25/03/2024

Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo (par Patryck Froissart)

Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 19.10.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAmérique LatineRomanEditions Maurice Nadeau

Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, août 2023, trad. espagnol (Mexique), Julia Chardavoine, 192 pages, 21 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo (par Patryck Froissart)

 

Voilà un roman puissant, pesant, attrapeur, un de ceux qui laissent chez le lecteur la prégnante impression, faite à la fois de malaise et de jouissance, d’avoir été, pendant la lecture et bien après fermeture du livre, littéralement, littérairement, magistralement « baladé ». Gageons que ce premier texte d’un auteur mexicain prendra place parmi les œuvres remarquables de la littérature mondiale.

Le personnage, narrateur à la première personne, met en scène ce qui semble être la fin sordide de sa vie de vagabond drogué. Le schéma narratif apparent transporte et « agit » le « héros » dans un village apocalyptique perdu nulle part, la seule potentialité de son éventuelle réalité géographique étant qu’il pourrait se trouver évasivement vers le Mexique, en bordure d’une hypothétique jungle qui tend à l’avaler : ZAPOTAL.

Le lecteur curieux interroge internet :

El Zapotal est un site archéologique totonaque mexicain de l’époque classique, découvert en 1971 dans la commune d’Ignacio de la Llave, dans l’Etat de Veracruz. On y a notamment trouvé un autel dédié au dieu de la mort Mictlantecuhtli, avec une statue en argile de facture remarquable, considérée comme un chef-d’œuvre de l’art totonaque (Wikipédia).

La présence en ce lieu réel d’un « autel dédié au dieu de la mort Mictlantecuhtli » est suffisante pour comprendre le choix de l’auteur.

En effet, le narrateur y a « rendez-vous » avec la Lady. La Lady est doublement l’héroïne, de par les deux acceptions du mot. Elle est la destinatrice, au sens étymologique, la maîtresse du destin, et elle occupe cette fonction dans le schéma actanciel du roman. Elle a accompagné, sous sa désignation de drogue dure, toutes les années de dérive existentielle de l’homme. Et elle l’attend, et il l’attend, pour un ultime rendez-vous, à Zapotal. On l’aura compris : la Lady, à Zapotal, est aussi la Mort, la camarde, parfois présentée par certains habitants des lieux comme la matrone, la patronne, la grande dame, la plus expérimentée, la plus accueillante et la plus patiente des prostituées.

Mourir ne me fait pas peur. C’est un peu comme si tu te glissais tout entier dans un endroit chaud et étroit, une sorte de grand vagin, et que tu ressortais de l’autre côté, léger.

A l’arrivée à Zapotal, où l’étranger est venu « mourir une fois pour toutes », le décor glauque de la pension où il se réfugie avec sa dernière provision de drogue et un maigre pécule, les rues, les premières rencontres, les échanges initiaux, bien que l’atmosphère qu’installe l’auteur donne d’emblée quelque impression « d’étrangeté », semblent relever d’une prétendue réalité… jusqu’au soir où il entre dans le bar « El Rincón de Juan », ce Juan que les clients du cabaret lui présentent comme étant « le gigolo » de la grande Dame, comme étant « le Diable »…

Là commence ce qui va faire du roman un piège narratif fabuleux, justement diabolique, dans lequel s’empêtre le lecteur avec un plaisir précieux : plus le récit avance, plus les décors se font fantasmatiques et plus les êtres rencontrés au cours d’une errance de plus en plus insensée se transforment en des espèces de spectres, de morts-vivants, de morts vraiment, et plus se pose la question essentielle : le narrateur est-il vivant ? S’il l’est au début, l’est-il jusqu’à la dernière page ? Sinon, à partir de quel point du récit ne l’est-il plus ? S’il ne l’est pas, ou s’il ne l’est plus à tel ou tel moment, comment a-t-il pu, ou peut-il encore, parler, marcher, écrire, décrire, narrer ? Ce séjour à Zapotal ne serait-il qu’un de ces voyages oniriques que provoque l’injection d’une dose ? Serait-il ce supposé temps transitoire, cet « entre-deux-mondes » qui se déroule immédiatement avant, pendant, après le dernier râle et une éventuelle définitive séparation d’avec le corps, ce laps d’instant durant lequel le trépassant voit, croient certains, se dérouler en accéléré les séquences marquantes du film de sa vie, ou ce non-être-land où « l’âme » erre en croisant d’autres non-êtres tout en gardant une certaine vision, une certaine appréhension, voire certaines sensations physiques d’un monde vivant auquel ils ont le sentiment d’encore un peu appartenir ?

Tu commences en quelque sorte à exister dans des limbes. C’est ce qu’est ce village. C’est aussi ce qu’est l’héroïne. Tu es à mi-chemin entre le monde des vivants et celui des morts et les uns et les autres t’évitent. C’est le tribut à payer pour cet aller-retour de l’autre côté, mais la paix qu’on y trouve n’a pas de prix.

Le récit comporte, la plupart du temps sur une tonalité douloureuse bien que le narrateur affirme à plusieurs reprises qu’il ne regrette pas ses choix délétères, entre les descriptions très détaillées de la nature des diverses drogues qu’expérimente le personnage, l’expression crue des moments et méthodes de prises de drogue, des effets ressentis, des souffrances du manque, qui ne sont pas sans rappeler Le Festin nu de William Burroughs, ce roman provocateur qui fit scandale en son temps.

Il est intéressant par ailleurs de noter que les descriptions de Zapotal rappellent deux autres villages fantômes, également situés au Mexique : le Comala du roman Pedro Páramo de cet autre écrivain mexicain qu’est Juan Rulfo, et le Quauhnahuac où Geoffrey Firmin s’abîme dans l’alcool, dans Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.

Ce village, Zapotal, n’est rien d’autre qu’un reflet de la solitude et de la désolation qui m’habitent. C’est pour ça que je suis arrivé ici. Peut-être que je n’ai jamais quitté la ville, peut-être que je suis mort dans mon lit là-bas et que toute la traversée de ce village désolé est en réalité celle du bardo, un voyage sur le vingt-quatrième cercle de l’enfer ; qu’est-ce que j’en sais, moi ?

Toute la force du roman, et donc tout le talent, rare, de l’auteur, consistent en l’art d’entretenir la confusion : rêve éveillé, relation du déroulement d’un trip fatal, narration en deux temps, celui d’avant et celui d’après, d’un rapporteur qui continue à écrire sur son petit carnet après avoir mis en scène son propre enterrement ?

– Pourquoi personne ne m’a dit que j’étais mort ?

La fille, attendrie, m’offre son plus beau sourire.

– Ça ne se fait pas, mon vieux. C’est une question de bonnes manières…

Magistrale, efficace, formidable attrapoire textuelle !

 

Patryck Froissart

 

Mateo Garcia Elizondo, né en 1987 à Mexico, petit-fils de Gabriel Garcia Marquez, a récemment été inclus à la liste des jeunes talents de « Granta ». Journaliste et scénariste, ce premier roman a été récompensé par le Prix de la Ville de Barcelone. Il a notamment co-écrit le long-métrage Desierto (2015).

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La Contrée obscure, David Vann (par Patryck Froissart)

a Contrée obscure, David Vann (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 07.11.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanUSAGallmeister

La Contrée obscure, David Vann, éd. Gallmeister, août 2023, trad. américain, Laura Derajinski, 506 pages, 26 €

Ecrivain(s): David Vann Edition: Gallmeister

La Contrée obscure, David Vann (par Patryck Froissart)

 

Hernando de Soto, né en 1496 ou 1497 en Estrémadure, à Barcarrota ou à Jerez de los Caballeros, en Espagne, et mort le 21 mai 1542 dans l’actuel Arkansas, est un conquistador et explorateur espagnol. Arrivé dans la baie de Tampa en 1539, il erre pendant trois ans entre la Floride et le Mississippi. Il meurt près du fleuve américain, sans avoir découvert les immenses richesses dont il rêvait.

Ce formidable roman de David Vann, exubérant produit du jaillissement bouillonnant d’une imagination intarissable, est le récit, donc fictionnel bien que fondé sur des détails historiquement réels dont la précision témoigne de recherches approfondies de la part de l’auteur, de la lamentable odyssée de de Soto dans les immensités, la plupart du temps marécageuses, de ces terres alors inconnues des Européens, que l’explorateur appelle la « Florida » et sur lesquelles il proclame sa souveraineté, en arguant d’une capitulación royale, dès qu’il en aborde le littoral.

