10/12/2022

Le Conte de la caravane perdue, Franck Renevier (par Patryck Froissart)

Le Conte de la caravane perdue, Franck Renevier (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 20.05.21 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresEditions Maurice Nadeau

Le Conte de la caravane perdue, Franck Renevier, éd. Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, mai 2021, 200 pages, 19 €

Le Conte de la caravane perdue, Franck Renevier (par Patryck Froissart)

 

Mohamed Félix Okba Bourrichi était archiviste de la commune d’Alika, une bourgade sans histoire, située à quelques kilomètres de la frontière de la Tunisie, sur le plateau montagneux qui sépare la ville de Nefta de l’ancien carrefour caravanier d’El Oued, en territoire algérien. Mohamed était également conteur…

C’est par ces lignes que commence le récit de l’étonnant destin de Mohamed Félix Bourrichi. Archiviste, conteur de rue, Mohamed se lance résolument, passionnément, avec acharnement dans la recherche des origines des habitants de son village, dont la tradition dit qu’ils descendent tous des membres d’une mystérieuse caravane contrainte vers 1840 à un bivouac définitif en plein désert autour d’une source d’étape par l’armée française lors de la conquête de l’Algérie.

La narration du quotidien de cette sédentarisation forcée, de la lente appropriation et de la domestication progressive de l’espace désertique par les caravaniers qui y créent peu à peu tout à partir de rien, de la fondation d’une communauté homogène à partir du rassemblement forcé d’une cohorte initialement cosmopolite, est à l’image des récits fondateurs des pionniers du Far West ou des Robinsons de Terre Ferme de Mayne-Reid…

La quête de Mohamed, d’abord locale, l’entraîne dans une tournée des principaux centres d’archives, de Nefta à Tunis.

Grâce aux documents sur lesquels il avait pu mettre la main, Mohamed parvint à reconstituer la généalogie des vieilles familles d’Alika.

Mais ses découvertes dérangent les autorités représentatives de l’Etat à Alika : la population actuelle du bourg aurait pour ancêtres communs les femmes du harem du seigneur dont la caravane accompagnait le déplacement : juives, chrétiennes, chiites iraniennes, rifaine, nubienne, indienne, berbère, chinoise, gitane… Ces femmes, les seules représentantes de leur sexe parmi la multitude d’hommes constituant la caravane, sont tellement prisées originairement que, mariées à leur libre choix dès la mort du sultan, elles sont autorisées par l’imam de la communauté, à titre dérogatoire aux principes coraniques, à prendre des amants. A la faveur de cette polyandrie de fait, les premières générations du village sont sous l’autorité effective de la gent féminine.

Et l’on vit naître les premiers enfants. Et quels enfants ! Descendants par les mères de tout le genre humain ou presque et par les pères d’un aréopage des plus fins dignitaires musulmans, sans oublier les esclaves, à la dignité toujours sauve et qui, au moment d’engendrer, se trouvaient de surcroît dans la première fraîcheur de leur statut d’homme libre.

La diversité ethnique et confessionnelle originelle des habitants du lieu, une fois dévoilée par Mohamed, scandaleuse dans une Algérie qui clame son unicité, son arabité exclusive et son islamisme totalitaire, subit une tentative d’occultation, puis de censure par le pouvoir, ce qui a pour effet contraire de propulser Mohamed sous les projecteurs médiatiques et de lui octroyer une célébrité telle que le gouvernement, inversant sa stratégie, l’incite à se présenter sous les couleurs du FLN alors en mal de candidats éligibles.

C’est le début d’une fabuleuse trajectoire qui mènera Mohamed de la députation au statut d’ambassadeur puis à la fonction suprême de président de la république algérienne.

Le sort le plus probable, pour un opposant dont le prestige vient à contrebalancer la nuisance, c’est de devenir, un jour ou l’autre, le représentant de son pays aux antipodes. C’est au nom de cet antique principe que Mohamed finit par être nommé ambassadeur en Colombie.

L’écriture varie de façon circonstancielle, le récit passant alternativement du conte de style voltairien à la chronique d’historien, de la description balzacienne réaliste à l’évocation poétique…

Le silence n’était rompu que par le gazouillis des oiseaux jouant sur l’élasticité des branches, les bassins remplis d’eau que la baignade furtive des étourneaux faisait doucement clapoter.

… de la critique sociale d’une Algérie contemporaine à l’établissement d’une société utopique, de la reconstitution minutieusement précise d’événements du passé à l’anticipation, issue d’une imagination débridée fondée sur une pensée humaniste, d’un avenir idéal de l’Algérie, du Maghreb, des pays méditerranéens, de l’Europe, voire du monde. Sidérant !

Ainsi, par exemple, en conséquence d’un referendum positif, à partir de juillet 2022 et en vertu d’un décret de droit au retour, les pieds-noirs et leurs descendants ayant été invités à revenir, l’auteur offre-t-il un tableau pittoresque du flux des bateaux ramenant les anciens colons et/ou leur progéniture en inversant les scènes et l’ambiance de l’exode de 1962. Renversant !

Les discours publics officiels du personnage sont autant de pièces remarquables dans le puzzle narratif de ce roman polymorphe, en particulier celui qu’il développe devant ses concitoyens d’Alika, qu’on pourrait intituler « le discours du melon et du couscous ». Savoureux !

On notera aussi sa première allocution au Parlement, véritable logorrhée souvent antiphrastique sur la nature, le non-dit, l’implicite et les implications énonciatives du conte populaire, sur les vertus poétiques et les nuances infinies de la langue arabe, sur la relation historique entre cette langue et le français, et, par enchaînement, sur l’impact de la colonisation, puis sur l’influence exercée par les idéologies occidentales, par un mimétisme qu’il dénonce, sur la politique des anciennes colonies… Confondant !

Euphémisme, exagération amusante, arrangements cocasses des imams initiaux avec les règles de l’Islam, imagination débordante, sautes narratives d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, de Barberousse à Fidel Castro en passant par un Soliman Frangié que Mohamed rencontre à Bogota, généalogies fantaisistes, diversions, propos sérieux et précis d’historien concernant les lieux où séjourne Mohamed (villes, quartiers, monuments, bâtiments publics, édifices religieux, ruines, marabouts), reconstitutions érudites de scènes vivantes et imagées de diverses époques (exemple : la prise d’Alger), extraits de grimoires, d’archives, d’annuaires anciens, de statistiques démographiques… Foisonnant !

Et quand, à la fin du roman, c’est au tour de Zoubida, l’épouse fidèle de Mohamed, de s’adresser au pays et au monde, c’est toute la philosophie de l’œuvre qui est résumée dans son discours :

Elle dit très peu de chose, mais elle le dit avec la sagesse d’une fée à qui l’on vient de présenter un vœu inaccessible. Un vœu qui constituait pourtant l’espoir ultime de son mari : que la Méditerranée puisse rassembler un jour sous un même drapeau toutes les nations qui la bordent. Que les pays riverains de cette mer s’unissent pour former les États-Unis de l’Azur. Que ses citoyens juifs, chrétiens, musulmans travaillent à propager sa lumière, qu’ils reprennent, ensemble cette fois, leur œuvre de civilisation, en direction des peuples barbares du nord, aujourd’hui nantis et industriels.

Mektoub.

Et le lecteur de se dire qu’en effet tout a été écrit.

 

Patryck Froissart

 

Orphelin de père, Franck Renevier a été élevé par son grand-père, le préfet Georges Zerbini, Corse et pied-noir. A l’instar de Camus, sa famille a toujours milité pour une indépendance multicommunautaire de l’Algérie. Sociologue et architecte, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le trou du souffleur (Seuil) ou Livre de recettes pour les amoureux en difficulté (Grasset).

