantôme de l’absent, qui revit par une succession de visions évocatrices dont la chère et douloureuse acuité est sobrement exprimée en versets, comme autant de flashes, et de flash-backs, brefs, concis, à quoi le caractère volontairement monocorde de l’expression confère paradoxalement une pesante et forte impressivité, dégageant la poignante atmosphère de mélancolie d’un quotidien qui reste continûment, physiquement, « réellement » partagé par le couple imaginaire, indissocié, que constituent toujours, par-delà la séparation, l’absent et sa partenaire.

On fait avec l’absent une drôle de paire on se vautre dans son vide on sent son impossible étreinte on entend ses paroles rassurantes ou tranchantes ange destructeur ou étoile filante dans le néant de nos voix

 

Tourbière

Six poèmes de facture plus habituelle, compositions de distiques mettant en scène une femme marchant sous la pluie, dans le vent, vers l’océan, s’éloignant de la maison familiale, portant en elle le fruit d’une union qu’on devine méjugée, ou mal vécue, ou qui s’est mal terminée. Le personnage paraît animé par le désir de rompre avec ce qu’il laisse derrière lui. Le décor, triste, chagrin, froid, est en concordance avec l’action, le titre, « tourbière » donnant le ton. Ce qui est à venir, ce vers quoi elle va, s’exprime toutefois en opposition avec le présumé désastre du passé immédiat. Par-delà la brume ambiante, et en dépit de la tourbière qui pourrait embourber, la course se fait de plus en plus légère, et apparaît vers la mer régénératrice comme le halo d’un possible bonheur à retrouver :

 

Ce n’est pas la honte

qui la fait fuir

 

mais la croyance

d’une aube nouvelle

 

pour celui qu’elle porte

 

sainte d’innocence

 

d’amour perdu

en une nuit

 

forte d’espérance

 

Une ferme noire

Personnage principal : la fermière, qui apprend l’advenue d’un cancer. Personnages adjuvants :

le fermier, qui souffre et pleure en cachette de la souffrance de sa femme,

les vaches.

Les détails poético-actantiels s’enchaînent ici sous une forme différente, en paragraphes compacts, mais le procédé narratif est le même : des flashes, des moments pris sur le vif, des instantanés, courts, décisifs, qui, dans un autre genre, pourraient être développés en autant de chapitres d’un roman. La brièveté des termes du récit, le choix de la segmentation séquentielle créent ici encore une atmosphère lourde, saisissante, forçant l’empathie, le lecteur prenant toute sa part de l’angoisse qu’éprouve le couple, contrastant avec la placidité des vaches exprimée récurremment par ce propos constatif :

Les vaches au champ la regardent passer. Paisibles.

De nouveau le poème s’achève, résolument optimiste, sur le refus, le déni de ce qui semble pourtant inéluctable :

Pleine d’espoir. Des cloches dans la tête. Quand l’herbe verdira elle conduira de nouveau les vaches au champ, sous les aboiements des chiens.

 

Dernier émoi

Cette quatrième partie présente sur chacune de ses trente pages un poème minimaliste. L’expression, syncopée, fragmentée, faite de ruptures syntaxiques, d’ellipses, est devenue plus ésotérique, bien que le lecteur soit à même d’appréhender la thématique globale qui semble tourner autour de l’envol libératoire, de la fin légère de l’histoire, du but de la trajectoire poétique, du dénouement des histoires évoquées dans les parties précédentes, comme si l’auteure s’était débarrassée tout au cours de l’écriture du fardeau de ses propres angoisses en jetant précédemment sur le papier les mots  exprimant celles de ses personnages. Le personnage, se fondant en ceux des trois premières parties, en effet, est alors la narratrice elle-même, alias l’auteure. Fin du discours plus ou moins narratif. Les phrases tronquées, les syntagmes isolés, les mots solitaires s’envolent et se dispersent en un souffle final, en un « dernier émoi ».

 

Personnage

de ta propre histoire

 

jamais écrite

 

et qui peine à vivre

 

[…]

 

Je lance mes mots

au ciel

 

ils retombent

en pluie d’or

 

Christine Hervé nous offre un ouvrage original dans la forme et le fond, dont la force est idéalement propre à provoquer chez le lecteur l’émotion poétique.