L’élément saillant de cette épopée ratée qui tourne à la farce tragique est incontestablement la peinture du caractère de de Soto, que l’auteur a le sublime talent d’esquisser, d’affiner, et d’affirmer par une série de traits qui se complètent et se précisent tout au long du récit : grandiloquence, mégalomanie, extrême cruauté, concupiscence, cupidité, certitude d’être le représentant absolu de la suprématie de sa « race » sur les indigènes, ces animaux de toute évidence privés d’âme par le Créateur, ces êtres vils, grossiers, incultes ne méritant pas la moindre compassion, qu’il rencontre, combat, réduit en esclavage, viole, massacre, démembre, brûle, livre vivants à ses chiens, avec l’intime conviction définitive d’être investi d’une mission à la fois civilisatrice et messianique… un personnage tout à la fois suprêmement antipathique, pathétique, borné, ridicule voire ubuesque, obsédé à la folie par la quête d’une cité fabuleuse regorgeant d’or et de pierreries, d’un Eldorado qui ne semble exister que dans son délire et dans celui qu’il entretient jusqu’au fond des caboches tout autant malades de ses soldats.

– Regardez autour de vous. Regardez vos frères espagnols. Aucun de vous n’a été tué, ces derniers jours. Pas un seul. Vous avez peur, vous ne cessez de parler des terribles Apalachees et de leur immense armée […]. N’oubliez pas que ce sont des animaux, sur terre pour être massacrés ou réduits en esclavage, et pour que l’on puisse disposer d’eux comme bon nous semble…

Face à lui, ses lieutenants qui progressivement contestent ses décisions, qui le haïssent sans toutefois avoir le courage de se rebeller une fois pour toutes contre le pouvoir dont il est royalement investi. A noter : les échanges verbaux entre le commandant et ses sbires sont d’une acrimonie, d’une causticité, d’une acerbité ironique, d’une raillerie vexatoire régulièrement savoureuses.

– Ta mère rêve encore du chien qu’elle a connu dans son enfance, combien ses couilles étaient douces quand elle les léchait…

– Méfie-toi, Vasco, répète de Soto. N’oublie pas que tu t’adresses à ton supérieur. Je peux rentrer auprès du roi et lui demander ta tête pour insubordination…

Et puis, surgi de la jungle, rescapé d’une précédente expédition espagnole, ayant été à demi rôti vif par des autochtones qui l’ont capturé, torturé puis finalement gracié, adopté, et admis comme l’un des leurs, Ortiz, l’un des rares personnages espagnols faisant preuve d’humanité à l’endroit des Amérindiens qu’il tient désormais pour frères. Mais un Ortiz à tel point écœuré par les monstruosités perpétrées tant par les envahisseurs que par ceux et celles qui s’opposent à l’invasion qu’il en arrive à proférer des propos dangereusement hérétiques.

– Ce que je comprends maintenant, c’est que les croyances affaiblissent les hommes. Seul un homme qui ne croit en rien peut être fort.

– Et tu es ce genre d’homme ?

– Oui. Je pense que oui. Parce que j’ai été tiraillé entre deux mondes et que je n’appartiens à aucun. Je ne peux plus croire en aucun dieu. Cela me rend plus fort que vous et eux.

Devenu à son âme défendante l’un des compagnons de de Soto qui a grand besoin de cet ex-compatriote connaissant la région, les us et coutumes, et le substrat linguistique commun à la plupart des langues locales, Ortiz s’efforce d’intercéder en faveur des indigènes, tentant de convaincre de Soto et ses hommes qu’ils ont en face d’eux leurs semblables défendant légitimement leurs terres, leurs traditions, leur liberté. Ortiz sera finalement le bras armé de la vengeance des populations locales soumises aux plus horribles exactions.

Le génie narratif de David Vann ne se limite pas à la relation baroque, crue, sombre, nauséeuse, probablement proche, hélas, de la réalité historique, du périple sanglant des armées de De Soto, de leurs excès, des pertes énormes qu’elles subissent dans ces contrées obscures au travers desquelles elles déambulent à l’aveugle, peu à peu décimées par les maladies, les aléas climatiques, les bourbiers où elles pataugent des jours durant, les attaques incessantes des indigènes qui les précèdent, les accompagnent, les suivent, la plupart du temps invisibles, insaisissables.

En vérité, le génie narratif de David Vann en cet ouvrage consiste à avoir intercalé, entre chaque péripétie de cette « conquête » désastreuse, les épisodes linéaires de la création de l’homme et de sa déchéance, selon la mythologie Cherokee, à partir du moment où le fils de Kana’ti et Selu, le couple primordial, à l’incitation de son frère diabolique, dit « l’Enfant Sauvage », né soudainement de nulle part, ou plus symboliquement de son propre esprit, rompt l’existence paisible, édénique, de la petite famille en violant les secrets du Galunlati, la contrée « d’au-delà de l’Arche ».

– On avait tout ce qu’il nous fallait, pour l’éternité, avant que tu n’arrives.

– Je ne suis pas simplement arrivé. C’est toi qui m’as fait venir. Tu m’as créé.

Lequel des deux romans s’inscrit dans l’autre ? Lequel inclut l’autre ? La chute originelle constitutive du mythe, assimilable à la faute initiale des trois religions créationnistes dites du Livre, expliquerait-elle, justifierait-elle, en guise de punition jusqu’à la fin des siècles des siècles, « l’ensauvagement » de l’homme, ici particulièrement accentué chez l’envahisseur européen dépeint comme l’archétype du barbare, et les maux et calamités que l’espèce inflige à ses propres membres ? Au lecteur de procéder au déchiffrement qui lui convient.

Ce roman de cinq cents pages empli d’espoir, de désespoir, de bruit, de sang, de sexe, de feu et de fureur s’inscrit dans la lignée intertextuelle de cet autre grand roman qu’est celui de l’Autrichien Franzobel, mettant en scène et dénonçant lui aussi l’ethnocentrisme, l’intolérance, la folie, la démesure, les outrances, les atrocités, l’insatiable soif de pouvoir et d’appropriation de terres, de biens, de richesses, l’implacable génocide physique de la majeure partie de la population amérindienne et la volonté forcenée des envahisseurs d’acculturer et de convertir à leur religion, qu’ils veulent hégémonique, le reste des indigènes tout en les réduisant à une servitude honteuse, ayant dramatiquement et indélébilement marqué la conquête du Nouveau Monde par les Européens : Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie.

Le personnage de de Soto rappellera aussi au lecteur le conquistador fou Lope de Aguirre, superbement personnifié par Klaus Kinski, dans le film impressionnant de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu.

Note de l’auteur, Américain d’ascendance Cherokee :

C’est dans la région de Tallahassee que les Apalachees opposèrent une résistance farouche à de Soto. Je suis resté très fidèle aux événements et aux détails historiques, décrits dans l’ouvrage de Charles Hudson, Knights of Spain, Warriors of the Sun : Hernando de Soto and the South’s Ancient Chieftains, publié en 1997 et auquel je dois beaucoup. Mais j’ai aussi enjolivé le récit et j’ai fait subir à de Soto une fin qu’il mérite bien davantage [que ce que fut véritablement la sienne].

Un dénouement que découvrira le lecteur, en quelque sorte une vengeance a posteriori de la part de David Vann quant aux crimes perpétrés par de Soto sur bon nombre de ses ancêtres.

 

Patryck Froissart

 

David Vann est né le 19 octobre 1966 sur l’île Adak en Alaska. Il a été publié dans plus de 50 pays et a reçu 14 prix littéraires, dont le prix du meilleur roman étranger en France. Il a travaillé sur des bateaux en mer avant de pouvoir vivre de sa plume. Il partage sa vie entre l’Angleterre où il enseigne et la Nouvelle-Zélande. Sukkwan Island, son premier roman, est paru en janvier 2010 aux éditions Gallmeister. Il a obtenu le prix Médicis étranger.