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A propos du rédacteur

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Vi♀lence(s), Paule Andrau (par Patryck Froissart)

Vi♀lence(s), Paule Andrau (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 26.08.21 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Vi♀lence(s), Paule Andrau, septembre 2021, 189 pages, 18 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Vi♀lence(s), Paule Andrau (par Patryck Froissart)

 

Ce texte se présente et peut se lire comme un roman, mais c’est plus et c’est autre chose, c’est un cri, c’est une révolte, c’est une plainte, si on veut, c’est aussi, sur près de deux cents pages, le déroulement d’un long acte d’accusation d’une puissance, d’une évidence et d’une crudité quasi insoutenables, c’est un réquisitoire intégral, détaillé, fondé, factuel, c’est une succession de témoignages irréfutables, c’est un flux continu de dolence, de doléances, de souffrance, de dégoût, de soulèvement, de ressentiment, c’est un vomissement partiellement libératoire, c’est l’éruption volcanique brutale d’un défoulement irrépressible, l’explosion d’un magma trop longtemps contenu, retenu, comprimé dans les tréfonds les plus intimes de l’entraille à vif…

C’est aussi un testament, en ce sens que la narratrice sait qu’elle n’en a plus pour très longtemps.

« Ecrire, c’est hurler sans bruit », écrivit Duras.

Le hurlement qui jaillit de ces Vilence(s) résonnera violemment et durablement dans l’âme des lectrices et des lecteurs.

La narratrice, qui s’exprime tantôt directement à la première personne, dévoilant ce qu’elle ressent en sa plus secrète intimité, mais qui parle tantôt, par une mise en miroir, d’elle-même à la troisième personne, commence son récit dans la salle d’attente d’un hôpital.

C’est là, dans cet espace, dans ce sas, où se mêlent « les urgences, les cancéreux, les sidéens, les leucémiques » qui ne s’adressent pas la parole mais qui communiquent mentalement sur leurs misères respectives, à l’occasion d’une des visites régulières que lui impose son état de santé, qu’elle a soudain la révélation de sa « mission » :

Et si écrire lui donnait de déposer enfin ces confidences et ces non-dits lourds du poids de l’humain qui l’empêchent de vivre elle aussi ? Si écrire c’était déposer entre les mains de tous les autres, dans la conscience de chacun un peu de ces secrets pour les partager enfin ? Les mots, trouver les mots. Peut-être laisser parler ces voix qui s’entrecroisent en elle, les laisser tisser cette toile de vies meurtries, brisées, les laisser faire, juste comme elles viennent, les laisser faire.

Ces quelques lignes explicitent clairement le dessein de l’auteure.

Contre qui, contre quoi cette rébellion ?

Contre le sort qui est celui de la moitié de l’espèce humaine, contre la condition imposée aux femmes dans un monde qui reste sociologiquement radicalement patriarcal, structurellement fondé sur l’inégalité sexiste salariale et professionnelle, sur une représentation figée, infériorisante, de la place et des fonctions de l’épouse et de la mère dans le foyer.

Dans la salle d’attente de cet hôpital, lieu de rencontre inédit, X.1, « l’introductrice », comble ses moments d’angoisse où il lui faut « Attendre la visite au professeur… L’importance des premiers mots : toujours pour moi une entrée en matière qui colore le commentaire des analyses… Il faut encaisser, ranger quelque part en soi les informations avec leur netteté immédiate… » ; elle mêle son destin à celui de trois autres patientes, se détriple en elles, imaginant leurs mots dans un entremêlement de voix et de personnes verbales, dans un désordre apparent d’échanges de rôles de narratrices. On discernera, en ces trois timbres primordiaux, fondateurs :

– celui de la jeune femme étouffée par le foisonnement de sa vie : elle parle enfants, famille, travail, mères, dénonce la « charge mentale » et ce poids du quotidien quand il faut tout faire, tant faire :

« Ces journées de folie, ce tremblement, chaque matin, quand il fallait quitter les enfants, les jeter devant une porte d’école encombrée et partir pour une journée interminable. Le temps qui se détraque et qui vous talonne sans cesse des dix minutes qui vous ont manqué depuis le début… »

– celui de la fonctionnaire retraitée qui se retrouve au plus profond d’une dépression, avec la conviction d’avoir tout raté, qui attend là la mort imminente d’un mari impotent depuis des années qui ne lui a jamais accordé plus de considération qu’à un robot chargé de son entretien quotidien, ménager, financier, alimentaire :

« Cette présence pesante et aveugle pendant des années… Le bruit de ses mâchoires qui mastiquent. Pas un mot. Et quand on lui parle, rien… Mais ce n’était pas encore assez. Il m’a tout pris… Il a fichu ma vie en l’air. Il a quitté son métier. Alors, moi, je l’ai épaulé… »

– celui de la femme riche qui collectionne les amants jeunes et qui boit pour s’oublier, pour ne plus ressentir le poids de la solitude :

« Moi je bois. Je m’imbibe. De façon lente, systématique. Jusqu’au moment où je me sens ailleurs… J’oublie tout : mon amant trop jeune, mon argent trop présent, mon passé si dérisoire, si vide, mon avenir néant… »

L’histoire de ces trois femmes, désignées uniquement par des chiffres symboliques de l’anonymat – 1., 2., 3. – ce qui pourrait tendre à faire comprendre qu’elles ne sont que des représentantes, voire des archétypes, du statut conféré au genre, s’entrecroise ensuite tout au fil de l’ouvrage, sous la forme de retours désillusionnés sur leur passé, d’épisodes navrants de leur présent, de projections accablantes vers leur futur.

Accentuant la virulence de la rébellion, s’entrefilent vite dans la trame narrative les voix d’autres femmes, elles aussi souvent nommées et donc « généralisées » par des X, des Y et des Z, celle, désespérée, de « cette femme kurde sous la tente qui récite une dernière fois l’épopée de sa race, celle qui va disparaître, celle dont le poème même dit la mort à venir », celle, lancinante, de la petite fille subissant répétitivement l’abject inceste paternel, celle, fulminante, de la collégienne d’origine africaine née en France, Française, qui découvre par hasard son excision et, surtout, terrible, effrayante, justement vindicative, légitimement haineuse, celle de Phoolan Devi, dont l’enfance violentée, saccagée, martyrisée par les hommes de son village et la vengeance sanglante exécutée des années plus tard de sa propre main par une émasculation à vif des violeurs pourrait constituer, de manière allégorique, un message adressé à la gent masculine dominatrice…

Livre féministe ? Sans aucun doute. Le signe inséré dans le titre est annonciateur de la teneur du texte. Les lectrices, c’est certain, s’y reconnaîtront. Mais attention ! Ces récits dénonciateurs de Vi♀lence(s) doivent impérativement être lus aussi et peut-être surtout par des lecteurs. Certes, la vérité, crue, assénée de la sorte, pourra heurter, choquer, mais il faut justement, précisément, crucialement, qu’elle touche, au cœur et à l’esprit, qu’elle éclaire s’il en est besoin, qu’elle fasse mouche, et, idéalement, idéologiquement, qu’elle modifie des comportements insupportables dans une société humaine dite évoluée. Le livre de Paule Andrau devrait faire date dans cette (trop) lente prise de conscience de la nécessité de parvenir à la parfaite équité statutaire des genres.

 

Patryck Froissart

 

Agrégée de lettres classiques et professeure de chaire supérieure, Paule Andrau a longtemps enseigné la littérature. Elle n’a pas écrit jusqu’ici : un travail passionnant, une famille, une maison, et peut-être aussi des barrières longues à tomber. Quand c’est venu, c’est venu par lambeaux, des bribes de destins sur les tickets de caisse des grandes surfaces. Elle a orchestré cette « partition » en imaginant ces histoires morcelées et inaudibles.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Une goutte d’éternité, Alain Joubert (par Patryck Froissart)

Une goutte d’éternité, Alain Joubert (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 02.09.21 dans La Une CEDLes ChroniquesLes Livres

Une goutte d’éternité, Alain Joubert, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, 2007, 124 pages, 16 €

Une goutte d’éternité, Alain Joubert (par Patryck Froissart)

 

Mort le 22 avril 2021, Alain Joubert restera dans l’histoire littéraire comme l’un des compagnons les plus fidèles et les plus actifs du mouvement surréaliste, dont il fut le chroniqueur régulier et l’un des plus grands historiens.

