25/03/2024

La Dernière Partie, Wiesław Myśliwski (par Patryck Froissart)

La Dernière Partie, Wiesław Myśliwski (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 19.01.24 dans La Une LivresActes SudLes LivresCritiquesPays de l'EstRoman

La Dernière Partie, Wiesław Myśliwski, Actes Sud, 2016, trad. polonais, Margot Carlier, 448 pages, 23,80 €

Edition: Actes Sud

La Dernière Partie, Wiesław Myśliwski (par Patryck Froissart)

 

Cet imposant roman de Myśliwski constitue une invite à un foisonnant vagabondage mémoriel. Ecrit à la première personne par un narrateur qui se livre, et ce faisant, potentiellement, se délivre, il conduit le lecteur à décomposer et recomposer le cheminement d’une vie, dans sa plus stricte intimité, par le recoupement d’une série d’épisodes se succédant, se chevauchant parfois, d’une manière absolument décousue, ce qui apparaît comme pouvant métaphoriquement évoquer la période durant laquelle le personnage, alors jeune apprenti tailleur, a pour tâche unique, répétitive, de découdre des vêtements apportés par les clients dans la perspective qu’en soient réutilisées les pièces pour la création d’un nouvel habit.

« Même les gens m’apparaissaient comme à travers leurs coutures, et plus j’observais quelqu’un, plus je ne retenais de lui que ses coutures. En apparence, la personne semblait entière, mais à regarder de plus près, elle se révélait rapiécée avec des morceaux, des bouts, des fragments divers… ».

Le prétexte à la remembrance, récurrent du début à la fin, en est le gros carnet d’adresses dans lequel notre homme a noté, obsessionnellement, depuis son adolescence, les noms et coordonnées de toutes les personnes qu’il a connues, fréquentées ou fugacement croisées, mais aussi les références qu’il y a avidement copiées, sans même en avoir jamais rencontré les individus concernés, à partir des cartes de visite et des courriers de toutes époques recherchés et retrouvés par sa propre mère dans la maison familiale.

« Ce genre de carnet est un anachronisme total aujourd’hui, puisque nous avons tous un ordinateur, Internet, un portable. Le téléphone portable, lui, ne crée de problème ni avec les vivants, ni avec les morts. L’homme n’y est qu’une simple information. Lorsqu’elle n’est plus d’actualité, il suffit d’appuyer sur “supprimer”. C’est fait. Parti comme un crachat. Avec un carnet, c’est bien plus difficile. On a beau faire le tri, éliminer et recopier ce qui reste dans un nouveau répertoire, on aura toujours du mal à brûler l’ancien… ».

« Lorsque je pars en voyage, […] je l’emporte toujours… ».

La narration commence au moment où le narrateur, parvenu à un âge non précisé, ayant acquis un statut professionnel, social, financier fort éloigné de la précarité dans laquelle il a vécu ses jeunes années, apprenti tailleur puis apprenant cordonnier après avoir, sur un coup de tête, abandonné de prometteuses études d’artiste peintre, décide de s’octroyer une pause dans une auberge rurale isolée afin de « mettre de l’ordre » dans son carnet (comprendre : « dans sa mémoire »).

Alors il fouille. Il creuse. Il en est parfois réduit à émettre des hypothèses. Il rêve. Il invente des plausibilités. La plupart des noms ne lui rappellent rien ; certains lui évoquent confusément un visage, une rencontre, une scène, un échange, privé ou professionnel, galant, agréable, ou gênant, mais, à mieux y penser, à confronter dates et situations, il en révoque avec peine ou irritation la réalité, tente alors de les resituer dans d’autres circonstances, s’y perd, en souffre ; d’autres se détachent plus nettement, ce qui donne lieu à la résurgence de longues tranches de vie, extrêmement détaillées, mêlant scènes picturales du quotidien social, économique, voire (en plus diffus) politique, de la Pologne communiste de l’immédiate après-guerre, et dialogues souvent pittoresques entre des personnages dont le caractère prend alors une remarquable consistance au point de devenir pour le lecteur « personnes vivantes », « familières », suscitant empathie ou antipathie. Ainsi en est-il particulièrement du tailleur Radzikowski et de ses assistants Roméo et Stanislaw, du cordonnier Mateja, de la mère du narrateur, et de quelques autres de second plan. L’effort que lui demande « la remise en ordre de sa vie » peut devenir torture.

« Je déployais le fil de ma relation avec un tel ou un autre encore, mais au final, cela me conduisait vers une autre personne. Des faits cachaient d’autres faits, des situations se superposaient à d’autres situations, des relations en dissimulaient d’autres… ».

Mais la présence la plus prégnante, qui resurgit tout au long de la reconstitution fragmentée, erratique, aléatoire, disparate du passé, remémoration dans laquelle se laisse dériver sans gouvernail le narrateur est celle de Maria, qu’il a connue dans sa prime jeunesse, qui fut le sujet de son seul célèbre tableau, qu’il a aimée, de qui il a été et de qui il est toujours aimé, qu’il a quittée brusquement, qu’il n’a plus voulu revoir, qui est néanmoins la femme de sa vie. De Maria, outre ce qu’il nous dit d’elle, nous savons ce que nous traduisent ses innombrables lettres, certaines multipliées dans de courts laps de temps, d’autres plus espacées, se faisant plus rares, plus épisodiques en d’autres périodes, au point qu’à plusieurs reprises leur destinataire s’imagine que la dernière reçue depuis tant de temps ne sera suivie d’aucune autre… et qu’il en souffre !

Dans le roman s’insère donc un tiroir romanesque qui semble secondaire mais qui s’impose en cours de lecture, et qui, lecture achevée, prépondère dans l’impression finale du lecteur, un roman épistolaire qui présente une particularité insolite : le destinataire de ces lettres d’amour, de passion, de regrets, de reproches, et d’affirmations répétées d’attachement inconditionnel a pris le parti, dès la première, de ne jamais y répondre, Maria ayant acté et accepté, à son cœur défendant, cette singulière situation de communication amoureuse à sens unique.

Chacune des lettres de Maria, reproduite dans le texte, est lue simultanément, ô magie du récit, par le narrateur et par son lecteur, ce dernier ayant droit, s’appropriant involontairement, indirectement mais indélicatement la fonction de destinataire en retour de correspondance, aux commentaires et à la réponse qu’eût pu ou dû renvoyer le personnage faisant l’objet de cette dilection platonique, irrémissible, absolue.

« Aujourd’hui encore, je cherche la cause de ce qui nous est arrivé […]. L’unique salut pour moi c’était de me fuir moi-même. Ce que j’ai fait, ce que je suis en train de faire, je fuis encore et toujours, même lorsque j’essaie de mettre de l’ordre dans ce satané carnet ».

Tous ces fragments narratifs contribuent à brosser le portrait du narrateur, personnage premier du roman. Traits distinctifs : portant le poids de l’échec que représente la brutale et définitive interruption de son avenir d’artiste talentueux, l’individu est sociable par nécessité mais animé foncièrement par le refus (par la peur) de s’attacher, ce qui induit une instabilité dans l’espace (incapacité à habiter longtemps le même logement, de résider dans la même ville) et dans la relation personnelle, dans le parcours professionnel (jusqu’à s’être trouvé le métier du commerce d’antiquités à travers le monde). Personnalité paradoxale d’un être fuyant quelles qu’en soient les conséquences la relation durable mais obnubilé par l’angoisse de ne pas se souvenir des personnes dont le nom figure dans son calepin.

« Ma décision d’y mettre de l’ordre ne venait-elle pas également de mon désir d’y retrouver ma propre vie ? Je n’aurais sans doute pu la retrouver nulle part ailleurs ».

On retrouvera dans ce roman le thème romantique de l’amour impossible, celui de la recherche d’un « temps perdu », celui de l’introspection, de l’auto-analyse, celui de la peur, à l’approche de la vieillesse, de perdre la mémoire, le fil du passé, de voir se fragmenter, disparaître par pièces, le passé, la réalité d’avoir été, et donc d’être, globalement celui de la quête du sens d’une vie.

« Je vis comme je peux. Sans le sentiment d’appartenir à un quelconque ensemble. Ma vie est faite de fragments, de bouts, de bribes, parfois d’instants, elle est sans suite logique, pourrait-on dire, fortuite, comme si tantôt je m’éloignais, tantôt je me rapprochais de moi-même ».