 

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Récits de Kolyma, Varlam Chalamov (par Patryck Froissart)

Récits de Kolyma, Varlam Chalamov (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.11.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesHistoireRécitsEditions Maurice Nadeau

Récits de Kolyma, Varlam Chalamov, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, Coll. Format Poche, octobre 2023, trad. russe, Katia Kerel, Jean-Jacques Marie, 350 pages, 12,90

Edition: Editions Maurice Nadeau

Récits de Kolyma, Varlam Chalamov (par Patryck Froissart)

 

Située à 6.000 kilomètres à l’est de Moscou, en Sibérie orientale, la Kolyma a été pendant plus de 30 ans, entre 1930 et 1953, la plus terrible zone de déportation des goulags staliniens.

Varlam Chalamov, l’auteur des Récits de Kolyma, y fut déporté durant dix-sept ans, de 1937 à 1954, accusé d’activités contre-révolutionnaires trotskystes.

En 1965 le texte, jusque-là inédit, en est proposé à Maurice Nadeau sous la forme d’un microfilm susceptible de lui être envoyé de Moscou de façon rocambolesque.

« Une de mes connaissances qui est depuis quelques mois à Moscou m’a fait parvenir par la valise diplomatique une lettre où il me dit posséder le microfilm d’un roman sur les camps de concentration de Staline où l’auteur a passé de longues années. L’homme s’appelle Varlam Chalamov… ». Lettre adressée par Nadeau à Jean-Jacques Marie, qui, lui-même ancien trotskyste, comme Nadeau, en effectue avec Katia Kerel la traduction initiale sous le pseudonyme d’Olivier Simon, pour une première publication en 1969 chez Nadeau dans la Collection Les Lettres Nouvelles.

Les récits couvrent l’ensemble des périodes de déportation, avec les changements de statut de l’auteur, les rallonges de peine survenant systématiquement, sans nouveau procès, depuis l’achèvement de la période prévue par la condamnation initiale, pour tous les condamnés dont le dossier portait la lettre T, ou l’acronyme KRDT (Activité Contre-Révolutionnaire Trotskyste), signes d’adhésion, avérée ou non, de la part du déporté ou d’un membre de sa famille ou d’un de ses anciens collègues, à l’idéologie trotskyste. Cette marque considérée comme la plus infâmante désignait comme « ennemi du peuple soviétique » celui qui en « bénéficiait ».

Vingt-sept « récits » se partagent les trois-cent-quarante pages de l’ouvrage. Chacun, pourvu de son titre :

– soit relate une péripétie, une aventure, un incident, un accident, une évasion toujours inéluctablement vouée à l’échec, impliquant l’auteur lui-même, ou l’un de ses compagnons de déportation, ou tel ou tel garde-chiourme ;

– soit décrit la dure réalité des conditions dans lesquelles les condamnés tentent de survivre au jour le jour en dépit de la brutalité des travaux forcés inscrits dans un « plan » stakhanoviste dont il faut implacablement atteindre les objectifs, en dépit des humiliations, des coups, des punitions arbitraires et aléatoires, des poux, des maladies, de la sous-alimentation chronique ;

Affirmer à haute voix que le travail était pénible, susurrer la remarque la plus innocente à l’adresse de Staline, garder le silence lorsque la foule des déportés devait brailler : « Vive Staline » !… fusillé ! Le silence, c’est l’agitation !

– soit traduit la complexité des relations entre les détenus, entre prisonniers et geôliers, entre geôliers eux-mêmes, entre condamnés politiques et prisonniers de droit commun : jalousie, dénonciations avec ou sans fondement, mépris, vols de rations et de vêtements, corruption, violence ;

L’épuisement engendre une violente envie de se battre. Chaque déporté, chaque victime de la famine connaît cette irritabilité aiguisée par la faiblesse. Les affamés ne se battent pas comme des hommes. Ils trépignent pour frapper, donnent des coups d’épaule, mordent, multiplient les crocs-en-jambe, saisissent à la gorge…

– soit met en scène la confrontation périodique, récurrente, inégale, absurde, ubuesque dans ses attendus et son verdict final, entre le détenu Chalamov et tel « juge » chargé de réexaminer, à sa demande, son dossier en vue d’une éventuelle remise en liberté à l’issue de chaque prolongation de séjour ;

Une persécution en règle s’engageait à l’égard de tout déporté qui atteignait la dernière année de sa peine. Sur ordre de Moscou. Provocations, rapports de mouchards, interrogatoires.

– soit brosse de façon réaliste, détaillée, expressive le portrait d’un personnage du bas ou du haut de l’échelle de Kolyma, d’un misérable, d’un bourreau particulièrement féroce ;

– soit permet de suivre, par à-coups, le long parcours, accidenté, jalonné de hauts et de bas, de Chalamov dont la dernière étape de déportation, la moins douloureuse, fera de lui, après son accès par concours interne à une formation locale plus ou moins « bâclée », un infirmier de la colonie pénitentiaire.

Chacun avait son secret qui l’aidait à vivre, à s’accrocher à cette vie qu’on lui arrachait avec tant d’obstination…

De tout cela Chalamov « ne se fait pas un roman ». Il dit, par tableaux et scènes successifs, les choses vues, entendues, vécues. Il dit, simplement, sans fioritures romanesques, sans enjolivures stylistiques, sans ambages, sans multiplier les circonlocutions impressives, sans toutefois s’interdire ici et là l’envolée poétique.

Le faisceau rouge des rayons du soleil traversait les croisillons de la grille de la prison, en gerbes qui se nouaient au milieu de la cellule, bouquet vermeil où les grains de poussière passaient en reflets d’écume. Les mouches qui dérivaient dans les rayons flambaient soudain. Le ressac du soleil couchant battait la porte dont les bandes de fer mat luisaient.

Il témoigne, froidement, précisément. Et le récit prend. Chez le lecteur vient vite le besoin d’en savoir davantage. L’objectif, louable, de lever le voile, absolument, de la vérité historique sur l’un des pires crimes contre l’humanité perpétrés dans le cours d’un siècle de barbarie, est évidemment atteint.

Moscou. La gare de Iaroslavl. Vacarme, ressac de Moscou. Le visage de ma femme. Elle m’attendait sur le quai, comme jadis lorsque je revenais de mission. Cette ultime mission avait duré dix-sept ans. Elle m’avait entraîné aux confins de la nuit… Je revenais de l’Enfer.

Il faut lire Chalamov, comme il faut lire Soljenitsyne, Mandelstam, Tsvetaieva…

 

Patryck Froissart

 

Varlam Chalamov, né à Vologda en 1907, mort à Moscou en 1982, accusé d’activités contre-révolutionnaires trotskystes, a passé dix‑sept ans de sa vie au Goulag, de 1937 à 1954. Après sa libération et son retour à Moscou en 1956, il se consacre à l’écriture et à la poésie, et en particulier aux récits de son internement au Goulag.

 

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La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)

le 23.11.23 dans La Une CEDJaponLes ChroniquesLes Livres

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki, Gallimard, Folio, 2022, trad. japonais, Anne Bayard-Sakai, 196 pages

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)

 

Qui se joue de qui dans ce chassé-croisé d’une passionnante et croissante malignité entre quatre protagonistes, dans cette mascarade érotico-tragique dont les étapes licencieuses sont mises en scènes tantôt complémentaires tantôt contradictoires, tantôt faussement inavouées, tantôt feintement désavouées, dans le journal intime que tiennent simultanément et prétendument secrètement, tout en se répondant implicitement et indirectement, les deux personnages principaux ?

Le démiurge initial, professeur d’université, a pour femme, a priori « vertueuse », Ikuko, attachée, par son éducation, par son appartenance sociale, aux valeurs morales bourgeoises japonaises traditionnelles. Leur fille Toshiko est virtuellement promise à épouser M. Kimura, un personnage tout autant respectable que les membres de cette honorable famille que son statut de prétendant autorise à fréquenter régulièrement.

Le professeur tient depuis des années un journal dont il cèle les liasses en un tiroir soigneusement fermé à clef. L’épouse présume, ou sait, pour en avoir peut-être survolé subrepticement quelques passages après avoir trouvé par hasard la clef « entre différents livres de sa bibliothèque, ou parfois sous le tapis », qu’il s’agit de notes professionnelles, d’écrits scientifiques sans intérêt pour elle, et qu’il n’y est jamais fait la moindre allusion à leur vie conjugale.

Tout change quand le professeur pressent que son épouse et M. Kimura semblent éprouver l’un pour l’autre les prémices, à ce stade totalement refoulées, d’une attirance inconvenante.