 

Patryck Froissart

 

Née en Bretagne, Christine Hervé quitte dès l’enfance ses côtes de granit pour la Méditerranée. Elle enseigne le français et l’anglais en France et à l’étranger : USA, Gabon. Elle commence par écrire des histoires pour enfants, puis se dirige vers la poésie contemporaine.

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Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 04.10.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsPoésie

Dernier émoi, Christine Hervé, Editions Traversées, juin 2023, 114 pages, 20 €

Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

 

Réjouissons-nous ! La poésie, la vraie, la belle, la puissante, qui émeut, n’est pas morte. Les Editions Traversées, comme, c’est fort heureux, quelques autres maisons indépendantes, nous la font vivre, nous la font lire, nous la font aimer. Les Editions Traversées sont wallonnes…

Les ouvrages publiés sont de beaux livres, d’élégante facture, visuellement attirants, tactilement agréables. C’est important. L’esthétique physique du volume incite à découvrir l’esthétique artistique de l’œuvre dont il est l’écrin. Les Editions Traversées ont le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qu’il faut remercier pour leur implication dans cette riche démarche culturelle.

A noter : Les Editions Traversées publient, à raison de trois numéros par an, une revue littéraire fort appréciée.

L’opus de Christine Hervé, le vingt-troisième, déjà, de la collection, est constitué de quatre corpus de longueur inégale :

Promesses de l’absence

Le plus long ensemble de textes du volume se présente sous la forme de segments de prose poétique, très courts, répartis un à un sur cinquante pages, centrés sur le thème obsédant de l’absence, ou plutôt sur celui de la présence obsessionnelle de l’absent.

De page en page, l’esprit, quasi fantomatique, de la délaissée rêvasse, erre tel un songe en action parmi les lieux, le passé, les objets familiers les plus triviaux, les traces, les souvenirs du fantôme de l’absent, qui revit par une succession de visions évocatrices dont la chère et douloureuse acuité est sobrement exprimée en versets, comme autant de flashes, et de flash-backs, brefs, concis, à quoi le caractère volontairement monocorde de l’expression confère paradoxalement une pesante et forte impressivité, dégageant la poignante atmosphère de mélancolie d’un quotidien qui reste continûment, physiquement, « réellement » partagé par le couple imaginaire, indissocié, que constituent toujours, par-delà la séparation, l’absent et sa partenaire.

On fait avec l’absent une drôle de paire on se vautre dans son vide on sent son impossible étreinte on entend ses paroles rassurantes ou tranchantes ange destructeur ou étoile filante dans le néant de nos voix

 

Tourbière

Six poèmes de facture plus habituelle, compositions de distiques mettant en scène une femme marchant sous la pluie, dans le vent, vers l’océan, s’éloignant de la maison familiale, portant en elle le fruit d’une union qu’on devine méjugée, ou mal vécue, ou qui s’est mal terminée. Le personnage paraît animé par le désir de rompre avec ce qu’il laisse derrière lui. Le décor, triste, chagrin, froid, est en concordance avec l’action, le titre, « tourbière » donnant le ton. Ce qui est à venir, ce vers quoi elle va, s’exprime toutefois en opposition avec le présumé désastre du passé immédiat. Par-delà la brume ambiante, et en dépit de la tourbière qui pourrait embourber, la course se fait de plus en plus légère, et apparaît vers la mer régénératrice comme le halo d’un possible bonheur à retrouver :

 

Ce n’est pas la honte

qui la fait fuir

 

mais la croyance

d’une aube nouvelle

 

pour celui qu’elle porte

 

sainte d’innocence

 

d’amour perdu

en une nuit

 

forte d’espérance

 

Une ferme noire

Personnage principal : la fermière, qui apprend l’advenue d’un cancer. Personnages adjuvants :

le fermier, qui souffre et pleure en cachette de la souffrance de sa femme,

les vaches.

Les détails poético-actantiels s’enchaînent ici sous une forme différente, en paragraphes compacts, mais le procédé narratif est le même : des flashes, des moments pris sur le vif, des instantanés, courts, décisifs, qui, dans un autre genre, pourraient être développés en autant de chapitres d’un roman. La brièveté des termes du récit, le choix de la segmentation séquentielle créent ici encore une atmosphère lourde, saisissante, forçant l’empathie, le lecteur prenant toute sa part de l’angoisse qu’éprouve le couple, contrastant avec la placidité des vaches exprimée récurremment par ce propos constatif :

Les vaches au champ la regardent passer. Paisibles.