Balzac, Proust, Goethe, Freud réunis : Myśliwski…

 

Patryck Froissart

 

Wiesław Myśliwski, né en 1932, est une figure majeure des lettres polonaises. Il est le seul, avec Olga Tokarczuk, à avoir reçu deux fois le Prix Nike – la plus prestigieuse récompense littéraire polonaise – pour L’Horizon (1997) et pour L’Art d’écosser les haricots (2007). Traduite dans quinze pays, son œuvre a été adaptée au cinéma et au théâtre. Disponibles chez Actes Sud : La Dernière Partie (2016), et L’Art d’écosser les haricots (2010).



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Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf (par Patryck Froissart)

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 24.01.24 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssaisGrasset

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf, Grasset, octobre 2023, 448 pages, 23 €

Edition: Grasset

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf (par Patryck Froissart)

 

Le tout nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie Française se livre ici à un riche travail d’historien, dont la lecture est rendue agréable, et immédiatement accessible à tous, tant l’écriture en est assimilable à celle d’un roman.

L’auteur reconstitue la trajectoire de quatre des grandes puissances contemporaines, avec dessein de mettre en lumière la manière dont elles sont passées, en un laps de temps historique extraordinairement bref, du stade de nations arriérées (par rapport au niveau de modernité et de développement auquel était parvenu, à l’issue d’une évolution bien plus lente, séculaire, l’occident européen) à celui de puissances de premier plan ayant égalé, voire dépassé, le poids économique et l’influence politique des Etats européens qui considéraient il y a peu avec suffisance et mépris leur « sous-développement » vu comme inhérent à leur « sous-culture », voire à des traits génétiques héréditaires ne leur permettant pas de « progresser »…

Ainsi sont successivement expliqués, selon le point de vue, évidemment, d’Amin Maalouf, l’éveil (ou le réveil) et l’ascension, celle-ci impressionnante par sa rapidité, jusqu’à se retrouver en tête du classement des superpuissances, du Japon, de la Russie, de la Chine et des Etats-Unis, sur le cycle court de moins d’un siècle.

A l’origine de ces évolutions remarquables, il y aurait eu, pour chacune de ces nations, en des circonstances historiques différentes, une même aspiration : celle de prendre une revanche reconnue contre plusieurs siècles d’une hégémonie jalonnée de cuisantes humiliations, exercée sur la totalité du monde par les nations ouest-européennes, au nom d’une idéologie colonialiste parfois pseudo-civilisatrice, souvent, au moins un temps, esclavagiste, intrinsèquement suprémaciste, toujours criminellement soutenue par le recours à la force, aux exactions, voire au massacre organisé.

Souvent marquée en cours de trajectoires par des épisodes d’agression réciproque (Japon contre Russie, Russie contre Chine, Japon contre Chine, Japon contre USA…), mise en action de part et d’autre par des personnalités hors du commun souvent controversées (Lincoln, Lénine, Staline, Mao, Deng Xiaoping, Tchang Kaï-chek, Sun Yat-sen, Meiji, et autres), cette volonté politico-économique avait pour manifeste plus ou moins officiel l’objectif d’émancipation de la mainmise des « Blancs » sur les ressources mondiales (concernant les Etats-Unis, il s’agissait de s’affranchir de la tutelle impérialiste anglaise) et, simultanément, celui de devenir, pour chacun de ces pays, l’égal voire le rival des supra puissances tout en en adoptant les modèles éducatifs, technologiques, scientifiques, socio-organisationnels. En d’autres termes, il fallait atteindre le même niveau de développement pour avoir « son mot à dire » dans le concert des nations influentes et s’assurer d’avoir droit à « sa part du gâteau », y compris en se lançant soi-même dans de hasardeuses entreprises d’expansion territoriale et/ou coloniale.

L’auteur démontre de façon documentée à quel point l’exemple donné par l’émergence de ces quatre nouveaux géants a inspiré une grande partie du reste du monde et a donné naissance à une multiplicité de mouvements d’émancipation actionnés par d’autres personnalités d’exception, disciples de leurs aînés (Nasser, Hô Chi Minh, Nehru…), ayant abouti après la deuxième guerre mondiale à la décolonisation et à l’émancipation.

L’escalade vers les sommets est cependant semée d’embûches, de bâtons mis dans les roues des postulants aux premières places par ceux qui s’y tiennent depuis plusieurs siècles et qui s’acharnent à tenter de s’y maintenir. Il y a eu des hauts et des bas, des progrès et des régressions, des succès et des échecs, des triomphes éclatants et des rechutes douloureuses, jusqu’à de sombres désastres, de cinglantes représailles (Hiroshima, Mandchourie, Pearl Harbor…). Amin Maalouf excelle à la mise en scène de ces coups de théâtre historiques, tout en conservant généralement une raisonnable neutralité. Mais l’Histoire avait pris une nouvelle direction, un sens nouveau. L’avènement était inévitable.

Ce qui fait la force, la pertinence et l’intérêt de cet ouvrage, comme d’autres œuvres d’Amin Maalouf, c’est la capacité qu’a l’auteur d’écrire l’Histoire en historien érudit s’appuyant sur des recherches manifestement longues et approfondies, et en la racontant comme « une histoire », et en y intégrant « des histoires ». Et ça coule de source. Entrer par exemple dans la vie, dans la jeunesse (et la genèse idéologique), dans l’intimité domestique et familiale, dans la tête même d’un Mao, constitue une passionnante intrusion.

Quoi qu’il en soit, la concurrence a été et est désormais acharnée entre les blocs émergés et le vieil Occident, ce que laisse à penser le sous-titre de l’ouvrage : L’Occident et ses adversaires.

Mais la conclusion que retient Amin Maalouf de l’entrechoquement en cours, et des bouleversements qui en résultent, est empreinte à la fois de relativisme et de sombre pessimisme :

« Serions-nous en train d’assister au déclassement de l’Occident tout entier, et à l’émergence d’autres civilisations, d’autres puissances dominantes ?

A ces questions, qui reviendront forcément hanter nos congénères tout au long de ce siècle, j’apporterai, pour ma part, une réponse nuancée : oui, le déclin est réel, et il prend parfois les allures d’une véritable faillite politique et morale ; mais tous ceux qui combattent l’Occident et contestent sa suprématie, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, connaissent une faillite encore plus grave… ».

Est-ce à cette faillite, présente et possiblement amenée à se reproduire, par la faute de la mise en action de politiques récurremment similaires, que réfère en guise de titre ce même labyrinthe dans lequel s’égarent l’un après l’autre, ou tous en même temps, ceux et celles qui nous gouvernent ?

 

Patryck Froissart

 

Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais, né le 25 février 1949 à Beyrouth. Il reçoit le Prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios, et est élu à l’Académie française en 2011. Puis élu secrétaire perpétuel de l’Académie française le 28 septembre 2023.



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Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem (par Patryck Froissart)

Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 01.02.24 dans La Une LivresAfriqueLes LivresCritiquesRomanGallimard

Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem, Gallimard, août 2023, 256 pages, 20 €

Edition: Gallimard

Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem (par Patryck Froissart)

Gaëlle Belem, écrivaine réunionnaise inspirée nous transporte dans le contexte quotidien de cette île intense de l’Océan Indien au XIXe siècle en reconstituant, de sa naissance en 1829 à sa mort en 1880, la vie mouvementée, bouleversée et bouleversante, d’un des plus célèbres esclaves noirs de l’histoire coloniale française, le génial inventeur de la pollinisation manuelle de la fleur du vanillier, Edmond Albius.

Orphelin dès sa naissance de parents esclaves qu’il ne connaîtra donc jamais, le négrillon est, chose en soi exceptionnelle, adopté par son maître, Ferréol Beaumont, veuf, âgé de trente-sept ans, propriétaire de la plantation et des dizaines d’esclaves y faisant partie des meubles.

Ferréol, piètre exploitant de sa plantation sise à Sainte-Suzanne, se passionne pour la botanique, passe le plus clair de son temps à entretenir un espace entièrement dévolu à la fascination qu’il éprouve pour les orchidées et, depuis qu’il a eu connaissance de la découverte de la vanille en Amérique, est obsédé par le mystère, que personne n’a encore pu percer, de la fécondation de cette merveille, dont la production de gousses parfumées, ce « fruit le plus rare », pourrait faire sa fortune, celle de son île, voire celle de son pays.

Il donne le simple prénom d’Edmond à son protégé qui, dès qu’il sait marcher et parler, l’appelle Ti Père et se tient à ses côtés dans la plantation, la culture et l’étude des orchidées et autres plantes exotiques, endogènes et exogènes, dont Ferréol remplit son jardin de façon exubérante et dont le jeune Edmond apprend les appellations locales tout autant que les noms scientifiques latins. C’est à l’âge de douze ans que le jeune botaniste analphabète invente un procédé d’insémination permettant la naissance et la croissance de la précieuse gousse.