Le roman commence par une page que le professeur date d’un premier janvier (symbole d’un soudain changement d’ère) :

Désormais, je noterai dans ce journal tout ce qu’hier encore j’hésitais à lui confier. J’ai préféré jusqu’à présent éviter d’entrer dans les détails de ma vie sexuelle et de notre vie conjugale. Tout cela de crainte que ma femme, lisant ce journal en cachette, ne se mette en colère…

C’est alors que le professeur expose ce qu’il est certain d’avoir découvert des compétences sexuelles potentielles exceptionnelles de son épouse, qu’elle-même a toujours inconsciemment enfouies sous sa morale bourgeoise, et qu’il fait le vœu de désinhiber, pour en tirer pour soi un profit sexuel maximal, en « utilisant » l’inclination qu’elle semble manifester pour leur hôte de plus en plus assidu.

Le cahier, comme de coutume, est « soigneusement » caché dans un des tiroirs du bureau personnel du professeur. Mais voici que Madame en trouve inopinément la clef à terre. Accident, ou invitation sournoise à une lecture opportunément pseudo-clandestine ?

Débute alors dans la foulée narrative la transcription du journal que tient pour sa part, tout aussi supposément secrètement, Ikuko, femme jusqu’à ce jour pudique, voire pudibonde, en des pages ouvertes pour le lecteur voyeur (serait-il donc écrit pour être lu par un mari qu’on soupçonne d’être indiscret ?) à la date du 4 janvier :

Il est arrivé aujourd’hui une chose curieuse. Cet après-midi, je suis entrée dans le bureau de mon mari, profitant de ce qu’il était sorti se promener, afin d’y faire le ménage que j’avais remis durant les trois premiers jours de l’année ; j’y ai trouvé une clef, tombée devant la bibliothèque […]. Ce qui n’a peut-être pas de signification particulière. Mais je n’arrive pas à croire que mon mari ait pu laisser ainsi tomber cette clef par inadvertance…

C’est ainsi que la clef (titre du roman), symbole littéraire universel de possible accès aux lieux clos interdits et conséquemment aux actes défendus, ouvre au couple, bientôt rejoint, dans son jeu de dupes consentantes, par M. Kimura, puis, un peu plus tard, par Toshiko, la porte sur un véritable espace « boudoir » élargi, dans l’intimité de quoi vont se dérouler des scènes de plus en plus anti conventionnelles dont le divin marquis n’eût pas désavoué la croissante lubricité, à ceci près que les détails, contrairement à celles que déploie crûment notre grand philosophe, en sont contenus dans un très savant flou artistique dont le caractère suggestif, paradoxalement, décuple la saveur érotique.

Le jeu est astucieusement mis en récit sous la forme d’extraits alternés des deux journaux que tiennent presque au quotidien les deux narrateurs jusqu’au 15 avril, jour où s’arrête, pour une cause tragique, le cahier du professeur, alors que se poursuit celui d’Ikuko, jusqu’à sa clôture en juin sur la perspective d’une suite possible qui met en évidence l’évolution du caractère d’une épouse de plus en plus décomplexée, jetant aux orties, un à un, une à une, en se libérant sexuellement, progressivement mais irréversiblement, tous les chastes scrupules, toutes les règles morales, tous les interdits qui cadraient sa vie d’avant le premier janvier.

Le plan de Kimura consiste à épouser Toshiko quand le moment paraîtra propice, de manière que, les formes étant ainsi respectées, nous puissions vivre tous trois dans cette maison. Toshiko, en somme, accepterait de se sacrifier pour sa mère, afin de sauver les apparences…

Initiateur de cette métamorphose, l’époux en aura été la victime collatérale, l’une des dynamiques narratives portant sur la rapide dégradation de sa santé physique et mentale, suivie et commentée d’abord avec inquiétude, puis avec de moins en moins de compassion par une Ikuko qu’obnubile graduellement l’appétence charnelle qu’elle éprouve pour son jeune amant.

Roman féministe quoi qu’il en soit ?

Moi qui suis née dans une vieille famille de Kyoto aux mœurs désuètes, élevée dans une atmosphère féodale, je l’ai épousé sans vraiment réfléchir, me soumettant à la volonté de mes parents, car on m’a toujours fait croire que ce devait être cela, un couple, si bien que bon gré mal gré je n’avais d’autre choix que de l’aimer.

Mais surtout, littérairement, formidable entrelacs de tensions intellectuelles et sentimentales, de pulsions retenues puis désentravées, d’amour et de remords, de ruses et de tromperies, d’aveux et de désaveux, de feintes crédulités, de fausses pudeurs, de luttes intérieures, de simili pièges scabreux, de vrais libertinages… ce que résume le professeur dans une de ses pages :

J’ai dit de ma femme qu’elle était sournoise, mais je le suis moi-même au moins autant. Rien d’étonnant à ce que Toshiko, fruit de notre union, le soit aussi. Celui qui, néanmoins, nous bat tous, c’est Kimura.

Tout bonnement savoureux.

 

Patryck Froissart

 

Junichirô Tanizaki est un écrivain japonais né le 24 juillet 1886 à Tokyo et mort le 30 juillet 1965 dans la même ville. Son œuvre révèle une sensibilité frémissante aux passions propres à la nature humaine et une curiosité illimitée des styles et des expressions littéraires.



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C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)

C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.12.23 dans La Une LivresLes LivresRecensions

C’était demain (dystopie), Pierre Chazal, Kubik Editions, octobre 2023, 318 pages, 18 €

C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)

 

Nous sommes en 2122.

Henri Lafleur, un septuagénaire qui a passé soixante-sept ans dans le centre de quarantaine QD-RB-WE-L06 où ses parents, pour s’être montrés rebelles au nouvel ordre mondial, ont été internés peu après sa naissance, est soudainement gracié et libéré par Steve, son « référent », et assigné à résidence surveillée mais confortable à Mare del Sol, une cité balnéaire agréable de « l’ancien Nouveau-Mexique ».

Etiqueté Querdenker officiellement « réhabilité », Lafleur fait la connaissance de Nadia, jeune femme en apparence « normale », c’est-à-dire « normalisée » en ce contexte où tous les comportements, les discours et les pensées doivent être conformes à un protocole écologique unique ayant pour pseudo finalité d’imposer un bonheur universel qui apparaît vite au lecteur, à mesure que les détails s’en esquissent puis s’en précisent, par le biais du regard neuf du personnage et de ses interactions avec les autres protagonistes, comme probablement tout autant insupportablement impitoyable que celui qui est institué par Ira Levin dans Un bonheur insoutenable.

En parallèle avec le récit cadre, « objectif », mené par un narrateur omniscient, retraçant la mise en place progressive de la gouvernance autocratique d’un monde, en majeure partie unifié, par les dirigeants d’un parti transnational, le Rainbow Movement, le personnage principal, qui n’a eu de ce nouvel ordre, jusqu’à sa libération, qu’une vision imparfaite à travers le prisme de ce qu’en disaient ses codétenus internés par cohortes successives, et de ce qu’il pouvait en apprendre par les médias tamisés qu’il était autorisé à consulter, découvre jour après jour l’idéologie sociale, économique, politique, morale du nouveau monde institué et les modalités et méthodes occultes, terrifiantes, sous-jacentes à son organisation.

Dans la pratique, la Rainbow Policy n’était en vérité que la mise en branle implacable et jusqu’au-boutiste d’un programme de responsabilité décomplexée […par lequel] l’être humain, qui s’inventait toujours mille excuses pour repousser à demain ce qui devait être fait dès maintenant, apprendrait de gré ou de force à faire le deuil de son nombrilisme. Les principes de l’écologie punitive étaient appliqués sans état d’âme, avec caméras de surveillance et pesée obligatoire des déchets…

Procédé narratif efficace, ce double regard devient triple, puisque bientôt complété et renforcé par celui de la jeune Nadia, dont les réactions, puis les confidences, puis les révélations montent en puissance, en particulier dès lors qu’elle dévoile à Henri les raisons intimes de sa haine à l’égard d’un régime dont la logique implacable de contrôle absolu sur le collectif et l’individuel a provoqué dans son existence un drame dont elle porte l’inextinguible souffrance.