De nouveau le poème s’achève, résolument optimiste, sur le refus, le déni de ce qui semble pourtant inéluctable :

Pleine d’espoir. Des cloches dans la tête. Quand l’herbe verdira elle conduira de nouveau les vaches au champ, sous les aboiements des chiens.

 

Dernier émoi

Cette quatrième partie présente sur chacune de ses trente pages un poème minimaliste. L’expression, syncopée, fragmentée, faite de ruptures syntaxiques, d’ellipses, est devenue plus ésotérique, bien que le lecteur soit à même d’appréhender la thématique globale qui semble tourner autour de l’envol libératoire, de la fin légère de l’histoire, du but de la trajectoire poétique, du dénouement des histoires évoquées dans les parties précédentes, comme si l’auteure s’était débarrassée tout au cours de l’écriture du fardeau de ses propres angoisses en jetant précédemment sur le papier les mots  exprimant celles de ses personnages. Le personnage, se fondant en ceux des trois premières parties, en effet, est alors la narratrice elle-même, alias l’auteure. Fin du discours plus ou moins narratif. Les phrases tronquées, les syntagmes isolés, les mots solitaires s’envolent et se dispersent en un souffle final, en un « dernier émoi ».

 

Personnage

de ta propre histoire

 

jamais écrite

 

et qui peine à vivre

 

[…]

 

Je lance mes mots

au ciel

 

ils retombent

en pluie d’or

 

Christine Hervé nous offre un ouvrage original dans la forme et le fond, dont la force est idéalement propre à provoquer chez le lecteur l’émotion poétique.

 

Patryck Froissart

 

Née en Bretagne, Christine Hervé quitte dès l’enfance ses côtes de granit pour la Méditerranée. Elle enseigne le français et l’anglais en France et à l’étranger : USA, Gabon. Elle commence par écrire des histoires pour enfants, puis se dirige vers la poésie contemporaine.

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L’appel de la louve, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)

L’appel de la louve, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.10.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsPoésieEditions du Cygne

L’appel de la louve, Murielle Compère-Demarcy, Editions Du Cygne, mars 2023, 58 pages, 10 €

Ecrivain(s): Murielle Compère-Demarcy Edition: Editions du Cygne

L’appel de la louve, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)

 

Ouvrir tout recueil de Murielle Compère-Demarcy peut généralement s’assimiler à ouvrir imprudemment la porte, un jour, ou mieux, une nuit, sur un au-dehors, sur un autrement, sur un ailleurs autant distant qu’immédiat, souvent tempétueux, tourbillonnant, balayé de rafales et d’éclairs, en lequel on est impérativement aspiré et emporté, et irrésistiblement bouleversé, sans possibilité de retour vers le havre du quotidien, du domestique, du cocon où on se prélassait « sans savoir ».

C’est précisément ce qui attend le lecteur répondant à L’appel de la louve, ce nouvel opuscule publié aux Editions du Chant Du Cygne.

Le rythme est donné d’emblée par l’apparition du segment, « je cours, je cours », double occurrence verbale qui, récurremment, revient soutenir physiquement la quête haletante de la louve et scander le souffle poétique qui anime l’écriture.

Après quoi, après qui court la louve, « personnage » du recueil, qui parle, ou qui hurle, à la première personne ? Après un « vous » non autrement nommé, ce qui laisse « courir » l’imagination du lecteur.

 

Je cours, je cours

après vous

Louve, Louvoie,

Alpha dévorante de vous

 

Elle court, elle court, cette louve solitaire, qui a « quitté la meute », qui erre « au-delà » de la meute, qui, même lorsqu’il lui arrive de se sentir encagée, « hurle d’être toujours aussi sauvage ». Louve quoi qu’il en soit, où qu’elle en soit, qui court plus libre que l’air, qui court à travers temps, qui court à travers lieux, qui court à travers murs, indomptée, irréfrénable, comme, tiens ! la poésie, bon sang, mais c’est bien sûr…

 

La poésie se lève

marche

entre chez toi

ouvre une fenêtre

Bolide sans abîme

elle traverse

renverse

le jour sud-américain

 

Elle court, elle court, la lecture… Mais sa course n’est pas caracolade folâtre, n’est pas batifolage insouciant par le travers souriant d’une nature bucolique. Ici rien n’est calme, rien n’est luxe, rien n’est volupté. La louve est en souffrance. La louve est sinon revêche, du moins rebelle, est affamée de révolte, elle est cri, plainte, accusation. La lecture se mène à rebrousse-poil. Le décor est sombre, tourmenté. L’intime et le dehors se confondent :

 

Sortirons-nous vivants

des entrailles du monstre enfoui en nous ?