Dans ce roman autobiographique intimiste, le surréalisme avec ses soubresauts, ses événements, ses aléas, est à la fois la toile de fond et le destinateur ou pour le moins l’un des adjuvants primordiaux de la vie d’un couple qu’il a constamment accompagnée, animée et nourrie.

L’auteur narrateur, en effet y dévoile et y analyse la relation d’amour, d’affection, d’inaltérable affinité qu’il a vécue avec son épouse Nicole, dans le champ mouvant et tourmenté du surréalisme, jusqu’à l’ultime seconde de la vie de cette femme remarquable, poétesse, partie prenante et actrice inconditionnelle méconnue du mouvement littéraire.

Le livre se décline en trois parties.

Prologues

La situation initiale se situe sous le signe de la poésie, dans un cadre bucolique où déambule une jeune fille de quinze ans, Nicole, jouissant à la fois et alternativement de la sereine beauté des lieux et de la lecture du numéro 24 de la Collection Poètes d’aujourd’hui, de chez Seghers, consacré à Alfred Jarry.

Comme dans un conte de fée, advient la rencontre magique avec Arsène, un jeune promeneur solitaire en train de lire… la même revue.

Authentique !

Le lecteur se dit qu’il assiste à la naissance d’une idylle. Mais non, c’est le début d’une longue amitié, d’une solide camaraderie poético-littéraire qui conduira les deux jeunes gens à fréquenter ensemble les aréopages littéraires et à y nouer leurs premières relations avec les surréalistes. Mais alors ? Quel rapport avec Joubert ?

 

Ce qui commence

On y vient. L’auteur raconte ensuite sa propre adolescence, loin de ces deux personnages qu’il ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, et ses propres approches des surréalistes, marquée par la rencontre avec Breton, jusqu’au service militaire et une incorporation qu’il vit très mal dans la répression du peuple algérien revendiquant son indépendance. C’est en essayant de se faire réformer en jouant sur ses accointances littéraires qu’il se retrouve en correspondance avec… Arsène, par le truchement de qui il fera plus tard la connaissance de… Nicole.

Il fallait bien retracer sommairement, comme on vient de le faire, les deux itinéraires et leur conjonction pour qu’on comprenne que Joubert place sa rencontre avec Nicole sous l’étoile du surréalisme qui sera pendant des décennies leur passion commune.

La suite du récit porte sur la grande et les petites histoires du mouvement, vécues conjointement et fidèlement par le couple et, en simultanéité, sur les jours heureux marqués par une indéfectible complicité littéraire (ce qu’illustrerait idéalement l’assertion de Saint-Exupéry : aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction), sur les premières atteintes de la maladie, sur la lente dégradation de la santé de Nicole jusqu’au terme fatal, sur la tentation pour Alain, désir combattu et interdit par Nicole, de « partir ensemble ».

A ce niveau du récit, advient le temps de la méditation sur… le temps, l’éphémère, la durée, l’éternel.

Il y a des années […] nous avions acheté une agate à eau […], une pierre tranchée présentant une surface lisse et transparente sous laquelle on voit bouger une goutte d’eau […] qui a des millénaires […] qui a traversé tous les temps pour venir se blottir maintenant au creux de notre main […] qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains, une goutte d’éternité.

C’est alors la traversée en solitaire, le pesant voyage qu’il faut malgré tout poursuivre sans l’autre, l’écoulement forcé des jours, les semaines, les années qu’Alain doit passer dès lors dans la poignante compagnie de l’absente, ponctués dans les premiers temps du veuvage par d’émouvantes surprises posthumes cachées çà et là par Nicole dans la maison endeuillée.

 

Ce qui demeure

Dans cette dernière partie, à la tonalité tendre, nostalgique, à l’atmosphère volontiers mystique, Alain s’adresse à Nicole par-delà la mort, lui faisant part de réflexions (par exemple sur les subtiles différences entre amour absolu, amour sublime, amour infini), d’actes, de lectures, de rencontres se rattachant à des épisodes autrefois partagés, se référant à l’opinion qu’exprimait Nicole sur des auteurs et des œuvres figurant dans la bibliothèque, à ses goûts littéraires, revenant, pour le commenter, sur un passage d’un des livres qu’elle a publiés (1), se rapportant à des situations inédites qu’il vit au quotidien, lui faisant aussi la chronique des événements littéraires qui jalonnent son existence désormais solitaire, lui parlant sans cesse, en particulier au moment des repas.

A table, j’ai dû une fois encore intervertir nos places habituelles : il m’était physiquement et psychologiquement impossible de prendre mes repas face à un fauteuil vide, à ton fauteuil vide ! Dès lors que j’ai décidé de m’installer du côté que tu occupais, le fauteuil vide qui me faisait face n’était plus le tien, mais le mien, ce qui changeait radicalement les choses.

Cet hommage émouvant, cette absolue déclaration d’amour outre-tombale, cette expression bouleversante, souvent poétique, peut-être parfois lyrique, toujours d’une franchise très personnelle, intime mais jamais impudique, du manque, de ce qui est détruit – Vivre seul, ne plus être que l’un sans l’autre, c’est ne plus être qu’une partie d’un tout dont la disparition en tant que tel est définitive – ce témoignage prenant de ce que peut comporter de sérénité, de partage, de connivence l’existence de deux êtres faits l’un pour l’autre, tout cela, qui est à la fois beau et triste, est parsemé de précieuses incrustations illustrant une histoire littéraire dont Alain Joubert, ici comme dans ses autres écrits, nous dévoile encore les dessous, les inédits, les coulisses.

Possiblement de bonnes raisons pour s’offrir ce livre.

 

Patryck Froissart

 

(1) Suis-je bête, Nicole Espagnol, Editions L’Oie de Cravan, 2002

 

Alain Joubert a découvert le surréalisme en 1952 et, après sa rencontre avec André Breton trois ans plus tard, il participa aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969. C’est dans ce mouvement qu’il trouva le mieux à exprimer sa révolte et à lui donner tout son sens dans de multiples directions, littéraire, artistique, politique et autres. Il en a vécu les passions, les combats, les enthousiasmes et les querelles. Il a continué jusqu’aujourd’hui d’en porter l’esprit, faisant sienne cette nécessité d’une « refonte radicale de l’entendement humain » souhaitée par Breton. Alain Joubert nous a quittés le 23 avril dernier.

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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La Vie d’un poète, Poèmes et écrits sur la poésie, Stefan Zweig (par Patryck Froissart)

La Vie d’un poète, Poèmes et écrits sur la poésie, Stefan Zweig (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 09.09.21 dans La Une LivresLes LivresRecensionsLangue allemandeArfuyenPoésie

La Vie d’un poète, Poèmes et écrits sur la poésie, juin 2021, trad. allemand, Marie-Thérèse Kieffer, Edition bilingue, Préface Gérard Pfister, 186 pages, 17 €

Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Arfuyen

La Vie d’un poète, Poèmes et écrits sur la poésie, Stefan Zweig (par Patryck Froissart)

 

La renommée de Stefan Zweig s’est bâtie très tôt sur son talent incontesté de nouvelliste. On sait généralement moins qu’il est l’auteur de trois courts recueils de poèmes publiés respectivement en 1901, 1906 et 1924. Face à cette production relativement réduite par rapport à l’ensemble de sa bibliographie, le grand rêve de l’écrivain a pourtant toujours été d’être connu et reconnu comme poète. C’est donc œuvre utile et nécessaire qu’ont faite les éditions Arfuyen en nous offrant, par cette chrestomathie de textes poétiques, encadrés d’écrits sur la poésie, l’opportunité de découvrir une facette moins connue du talent de Stefan Zweig.