« Cette fois est la bonne, il le sait. Il touche et déplace, soulève et dépose. Et le nez couvert de pollen, Edmond pousse un cri de savant :

J’ai trouvé ! »

Gaëlle Belem, au prix, manifestement, d’un travail approfondi de recherche et de compilation de traces historiques, de documents locaux, de (trop rares) témoignages écrits, des multiples lettres et requêtes administratives rédigées par Ferréol et par ses relations amicales et inamicales, de quelques coupures de journaux, de minutes de sessions de justice, de procès-verbaux, installe une trame réaliste sur laquelle elle brode un récit alerte en péripéties, bien écrit, mêlant et opposant habilement les tonalités, les épisodes tragiques et les traits d’humour, la relation de faits authentiques et le recours au conte, la réinvention fantaisiste de la Genèse en un discours parfois savoureusement débridé…

« Tout allait bien pour les plantes et les insectes jusqu’à ce que de leur côté les hommes et les animaux aient des lourdeurs d’estomac à force de manger de la soupe de cailloux. On consulta la corporation des métiers de bouche qui proposa de diversifier les repas. Dieu ajouta donc des fruits à certaines plantes, et il les trouva lui-même très bons. Les hommes mangeaient des fruits, surtout des pommes et des poires, mais bien vite ils demandèrent du lard. Pour ne pas vexer Dieu, ils gardèrent quelques oranges comme cadeau à offrir aux enfants à Noël ».

Cependant Gaëlle Belem ne se prive pas d’insérer dans son texte, de manière incisive, cinglante, sans fioritures, la satire sociale d’une période coloniale marquée par le racisme et le suprémacisme européen qu’ont possiblement subis ses propres ancêtres. En témoigne cet extrait d’un passage consacré à Isidore, un esclave malgache du même âge qu’Edmond à qui ce dernier tente de démontrer ce que peut contenir un livre :

« Mais Isidore se fiche de savoir que ce salmigondis est une phrase et chaque feuillet un pan d’histoire […]. Ce n’est pas sa faute s’il est une machine. On lui a appris à économiser sa pensée, à ne pas ressentir, à songer peu et utile. Couper la canne, battre les haricots, le maïs ou le blé, tresser les pailles de chouchous, rien d’autre. Isidore travaille, Isidore se tait […]. S’il a fini de ranger tout le barda de la grange, s’il n’a pas trop mal au dos qu’il a arqué comme un zébu, si cette douleur qui lui cloue la plante des pieds le laisse tranquille, peut-être qu’il écoutera les bagatelles de cette fraudée d’Edmond sur les fascicules, les vanilliers, la nomenclature des oignons verts ».

Reliant entre eux les faits réels (ou supposés tels), en en comblant les « blancs » par un flux narratif qu’elle inscrit dans un schéma actantiel fictionnel au sein de quoi le narrateur s’arroge un statut d’omniscient en profonde empathie avec son personnage, elle réussit à faire des multiples vies d’Albius, celle d’avant et celles, chaotiques, d’après l’invention, un roman passionnant que sous-tend une vérité historique précisément et fort heureusement reconstituée.

 

Patryck Froissart

 

Gaëlle Bélem, romancière, née en 1984 à Saint-Benoît (La Réunion), partage son temps entre La Réunion et Paris. En 2020, elle avait ébloui avec son tout premier livre, Un monstre est là, derrière la porte. En récompense de son talent littéraire, l’autrice a été honorée du Grand Prix du Roman Métis en 2020 et du Prix André Dubreuil du Premier Roman. Par ailleurs, grâce à ce « Monstre », elle est aussi devenue la première autrice de l’île dont le roman a été republié en format poche chez Folio. Celui-ci ressortira d’ailleurs en 2024 en anglais. Le fruit le plus rare ou la vie d’Edmond Albius, roman très différent du premier est, lui, en train d’être traduit en anglais et en italien. Sélectionné pour deux autres Prix, dont le Prix Saveurs et Savoirs 2023, c’est un roman d’aventures à la fois drôle et bouleversant qui raconte La Réunion du XIXe siècle.



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Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo (par Patryck Froissart)

Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 19.10.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAmérique LatineRomanEditions Maurice Nadeau

Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, août 2023, trad. espagnol (Mexique), Julia Chardavoine, 192 pages, 21 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo (par Patryck Froissart)

 

Voilà un roman puissant, pesant, attrapeur, un de ceux qui laissent chez le lecteur la prégnante impression, faite à la fois de malaise et de jouissance, d’avoir été, pendant la lecture et bien après fermeture du livre, littéralement, littérairement, magistralement « baladé ». Gageons que ce premier texte d’un auteur mexicain prendra place parmi les œuvres remarquables de la littérature mondiale.

Le personnage, narrateur à la première personne, met en scène ce qui semble être la fin sordide de sa vie de vagabond drogué. Le schéma narratif apparent transporte et « agit » le « héros » dans un village apocalyptique perdu nulle part, la seule potentialité de son éventuelle réalité géographique étant qu’il pourrait se trouver évasivement vers le Mexique, en bordure d’une hypothétique jungle qui tend à l’avaler : ZAPOTAL.

Le lecteur curieux interroge internet :

El Zapotal est un site archéologique totonaque mexicain de l’époque classique, découvert en 1971 dans la commune d’Ignacio de la Llave, dans l’Etat de Veracruz. On y a notamment trouvé un autel dédié au dieu de la mort Mictlantecuhtli, avec une statue en argile de facture remarquable, considérée comme un chef-d’œuvre de l’art totonaque (Wikipédia).

La présence en ce lieu réel d’un « autel dédié au dieu de la mort Mictlantecuhtli » est suffisante pour comprendre le choix de l’auteur.

En effet, le narrateur y a « rendez-vous » avec la Lady. La Lady est doublement l’héroïne, de par les deux acceptions du mot. Elle est la destinatrice, au sens étymologique, la maîtresse du destin, et elle occupe cette fonction dans le schéma actanciel du roman. Elle a accompagné, sous sa désignation de drogue dure, toutes les années de dérive existentielle de l’homme. Et elle l’attend, et il l’attend, pour un ultime rendez-vous, à Zapotal. On l’aura compris : la Lady, à Zapotal, est aussi la Mort, la camarde, parfois présentée par certains habitants des lieux comme la matrone, la patronne, la grande dame, la plus expérimentée, la plus accueillante et la plus patiente des prostituées.

Mourir ne me fait pas peur. C’est un peu comme si tu te glissais tout entier dans un endroit chaud et étroit, une sorte de grand vagin, et que tu ressortais de l’autre côté, léger.

A l’arrivée à Zapotal, où l’étranger est venu « mourir une fois pour toutes », le décor glauque de la pension où il se réfugie avec sa dernière provision de drogue et un maigre pécule, les rues, les premières rencontres, les échanges initiaux, bien que l’atmosphère qu’installe l’auteur donne d’emblée quelque impression « d’étrangeté », semblent relever d’une prétendue réalité… jusqu’au soir où il entre dans le bar « El Rincón de Juan », ce Juan que les clients du cabaret lui présentent comme étant « le gigolo » de la grande Dame, comme étant « le Diable »…

Là commence ce qui va faire du roman un piège narratif fabuleux, justement diabolique, dans lequel s’empêtre le lecteur avec un plaisir précieux : plus le récit avance, plus les décors se font fantasmatiques et plus les êtres rencontrés au cours d’une errance de plus en plus insensée se transforment en des espèces de spectres, de morts-vivants, de morts vraiment, et plus se pose la question essentielle : le narrateur est-il vivant ? S’il l’est au début, l’est-il jusqu’à la dernière page ? Sinon, à partir de quel point du récit ne l’est-il plus ? S’il ne l’est pas, ou s’il ne l’est plus à tel ou tel moment, comment a-t-il pu, ou peut-il encore, parler, marcher, écrire, décrire, narrer ? Ce séjour à Zapotal ne serait-il qu’un de ces voyages oniriques que provoque l’injection d’une dose ? Serait-il ce supposé temps transitoire, cet « entre-deux-mondes » qui se déroule immédiatement avant, pendant, après le dernier râle et une éventuelle définitive séparation d’avec le corps, ce laps d’instant durant lequel le trépassant voit, croient certains, se dérouler en accéléré les séquences marquantes du film de sa vie, ou ce non-être-land où « l’âme » erre en croisant d’autres non-êtres tout en gardant une certaine vision, une certaine appréhension, voire certaines sensations physiques d’un monde vivant auquel ils ont le sentiment d’encore un peu appartenir ?