 

Elle court, elle court, l’écriture. Attention ! Le lexique est un champ de douleur, de violence, de feu. Il se fait séisme, saccage, déferlante, barbare, vacarme, faussaire, trahison, GENOCIDE, CRIME CONTRE L’HUMANITE, ravive les blessures, l’immonde de l’Histoire, la Shoah, effectue un saut amer dans l’actuel en dénonçant l’agression de l’Ukraine.

 

L’Ecrire exécute

d’une main de traitre

son massacre

sa course errante

Déroute

jusqu’à briser

les reins des étoiles

 

Il court, il court, le Verbe. Et dans sa course libertaire, inapprivoisable, le Verbe de Murielle est serpe, le Verbe tranche, massacre, fracasse, brûle, hurle, crache, mord, dévore. Et rencontre Supervielle à Montevideo, et croise le chemin tragique de poètes maudits, et les appelle solidairement à le rejoindre dans son dé-lire réfractaire, à l’illuminer de leur lucidité paradoxale.

 

Artaud Prevel Giauque Duprey

Crevez mon asphyxie

 

Créez mon vertige

Recréez

canne de saint Patrick nombril sapé

voix de saccage à réarticuler l’ire

la serpe du Langage

 

Elle court, elle court, Murielle Compère-Demarcy, de strophe en catastrophe, de recueil en recueil, suivie d’instinct, on l’espère, par une meute de lecteurs courant eux aussi, dans son erre poétique, entraînés dans son écriture dynamique, hier dans le fleuve impétueux de L’Ange du mascaret, aujourd’hui dans la trajectoire de la Louve, dans une course encore éprouvante, rendue ardente par la rage que soulève la vision d’un monde où l’homme est toujours un loup pour l’homme.

Cours, lecteur, lève-toi à l’Appel, cours avec la Louve, enfreins son manifeste : elle se veut solitaire, sois-lui donc solidaire !

 

Ni un numéro

ni la possession

d’aucun propriétaire

Rien à déclarer

Gueule de louve solo

Eruptive solaire

Enigmatique lunaire

Insurrectionnelle

En marge de la meute

(In)fréquentable et autonome

Gueule de louve solo

Réfractaire

LIBRE et libertaire

 

Patryck Froissart

 

Murielle Compère-Demarcy, publiant aussi sous le nom de MCDem, est une poétesse, nouvelliste et auteure de chroniques littéraires et d’articles critiques.

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Les enfants de Cadillac, François Noudelmann (par Patryck Froissart)

Les enfants de Cadillac, François Noudelmann (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 11.07.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsFolio (Gallimard)Biographie

Les enfants de Cadillac, François Noudelmann, Gallimard, Folio, mai 2023, 234 pages, 8,70 €

Edition: Folio (Gallimard)

Les enfants de Cadillac, François Noudelmann (par Patryck Froissart)

 

Quel sens peut avoir pour un individu la recherche de ses origines ? A quelle sorte de besoin cette quête, parfois vécue comme une nécessité, répond-elle foncièrement ? Ne peut-on vivre sans arbre généalogique, sans se raccrocher sentimentalement, intellectuellement, virtuellement, à ses ascendants et à la communauté, sociale, géographique, ethnique, religieuse, nationale, culturelle au sein de laquelle ils sont nés et/ou ont vécu ? Quel héritage, autre que matériel s’il en est, nos père et mère et leurs aïeux nous ont-ils véritablement « transmis » ? En quoi ce dont ils ont eux-mêmes hérité est-il purement et réellement identique à ce qui a pu être « l’identité » de chacun des individus figurant sur les branches, principales et adventices, et sur chacun des niveaux généalogiques de ceux et celles des générations qui les ont précédés et finalement engendrés ?