 

L’architecture de l’ouvrage est judicieusement bâtie sur :

– La préface de Gérard Pfister consistant en une étude fouillée de la posture littéraire de Zweig face à la poésie, étayée et illustrée d’extraits de correspondances et d’écrits divers exprimant notamment les regrets de l’écrivain de s’être laissé emporter par les vagues de succès qu’ont soulevé ses publications de nouvelles, de critiques, de portraits, de biographies, au point d’avoir submergé, chaque publication en entraînant une autre, sa vocation de poète, et quelque peu étouffé son aspiration (sinon son inspiration) à une écriture poétique qu’il n’a toutefois jamais totalement délaissée et qui figure en filigrane de son œuvre littéraire.

Cette vocation, cette posture, ce statut à quoi il se sent destiné, « on dirait, écrit le préfacier, qu’il fait tout pour s’en éloigner tant il se disperse dans toutes sortes d’activités alimentaires ou bénévoles, honorifiques ou boutiquières ». Il en est conscient. Il en souffre, mais il laisse aller, et se trouve des excuses : « Je crois qu’à part Rolland, personne n’a jamais autant donné de sa personne – parfois pour des choses qui ne le méritaient pas, ou étaient inutiles […] mais cette implication fait partie de ma nature ».

Il lui pèse donc, au fil des ans, de « faire carrière » d’écrivain. On pense à Leiris, que son succès importunait, ce dont rendait compte Maurice Nadeau : « Ce qui le chagrine davantage encore c’est de devoir faire figure d’écrivain. Un écrivain qu’on apprécie et qu’on loue, à qui on décerne des récompenses, qui fait en somme carrière » (1).

 

– La compilation choisie de vingt-deux poèmes de Zweig, de longueur et de composition variées, dont Polyphème, peut-être le plus connu, et la longue Ballade sur un rêve.

Sources d’inspiration les plus occurrentes : la stimulation des sens provoquée par la vision de certains lieux, urbains ou ruraux, à certaines heures, aurores, crépuscules, nuits : Lever de soleil sur Venise, Île silencieuse, Nuit sur le lac de Côme, Ville au bord du Lac, et cetera.

L’ensemble est cadré temporellement dans le recueil, qui commence par « L’homme de soixante ans remercie », et se termine par un nostalgique « Chère enfance » évoquant un précoce éveil à l’appréhension de l’univers et l’impatience de l’envol poétique.

A peine un coup d’œil, et déjà j’avais bondi.

Le monde était à moi ! Mon sentiment élargi

s’égarait en mille frissons brûlants

 

– Classique mais toujours précieuse, la présentation bilingue avec la version originale en page de gauche et, en miroir sur la page de droite, la traduction française de Marie-Thérèse Kieffer, configuration qui permet aux lecteurs français germanophones de pleinement savourer le texte premier tout en appréciant à sa juste valeur le travail de « translation » poétique opéré par une traductrice qui a, d’évidence, réussi à transférer dans notre langue l’impressivité initiale, ce qui n’est pas œuvre aisée lorsqu’il s’agit de poèmes.

 

– L’insertion, entre chacun des sept groupes de poèmes, d’écrits de Zweig sur la poésie, sur sa fonction, sur son futur, de réflexions sur l’œuvre et la vie de poètes qu’il a rencontrés par la lecture ou, s’agissant de Verhaeren (qu’il considérait comme son maître), de Kleist et de Rilke qu’il porte aux nues, de poètes qu’il a intimement, amicalement et fraternellement fréquentés, dont il eût voulu être l’un des pairs (nombre des moments qu’il a passés avec eux étant par ailleurs ici plaisamment racontés par l’auteur).

Quand je pense aujourd’hui à Rilke ou à ces autres maîtres qui ont forgé le verbe avec l’art accompli de l’orfèvre, quand je pense à ces noms vénérés qui ont illuminé ma jeunesse comme une inaccessible constellation, je suis irrésistiblement saisi par cette mélancolique interrogation : de tels poètes, si purs, si totalement voués à leur art, seront-ils encore possibles dans les turbulences et le désordre universel de notre temps ?

Question douloureusement actuelle. Merci à Gérard Pfister, à Marie-Thérèse Kieffer et aux Editions Arfuyen de nous la (re)poser par la voix de Stefan Zweig.

Zweig méritait, absolument, cet acte de remise en évidence d’un talent qu’il a tant regretté de n’avoir pas « eu le temps » d’épanouir.

Nul doute qu’il l’eût apprécié.

Le lecteur, lui aussi, l’appréciera.

 

Pour le plaisir :

 

Die Wolken

 

Vom Glanz des Mittags golden angeglüht

Lieg ich im Gras. Ich bin so wohlig müd.

 

Ein Schweigen flimmert. Warmen Atems ruht

Das Leben aus. Nur hoch in blauer Flut

 

Gehn Wolken hin, das einzig noch Bewegte

Der schwülen Welt, die sich zum Schlafe legte.

 

Patryck Froissart

 

(1) Le Livre de la Quinzaine, La Quinzaine littéraire N°12, 15 septembre 1966

 

Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 à Vienne, en Autriche-Hongrie, et mort par suicide le 22 février 1942 à Petrópolis au Brésil, est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien. Ami de Sigmund Freud, d’Arthur Schnitzler, de Romain Rolland et de Richard Strauss, Stephan Zweig fit partie de la fine fleur de l’intelligentsia juive de la capitale autrichienne avant de quitter son pays natal en 1934 à cause des événements politiques. Réfugié à Londres, il y poursuit une œuvre de biographe (Joseph Fouché, Marie Antoinette, Marie Stuart) et surtout d’auteur de romans et nouvelles qui ont conservé leur attrait près d’un siècle plus tard (AmokLa Pitié dangereuseLa Confusion des sentiments). Dans son livre testament, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, Zweig se fait chroniqueur de l’« Âge d’or » de l’Europe et analyse avec lucidité ce qu’il considère être l’échec d’une civilisation.

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Stefan Zweig

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Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 à Vienne, en Autriche-Hongrie, et mort par suicide le 22 février 1942, à Petrópolis au Brésil, est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien.

Ami de Sigmund Freud, d'Arthur Schnitzler, de Romain Rolland et de Richard Strauss, Stephan Zweig fit partie de la fine fleur de l'intelligentsia juive de la capitale autrichienne avant de quitter son pays natal en 1934 à cause des événements politiques. Réfugié à Londres, il y poursuit une œuvre de biographe (Joseph Fouché, Marie Antoinette, Marie Stuart) et surtout d'auteur de romans et nouvelles qui ont conservé leur attrait près d'un siècle plus tard (Amok, La Pitié dangereuse, La Confusion des sentiments). Dans son livre testament Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, Zweig se fait chroniqueur de l'« Âge d'or » de l'Europe et analyse avec lucidité ce qu'il considère être l'échec d'une civilisation.

 

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Banc de la victoire, François Momal (par Patryck Froissart)

Le Banc de la victoire, François Momal (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 07.01.21 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Le Banc de la victoire, François Momal, novembre 2020, 144 pages, 18 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Le Banc de la victoire, François Momal (par Patryck Froissart)

 

Ce plaisant roman de société qui fait irrésistiblement penser à celui d’Alaa El-Aswany, L’Immeuble Yacoubian, a pour décor, lui aussi, cette ville du Caire, vivante, grouillante, turbulente, où se côtoient luxe affiché et misère visible, où s’exprime l’exubérance du paraître et où se refoulent les frustrations du mal-être, où fonctionne à l’époque du récit un réseau occulte mais efficace d’espions à la solde du pouvoir. Le personnage central, Tarek, est un bawab, c’est-à-dire un de ces gardiens d’immeuble devant qui et par l’intermédiaire de qui on ne peut éviter de passer lorsqu’on rend visite à des relations dans les grandes villes d’Afrique du Nord.