C’est ainsi que le lecteur est amené progressivement à s’introduire dans cette société totalitaire, et à découvrir, en en rassemblant les détails donnés, les éléments constitutifs, les apparences, les « réalités », l’illusion d’une vie heureuse entretenue par les autorités et relayée auprès d’Henri par son « référent, Steve, les véritables tenants et aboutissants d’un système politique dont la pseudo moralité est mise à nu, de façon évidemment progressive (pour le suspense), dès la première rencontre que fait Henri amnistié, dans la rue, celle d’un « étrange bonhomme au teint jaunâtre et au visage creusé de rides » :

– Ils m’ont pris ma femme…

– Vous dites ?

– Ils ont pris notre fils. Ils ont pris nos vies, nos lois, nos libertés. Et maintenant ils nous disent qu’ils nous ont sauvés de l’abîme…

Il faut souligner l’abondance pertinente, fonctionnelle des détails descriptifs à valeur performative, l’efficience narrative, le convaincant « réalisme » de cette construction sociale et l’impression forte de vraisemblabilité que dégage de façon paradoxale cette imaginaire évolution sociétale du monde, particulièrement du monde dit « occidental », qui prend ici sa source fictionnelle, historiquement et idéologiquement, dans les mesures coercitives mises en œuvre dans l’intérêt des populations lors de l’épisode pandémique du Covid-19, amplifiées, selon le roman, par une seconde pandémie, plus terrible encore, ayant eu lieu une décennie plus tard. On se projette. L’attraction narrative fonctionne.

« Je crois simplement, reprit [Steve], que les gens […] étaient fatigués de la démocratie. S’informer, réfléchir, douter en permanence du bon candidat et du bon système, s’investir pour des causes sans issue et à côté de ça gagner sa croûte, élever ses gosses, récurer la gamelle du chien…

– Dure existence que celle de l’homme libre… ».

Dystopie est le sous-titre du roman. C’était demain est en effet un passionnant récit de science-fiction dystopique, d’anticipation sombrement dynamique, bien construit, qui prend fort honorablement place, qu’on en partage ou non la prospective et les non-dits, parmi ceux d’Orwell, d’Huxley, de Barjavel, de Levin et d’autres du même genre.

 

Patryck Froissart

 

Querdenker : personne qui pense différemment (jemand, der eigenständig und originell denkt und dessen Ideen und Ansichten oft nicht verstanden oder akzeptiert werden), ici en référence à un mouvement allemand qui contestait les mesures pour lutter contre la pandémie de Covid-19 et a été mis sous surveillance par les autorités qualifiant officiellement ses membres d’extrémistes.

 

Romancier, auteur-compositeur et professeur de français langue étrangère à Paris, Pierre Chazal a publié trois romans chez Alma : Marcus (Prix René Fallet, 2013), Les Buveurs de lune (2014), et July’s way (2016). Les deux premiers sont parus en poche chez Points.



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Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)

Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)

14.09.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch, Editions Le Corridor bleu, 2019, Poésie chinoise classique, trad. Pierre Vinclair, 432 pages, 24 €

Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)

Traduit du chinois par le poète Pierre Vinclair, ce recueil est présenté comme une anthologie classique de la poésie chinoise dont les textes les plus anciens remonteraient à l’époque de la dynastie des Zhou, soit à environ 1100 avant notre ère. L’ensemble aurait été compilé par Confucius. Le volume est constitué de trois cent-cinq pièces, réparties en quatre Livres comportant eux-mêmes un nombre variable de Chants ou d’Hymnes classés en sous-ensembles.

On se laisse facilement prendre au pittoresque des lieux, à l’exotisme des situations, au décalage culturel, à la téléportation dans des époques et des espaces révolus. La représentation poétique de la simplicité de la vie rurale, la poésie du quotidien, des relations familiales,

Un vent glorieux venu du sud

agite les branches du jujubier

Maman était une sainte

et nous des moins-que-rien

et la poésie naturaliste, florale, bucolique, alternant avec la ritournelle amoureuse, courtoise, pouvant être empreinte d’un certain lyrisme, de charme champêtre, mettant suggestivement en scène un jeu galant,

 

Un garçon et une fille

tiennent une orchidée

La fille dit : tu viens ?

Le garçon répond : encore ?

– Oui, allons encore une fois

Après la Wei

il y a de l’espace, on sera bien

Ensemble garçon et fille

s’offrent et jouent

se donnent des pivoines

 

se mêlent à une poésie épique, retraçant les hauts faits d’armes d’un souverain et de son armée,

 

Mû par une colère puissante

le roi rassembla ses hemmes

Les exhortant d’arrêter l’ennemi

et d’assurer la gloire des Zhou

En unifiant tout l’ici-bas :

[…]

Nous franchirons les frontières des Ruan

grimperons sur leurs hautes crêtes

[…]

Char d’assaut et lourds béliers

contre le très haut fort de Chong

Une multitude de prisonniers

eurent l’oreille en sang, coupée…

 

et à une poésie sociétale, tantôt courtisane, laudative, tantôt plaintive, voire revendicative, toute mesure gardée, lorsqu’elle s’adresse au pouvoir, soit sous la forme d’une interpellation directe, soit sous celle d’une évocation des abus ou des faiblesses de tel ou tel empereur

 

Le vaste ciel est impitoyable

le chaos n’a pas de fin

S’accroissant de mois en mois

ne laissant pas le peuple en paix

Ivre de chagrin je demande

qui dirige donc le pays ?

[…]

C’est en père de famille que j’ai composé ce chant

pour dire au roi ses torts :

« Changez votre cœur

le peuple retrouvera la paix ! »

 

La langue et la forme sont celles, généralement, de la chanson populaire, folklorique, parfois proche de la rengaine, parfois relevant du genre de la comptine, avec leurs couplets et refrains, leurs anaphores, leur rythme régulier, avec les récurrences et résurgences au sein d’un même texte mais aussi, au fil des poèmes, d’un tableau à l’autre, comme cette annonce répétée, tenant probablement d’un élément narratif traditionnel : « La fille de Qi va se marier.

Tout lecteur chantonnera cette complainte en la lisant :

 

La lune montante est blanche

jolie jeune fille

Que mon désir s’apaise

mon triste cœur souffre !

 

La lune montante est claire

belle jeune fille

Que mon angoisse s’apaise

mon triste cœur s’agite !

 

La lune montante brille

superbe jeune fille

Que mon âme enchaînée s’apaise

son triste cœur s’épuise !

 

Un itinéraire à suivre page à page, un univers poétique à explorer, un espace-temps culturel à parcourir, une découverte à ne pas manquer.

Il faut souligner le travail du traducteur, dont l’aboutissement est plutôt réussi, et la remarquable introduction, éminemment érudite, d’Ivan Ruviditch, qui apporte un éclairage fort utile sur la genèse, l’histoire, les multiples sens et thématiques de cette anthologie, et il convient de remercier et de féliciter les Editions du Corridor bleu pour cette précieuse publication.

 

Patryck Froissart

 

Pierre Vinclair, né le 21 janvier 1982 à Aurillac dans le Cantal, est un écrivain français. Lauréat de la Villa Kujoyama (Kyoto) en 2010, il vit pendant une dizaine d’années en Asie (Japon, Chine, Singapour) avant de rentrer en Europe fin 2019. Normalien, agrégé de philosophie, après une thèse sur les rapports de l’épopée et du roman, il poursuit des recherches en philosophie de la littérature. En 2022 il a été fait Chevalier des Arts et des Lettres.

Ivan Ruviditch, éminent sinologue, est Docteur en études chinoises et Maître de Conférences en Littérature comparée à l’Université de Shanghai.

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Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.09.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Pays de l'EstRoman

Tango de Satan, László Krasznahorkai, trad. hongrois, Joëlle Dufeuilly, 385 p. 9,20 €

Edition: Folio (Gallimard)

Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Roman diaboliquement attrape-lecteur, ce Tango de Satan !

László Krasznahorkai a tissé là une angoissante toile d’araignée dans laquelle, simultanément, se débattent la plupart des personnages, et se retrouve piégé le lecteur qui s’aventure en les lieux lugubres où se développe dans un temps court une intrigue sinistre dans l’atmosphère morbide qui émane des faits, gestes, paroles, rêves, réflexions, sensations des misérables protagonistes.

Que diable faisaient-ils donc dans cette galère ?