Tu commences en quelque sorte à exister dans des limbes. C’est ce qu’est ce village. C’est aussi ce qu’est l’héroïne. Tu es à mi-chemin entre le monde des vivants et celui des morts et les uns et les autres t’évitent. C’est le tribut à payer pour cet aller-retour de l’autre côté, mais la paix qu’on y trouve n’a pas de prix.

Le récit comporte, la plupart du temps sur une tonalité douloureuse bien que le narrateur affirme à plusieurs reprises qu’il ne regrette pas ses choix délétères, entre les descriptions très détaillées de la nature des diverses drogues qu’expérimente le personnage, l’expression crue des moments et méthodes de prises de drogue, des effets ressentis, des souffrances du manque, qui ne sont pas sans rappeler Le Festin nu de William Burroughs, ce roman provocateur qui fit scandale en son temps.

Il est intéressant par ailleurs de noter que les descriptions de Zapotal rappellent deux autres villages fantômes, également situés au Mexique : le Comala du roman Pedro Páramo de cet autre écrivain mexicain qu’est Juan Rulfo, et le Quauhnahuac où Geoffrey Firmin s’abîme dans l’alcool, dans Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.

Ce village, Zapotal, n’est rien d’autre qu’un reflet de la solitude et de la désolation qui m’habitent. C’est pour ça que je suis arrivé ici. Peut-être que je n’ai jamais quitté la ville, peut-être que je suis mort dans mon lit là-bas et que toute la traversée de ce village désolé est en réalité celle du bardo, un voyage sur le vingt-quatrième cercle de l’enfer ; qu’est-ce que j’en sais, moi ?

Toute la force du roman, et donc tout le talent, rare, de l’auteur, consistent en l’art d’entretenir la confusion : rêve éveillé, relation du déroulement d’un trip fatal, narration en deux temps, celui d’avant et celui d’après, d’un rapporteur qui continue à écrire sur son petit carnet après avoir mis en scène son propre enterrement ?

– Pourquoi personne ne m’a dit que j’étais mort ?

La fille, attendrie, m’offre son plus beau sourire.

– Ça ne se fait pas, mon vieux. C’est une question de bonnes manières…

Magistrale, efficace, formidable attrapoire textuelle !

 

Patryck Froissart

 

Mateo Garcia Elizondo, né en 1987 à Mexico, petit-fils de Gabriel Garcia Marquez, a récemment été inclus à la liste des jeunes talents de « Granta ». Journaliste et scénariste, ce premier roman a été récompensé par le Prix de la Ville de Barcelone. Il a notamment co-écrit le long-métrage Desierto (2015).

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La Contrée obscure, David Vann (par Patryck Froissart)

a Contrée obscure, David Vann (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 07.11.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanUSAGallmeister

La Contrée obscure, David Vann, éd. Gallmeister, août 2023, trad. américain, Laura Derajinski, 506 pages, 26 €

Ecrivain(s): David Vann Edition: Gallmeister

La Contrée obscure, David Vann (par Patryck Froissart)

 

Hernando de Soto, né en 1496 ou 1497 en Estrémadure, à Barcarrota ou à Jerez de los Caballeros, en Espagne, et mort le 21 mai 1542 dans l’actuel Arkansas, est un conquistador et explorateur espagnol. Arrivé dans la baie de Tampa en 1539, il erre pendant trois ans entre la Floride et le Mississippi. Il meurt près du fleuve américain, sans avoir découvert les immenses richesses dont il rêvait.

Ce formidable roman de David Vann, exubérant produit du jaillissement bouillonnant d’une imagination intarissable, est le récit, donc fictionnel bien que fondé sur des détails historiquement réels dont la précision témoigne de recherches approfondies de la part de l’auteur, de la lamentable odyssée de de Soto dans les immensités, la plupart du temps marécageuses, de ces terres alors inconnues des Européens, que l’explorateur appelle la « Florida » et sur lesquelles il proclame sa souveraineté, en arguant d’une capitulación royale, dès qu’il en aborde le littoral.

L’élément saillant de cette épopée ratée qui tourne à la farce tragique est incontestablement la peinture du caractère de de Soto, que l’auteur a le sublime talent d’esquisser, d’affiner, et d’affirmer par une série de traits qui se complètent et se précisent tout au long du récit : grandiloquence, mégalomanie, extrême cruauté, concupiscence, cupidité, certitude d’être le représentant absolu de la suprématie de sa « race » sur les indigènes, ces animaux de toute évidence privés d’âme par le Créateur, ces êtres vils, grossiers, incultes ne méritant pas la moindre compassion, qu’il rencontre, combat, réduit en esclavage, viole, massacre, démembre, brûle, livre vivants à ses chiens, avec l’intime conviction définitive d’être investi d’une mission à la fois civilisatrice et messianique… un personnage tout à la fois suprêmement antipathique, pathétique, borné, ridicule voire ubuesque, obsédé à la folie par la quête d’une cité fabuleuse regorgeant d’or et de pierreries, d’un Eldorado qui ne semble exister que dans son délire et dans celui qu’il entretient jusqu’au fond des caboches tout autant malades de ses soldats.

– Regardez autour de vous. Regardez vos frères espagnols. Aucun de vous n’a été tué, ces derniers jours. Pas un seul. Vous avez peur, vous ne cessez de parler des terribles Apalachees et de leur immense armée […]. N’oubliez pas que ce sont des animaux, sur terre pour être massacrés ou réduits en esclavage, et pour que l’on puisse disposer d’eux comme bon nous semble…

Face à lui, ses lieutenants qui progressivement contestent ses décisions, qui le haïssent sans toutefois avoir le courage de se rebeller une fois pour toutes contre le pouvoir dont il est royalement investi. A noter : les échanges verbaux entre le commandant et ses sbires sont d’une acrimonie, d’une causticité, d’une acerbité ironique, d’une raillerie vexatoire régulièrement savoureuses.

– Ta mère rêve encore du chien qu’elle a connu dans son enfance, combien ses couilles étaient douces quand elle les léchait…

– Méfie-toi, Vasco, répète de Soto. N’oublie pas que tu t’adresses à ton supérieur. Je peux rentrer auprès du roi et lui demander ta tête pour insubordination…

Et puis, surgi de la jungle, rescapé d’une précédente expédition espagnole, ayant été à demi rôti vif par des autochtones qui l’ont capturé, torturé puis finalement gracié, adopté, et admis comme l’un des leurs, Ortiz, l’un des rares personnages espagnols faisant preuve d’humanité à l’endroit des Amérindiens qu’il tient désormais pour frères. Mais un Ortiz à tel point écœuré par les monstruosités perpétrées tant par les envahisseurs que par ceux et celles qui s’opposent à l’invasion qu’il en arrive à proférer des propos dangereusement hérétiques.

– Ce que je comprends maintenant, c’est que les croyances affaiblissent les hommes. Seul un homme qui ne croit en rien peut être fort.

– Et tu es ce genre d’homme ?

– Oui. Je pense que oui. Parce que j’ai été tiraillé entre deux mondes et que je n’appartiens à aucun. Je ne peux plus croire en aucun dieu. Cela me rend plus fort que vous et eux.

Devenu à son âme défendante l’un des compagnons de de Soto qui a grand besoin de cet ex-compatriote connaissant la région, les us et coutumes, et le substrat linguistique commun à la plupart des langues locales, Ortiz s’efforce d’intercéder en faveur des indigènes, tentant de convaincre de Soto et ses hommes qu’ils ont en face d’eux leurs semblables défendant légitimement leurs terres, leurs traditions, leur liberté. Ortiz sera finalement le bras armé de la vengeance des populations locales soumises aux plus horribles exactions.

Le génie narratif de David Vann ne se limite pas à la relation baroque, crue, sombre, nauséeuse, probablement proche, hélas, de la réalité historique, du périple sanglant des armées de De Soto, de leurs excès, des pertes énormes qu’elles subissent dans ces contrées obscures au travers desquelles elles déambulent à l’aveugle, peu à peu décimées par les maladies, les aléas climatiques, les bourbiers où elles pataugent des jours durant, les attaques incessantes des indigènes qui les précèdent, les accompagnent, les suivent, la plupart du temps invisibles, insaisissables.