Tarek, comme tous ses collègues, a en l’occurrence un statut social bien établi, dont il est fier, et dont il ne manque jamais d’étaler emphatiquement l’importance devant son épouse et ses enfants restés au village lointain, à chacune des visites fort espacées qu’il a l’occasion de leur rendre. C’est que l’immeuble de Tarek, qu’il appelle SON immeuble, n’est pas un bâtiment de bas étage, mais une belle résidence bourgeoise sise sur la rive du Nil…

Il est le cerbère et le prince des lieux. Assis sur ce petit banc bas, au pied de l’immeuble, Tarek filtre l’entrée. Il est assis la plupart du temps ; c’est d’ailleurs ce pour quoi il est essentiellement payé. À l’occasion il peut partager son banc avec un visiteur, un ami, un collègue bawab d’un immeuble voisin. Son banc est le dernier salon où l’on cause.

Tarek, qui traîne la jambe, séquelle d’une blessure militaire subie lors de la peu glorieuse retraite précipitée des troupes égyptiennes qui a mis fin à la guerre des Six-Jours, se fait aider dans ce dur travail par son jeune neveu Karim à qui il apprend le métier. Il a pour unique ami son confrère Younès, bawab de l’immeuble voisin.

Il a lu L’Etranger de Camus, lecture qui l’a profondément troublé.

Il avait aimé la façon dont le héros du livre voyait le monde d’un air détaché, cette façon de fumer une cigarette tout en veillant sa mère morte. Il n’était pas détaché du monde comme Meursault mais cette façon de voir le monde le bouleversait. Il fallait un livre pour le découvrir. Ce livre avait été un coup de poing pour Tarek. Voilà il y avait d’autres façons de voir le monde que celle de Tarek, il y avait cette façon d’un écrivain français qui ne devait pas beaucoup croire en Allah et qui se construisait seul un sens à sa vie.

Sa routine, jusque-là sereine, de bawab content de son sort et de l’importance qu’il se donne, est brusquement bouleversée par l’intrusion dans son existence du commissaire de quartier, qui le somme de lui rendre compte régulièrement des faits, gestes et dires des habitants de son immeuble, et particulièrement d’un officier copte occupant l’un des appartements, dans le contexte plus ou moins palpable des préparatifs secrets de l’offensive surprise de l’armée égyptienne dite guerre du Kippour en 1973. Dans ce climat soudain devenu trouble pour le bawab, le contraste entre ses conditions de vie et celles des habitants de son immeuble fait jaillir tout à coup chez lui le sentiment d’une injustice sociale, accompagné corollairement de la montée d’une frustration sexuelle jusqu’alors contenue.

Ces éléments narratifs, qui viennent bousculer la tranquille situation initiale, provoquent, on s’en doute, une succession de péripéties censées donner au récit toute la tension susceptible de tenir le lecteur en attente. C’est réussi.

L’écriture exprime une forte relation entre le narrateur et le personnage, faite à la fois d’affection, d’amusement, et de dérision. Malgré les défaillances de Tarek, ou grâce à elles, le lecteur est très vite saisi à son tour d’empathie à l’endroit du pauvre homme tiraillé entre son honorabilité de bawab intègre, remplissant dignement et consciencieusement sa fonction et estimé de tous, et les fautes professionnelles et morales qu’il est amené à commettre jusqu’au déclenchement éclair de la nouvelle guerre qui, malgré la défaite, permettra à l’Egypte de récupérer le Sinaï et aux Egyptiens de recouvrer honneur et dignité. La simultanéité de ce que le peuple entier tient pour épopée nationale, et des humbles, obscures, honteuses et piteuses mésaventures de Tarek, fait contraste, évidemment, mais permet au personnage de refermer cet épisode regrettable de sa vie sous les couleurs et les vivats de la victoire (d’où le titre du roman).

Ambiance assurée !

 

Patryck Froissart

 

Ecrivain français né en 1960, ingénieur de formation (et consultant dans le civil), François Momal a publié en 2014 un premier roman, Austin TX, Central Time (Ed. Unicité). Il est l’auteur de plusieurs textes et nouvelles parus dans la Revue littéraire en ligne, L’Inventoire, dans la Revue Rue Saint Ambroise, et dans la Gazette de la Lucarne (gazette de la librairie La Lucarne des Écrivains rue de l’Ourcq 75019).

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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La vérité sort de la bouche du cheval, Meryem Alaoui (par Patryck Froissart)

La vérité sort de la bouche du cheval, Meryem Alaoui (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 26.02.21 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)MaghrebRoman

La vérité sort de la bouche du cheval, Meryem Alaoui, 303 pages, 21 €

Edition: Folio (Gallimard)

La vérité sort de la bouche du cheval, Meryem Alaoui (par Patryck Froissart)

 

« Qu’est-ce qu’écrire ? », « Pourquoi écrire ? », « Pour qui écrit-on ? », demandait Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?

Si on applique ces trois questions à ce roman de Meryem Alaoui, on peut répondre :

Ecrire, pour Meryem Alaoui, c’est peindre au couteau, à grands traits, à mots tranchants, sans retenue, hors de toutes les lois du genre, sa vision d’un microcosme social à l’intérieur de quoi, justement, les lois du pays, et les règles morales qu’il affiche, sont totalement caduques.

Pourquoi écrire ? Ici, c’est pour dénoncer, pour dévoiler, pour témoigner, pour mettre en scène, voire en obscène, sous la lumière violente d’une

écriture crue, impitoyable, la cruauté quotidienne de l’existence couramment occulte de communautés marginalisées.

Pour qui ? Pour tous ceux et toutes celles qui ne connaissent rien de ce qui est une réalité scabreuse, pour tous ceux et toutes celles qui n’en veulent rien savoir, pour tous ceux et toutes celles qui savent et qui nient, pour tous ceux et toutes celles qui en profitent d’une manière ou d’une autre sans aucun scrupule.

L’histoire couvre huit années, de 2010 à 2018.

Jmiaa, narratrice et héroïne, a été abandonnée dans un quartier chaud de Casablanca par son mari qui l’a mise au tapin peu après leur mariage, l’a exploitée autant que faire se pouvait, puis a émigré en Espagne où il s’est remarié tout en continuant à exiger d’elle l’envoi d’un mandat mensuel sous peine de lui prendre la fille qu’ils ont eue durant leur vie commune.

Sans ressource, Jmiaa n’a d’autre possibilité que de continuer à exercer le « métier » que lui a appris son ex-mari afin de subvenir à ses besoins, à ceux de sa fille, à ceux de son lointain proxénète, à ceux de sa mère qui ignore évidemment tout de ses activités.

La première partie du roman consiste en une chronique réaliste de sa vie de prostituée, et en une description, sans en exclure les détails les plus triviaux, jusqu’aux plus sordides, des faits, des gestes, des dires, du quotidien des habitants de l’immeuble et du quartier.

L’écriture est directe, oralisée, imagée, expressive. La narratrice se met en scène, se met à nu, se vide, s’expose, voire s’exhibe. Mais ce qui fait la puissance et la singularité du récit, c’est l’humour constant, l’auto-dérision permanente, seule façon de faire face, de résister, de supporter. Jmiaa se regarde et se dépeint, se moque de son image en mouvement, rit de se voir contrainte aux pires turpitudes, fait irrésistiblement rire le lecteur par la drôlerie des tableaux, la cocasserie des tournures de langue, la hardiesse spontanée du style, l’absence apparente de toute pudeur.

« Quand j’y pense, je ralentis et je fais comme ça. Je me déhanche lentement, je regarde à droite et à gauche ; je m’appuie sur ma jambe gauche, puis sur la droite, comme un dromadaire. De derrière, ça fait un mouvement lent mais nerveux : quand mes fesses montent, c’est en saccades. Et quand elles descendent, c’est pareil. C’est appétissant, comme la Danette au caramel que j’achète à ma fille ».

Survient brusquement dans cette routine ponctuée de violence, de débauches, de rixes, de sexe, de drogue et d’alcool, une réalisatrice qui a pour projet de tourner un film sur la prostitution locale.