Le décor principal est planté au centre et aux alentours immédiats d’un simulacre de village, perdu on ne sait où, à proximité des ruines déprimantes d’une fabrique désaffectée et de ses installations annexes dont ne subsistent que des ferrailles rouillées et douloureusement tordues, restes hideux d’une ancienne coopérative où travaillaient autrefois la demi-douzaine d’habitants qui, faute de savoir, de pouvoir ou de vouloir où aller, les uns chevillés là par foncière veulerie, les autres ayant gardé l’espoir d’un redémarrage de la coopérative, ne sont pas partis refaire leur vie ailleurs à l’exemple de la majorité des autres employés de la société en faillite, et passent leurs journées à guetter par leur fenêtre les agissements furtifs de leurs voisins.

Cette vérité qu’il soupçonnait depuis longtemps venait de se confirmer : non seulement il ne pouvait mais il ne voulait plus quitter cet endroit, car ici parvenait-il du moins à se tapir dans l’ombre d’un paysage familier alors que là-bas, au-delà de la coopérative, nul ne savait ce qui l’attendait.

La sombre présence, non loin de là, d’un château lui aussi en décrépitude, où aura lieu un tragique événement, la pluie incessante, l’obscurité nocturne et la brume ambiante dans lesquelles s’effectuent la plupart des mouvements extérieurs, le froid, le vent, les ornières, les flaques d’eau sale et la boue dans laquelle pataugent et tombent récurremment l’un et l’autre, l’absence totale d’horizon, l’omniprésence invasive des araignées, sont autant d’éléments narratifs qui confèrent aux scènes successives ce caractère d’étrangeté propre à dérouter le lecteur.

L’intrigue se déroule sur un fil narratif simple, la puissance du texte tenant au fait que les ressorts qui motivent les personnages et qui activent les séquences scéniques sont paradoxalement d’une confusion désorientante soigneusement entretenue, voire d’un hermétisme talentueusement, et malignement (pour rester dans l’emprise maléfique qu’évoque le titre du roman) ensorcelant : les laissés pour compte de ce village, sinon totalement fantôme, du moins passablement fantomatique, apprennent que deux de leurs anciens compagnons de travail et de misère, Irimias et Petrona, dont la mort leur avait été autrefois annoncée, sont vivants et en route vers le hameau. Pris d’une étrange panique dont l’auteur se garde bien de préciser la cause, les uns et les autres s’agitent, se querellent, règlent en se disputant d’occultes questions de partage d’un mystérieux magot, se préparent à quitter précipitamment les lieux, emballent promptement ce qu’ils ont de plus précieux… puis restent en attente, comme tétanisés, et gagnent les uns après les autres l’auberge, qui devient une espèce de nef des fous où vont se dérouler des scènes délirantes, y compris une séquence hallucinante de tangos endiablés représentant et cristallisant la ronde aveugle dans laquelle sont embarqués ces pauvres diables.

En ville, pendant ce temps, évoluent les deux revenants, l’auteur faisant d’eux des personnages quelque peu louches mais point patibulaires, plutôt eux aussi désemparés, velléitaires, sans perspective, à qui un représentant d’une occulte autorité impose sous peine d’incarcération une mission qui les amène à prendre le chemin du village, et qui aura des conséquences aussi décisives que définitivement imprécisées sur la suite de l’existence des demeurés de l’ancienne coopérative.

Resté à l’écart de ce qui semble ne pas le concerner, le docteur, figure marquante d’un personnage maniaque, statique au centre de la spirale des péripéties, alcoolique, presque en permanence statufié, entouré d’ordures dans sa demeure à l’abandon qu’envahissent peu à peu les herbes folles, un quasi Diogène dont la philosophie misanthropique est autant impressionnante que pathétique, partage avec le lecteur sa vision égocentrique du monde, ses lectures scientifiques, ses notes sur l’évolution de sa propre santé physique et mentale, sur les moindres détails de la disposition des objets de stricte nécessité dont il s’est entouré, et sa chronique quotidienne, souvent ponctuée d’interrogations et d’hypothèses, sur ce qu’il aperçoit, par sa fenêtre, du branle soudain qui anime de façon, de son point de vue, désordonnée ses anciens patients.

En ce microcosme sordide, en une sorte de ballet infernal, se croisent, s’interpellent, s’insultent, se jalousent, forniquent, se saoulent, errent, rêvent, meurent des pantins erratiques que l’auteur, démiurge démoniaque, s’amuse à brinqueballer de droite et de gauche, en une représentation théâtrale tragi-comique (en vérité est ici quasiment appliquée la règle des trois unités : temps, lieu, action) où les dialogues tiennent un rôle prépondérant, des pantins soumis à un pouvoir socio-économique crypté dans la tessure du roman, dont ils sont incapables de discerner ni l’organisation, ni le fonctionnement, ni les responsables, ni les bénéficiaires, représentation symbolique, à peine caricaturale, d’un système socio-politique dont le lecteur reconnaîtra la potentielle réalité.

Magistrale diablerie dans laquelle s’embobine le lecteur, pris et empêtré dans les fils du récit comme l’est obsessionnellement l’aubergiste dans les soies que tissent inlassablement des milliers d’invisibles araignées par le travers de la salle de l’auberge !

On en émerge pourtant avec l’envie de s’y replonger…

 

Patryck Froissart

 

László Krasznahorkai, né le 5 janvier 1954 à Gyula (Hongrie), est un écrivain et scénariste hongrois, auteur de plusieurs dystopies. Il a signé les adaptations de ses romans, notamment Tango de Satan et La Mélancolie de la résistance, pour des films réalisés par Béla Tarr.

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Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)

Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 29.09.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesItalieRomanGrasset

Fontamara, Ignazio Silone, Grasset, Coll. Les Cahiers Rouges, 2021, trad. italien, Jean-Paul Samson, Michèle Causse, 256 pages, 12,90 €

Edition: Grasset

Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)

 

Préfacé magistralement par Maurice Nadeau, ce roman social, ou conte politique, publié initialement en 1934, met en scène la montée de l’arbitraire de l’ordre fasciste au profit des possédants auquel sont confrontés, jusque dans leurs montagnes reculées, les cafoni, humbles paysans des Abruzzes, après la prise du pouvoir par Mussolini.

Le récit a pour cadre le pauvre village de Fontamara. Trois personnages narrateurs prennent la parole à tour de rôle : l’un des paysans de la communauté villageoise, son épouse, et son fils, ce qui autorise la variation des points de vue : celui des hommes, celui des femmes, celui des jeunes.

Naïfs, crédules, non-initiés aux questions juridiques, peu au courant des affaires politiques, et plus ou moins ignorants des évolutions techniques, les villageois de Fontamara vivent selon une organisation sociale ancestrale de répartition des terres et de l’eau qui leur est propre et qui les satisfait.

Lorsque les atteignent les premières mesures d’appropriation des terres par les grands propriétaires, ici en la personne d’un nanti sans scrupule, nommé l’Entrepreneur, installé récemment dans la région, soutenu par le pouvoir qui prône le regroupement des surfaces agricoles et la mise en place de grandes exploitations de culture intensive, ils font appel à l’avocat cupide et élu local à qui ils confient régulièrement le règlement des petits litiges locaux, Don Circostanza.

Quand les accablent à leur paroxysme le sentiment d’injustice, la certitude de leur impuissance face aux méandres administratifs de lois obscures qui semblent être décrétées arbitrairement l’une après l’autre pour les déposséder encore et encore, et l’impression que Dieu seul pourrait, devrait pouvoir les aider, ils ont recours au curé du bourg voisin, Don Abbacchio, un autre suppôt du régime, qui leur explique avec la plus odieuse hypocrisie que si telle est la loi, c’est que Dieu la veut telle.

– Vous oubliez, il me semble, fit remarquer le curé d’un ton aigre, que Dieu lui-même a décidé : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.

[…]

– Comment dit-on, déjà ? continua Berardo, têtu. On dit : tu gagneras ton pain. On ne dit pas, ainsi qu’il advient pourtant dans la réalité : tu gagneras les spaghetti, le café et les liqueurs de l’Entrepreneur.