Telles sont, entre autres, les questions que (se) pose François Noudelmann dans cette relation autobiographique d’une vie qui semble avoir été épisodiquement marquée à la fois, de façon paradoxale,

– par la volonté de se resituer dans la chaîne d’une filiation dont il renoue ici les maillons en reconstituant, étape par étape, les itinéraires de son père et de son grand-père,

– par le désir de supprimer tout sentiment intérieur et toute référence extérieure d’appartenance à la communauté à laquelle ressortissaient, parfois de façon occulte, ces deux membres d’une lignée paternelle ayant connu, comme nombre de leurs proches et de leurs ancêtres, l’horreur des pogroms récurrents et l’immonde solution finale.

Car l’auteur narrateur est juif. Se revendiquant comme Français, athée, n’ayant pas été instruit dans la tradition hébraïque, il n’a vraiment conscience de sa judéité qu’en s’intéressant, tardivement, à l’histoire de son grand-père.

La recherche des ancêtres m’a toujours paru assommante, et même douteuse […]. Pourquoi me soucier à présent de mon grand-père Chaïm ? Non pas en raison du lien du sang, mais parce que je lui dois mon nom et ma nationalité française. Etrangement, c’est après avoir quitté la France que je me suis mis à penser à lui…

Né en 1891 en Lituanie, Chaïm, fuyant les persécutions anti-juives qui font rage en son pays, entame à dix-huit ans un long voyage solitaire dans une roulotte traînée par un cheval. Il a choisi sa destination : la France. Il y épouse une veuve juive autrichienne qui lui donne un fils, Albert. « Engagé volontaire juif » dans l’armée française, Chaïm reçoit pendant la grande guerre une charge de gaz moutarde qui le rend officiellement « mutilé du cerveau » et provoquera durant de longues périodes de son existence et finalement à temps plein jusqu’à la fin de ses jours en 1941 son internement dans plusieurs « asiles de fous ». Entretemps lui est accordée en 1927 la nationalité française.

Le narrateur, rassemblant les éléments qu’il glane en visitant par étapes ici et là les lieux où est passé Chaïm et en recueillant de rares témoignages/souvenirs familiaux, reconstruit par bribes cet itinéraire tourmenté, marqué par l’amour de la France et, de façon consternante, inhumé à Cadillac dans une fosse commune…

François Noudelmann ignore quasiment tout de la vie qui a été, avant sa propre naissance, celle de son père Albert, lequel occulte obstinément son passé jusqu’au jour où il consent abruptement à lever le voile. Le récit en constitue la matière du chapitre second.

Pour quelle raison tu acceptas de déroger à ce mutisme tellement maîtrisé qu’il passait inaperçu autour de toi, je ne le sais toujours pas. Tu consentis à une parole fleuve qui fut une confidence…

[…]

Au préalable tu as souhaité me rappeler que tu étais français avant d’être juif. Tu t’étais plié sans effort au modèle républicain de l’assimilation, même si tu avais dû interrompre tes études à treize ans. « Juif émancipé », comme on dit, sans fréquentation des lieux de culte, tu avais rompu tes attaches familiales…

Militant CGT, fréquentant les divers milieux de gauche et d’extrême-gauche, Albert, au moment où il s’apprête en 1936 à rejoindre les Républicains espagnols, est appelé à effectuer son service militaire, et dans la foulée à faire partie des réservistes mobilisés aux frontières face à la menace allemande. Fait prisonnier en pleine débâcle en 1940, il est dénoncé comme « Juif » aux Allemands par certains de ses « camarades ». Il découvre alors qu’il n’est pas « un Français comme les autres ». Il parvient à s’enfuir. Repris, Albert Noudelmann cache son identité et devient Philippe Garnier, « Français de souche ». Commence une odyssée hallucinante transcrite sur un rythme haletant, faite de multiples évasions, de re-captures, de retours en camps de travail, en stalags, de périodes d’esclavage en usines d’armement, jusqu’à la défaite des nazis et la retraversée en sens inverse à pied, à cheval, en train et en voiture d’une Europe plongée dans un monstrueux chaos. Péripéties en série, épisodes tragiques et comiques font de ce chapitre, relation incroyable de faits réels, un palpitant « roman d’aventures » et d’Albert un personnage aux ressources inépuisables et à l’instinct de survie inaltérable. Rebondissements incessants. Frissons garantis. Suspense entretenu. Remarquable talent de conteur. Art confirmé de la mise en scène, dans un contexte historique dûment documenté.