« Elle est debout devant la porte et elle nous regarde en souriant. Plein de grandes dents. Bouche de cheval ! Je la regarde. Elle continue de sourire. J’ai envie de rire. Et moi qui me l’imaginais comme Nassimah Lhour : blanche, bien portante, bien habillée, coiffée, avec du maquillage, qui prend soin d’elle. En un peu plus jeune, bien sûr, mais, enfin, une vraie journaliste ! A la place, devant moi, j’ai un balai qui s’est teint les poils en marron…

Bouche de Cheval ! Le surnom, qui a donné son titre au roman, est immédiat, et restera jusqu’à la fin le nom du personnage, de la fée qui va changer du tout au tout le destin de Jmiaa.

A partir du jour de cette rencontre, Jmiaa découvre petit à petit un autre monde, d’abord par sa relation avec Bouche de Cheval par l’entremise de qui elle sort de son bocal aux eaux troubles et est amenée à fréquenter un autre milieu. Puis, ce qui n’avait initialement pour objet que de lui faire raconter sa vie pour en faire le scénario d’un film devient l’apprentissage difficile de castings de plus en plus récurrents qui transforment peu à peu la jeune femme jusqu’à ce que, incroyablement, lui soit proposé de tenir elle-même le rôle de l’héroïne du film.

Dans cette deuxième partie, la narratrice raconte, toujours d’une manière hilarante, avec une candeur et une naïveté savoureuses, sa lente et difficile transformation, jusqu’à la naissance inattendue, après chrysalide et mue, d’un personnage nouveau qui ne renie toutefois rien de son passé.

« La deuxième chose qui m’a plu, et là je me suis dit que ces gens du cinéma, vraiment, ils savent vivre, c’est la salle de bains. Une baignoire, une douche, des serviettes, des savons, des shampoings, du lait pour le corps. La vérité, si tu ne te laisses pas tenter avec tout ça, il n’y a qu’une conclusion possible : la crasse, c’est ton truc !

Moi je n’y ai pas réfléchi à deux fois. Je suis allée dans la chambre et je me suis mise comme Dieu m’a créée… »

La suite et la fin ne seront pas dévoilées ici. On invite les lecteurs à se délecter de l’ensemble d’un récit qui, tout en portant un éclairage brutal sur la misère sociale et morale dans laquelle se débattent les laissés pour compte, les réprouvés, les exploités, réussit à faire rire de bout en bout.

 

Patryck Froissart

 

Meryem Alaoui est une écrivaine marocaine. Son premier roman, La vérité sort de la bouche du cheval, aux éditions Gallimard, a fait partie de la sélection des titres en lice pour le prix Goncourt 2018. Elle est née et a grandi à Casablanca, et vit aujourd’hui à New York. Elle est la fille de Driss Alaoui Mdaghri, poète, universitaire, et homme politique marocain, qui a été ministre à plusieurs reprises dans divers gouvernements marocains.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Ce qui n’existe plus, Krishna Monteiro (par Patryck Froissart)

Ce qui n’existe plus, Krishna Monteiro (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 04.03.21 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAmérique LatineLangue portugaiseNouvelles

Ce qui n’existe plus, Krishna Monteiro, Le Lampadaire, février 2020, trad. portugais (Brésil) Stéphane Chao, 100 pages, 10 €

Ce qui n’existe plus, Krishna Monteiro (par Patryck Froissart)

 

Un recueil de sept nouvelles de longueur inégale, le titre de la première étant éponyme de celui du livre.

 

Ce qui n’existe plus

La première fois que je t’ai vu après ta mort, tu te tenais debout dans le salon.

Cet incipit annonce, en accord avec le titre, ce qui sera le fil infra-textuel de l’ensemble des sept nouvelles. Le narrateur personnage de ce premier texte, à partir de cette vision initiale, remonte, en un erratique et onirique voyage dans le temps, les années jusqu’à son enfance et sa relation bibliophile avec un père lettré dans la bibliothèque de la grande et labyrinthique maison familiale de style colonial de la rue Varzea, dont les décors apparaîtront plus ou moins furtivement dans d’autres nouvelles.

Les croisements du docteur Rosa

Voici que la voix d’un médecin, d’un simple médecin, surgissait de la nuit, sûre d’elle-même, et me réveillait, dense, impérieuse : « Viens ».

Le même personnage narrateur répond à l’appel nocturne d’un mystérieux médecin qui l’invite à une étrange randonnée à dos de cheval et qui ne se sépare jamais, jusqu’à ce qu’ils arrivent tous deux au sommet d’une montagne, d’une mystérieuse mallette contenant les mystérieux feuillets d’un texte à l’intérieur de quoi ledit narrateur finira par s’insérer, par se fondre, jusqu’à devenir texte lui-même.

Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre !

 

Quand tu dormiras, je chanterai

C’est sans doute la nouvelle qui désoriente (au sens fort du mot) le plus le lecteur. Ici le récit est à la 3e personne mais le narrateur s’exprime en totale focalisation interne. Le lecteur, placé dans la peau, les sens et la tête du personnage, croit entrer avec lui dans la lice d’un combat médiéval de chevaliers. L’illusion est parfaitement entretenue. Ce n’est que progressivement qu’on devine, qu’on suppute, puis qu’on comprend de quoi il ressort. La manipulation du lecteur est magistrale. Le trompe-l’œil, expression la plus appropriée en l’occurrence, est optimal.

 

Un enclos fermé comme un rêve

Le narrateur/personnage est… un chat qui s’exprime à la première personne. Et, par la magie, renouvelée, de la focalisation interne intégrale, voici que le lecteur se fait chat, voit chat, pense chat, hume chat, raconte chat, exprime ses sentiments de chat.

Les scènes que Chat raconte baignent dans un champ visuel et sensoriel qui semble irréel, autour de la mort d’une femme au terme d’un itinéraire narratif qui la mène de la maison à la plage puis à la noyade pour finir au cercueil. Accident ? Suicide ? C’est flou, c’est déformé, c’est irrationnel, c’est partiel, c’est chat.

 

Monte Castello

La plus longue des nouvelles a pour sujet principal la participation du grand-père, enrôlé dans les rangs du corps expéditionnaire brésilien, à la bataille de Monte Castello, verrou stratégique opposé par l’armée allemande à la libération de l’Italie. L’évocation de cet épisode sanglant qui vit, s’étalant sur trois mois, les Brésiliens prendre aux Allemands et reperdre aussitôt le sommet du mont au prix, de part et d’autre, d’énormes pertes humaines, est jalonné de courtes scènes exprimant toute l’horreur de la guerre. En toile de fond, le récit, dont le narrateur extérieur est redevenu celui des deux premières nouvelles, se dédouble et met en parallèle à la guerre mondiale une autre guerre, celle que se livrent sans répit sa mère et sa grand-mère à la grande souffrance du grand-père démobilisé et de l’enfant narrateur dont la relation est symbolisée, avant et après le temps passé au combat, par de sibyllines pièces de monnaie que l’aïeul a montrées un jour à son petit-fils…

 

Le suaire

Si j’étais toi, je lâcherais cette arme, je poserais ce revolver sur le sol, je jetterais par terre la balle en acier destinée à te détruire le crâne.

Ainsi commence la plus courte des nouvelles. En deux pages d’un flot impétueux, tumultueux, volontiers désordonné, d’images apparemment sans lien les unes avec les autres, s’élève un long cri de protestation, avec la récurrence obsédante de « si j’étais toi », contre ce qu’on imagine être le suicide d’un être aimé, peut-être le grand-père dont le fantôme hante, tantôt au premier plan, tantôt loin en arrière du récit, chacune des nouvelles.

 

Une âme en travers du corps

Le dernier texte est consacré par le narrateur primordial à des fragments de son souvenir lointain d’une femme, appelée simplement « la femme », une femme qui racontait aux enfants (dont le narrateur) des histoires qu’elle inventait, soir après soir, jusqu’au soir où…

Une femme dont on ignore la nature du lien qui les unit, elle et lui, hormis par cette allusion énigmatique :

Ou bien encore, elle relatait la tristesse sans fin de l’homme dont la fille s’était mariée avec son propre fils, même si elle faisait remonter sa mélancolie au temps où il avait combattu en Italie.