En vérité, le génie narratif de David Vann en cet ouvrage consiste à avoir intercalé, entre chaque péripétie de cette « conquête » désastreuse, les épisodes linéaires de la création de l’homme et de sa déchéance, selon la mythologie Cherokee, à partir du moment où le fils de Kana’ti et Selu, le couple primordial, à l’incitation de son frère diabolique, dit « l’Enfant Sauvage », né soudainement de nulle part, ou plus symboliquement de son propre esprit, rompt l’existence paisible, édénique, de la petite famille en violant les secrets du Galunlati, la contrée « d’au-delà de l’Arche ».

– On avait tout ce qu’il nous fallait, pour l’éternité, avant que tu n’arrives.

– Je ne suis pas simplement arrivé. C’est toi qui m’as fait venir. Tu m’as créé.

Lequel des deux romans s’inscrit dans l’autre ? Lequel inclut l’autre ? La chute originelle constitutive du mythe, assimilable à la faute initiale des trois religions créationnistes dites du Livre, expliquerait-elle, justifierait-elle, en guise de punition jusqu’à la fin des siècles des siècles, « l’ensauvagement » de l’homme, ici particulièrement accentué chez l’envahisseur européen dépeint comme l’archétype du barbare, et les maux et calamités que l’espèce inflige à ses propres membres ? Au lecteur de procéder au déchiffrement qui lui convient.

Ce roman de cinq cents pages empli d’espoir, de désespoir, de bruit, de sang, de sexe, de feu et de fureur s’inscrit dans la lignée intertextuelle de cet autre grand roman qu’est celui de l’Autrichien Franzobel, mettant en scène et dénonçant lui aussi l’ethnocentrisme, l’intolérance, la folie, la démesure, les outrances, les atrocités, l’insatiable soif de pouvoir et d’appropriation de terres, de biens, de richesses, l’implacable génocide physique de la majeure partie de la population amérindienne et la volonté forcenée des envahisseurs d’acculturer et de convertir à leur religion, qu’ils veulent hégémonique, le reste des indigènes tout en les réduisant à une servitude honteuse, ayant dramatiquement et indélébilement marqué la conquête du Nouveau Monde par les Européens : Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie.

Le personnage de de Soto rappellera aussi au lecteur le conquistador fou Lope de Aguirre, superbement personnifié par Klaus Kinski, dans le film impressionnant de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu.

Note de l’auteur, Américain d’ascendance Cherokee :

C’est dans la région de Tallahassee que les Apalachees opposèrent une résistance farouche à de Soto. Je suis resté très fidèle aux événements et aux détails historiques, décrits dans l’ouvrage de Charles Hudson, Knights of Spain, Warriors of the Sun : Hernando de Soto and the South’s Ancient Chieftains, publié en 1997 et auquel je dois beaucoup. Mais j’ai aussi enjolivé le récit et j’ai fait subir à de Soto une fin qu’il mérite bien davantage [que ce que fut véritablement la sienne].

Un dénouement que découvrira le lecteur, en quelque sorte une vengeance a posteriori de la part de David Vann quant aux crimes perpétrés par de Soto sur bon nombre de ses ancêtres.

 

Patryck Froissart

 

David Vann est né le 19 octobre 1966 sur l’île Adak en Alaska. Il a été publié dans plus de 50 pays et a reçu 14 prix littéraires, dont le prix du meilleur roman étranger en France. Il a travaillé sur des bateaux en mer avant de pouvoir vivre de sa plume. Il partage sa vie entre l’Angleterre où il enseigne et la Nouvelle-Zélande. Sukkwan Island, son premier roman, est paru en janvier 2010 aux éditions Gallmeister. Il a obtenu le prix Médicis étranger.

 

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Récits de Kolyma, Varlam Chalamov (par Patryck Froissart)

Récits de Kolyma, Varlam Chalamov (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.11.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesHistoireRécitsEditions Maurice Nadeau

Récits de Kolyma, Varlam Chalamov, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, Coll. Format Poche, octobre 2023, trad. russe, Katia Kerel, Jean-Jacques Marie, 350 pages, 12,90

Edition: Editions Maurice Nadeau

Récits de Kolyma, Varlam Chalamov (par Patryck Froissart)

 

Située à 6.000 kilomètres à l’est de Moscou, en Sibérie orientale, la Kolyma a été pendant plus de 30 ans, entre 1930 et 1953, la plus terrible zone de déportation des goulags staliniens.

Varlam Chalamov, l’auteur des Récits de Kolyma, y fut déporté durant dix-sept ans, de 1937 à 1954, accusé d’activités contre-révolutionnaires trotskystes.

En 1965 le texte, jusque-là inédit, en est proposé à Maurice Nadeau sous la forme d’un microfilm susceptible de lui être envoyé de Moscou de façon rocambolesque.

« Une de mes connaissances qui est depuis quelques mois à Moscou m’a fait parvenir par la valise diplomatique une lettre où il me dit posséder le microfilm d’un roman sur les camps de concentration de Staline où l’auteur a passé de longues années. L’homme s’appelle Varlam Chalamov… ». Lettre adressée par Nadeau à Jean-Jacques Marie, qui, lui-même ancien trotskyste, comme Nadeau, en effectue avec Katia Kerel la traduction initiale sous le pseudonyme d’Olivier Simon, pour une première publication en 1969 chez Nadeau dans la Collection Les Lettres Nouvelles.

Les récits couvrent l’ensemble des périodes de déportation, avec les changements de statut de l’auteur, les rallonges de peine survenant systématiquement, sans nouveau procès, depuis l’achèvement de la période prévue par la condamnation initiale, pour tous les condamnés dont le dossier portait la lettre T, ou l’acronyme KRDT (Activité Contre-Révolutionnaire Trotskyste), signes d’adhésion, avérée ou non, de la part du déporté ou d’un membre de sa famille ou d’un de ses anciens collègues, à l’idéologie trotskyste. Cette marque considérée comme la plus infâmante désignait comme « ennemi du peuple soviétique » celui qui en « bénéficiait ».

Vingt-sept « récits » se partagent les trois-cent-quarante pages de l’ouvrage. Chacun, pourvu de son titre :

– soit relate une péripétie, une aventure, un incident, un accident, une évasion toujours inéluctablement vouée à l’échec, impliquant l’auteur lui-même, ou l’un de ses compagnons de déportation, ou tel ou tel garde-chiourme ;

– soit décrit la dure réalité des conditions dans lesquelles les condamnés tentent de survivre au jour le jour en dépit de la brutalité des travaux forcés inscrits dans un « plan » stakhanoviste dont il faut implacablement atteindre les objectifs, en dépit des humiliations, des coups, des punitions arbitraires et aléatoires, des poux, des maladies, de la sous-alimentation chronique ;

Affirmer à haute voix que le travail était pénible, susurrer la remarque la plus innocente à l’adresse de Staline, garder le silence lorsque la foule des déportés devait brailler : « Vive Staline » !… fusillé ! Le silence, c’est l’agitation !

– soit traduit la complexité des relations entre les détenus, entre prisonniers et geôliers, entre geôliers eux-mêmes, entre condamnés politiques et prisonniers de droit commun : jalousie, dénonciations avec ou sans fondement, mépris, vols de rations et de vêtements, corruption, violence ;

L’épuisement engendre une violente envie de se battre. Chaque déporté, chaque victime de la famine connaît cette irritabilité aiguisée par la faiblesse. Les affamés ne se battent pas comme des hommes. Ils trépignent pour frapper, donnent des coups d’épaule, mordent, multiplient les crocs-en-jambe, saisissent à la gorge…

– soit met en scène la confrontation périodique, récurrente, inégale, absurde, ubuesque dans ses attendus et son verdict final, entre le détenu Chalamov et tel « juge » chargé de réexaminer, à sa demande, son dossier en vue d’une éventuelle remise en liberté à l’issue de chaque prolongation de séjour ;

Une persécution en règle s’engageait à l’égard de tout déporté qui atteignait la dernière année de sa peine. Sur ordre de Moscou. Provocations, rapports de mouchards, interrogatoires.

– soit brosse de façon réaliste, détaillée, expressive le portrait d’un personnage du bas ou du haut de l’échelle de Kolyma, d’un misérable, d’un bourreau particulièrement féroce ;

– soit permet de suivre, par à-coups, le long parcours, accidenté, jalonné de hauts et de bas, de Chalamov dont la dernière étape de déportation, la moins douloureuse, fera de lui, après son accès par concours interne à une formation locale plus ou moins « bâclée », un infirmier de la colonie pénitentiaire.