Et puis… Le retour à Paris, la réintégration, difficile, désenchantée, dans une société qui, en sept ans, a foncièrement changé. La vie qu’il faut reprendre, malgré tout, difficile, et finalement insupportable, succession d’unions, de désunions, de mariages et de séparations… On n’en dévoilera pas ici les détails.

Un 16 juillet, tu pointas le canon d’un pistolet à grenaille sur ta tempe et tu tiras.

[…] Les raisons d’un suicide demeurent toujours obscures, quand bien même elles sont revendiquées, ce qui ne fut pas le cas. Que le jour choisi soit la date anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv’ est peut-être un hasard, peut-être pas. Selon ta volonté il n’y eut pas de kaddish pour accompagner ton départ et tu fus incinéré…

Le chapitre troisième est fait de souvenirs, de retours en arrière sur la période de vie commune entre le narrateur et son père, la mère ayant tôt quitté le domicile conjugal pour s’en aller fonder un nouveau foyer. Les tranches de vie se succèdent, comprenant un été dans un kibboutz israélien, des vacances partagées en « famille recomposée » chez la mère remariée et richement embourgeoisée, et, entre autres événements saillants, une participation en 2008 à une manifestation de protestation contre la politique d’Israël en Palestine qui dégénère…

Une pulsion de mort se répandait parmi les crieurs de slogans et, sans arriver à en croire nos oreilles, nous entendîmes distinctement : « Mort aux Juifs ! ». Non pas une voix isolée mais un hurlement collectif et dense…

[…] Une voisine me confia : « Vous avez entendu ? C’est épouvantable ! ».

Le choc est terrible. L’atmosphère du récit (re)devient pesante. On suivra avec empathie les réflexions, en particulier concernant son rapport à la France, et sur la trouble notion d’identité, qui animent le narrateur à la suite de cette scène abjecte, atterrante, sidérante, qui vient brutalement, douloureusement s’insérer dans l’implacable continuité de la tragédie historique collective et dans l’histoire familiale dominée par la figure du grand-père au « cerveau mort pour la France » et par celle du père « Français avant toute chose ».

A lire.

 

Patryck Froissart

 

François Noudelmann, né en 1958, est un philosophe français, professeur à New York University et à l’Université de Paris-VIII. Il a présidé le Collège International de Philosophie de 2001 à 2004, et dirige depuis 2019 La Maison française de NYU. Producteur à France-Culture de 2002 à 2013, il a animé les émissions hebdomadaires et quotidiennes, Les Vendredis de la philosophie, Macadam philo, Je l’entends comme je l’aime, Le Journal de la philosophie. Il dirige deux collections d’essais, « Intempestives » aux Presses Universitaires de Vincennes, et « Voix Libres » aux éditions Max Milo. Traduits en une douzaine de langues, ses travaux portent sur la littérature et la philosophie.

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Le fils de l’homme, Jean Baptiste Del Amo (par Patryck Froissart)

Le fils de l’homme, Jean Baptiste Del Amo (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 24.08.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsFolio (Gallimard)Roman

Le fils de l’homme, Jean Baptiste Del Amo, Gallimard, Folio, mars 2023, 288 pages, 8,70 €

Ecrivain(s): Jean-Baptiste Del Amo Edition: Folio (Gallimard)

Le fils de l’homme, Jean Baptiste Del Amo (par Patryck Froissart)

 

Prix FNAC 2021, ce roman vaut par l’atmosphère pesante, angoissante que l’auteur y crée et qu’il y maintient du début à la fin.

Une première partie, dont le caractère hors texte est exprimé par l’usage de l’italique, plonge le lecteur dans l’oppressante mise en scène d’une tribu nomade préhistorique en marche en un milieu naturel inhospitalier, voire limbique. L’élément narratif essentiel consiste en un accouchement risqué, dans des conditions élémentaires, et à la naissance d’un enfant, « le fils de l’homme », dont la survie est hypothétique tant les circonstances d’existence sont précaires, périlleuses, en cette avance forcée vers un ouest onirique que jalonnent les cadavres des plus faibles.