Une femme qui était présente dans le champ de vision du personnage narrateur de la troisième nouvelle, et qui, vers la fin de sa vie, ne se sépare jamais d’un coq de combat qu’elle serre étroitement dans ses bras pour lui éviter l’arène sanglante et potentiellement mortelle, comme une autre femme, ou elle-même, aurait voulu retenir dans son étreinte l’homme qui est allé combattre en Italie.

 

Le narrateur revient sur les lieux primitifs : « Je regarde autour de moi, je suis tout seul, debout dans une cuisine vide… ».

J’entends une nouvelle fois les histoires racontées non pas par sa bouche, son corps, ses mains et son visage mais par ses objets et ce qu’elle a laissé en héritage […] canthares où pendant des années coulait sans que l’on s’en aperçoive la mémoire de ce que l’on disait et interprétait entre ces murs ; car les objets racontent des histoires…

 

Indices. Hypothèses. Questions. Fragments. Puzzle. Ruptures narratives. Bribes. Flou artistique. Rêverie plaisamment erratique. Echos. Miroirs déformants. Voix brouillées. Souvenirs qui s’effilochent.

Ce qui subsiste.

Ce qui a survécu.

Ce qui n’existe plus.

 

C’est fort !

 

Patryck Froissart

 

Krishna Monteiro est brésilien. Il a été finaliste du Prix Jabuti 2016 pour O que não existe maisCe qui n’existe plus.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Peintre et le Gouverneur, Jean-François Laguionie (par Patryck Froissart)

Le Peintre et le Gouverneur, Jean-François Laguionie (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 11.03.21 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Le Peintre et le Gouverneur, Jean-François Laguionie, mars 2021, 118 pages, 17 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Le Peintre et le Gouverneur, Jean-François Laguionie (par Patryck Froissart)

 

C’est un roman tout en couleurs.

Dans une région sans nom soumise à un régime totalitaire, Zoltan, un jeune peintre, est chassé de l’Académie des Beaux-Arts au motif que sa peinture est soudain considérée comme dangereusement subversive : elle ne correspond pas aux règles de l’art fixées par les idéologues au pouvoir, elle est vivante, elle tend à exprimer la réalité, la vraie réalité, celle que voient ses yeux, ce qui est intolérable dans un état où la seule réalité qui vaille, qui puisse être visible, vue et reproduite, est celle, artificielle, normée, dont la perception est imposée par les autorités.

Ce que vous faites n’est pas acceptable… Et représente même… comment dirais-je ?… un danger ! – Un danger ?… – Entre nous, mon ami… que désirez-vous montrer en peignant cette toile ?… On dirait que vous voulez peindre la vie !… Je ne comprenais pas. Je ne voulais rien montrer du tout. Bien sûr que la peinture doit peindre la vie. Que peut-elle peindre d’autre ?

Emportant pour tout bagage quelques victuailles, ses tubes de peinture, son chevalet et une unique toile, Zoltan embarque sur un radeau où s’entassent des Bohémiens s’en allant faire les vendanges dans le sud. Se déroule sur quelques jours le voyage étrange de celui qui n’est plus, comme ses compagnons de hasard, qu’un étranger, et qui, obéissant à une subite inspiration, se fait débarquer dans un lieu solitaire, effectue une longue marche au travers d’une végétation sauvage et, tout d’un coup, s’arrête, plante son chevalet et se met à peindre avec ivresse.

J’allais me remettre en chemin lorsqu’en levant la tête, je m’aperçus que j’étais arrivé !…

Le paysage qui s’offre à lui le comble. Un étang, « un grand saule au tronc mangé par le lierre », un remblai, des roseaux, le soleil, un hangar abandonné en arrière-plan « avec un toit de tôle rouillée », des couleurs mouvantes, une lumière fluctuante, des nuances changeantes, des reflets, des friselis, des ondoiements, des ombres fuyantes, des feuilles qui volent, qui tombent, qui dérivent sur la mare.

Le peintre du réel est à la fête.

Car son art est celui du mouvement, du changement perpétuel. Zoltan « fixe » sur sa toile ce qui fuit, ce qui est mais qui ne sera plus dans quelques minutes, dans quelques secondes, l’instantané, l’impermanent, ce qui l’oblige à modifier incessamment son tableau, à rajouter un oiseau puis à l’effacer dès qu’il s’est envolé…

Un dernier rayon pose une goutte d’or sur les tuiles du hangar. Je me dépêche de la peindre. Elle est déjà partie ! Vite, je la fais partir aussi… Et c’est de plus en plus beau. Si beau que j’ai envie de m’arrêter un instant. Mais le pinceau s’y refuse. Les choses vont plus vite encore : l’eau de l’étang devient noire comme de l’encre. Le gris de Payne, puis le sépia !… Je dois enlever le reflet des roseaux qui m’ont donné tant de mal, puis les roseaux eux-mêmes, on ne les voit plus.

Après s’être installé précairement dans un vieux wagon à proximité, Zoltan peint, inlassablement, du même point de vue, jour après jour, de l’aurore au crépuscule, non pas le paysage mais ses mutations, son inconstance, ses alternances, la volatilité de ses teintes, la versatilité de ses moirures, l’évanescence de ses reliefs.

Le ciel en profite pour se teinter de rouge. Je réussis à en saisir à peu près l’intensité, mais le temps de prendre de l’huile au bout du pinceau, le rouge est devenu un sombre orangé… puis un bordeaux toujours difficile à traiter… Tout est devenu si sombre ! Je ne parviens plus à distinguer la moindre forme… L’étang a disparu… Alors je regarde ma toile : elle est presque entièrement noire.

Cette activité passionnée, pour le moins extravagante, est brusquement interrompue par des miliciens venus de la ville proche. Alors commence la deuxième partie du roman. Du monde de l’étrange dans lequel baigne la folie créatrice de Zoltan, le lecteur est entraîné dans un univers de l’absurde qui ne manquera pas de lui rappeler celui des romans de Kafka. Le peintre, après des dédales administratifs au cours de quoi il fait la connaissance de la fonctionnaire Véra qui devient sa maîtresse avec un dessein qui se dévoilera plus tard, et à l’issue d’obscures démarches en vue d’obtenir un vague et aléatoire permis de séjour, est emmené, par un parcours labyrinthique, au palais du gouverneur, lequel lui ordonne de faire son portrait officiel.

– Et mon permis de séjour ? – Il dépend d’un autre service.

Tout au long des interminables poses qui se poursuivent alors durant des mois et des mois, évidemment, l’expression du visage du potentat local change, les traits diffèrent légèrement d’une heure à l’autre, les yeux n’ont pas toujours le même éclat, la fatigue du jour remplace la bonne forme de la veille et n’est pas comparable avec l’air maladif du lendemain… au point qu’on en vient à se demander s’il n’existe pas plusieurs sosies du gouverneur qui se succèdent devant Zoltan.

L’affaire prendra une tournure totalement inattendue.

On ne peut que savoir gré aux Editions Maurice Nadeau de surprendre leurs lecteurs à chaque nouvelle publication.

 

Patryck Froissart

 

Jean-François Laguionie est un réalisateur de films d’animation et écrivain français, né le 4 octobre 1939 à Besançon. Il est considéré comme l’un des meilleurs cinéastes d’animation en France.

 

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert (par Patryck Froissart)

Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 27.04.21 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert, février 2021, 168 pages, 19 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert (par Patryck Froissart)

 

A la mémoire d'Alain Joubert qui nous a quittés le 23 avril dernier

 

Cet ouvrage, illustré d’éclatantes « Images-échos en noir et blanc » de Nicole Espagnol, compile dix-sept critiques de choc écrites par Alain Joubert de 2002 à 2004 et publiées dans La Quinzaine Littéraire, le bimensuel fondé par Maurice Nadeau et François Erval.

Pourquoi les présenter ici comme des critiques « de choc » ?

Primo peut-être parce que Joubert s’y exprime à la première personne, en un flux expressément personnel dont la subjectivité est clairement affirmée.