Chacun avait son secret qui l’aidait à vivre, à s’accrocher à cette vie qu’on lui arrachait avec tant d’obstination…

De tout cela Chalamov « ne se fait pas un roman ». Il dit, par tableaux et scènes successifs, les choses vues, entendues, vécues. Il dit, simplement, sans fioritures romanesques, sans enjolivures stylistiques, sans ambages, sans multiplier les circonlocutions impressives, sans toutefois s’interdire ici et là l’envolée poétique.

Le faisceau rouge des rayons du soleil traversait les croisillons de la grille de la prison, en gerbes qui se nouaient au milieu de la cellule, bouquet vermeil où les grains de poussière passaient en reflets d’écume. Les mouches qui dérivaient dans les rayons flambaient soudain. Le ressac du soleil couchant battait la porte dont les bandes de fer mat luisaient.

Il témoigne, froidement, précisément. Et le récit prend. Chez le lecteur vient vite le besoin d’en savoir davantage. L’objectif, louable, de lever le voile, absolument, de la vérité historique sur l’un des pires crimes contre l’humanité perpétrés dans le cours d’un siècle de barbarie, est évidemment atteint.

Moscou. La gare de Iaroslavl. Vacarme, ressac de Moscou. Le visage de ma femme. Elle m’attendait sur le quai, comme jadis lorsque je revenais de mission. Cette ultime mission avait duré dix-sept ans. Elle m’avait entraîné aux confins de la nuit… Je revenais de l’Enfer.

Il faut lire Chalamov, comme il faut lire Soljenitsyne, Mandelstam, Tsvetaieva…

 

Patryck Froissart

 

Varlam Chalamov, né à Vologda en 1907, mort à Moscou en 1982, accusé d’activités contre-révolutionnaires trotskystes, a passé dix‑sept ans de sa vie au Goulag, de 1937 à 1954. Après sa libération et son retour à Moscou en 1956, il se consacre à l’écriture et à la poésie, et en particulier aux récits de son internement au Goulag.

 

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La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)

le 23.11.23 dans La Une CEDJaponLes ChroniquesLes Livres

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki, Gallimard, Folio, 2022, trad. japonais, Anne Bayard-Sakai, 196 pages

La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)

 

Qui se joue de qui dans ce chassé-croisé d’une passionnante et croissante malignité entre quatre protagonistes, dans cette mascarade érotico-tragique dont les étapes licencieuses sont mises en scènes tantôt complémentaires tantôt contradictoires, tantôt faussement inavouées, tantôt feintement désavouées, dans le journal intime que tiennent simultanément et prétendument secrètement, tout en se répondant implicitement et indirectement, les deux personnages principaux ?

Le démiurge initial, professeur d’université, a pour femme, a priori « vertueuse », Ikuko, attachée, par son éducation, par son appartenance sociale, aux valeurs morales bourgeoises japonaises traditionnelles. Leur fille Toshiko est virtuellement promise à épouser M. Kimura, un personnage tout autant respectable que les membres de cette honorable famille que son statut de prétendant autorise à fréquenter régulièrement.

Le professeur tient depuis des années un journal dont il cèle les liasses en un tiroir soigneusement fermé à clef. L’épouse présume, ou sait, pour en avoir peut-être survolé subrepticement quelques passages après avoir trouvé par hasard la clef « entre différents livres de sa bibliothèque, ou parfois sous le tapis », qu’il s’agit de notes professionnelles, d’écrits scientifiques sans intérêt pour elle, et qu’il n’y est jamais fait la moindre allusion à leur vie conjugale.

Tout change quand le professeur pressent que son épouse et M. Kimura semblent éprouver l’un pour l’autre les prémices, à ce stade totalement refoulées, d’une attirance inconvenante.

Le roman commence par une page que le professeur date d’un premier janvier (symbole d’un soudain changement d’ère) :

Désormais, je noterai dans ce journal tout ce qu’hier encore j’hésitais à lui confier. J’ai préféré jusqu’à présent éviter d’entrer dans les détails de ma vie sexuelle et de notre vie conjugale. Tout cela de crainte que ma femme, lisant ce journal en cachette, ne se mette en colère…

C’est alors que le professeur expose ce qu’il est certain d’avoir découvert des compétences sexuelles potentielles exceptionnelles de son épouse, qu’elle-même a toujours inconsciemment enfouies sous sa morale bourgeoise, et qu’il fait le vœu de désinhiber, pour en tirer pour soi un profit sexuel maximal, en « utilisant » l’inclination qu’elle semble manifester pour leur hôte de plus en plus assidu.

Le cahier, comme de coutume, est « soigneusement » caché dans un des tiroirs du bureau personnel du professeur. Mais voici que Madame en trouve inopinément la clef à terre. Accident, ou invitation sournoise à une lecture opportunément pseudo-clandestine ?

Débute alors dans la foulée narrative la transcription du journal que tient pour sa part, tout aussi supposément secrètement, Ikuko, femme jusqu’à ce jour pudique, voire pudibonde, en des pages ouvertes pour le lecteur voyeur (serait-il donc écrit pour être lu par un mari qu’on soupçonne d’être indiscret ?) à la date du 4 janvier :

Il est arrivé aujourd’hui une chose curieuse. Cet après-midi, je suis entrée dans le bureau de mon mari, profitant de ce qu’il était sorti se promener, afin d’y faire le ménage que j’avais remis durant les trois premiers jours de l’année ; j’y ai trouvé une clef, tombée devant la bibliothèque […]. Ce qui n’a peut-être pas de signification particulière. Mais je n’arrive pas à croire que mon mari ait pu laisser ainsi tomber cette clef par inadvertance…

C’est ainsi que la clef (titre du roman), symbole littéraire universel de possible accès aux lieux clos interdits et conséquemment aux actes défendus, ouvre au couple, bientôt rejoint, dans son jeu de dupes consentantes, par M. Kimura, puis, un peu plus tard, par Toshiko, la porte sur un véritable espace « boudoir » élargi, dans l’intimité de quoi vont se dérouler des scènes de plus en plus anti conventionnelles dont le divin marquis n’eût pas désavoué la croissante lubricité, à ceci près que les détails, contrairement à celles que déploie crûment notre grand philosophe, en sont contenus dans un très savant flou artistique dont le caractère suggestif, paradoxalement, décuple la saveur érotique.

Le jeu est astucieusement mis en récit sous la forme d’extraits alternés des deux journaux que tiennent presque au quotidien les deux narrateurs jusqu’au 15 avril, jour où s’arrête, pour une cause tragique, le cahier du professeur, alors que se poursuit celui d’Ikuko, jusqu’à sa clôture en juin sur la perspective d’une suite possible qui met en évidence l’évolution du caractère d’une épouse de plus en plus décomplexée, jetant aux orties, un à un, une à une, en se libérant sexuellement, progressivement mais irréversiblement, tous les chastes scrupules, toutes les règles morales, tous les interdits qui cadraient sa vie d’avant le premier janvier.

Le plan de Kimura consiste à épouser Toshiko quand le moment paraîtra propice, de manière que, les formes étant ainsi respectées, nous puissions vivre tous trois dans cette maison. Toshiko, en somme, accepterait de se sacrifier pour sa mère, afin de sauver les apparences…

Initiateur de cette métamorphose, l’époux en aura été la victime collatérale, l’une des dynamiques narratives portant sur la rapide dégradation de sa santé physique et mentale, suivie et commentée d’abord avec inquiétude, puis avec de moins en moins de compassion par une Ikuko qu’obnubile graduellement l’appétence charnelle qu’elle éprouve pour son jeune amant.

Roman féministe quoi qu’il en soit ?

Moi qui suis née dans une vieille famille de Kyoto aux mœurs désuètes, élevée dans une atmosphère féodale, je l’ai épousé sans vraiment réfléchir, me soumettant à la volonté de mes parents, car on m’a toujours fait croire que ce devait être cela, un couple, si bien que bon gré mal gré je n’avais d’autre choix que de l’aimer.

Mais surtout, littérairement, formidable entrelacs de tensions intellectuelles et sentimentales, de pulsions retenues puis désentravées, d’amour et de remords, de ruses et de tromperies, d’aveux et de désaveux, de feintes crédulités, de fausses pudeurs, de luttes intérieures, de simili pièges scabreux, de vrais libertinages… ce que résume le professeur dans une de ses pages :

J’ai dit de ma femme qu’elle était sournoise, mais je le suis moi-même au moins autant. Rien d’étonnant à ce que Toshiko, fruit de notre union, le soit aussi. Celui qui, néanmoins, nous bat tous, c’est Kimura.

Tout bonnement savoureux.