– Moi je m’occupe de religion et non de politique, intervint le prêtre sèchement…

Quand, au désespoir d’obtenir gain de cause, ils manifestent une colère légitime, les forces de l’ordre locales, puis les milices fascistes en chemises noires, suivies bientôt par l’armée, prennent d’assaut le village et se livrent aux pires exactions, y compris la destruction des quelques biens domestiques équipant les masures et les viols en réunion. Ainsi sont-ils réduits par la justice, par la religion, par l’armée (éternelle récurrence de l’alliance entre le sabre, le glaive et le goupillon) à se laisser déposséder du peu dont ils disposaient pour survivre jusque-là, comme avaient réussi à survivre les générations qui les avaient précédés en se contentant de ce que leur lopin de terre pouvait produire, irrigué par le filet d’eau dont l’Entrepreneur vient détourner « légalement » à son profit, sur la base d’un document que ses acolytes leur ont fait signer sans qu’ils aient compris ce que signifiait la clause volontairement alambiquée d’un contrat rédigé par l’avocat : « trois quarts du flux pour l’Entrepreneur et les trois quarts du reste pour les cafoni »…

D’abus de confiance en entourloupes, de recours désespérés en conciliations contractuelles trompeuses, en passant par la pétition qu’on les convainc de signer en blanc, ils finiront par n’avoir « légalement » plus droit à une seule goutte « pour une durée de dix lustres » sur la foi d’un « accord à l’amiable » conçu par leur « défenseur », l’avocat corrompu. C’est la famine assurée, l’abandon forcé de la culture des terres ancestrales, l’exil contraint…

Alors, que faire ?

Voilà la question, reprise du traité au titre éponyme publié par Lénine en 1902, que pose un militant communiste citadin à Berardo Viola, un jeune et (presque) seul rebelle de la communauté.

La suite est dramatique. Evidemment. L’ordre fasciste règne en Italie…

La tragédie prévisible a lieu, et la question, posée à nouveau en épilogue, reste sans réponse.

Après tant de peines et de deuils, tant de larmes et de plaies, tant d’injustices et de désespoir, que faire ?

Conte allégorique s’inscrivant dans le contexte historique d’une Italie malade d’une idéologie pseudo-révolutionnaire, vu de loin et d’en bas, comme du fond de la caverne, par les narrateurs et leurs proches, reprenant l’éternel combat du pot de terre contre le pot de fer, ce récit à peine fictionnel foisonnant de détails réalistes sur le quotidien rustique des paysans pauvres des Abruzzes dans la première moitié du vingtième siècle, époque trouble s’il en fut, captive par l’enchaînement alerte des péripéties, par l’opposition constante entre d’une part la sympathique crédulité, la simplicité de bon aloi, la franchise, la candeur, le stoïcisme des cafoni face aux calamités naturelles et aux manœuvres spoliatrices de la caste possédante et, d’autre part, la rapacité, la cruauté, la roublardise, l’acharnement dont font preuve les podestats dans leurs crapuleux desseins de s’emparer de tout ce qui peut être pris par la force, le vice et la ruse.

Tout ce qu’Ignazio Silone met en mouvement dans ce roman peut être hélas mis en rapport avec des situations similaires rejouées de siècle en siècle, de décennie en décennie, en de multiples endroits du monde, dans notre mémoire collective tout autant que sous nos yeux, comme le réalise l’auteur lui-même après avoir écrit son texte :

J’ai été amener à constater que les mêmes étranges événements, fidèlement racontés dans le présent livre, se sont produits en plusieurs endroits, encore qu’à des époques diverses et dans un enchaînement différent.

Alors, que faire ?

Faute de mieux, lire Fontamara, et partager peut-être le point de vue de Maurice Nadeau, l’un des tout premiers lecteurs de Silone :

La joie que nous avons éprouvée à lire Fontamara en 1934 était en fin de compte une joie grave : celle que donne la vue d’une création dont la beauté, la vérité, la vraie simplicité se sont alliées pour qu’on s’étonne que, fruit de bien des hasards, elle paraisse en même temps nécessaire.

[…]

Ceux qui, aujourd’hui, liront pour la première fois Fontamara comprendront pourquoi ce mince épisode de l’Histoire universelle s’est logé une fois pour toutes dans des esprits et des cœurs de vingt ans.

Le même bonheur les attend.

 

Patryck Froissart

 

Ignazio Silone (1900-1978) est un des plus célèbres écrivains italiens du XXe siècle. Antifasciste de la première heure, il a été un des dirigeants du Parti communiste italien clandestin dans les années 1920, puis sénateur socialiste après la guerre. Il est l’auteur de romans lus dans le monde entier, Une Poignée de mûres (Grasset, 1952), Le Secret de Luc (Grasset, 1956, et les Cahiers Rouges), et d’œuvres autobiographiques comme Le Pain et le vin (Grasset, 1939). Fontamara est son chef-d’œuvre.

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Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 04.10.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsPoésie

Dernier émoi, Christine Hervé, Editions Traversées, juin 2023, 114 pages, 20 €

Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

 

Réjouissons-nous ! La poésie, la vraie, la belle, la puissante, qui émeut, n’est pas morte. Les Editions Traversées, comme, c’est fort heureux, quelques autres maisons indépendantes, nous la font vivre, nous la font lire, nous la font aimer. Les Editions Traversées sont wallonnes…

Les ouvrages publiés sont de beaux livres, d’élégante facture, visuellement attirants, tactilement agréables. C’est important. L’esthétique physique du volume incite à découvrir l’esthétique artistique de l’œuvre dont il est l’écrin. Les Editions Traversées ont le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qu’il faut remercier pour leur implication dans cette riche démarche culturelle.

A noter : Les Editions Traversées publient, à raison de trois numéros par an, une revue littéraire fort appréciée.

L’opus de Christine Hervé, le vingt-troisième, déjà, de la collection, est constitué de quatre corpus de longueur inégale :

Promesses de l’absence

Le plus long ensemble de textes du volume se présente sous la forme de segments de prose poétique, très courts, répartis un à un sur cinquante pages, centrés sur le thème obsédant de l’absence, ou plutôt sur celui de la présence obsessionnelle de l’absent.

De page en page, l’esprit, quasi fantomatique, de la délaissée rêvasse, erre tel un songe en action parmi les lieux, le passé, les objets familiers les plus triviaux, les traces, les souvenirs du fantôme de l’absent, qui revit par une succession de visions évocatrices dont la chère et douloureuse acuité est sobrement exprimée en versets, comme autant de flashes, et de flash-backs, brefs, concis, à quoi le caractère volontairement monocorde de l’expression confère paradoxalement une pesante et forte impressivité, dégageant la poignante atmosphère de mélancolie d’un quotidien qui reste continûment, physiquement, « réellement » partagé par le couple imaginaire, indissocié, que constituent toujours, par-delà la séparation, l’absent et sa partenaire.

On fait avec l’absent une drôle de paire on se vautre dans son vide on sent son impossible étreinte on entend ses paroles rassurantes ou tranchantes ange destructeur ou étoile filante dans le néant de nos voix

 

Tourbière

Six poèmes de facture plus habituelle, compositions de distiques mettant en scène une femme marchant sous la pluie, dans le vent, vers l’océan, s’éloignant de la maison familiale, portant en elle le fruit d’une union qu’on devine méjugée, ou mal vécue, ou qui s’est mal terminée. Le personnage paraît animé par le désir de rompre avec ce qu’il laisse derrière lui. Le décor, triste, chagrin, froid, est en concordance avec l’action, le titre, « tourbière » donnant le ton. Ce qui est à venir, ce vers quoi elle va, s’exprime toutefois en opposition avec le présumé désastre du passé immédiat. Par-delà la brume ambiante, et en dépit de la tourbière qui pourrait embourber, la course se fait de plus en plus légère, et apparaît vers la mer régénératrice comme le halo d’un possible bonheur à retrouver :

 

Ce n’est pas la honte

qui la fait fuir

 

mais la croyance

d’une aube nouvelle

 

pour celui qu’elle porte

 

sainte d’innocence

 

d’amour perdu

en une nuit

 

forte d’espérance

 

Une ferme noire

Personnage principal : la fermière, qui apprend l’advenue d’un cancer. Personnages adjuvants :

le fermier, qui souffre et pleure en cachette de la souffrance de sa femme,

les vaches.