Mais pour l’heure, l’enfant appartient encore au néant ; il n’est qu’une infime, une insoutenable probabilité tandis que la horde des hommes avance tête baissée dans la bourrasque, troupeau vertical, opiniâtre et loqueteux.

L’épisode se termine néanmoins sur une note d’optimisme.

Le faucon lance un cri strident, fond en piqué sur une petite proie quelque part sur la plaine. Alors le jeune chasseur se penche et ramasse au sol sa sagaie.

La descendance est assurée. Le fils de l’homme peut prendre la relève.

Intrinsèquement, ce court récit d’une quinzaine de pages est d’une sombre beauté. Lu comme allégorique, il donne son sens à celui qu’il introduit, qui se déroule des milliers d’années plus tard, à notre propre époque.

Le personnage central du roman qui suit, comme dans l’histoire qui le précède, est un enfant. Tout se passe sous son regard. Il vit seul avec sa mère, dans une relation fusionnelle, exclusive, jusqu’au jour où le père, qui n’a pas donné signe de vie depuis le jour qu’il a disparu suite à des démêlés avec la justice, ressurgit sans crier gare et les incite, bon gré mal gré, à l’accompagner, soi-disant pour un séjour de quelques semaines, dans la demeure qu’il a héritée de son propre père – un tyran domestique dont s’esquisse peu à peu le portrait de brute – et où il a lui-même vécu son enfance.

Au terme d’un périple exténuant au travers de décors fantasmagoriques rappelant la longue marche des ancêtres, le groupe parvient à la « maison », une masure en ruine isolée dans un coin perdu.

Le père, qui a découvert lors de sa réapparition que sa femme est enceinte de l’un de ses anciens complices, instaure des règles de vie de plus en plus strictes et de plus en plus frustes glissant progressivement vers une sorte de « rensauvagement » dans un cadre aux réminiscences « préhistoriques ». Des événements dramatiques vont alors se produire, jusqu’à l’inévitable dénouement tragique.

Le dessein machiavélique du père se dessine lentement, l’auteur en semant les indices dans une profusion volontairement excessive de détails dont la minutie et le caractère récurrent, obsédant, n’est pas sans rappeler certaines constantes du Nouveau Roman. L’emprise qu’exerce ainsi, de plus en plus prégnante, le névrosé sur sa femme et son fils s’accompagne de celle que l’auteur, fieffé démiurge, par ces artifices narratifs fort bien maîtrisés, développe page à page sur l’attention du lecteur.

« Je dois voir un médecin, dit la mère une fois encore, mais d’une voix désormais éteinte, résignée […].

– Tu sais bien que c’est impossible, répond patiemment le père. Regarde-toi. On ne peut plus partir ».

[…]

La mère ne répond pas, n’esquisse pas un geste, docile aux ablutions du père. Il l’invite à s’allonger sur le côté, elle se laisse basculer sur la hanche et il la borde avec une même prévenance, comme s’il flattait un animal récalcitrant enfin rompu à son autorité…

Les procédés sont efficaces. Le piège se referme jusqu’au jour où le fils de l’homme…

Lecteur, lectrice, bon séjour dans la sordide ambiance du taudis du bout du monde !

 

Patryck Froissart

 

Jean Baptiste Del Amo est un écrivain français né à Toulouse en 1981. En 2006, il reçoit le Prix du jeune écrivain francophone pour sa nouvelle, Ne rien faire, une fiction écrite à partir de son expérience au sein d’une association de lutte contre le VIH en Afrique. Son premier roman, Une éducation libertine, paru aux Editions Gallimard en 2008, a reçu le Prix Laurent-Bonelli Virgin-Lire, fin septembre 2008, le Goncourt du premier roman 2009. Il publie en 2010 un deuxième roman, Le Sel, prochainement adapté au théâtre, puis Pornographia, en 2013, qui obtient le Prix Sade. En 2016 paraît son quatrième roman, Règne animal, récompensé par le Prix du Livre Inter 2017, et en 2021, Le fils de l’hommequi obtient le Prix du Roman FnacSes livres sont traduits dans une quinzaine de langues. Il a réalisé en 2019 son premier court-métrage, Demain il fera beau, récompensé par le Prix Unifrance des diffuseurs.

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