 

Patryck Froissart

 

Junichirô Tanizaki est un écrivain japonais né le 24 juillet 1886 à Tokyo et mort le 30 juillet 1965 dans la même ville. Son œuvre révèle une sensibilité frémissante aux passions propres à la nature humaine et une curiosité illimitée des styles et des expressions littéraires.



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C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)

C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.12.23 dans La Une LivresLes LivresRecensions

C’était demain (dystopie), Pierre Chazal, Kubik Editions, octobre 2023, 318 pages, 18 €

C’était demain (dystopie), Pierre Chazal (par Patryck Froissart)

 

Nous sommes en 2122.

Henri Lafleur, un septuagénaire qui a passé soixante-sept ans dans le centre de quarantaine QD-RB-WE-L06 où ses parents, pour s’être montrés rebelles au nouvel ordre mondial, ont été internés peu après sa naissance, est soudainement gracié et libéré par Steve, son « référent », et assigné à résidence surveillée mais confortable à Mare del Sol, une cité balnéaire agréable de « l’ancien Nouveau-Mexique ».

Etiqueté Querdenker officiellement « réhabilité », Lafleur fait la connaissance de Nadia, jeune femme en apparence « normale », c’est-à-dire « normalisée » en ce contexte où tous les comportements, les discours et les pensées doivent être conformes à un protocole écologique unique ayant pour pseudo finalité d’imposer un bonheur universel qui apparaît vite au lecteur, à mesure que les détails s’en esquissent puis s’en précisent, par le biais du regard neuf du personnage et de ses interactions avec les autres protagonistes, comme probablement tout autant insupportablement impitoyable que celui qui est institué par Ira Levin dans Un bonheur insoutenable.

En parallèle avec le récit cadre, « objectif », mené par un narrateur omniscient, retraçant la mise en place progressive de la gouvernance autocratique d’un monde, en majeure partie unifié, par les dirigeants d’un parti transnational, le Rainbow Movement, le personnage principal, qui n’a eu de ce nouvel ordre, jusqu’à sa libération, qu’une vision imparfaite à travers le prisme de ce qu’en disaient ses codétenus internés par cohortes successives, et de ce qu’il pouvait en apprendre par les médias tamisés qu’il était autorisé à consulter, découvre jour après jour l’idéologie sociale, économique, politique, morale du nouveau monde institué et les modalités et méthodes occultes, terrifiantes, sous-jacentes à son organisation.

Dans la pratique, la Rainbow Policy n’était en vérité que la mise en branle implacable et jusqu’au-boutiste d’un programme de responsabilité décomplexée […par lequel] l’être humain, qui s’inventait toujours mille excuses pour repousser à demain ce qui devait être fait dès maintenant, apprendrait de gré ou de force à faire le deuil de son nombrilisme. Les principes de l’écologie punitive étaient appliqués sans état d’âme, avec caméras de surveillance et pesée obligatoire des déchets…

Procédé narratif efficace, ce double regard devient triple, puisque bientôt complété et renforcé par celui de la jeune Nadia, dont les réactions, puis les confidences, puis les révélations montent en puissance, en particulier dès lors qu’elle dévoile à Henri les raisons intimes de sa haine à l’égard d’un régime dont la logique implacable de contrôle absolu sur le collectif et l’individuel a provoqué dans son existence un drame dont elle porte l’inextinguible souffrance.

C’est ainsi que le lecteur est amené progressivement à s’introduire dans cette société totalitaire, et à découvrir, en en rassemblant les détails donnés, les éléments constitutifs, les apparences, les « réalités », l’illusion d’une vie heureuse entretenue par les autorités et relayée auprès d’Henri par son « référent, Steve, les véritables tenants et aboutissants d’un système politique dont la pseudo moralité est mise à nu, de façon évidemment progressive (pour le suspense), dès la première rencontre que fait Henri amnistié, dans la rue, celle d’un « étrange bonhomme au teint jaunâtre et au visage creusé de rides » :

– Ils m’ont pris ma femme…

– Vous dites ?

– Ils ont pris notre fils. Ils ont pris nos vies, nos lois, nos libertés. Et maintenant ils nous disent qu’ils nous ont sauvés de l’abîme…

Il faut souligner l’abondance pertinente, fonctionnelle des détails descriptifs à valeur performative, l’efficience narrative, le convaincant « réalisme » de cette construction sociale et l’impression forte de vraisemblabilité que dégage de façon paradoxale cette imaginaire évolution sociétale du monde, particulièrement du monde dit « occidental », qui prend ici sa source fictionnelle, historiquement et idéologiquement, dans les mesures coercitives mises en œuvre dans l’intérêt des populations lors de l’épisode pandémique du Covid-19, amplifiées, selon le roman, par une seconde pandémie, plus terrible encore, ayant eu lieu une décennie plus tard. On se projette. L’attraction narrative fonctionne.

« Je crois simplement, reprit [Steve], que les gens […] étaient fatigués de la démocratie. S’informer, réfléchir, douter en permanence du bon candidat et du bon système, s’investir pour des causes sans issue et à côté de ça gagner sa croûte, élever ses gosses, récurer la gamelle du chien…

– Dure existence que celle de l’homme libre… ».

Dystopie est le sous-titre du roman. C’était demain est en effet un passionnant récit de science-fiction dystopique, d’anticipation sombrement dynamique, bien construit, qui prend fort honorablement place, qu’on en partage ou non la prospective et les non-dits, parmi ceux d’Orwell, d’Huxley, de Barjavel, de Levin et d’autres du même genre.

 

Patryck Froissart

 

Querdenker : personne qui pense différemment (jemand, der eigenständig und originell denkt und dessen Ideen und Ansichten oft nicht verstanden oder akzeptiert werden), ici en référence à un mouvement allemand qui contestait les mesures pour lutter contre la pandémie de Covid-19 et a été mis sous surveillance par les autorités qualifiant officiellement ses membres d’extrémistes.

 

Romancier, auteur-compositeur et professeur de français langue étrangère à Paris, Pierre Chazal a publié trois romans chez Alma : Marcus (Prix René Fallet, 2013), Les Buveurs de lune (2014), et July’s way (2016). Les deux premiers sont parus en poche chez Points.



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Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)

Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)

14.09.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch, Editions Le Corridor bleu, 2019, Poésie chinoise classique, trad. Pierre Vinclair, 432 pages, 24 €

Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)

Traduit du chinois par le poète Pierre Vinclair, ce recueil est présenté comme une anthologie classique de la poésie chinoise dont les textes les plus anciens remonteraient à l’époque de la dynastie des Zhou, soit à environ 1100 avant notre ère. L’ensemble aurait été compilé par Confucius. Le volume est constitué de trois cent-cinq pièces, réparties en quatre Livres comportant eux-mêmes un nombre variable de Chants ou d’Hymnes classés en sous-ensembles.

On se laisse facilement prendre au pittoresque des lieux, à l’exotisme des situations, au décalage culturel, à la téléportation dans des époques et des espaces révolus. La représentation poétique de la simplicité de la vie rurale, la poésie du quotidien, des relations familiales,

Un vent glorieux venu du sud

agite les branches du jujubier

Maman était une sainte

et nous des moins-que-rien

et la poésie naturaliste, florale, bucolique, alternant avec la ritournelle amoureuse, courtoise, pouvant être empreinte d’un certain lyrisme, de charme champêtre, mettant suggestivement en scène un jeu galant,

 

Un garçon et une fille

tiennent une orchidée

La fille dit : tu viens ?

Le garçon répond : encore ?

– Oui, allons encore une fois

Après la Wei

il y a de l’espace, on sera bien

Ensemble garçon et fille

s’offrent et jouent

se donnent des pivoines

 

se mêlent à une poésie épique, retraçant les hauts faits d’armes d’un souverain et de son armée,

 

Mû par une colère puissante

le roi rassembla ses hemmes

Les exhortant d’arrêter l’ennemi

et d’assurer la gloire des Zhou

En unifiant tout l’ici-bas :

[…]

Nous franchirons les frontières des Ruan

grimperons sur leurs hautes crêtes

[…]

Char d’assaut et lourds béliers

contre le très haut fort de Chong

Une multitude de prisonniers

eurent l’oreille en sang, coupée…

 

et à une poésie sociétale, tantôt courtisane, laudative, tantôt plaintive, voire revendicative, toute mesure gardée, lorsqu’elle s’adresse au pouvoir, soit sous la forme d’une interpellation directe, soit sous celle d’une évocation des abus ou des faiblesses de tel ou tel empereur

 

Le vaste ciel est impitoyable

le chaos n’a pas de fin

S’accroissant de mois en mois

ne laissant pas le peuple en paix

Ivre de chagrin je demande

qui dirige donc le pays ?