Les détails poético-actantiels s’enchaînent ici sous une forme différente, en paragraphes compacts, mais le procédé narratif est le même : des flashes, des moments pris sur le vif, des instantanés, courts, décisifs, qui, dans un autre genre, pourraient être développés en autant de chapitres d’un roman. La brièveté des termes du récit, le choix de la segmentation séquentielle créent ici encore une atmosphère lourde, saisissante, forçant l’empathie, le lecteur prenant toute sa part de l’angoisse qu’éprouve le couple, contrastant avec la placidité des vaches exprimée récurremment par ce propos constatif :

Les vaches au champ la regardent passer. Paisibles.

De nouveau le poème s’achève, résolument optimiste, sur le refus, le déni de ce qui semble pourtant inéluctable :

Pleine d’espoir. Des cloches dans la tête. Quand l’herbe verdira elle conduira de nouveau les vaches au champ, sous les aboiements des chiens.

 

Dernier émoi

Cette quatrième partie présente sur chacune de ses trente pages un poème minimaliste. L’expression, syncopée, fragmentée, faite de ruptures syntaxiques, d’ellipses, est devenue plus ésotérique, bien que le lecteur soit à même d’appréhender la thématique globale qui semble tourner autour de l’envol libératoire, de la fin légère de l’histoire, du but de la trajectoire poétique, du dénouement des histoires évoquées dans les parties précédentes, comme si l’auteure s’était débarrassée tout au cours de l’écriture du fardeau de ses propres angoisses en jetant précédemment sur le papier les mots  exprimant celles de ses personnages. Le personnage, se fondant en ceux des trois premières parties, en effet, est alors la narratrice elle-même, alias l’auteure. Fin du discours plus ou moins narratif. Les phrases tronquées, les syntagmes isolés, les mots solitaires s’envolent et se dispersent en un souffle final, en un « dernier émoi ».

 

Personnage

de ta propre histoire

 

jamais écrite

 

et qui peine à vivre

 

[…]

 

Je lance mes mots

au ciel

 

ils retombent

en pluie d’or

 

Christine Hervé nous offre un ouvrage original dans la forme et le fond, dont la force est idéalement propre à provoquer chez le lecteur l’émotion poétique.

 

Patryck Froissart

 

Née en Bretagne, Christine Hervé quitte dès l’enfance ses côtes de granit pour la Méditerranée. Elle enseigne le français et l’anglais en France et à l’étranger : USA, Gabon. Elle commence par écrire des histoires pour enfants, puis se dirige vers la poésie contemporaine.

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Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 04.10.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsPoésie

Dernier émoi, Christine Hervé, Editions Traversées, juin 2023, 114 pages, 20 €

Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)

 

Réjouissons-nous ! La poésie, la vraie, la belle, la puissante, qui émeut, n’est pas morte. Les Editions Traversées, comme, c’est fort heureux, quelques autres maisons indépendantes, nous la font vivre, nous la font lire, nous la font aimer. Les Editions Traversées sont wallonnes…

Les ouvrages publiés sont de beaux livres, d’élégante facture, visuellement attirants, tactilement agréables. C’est important. L’esthétique physique du volume incite à découvrir l’esthétique artistique de l’œuvre dont il est l’écrin. Les Editions Traversées ont le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qu’il faut remercier pour leur implication dans cette riche démarche culturelle.

A noter : Les Editions Traversées publient, à raison de trois numéros par an, une revue littéraire fort appréciée.

L’opus de Christine Hervé, le vingt-troisième, déjà, de la collection, est constitué de quatre corpus de longueur inégale :

Promesses de l’absence

Le plus long ensemble de textes du volume se présente sous la forme de segments de prose poétique, très courts, répartis un à un sur cinquante pages, centrés sur le thème obsédant de l’absence, ou plutôt sur celui de la présence obsessionnelle de l’absent.

De page en page, l’esprit, quasi fantomatique, de la délaissée rêvasse, erre tel un songe en action parmi les lieux, le passé, les objets familiers les plus triviaux, les traces, les souvenirs du fantôme de l’absent, qui revit par une succession de visions évocatrices dont la chère et douloureuse acuité est sobrement exprimée en versets, comme autant de flashes, et de flash-backs, brefs, concis, à quoi le caractère volontairement monocorde de l’expression confère paradoxalement une pesante et forte impressivité, dégageant la poignante atmosphère de mélancolie d’un quotidien qui reste continûment, physiquement, « réellement » partagé par le couple imaginaire, indissocié, que constituent toujours, par-delà la séparation, l’absent et sa partenaire.

On fait avec l’absent une drôle de paire on se vautre dans son vide on sent son impossible étreinte on entend ses paroles rassurantes ou tranchantes ange destructeur ou étoile filante dans le néant de nos voix

 

Tourbière

Six poèmes de facture plus habituelle, compositions de distiques mettant en scène une femme marchant sous la pluie, dans le vent, vers l’océan, s’éloignant de la maison familiale, portant en elle le fruit d’une union qu’on devine méjugée, ou mal vécue, ou qui s’est mal terminée. Le personnage paraît animé par le désir de rompre avec ce qu’il laisse derrière lui. Le décor, triste, chagrin, froid, est en concordance avec l’action, le titre, « tourbière » donnant le ton. Ce qui est à venir, ce vers quoi elle va, s’exprime toutefois en opposition avec le présumé désastre du passé immédiat. Par-delà la brume ambiante, et en dépit de la tourbière qui pourrait embourber, la course se fait de plus en plus légère, et apparaît vers la mer régénératrice comme le halo d’un possible bonheur à retrouver :

 

Ce n’est pas la honte

qui la fait fuir

 

mais la croyance

d’une aube nouvelle

 

pour celui qu’elle porte

 

sainte d’innocence

 

d’amour perdu

en une nuit

 

forte d’espérance

 

Une ferme noire

Personnage principal : la fermière, qui apprend l’advenue d’un cancer. Personnages adjuvants :

le fermier, qui souffre et pleure en cachette de la souffrance de sa femme,

les vaches.

Les détails poético-actantiels s’enchaînent ici sous une forme différente, en paragraphes compacts, mais le procédé narratif est le même : des flashes, des moments pris sur le vif, des instantanés, courts, décisifs, qui, dans un autre genre, pourraient être développés en autant de chapitres d’un roman. La brièveté des termes du récit, le choix de la segmentation séquentielle créent ici encore une atmosphère lourde, saisissante, forçant l’empathie, le lecteur prenant toute sa part de l’angoisse qu’éprouve le couple, contrastant avec la placidité des vaches exprimée récurremment par ce propos constatif :

Les vaches au champ la regardent passer. Paisibles.

De nouveau le poème s’achève, résolument optimiste, sur le refus, le déni de ce qui semble pourtant inéluctable :

Pleine d’espoir. Des cloches dans la tête. Quand l’herbe verdira elle conduira de nouveau les vaches au champ, sous les aboiements des chiens.

 

Dernier émoi

Cette quatrième partie présente sur chacune de ses trente pages un poème minimaliste. L’expression, syncopée, fragmentée, faite de ruptures syntaxiques, d’ellipses, est devenue plus ésotérique, bien que le lecteur soit à même d’appréhender la thématique globale qui semble tourner autour de l’envol libératoire, de la fin légère de l’histoire, du but de la trajectoire poétique, du dénouement des histoires évoquées dans les parties précédentes, comme si l’auteure s’était débarrassée tout au cours de l’écriture du fardeau de ses propres angoisses en jetant précédemment sur le papier les mots  exprimant celles de ses personnages. Le personnage, se fondant en ceux des trois premières parties, en effet, est alors la narratrice elle-même, alias l’auteure. Fin du discours plus ou moins narratif. Les phrases tronquées, les syntagmes isolés, les mots solitaires s’envolent et se dispersent en un souffle final, en un « dernier émoi ».

 

Personnage

de ta propre histoire

 

jamais écrite

 

et qui peine à vivre

 

[…]

 

Je lance mes mots

au ciel

 

ils retombent

en pluie d’or

 

Christine Hervé nous offre un ouvrage original dans la forme et le fond, dont la force est idéalement propre à provoquer chez le lecteur l’émotion poétique.

 

Patryck Froissart

 

Née en Bretagne, Christine Hervé quitte dès l’enfance ses côtes de granit pour la Méditerranée. Elle enseigne le français et l’anglais en France et à l’étranger : USA, Gabon. Elle commence par écrire des histoires pour enfants, puis se dirige vers la poésie contemporaine.

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