[…]

C’est en père de famille que j’ai composé ce chant

pour dire au roi ses torts :

« Changez votre cœur

le peuple retrouvera la paix ! »

 

La langue et la forme sont celles, généralement, de la chanson populaire, folklorique, parfois proche de la rengaine, parfois relevant du genre de la comptine, avec leurs couplets et refrains, leurs anaphores, leur rythme régulier, avec les récurrences et résurgences au sein d’un même texte mais aussi, au fil des poèmes, d’un tableau à l’autre, comme cette annonce répétée, tenant probablement d’un élément narratif traditionnel : « La fille de Qi va se marier.

Tout lecteur chantonnera cette complainte en la lisant :

 

La lune montante est blanche

jolie jeune fille

Que mon désir s’apaise

mon triste cœur souffre !

 

La lune montante est claire

belle jeune fille

Que mon angoisse s’apaise

mon triste cœur s’agite !

 

La lune montante brille

superbe jeune fille

Que mon âme enchaînée s’apaise

son triste cœur s’épuise !

 

Un itinéraire à suivre page à page, un univers poétique à explorer, un espace-temps culturel à parcourir, une découverte à ne pas manquer.

Il faut souligner le travail du traducteur, dont l’aboutissement est plutôt réussi, et la remarquable introduction, éminemment érudite, d’Ivan Ruviditch, qui apporte un éclairage fort utile sur la genèse, l’histoire, les multiples sens et thématiques de cette anthologie, et il convient de remercier et de féliciter les Editions du Corridor bleu pour cette précieuse publication.

 

Patryck Froissart

 

Pierre Vinclair, né le 21 janvier 1982 à Aurillac dans le Cantal, est un écrivain français. Lauréat de la Villa Kujoyama (Kyoto) en 2010, il vit pendant une dizaine d’années en Asie (Japon, Chine, Singapour) avant de rentrer en Europe fin 2019. Normalien, agrégé de philosophie, après une thèse sur les rapports de l’épopée et du roman, il poursuit des recherches en philosophie de la littérature. En 2022 il a été fait Chevalier des Arts et des Lettres.

Ivan Ruviditch, éminent sinologue, est Docteur en études chinoises et Maître de Conférences en Littérature comparée à l’Université de Shanghai.

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Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.09.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Pays de l'EstRoman

Tango de Satan, László Krasznahorkai, trad. hongrois, Joëlle Dufeuilly, 385 p. 9,20 €

Edition: Folio (Gallimard)

Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Roman diaboliquement attrape-lecteur, ce Tango de Satan !

László Krasznahorkai a tissé là une angoissante toile d’araignée dans laquelle, simultanément, se débattent la plupart des personnages, et se retrouve piégé le lecteur qui s’aventure en les lieux lugubres où se développe dans un temps court une intrigue sinistre dans l’atmosphère morbide qui émane des faits, gestes, paroles, rêves, réflexions, sensations des misérables protagonistes.

Que diable faisaient-ils donc dans cette galère ?

Le décor principal est planté au centre et aux alentours immédiats d’un simulacre de village, perdu on ne sait où, à proximité des ruines déprimantes d’une fabrique désaffectée et de ses installations annexes dont ne subsistent que des ferrailles rouillées et douloureusement tordues, restes hideux d’une ancienne coopérative où travaillaient autrefois la demi-douzaine d’habitants qui, faute de savoir, de pouvoir ou de vouloir où aller, les uns chevillés là par foncière veulerie, les autres ayant gardé l’espoir d’un redémarrage de la coopérative, ne sont pas partis refaire leur vie ailleurs à l’exemple de la majorité des autres employés de la société en faillite, et passent leurs journées à guetter par leur fenêtre les agissements furtifs de leurs voisins.

Cette vérité qu’il soupçonnait depuis longtemps venait de se confirmer : non seulement il ne pouvait mais il ne voulait plus quitter cet endroit, car ici parvenait-il du moins à se tapir dans l’ombre d’un paysage familier alors que là-bas, au-delà de la coopérative, nul ne savait ce qui l’attendait.

La sombre présence, non loin de là, d’un château lui aussi en décrépitude, où aura lieu un tragique événement, la pluie incessante, l’obscurité nocturne et la brume ambiante dans lesquelles s’effectuent la plupart des mouvements extérieurs, le froid, le vent, les ornières, les flaques d’eau sale et la boue dans laquelle pataugent et tombent récurremment l’un et l’autre, l’absence totale d’horizon, l’omniprésence invasive des araignées, sont autant d’éléments narratifs qui confèrent aux scènes successives ce caractère d’étrangeté propre à dérouter le lecteur.

L’intrigue se déroule sur un fil narratif simple, la puissance du texte tenant au fait que les ressorts qui motivent les personnages et qui activent les séquences scéniques sont paradoxalement d’une confusion désorientante soigneusement entretenue, voire d’un hermétisme talentueusement, et malignement (pour rester dans l’emprise maléfique qu’évoque le titre du roman) ensorcelant : les laissés pour compte de ce village, sinon totalement fantôme, du moins passablement fantomatique, apprennent que deux de leurs anciens compagnons de travail et de misère, Irimias et Petrona, dont la mort leur avait été autrefois annoncée, sont vivants et en route vers le hameau. Pris d’une étrange panique dont l’auteur se garde bien de préciser la cause, les uns et les autres s’agitent, se querellent, règlent en se disputant d’occultes questions de partage d’un mystérieux magot, se préparent à quitter précipitamment les lieux, emballent promptement ce qu’ils ont de plus précieux… puis restent en attente, comme tétanisés, et gagnent les uns après les autres l’auberge, qui devient une espèce de nef des fous où vont se dérouler des scènes délirantes, y compris une séquence hallucinante de tangos endiablés représentant et cristallisant la ronde aveugle dans laquelle sont embarqués ces pauvres diables.

En ville, pendant ce temps, évoluent les deux revenants, l’auteur faisant d’eux des personnages quelque peu louches mais point patibulaires, plutôt eux aussi désemparés, velléitaires, sans perspective, à qui un représentant d’une occulte autorité impose sous peine d’incarcération une mission qui les amène à prendre le chemin du village, et qui aura des conséquences aussi décisives que définitivement imprécisées sur la suite de l’existence des demeurés de l’ancienne coopérative.

Resté à l’écart de ce qui semble ne pas le concerner, le docteur, figure marquante d’un personnage maniaque, statique au centre de la spirale des péripéties, alcoolique, presque en permanence statufié, entouré d’ordures dans sa demeure à l’abandon qu’envahissent peu à peu les herbes folles, un quasi Diogène dont la philosophie misanthropique est autant impressionnante que pathétique, partage avec le lecteur sa vision égocentrique du monde, ses lectures scientifiques, ses notes sur l’évolution de sa propre santé physique et mentale, sur les moindres détails de la disposition des objets de stricte nécessité dont il s’est entouré, et sa chronique quotidienne, souvent ponctuée d’interrogations et d’hypothèses, sur ce qu’il aperçoit, par sa fenêtre, du branle soudain qui anime de façon, de son point de vue, désordonnée ses anciens patients.

En ce microcosme sordide, en une sorte de ballet infernal, se croisent, s’interpellent, s’insultent, se jalousent, forniquent, se saoulent, errent, rêvent, meurent des pantins erratiques que l’auteur, démiurge démoniaque, s’amuse à brinqueballer de droite et de gauche, en une représentation théâtrale tragi-comique (en vérité est ici quasiment appliquée la règle des trois unités : temps, lieu, action) où les dialogues tiennent un rôle prépondérant, des pantins soumis à un pouvoir socio-économique crypté dans la tessure du roman, dont ils sont incapables de discerner ni l’organisation, ni le fonctionnement, ni les responsables, ni les bénéficiaires, représentation symbolique, à peine caricaturale, d’un système socio-politique dont le lecteur reconnaîtra la potentielle réalité.

Magistrale diablerie dans laquelle s’embobine le lecteur, pris et empêtré dans les fils du récit comme l’est obsessionnellement l’aubergiste dans les soies que tissent inlassablement des milliers d’invisibles araignées par le travers de la salle de l’auberge !

On en émerge pourtant avec l’envie de s’y replonger…

 

Patryck Froissart

 

László Krasznahorkai, né le 5 janvier 1954 à Gyula (Hongrie), est un écrivain et scénariste hongrois, auteur de plusieurs dystopies. Il a signé les adaptations de ses romans, notamment Tango de Satan et La Mélancolie de la résistance, pour des films réalisés par Béla Tarr.

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