Secundo sans doute parce que cette volonté de mettre le soi dans l’analyse s’appuie sur une expression qui dépasse de très loin la simple impression de lecture pour se faire puissamment impressive.

Tertio parce que cette liberté qu’il s’octroie de dire le lire se veut sans limite, jusqu’à la mauvaise foi avouée, ce qui peut avoir pour conséquence une vraie crudité, voire une relative cruauté d’appréciation de tel ouvrage ou de tel auteur, toujours toutefois modérées par l’humour, autre marque de sa « fabrique ».

Sa marque de fabrique, sa subjectivité, justement, il en revendique malicieusement l’origine :

Car c’est précisément mon passé surréaliste, tout comme mon présent et mon futur, qui m’autorisent à invoquer « la bonne foi ».

Ainsi commence par exemple le premier article, consacré au roman policier, titré de façon provocatrice « De l’artiste en criminel » :

Je n’ai jamais aimé le mot « polar ». Certes, je fais comme tout le monde, je l’utilise à l’occasion, pour aller vite, pour être compris sans détour. Mais c’est là faire preuve de trop de légèreté, car cette façon d’être « compris », bien loin d’accomplir son office, entraîne aussitôt toute une série de malentendus, de confusions, de méprises qui font passer illico dans la colonne des pertes le peu de profit que l’on attendait de l’usage en question. « Polar », donc, relève à mes yeux de la fausse monnaie du vocabulaire.

Plus loin, dans une Petite anatomie de l’information, Joubert s’intéresse (intéresse le lecteur) au militantisme des membres de la SOAW qui, à partir du milieu des années 90, ont dénoncé par des actions d’éclat les agissements supranationaux de la SOA, « l’école » américaine dite des assassins formant des ressortissants sud-américains chargés de fomenter des coups d’état fascistes en Amérique Latine (entre autres, Manuel Noriega et Omar Torrijos au Panama, Leopoldo Galtieri et Roberto Viola pour l’Argentine, Juan Velasco Alvarado au Pérou et Guillermo Rodriguez en Équateur…). Après avoir donné son opinion idéologique sur ces éléments factuels, l’auteur aborde, découlant de ces informations liminaires, le sujet de son article, le genre spécifique des thrillers politiques, et il en cite et commente de façon précise et originale quelques exemples, dont La Muraille invisible de Henning Mankell, mise en scène d’un sombre complot cybernétique international anticapitaliste ayant pour but un chaos financier global ou La Ville des Ombres de James Grady.

La ville des ombres, de James Grady, en est un récent, et fascinant exemple. Vous avez certainement encore en tête (si vous en avez l’âge !) ce coup de tonnerre politique des années soixante-dix – le Watergate – qui entraîna la chute de la maison Nixon, et un sacré désordre dans la diplomatie spectaculaire intégrée…

Pour Joubert, c’est là prétexte à une interprétation politique personnelle de l’actualité, parmi quoi sa vision, entre autres, des dessous stratégico-économiques de l’intervention des puissances occidentales contre Saddam Hussein.

Ailleurs, celui qui fut ami et collaborateur de Maurice Nadeau sort de sa boîte noire une série (noire) de monstres modernes en tous genres, et, autour de sa critique du roman La Belle dormit cent ans, de l’auteur norvégien Gunnar Staalesen, pose la problématique littéraire du monstre en littérature.

Le choix savamment éclectique qui a été fait des chroniques recueillies ici est remarquable par le foisonnement des thématiques : outre le thriller, le roman policier, le monstre, la typologie des romans noirs, on passe en revue la poésie, les mythes, le situationnisme, Dada, le surréalisme, le féminisme, l’obsolescence programmée, les superstitions, l’image de la mort en littérature, le suicide, les impostures messianiques (en chronique du Traité des Trois Imposteurs), le cinéma noir, la bande dessinée, le dessin animé ou… la musique, noire, évidemment.

Simple chrestomathie des textes les plus saillants d’un chroniqueur littéraire ? Oh que non ! La lecture en retient tout autant l’attention que, justement, un bon roman policier. Car l’écriture est élégante, l’érudition littéraire est évidente, l’expression est fluide, le propos plein d’humour et de provocation sans excès, le discours franc, le jugement prononcé sans ambages.

Exemples :

A propos de la féminisation du lexique : Je parle donc d’un auteur, pas d’une auteure, d’un écrivain, pas d’une écrivaine ; je réfute la « tendance » au profit du talent.

S’agissant d’auteurs en vogue : Christine Angot peut bien compter ses sous, Catherine Millet peut bien compter ses coups, jamais elles n’atteindront à la vérité de Dominique Mainard (« La Maison des fatigués »), je veux dire à la vérité de l’imaginaire…

Humour : « Le lézard lubrique de Melancholy Cove », un réjouissant et délirant roman de Christopher Moore, auteur connu pour sa passion des crackers au fromage.

Affirmation effrontée : ce sont des livres libres, où il n’est pas important de savoir si tout est « vrai » puisque tout est « juste ».

Franchise et jeu de mots : Moi qui suis athée comme une tasse, Coltrane aura beau me bassiner avec ses inquiétudes primaires, jamais il ne me fera entendre autre chose que ce que mes oreilles et mon esprit reçoivent : une violence poétique portant très au-delà de son baratin religieux.

Et, surprise jaillissant de la boîte noire, évoquant les surréalistes desquels il a été proche, dans une chronique intitulée Mais c’est sur nous qu’ils tirent, dit Breton en levant son arme, on a droit à une savoureuse et intimiste Lettre à Ecusette de Noireuil, en écho à celle qu’écrivit ledit André Breton à sa propre fille.

Il y en a des choses, dans la boîte noire…

 

Patryck Froissart

 

Alain Joubert a découvert le surréalisme en 1952 et, après sa rencontre avec André Breton trois ans plus tard, il participa aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969. C’est dans ce mouvement qu’il trouva le mieux à exprimer sa révolte et à lui donner tout son sens dans de multiples directions, littéraire, artistique, politique et autres. Il en a vécu les passions, les combats, les enthousiasmes et les querelles. Il a continué jusqu’aujourd’hui d’en porter l’esprit, faisant sienne cette nécessité d’une « refonte radicale de l’entendement humain » souhaitée par Breton. Alain Joubert nous a quittés le 23 avril dernier.

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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L’amour égorgé, Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

L’amour égorgé, Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.09.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBiographieEditions Maurice Nadeau

L’amour égorgé, septembre 2020, 236 pages, 18 €

Ecrivain(s): Patrice Trigano Edition: Editions Maurice Nadeau

L’amour égorgé, Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Certaines vies sont des romans qu’aucun écrivain n’aurait pu inventer, ou n’aurait osé mettre en œuvre. Patrice Trigano s’est intéressé à celle, passionnante, passionnée, sombre en de multiples parts, lumineuses par nombre d’autres, de René Crevel.

Qu’on ne sache rien de René Crevel, qu’on n’ait jamais rien lu de lui n’est pas rédhibitoire : on se le campera en ce récit tel un personnage romanesque attachant au destin singulier.

Qu’on connaisse un tant soit peu le mouvement dada, le surréalisme, et les principaux protagonistes de cette période extraordinairement turbulente de créativité littéraire sera néanmoins un plus. Il est toujours fascinant de voir s’animer et évoluer dans une atmosphère de fiction des célébrités telles que Breton, Aragon, Eluard, Gala, Dali, Cocteau, Gide, Nancy Cunard, Tzara, Giacometti, Eugene McCown, Duchamp, Jouhandeau, Man Ray, Zweig et tant d’autres.

Il est forcément captivant de les voir s’animer et évoluer dans une mise en scène, certes fictionnelle mais construite sur un travail pointilleux de reconstitution, sur une remarquable recherche de documentation historique ayant sans conteste valeur de thèse extrêmement fouillée.

Ainsi s’inscrit dans le récit la réalité, tout au moins celle qui est donnée comme telle par l’auteur, des faits et gestes, des propos, des références à l’œuvre littéraire en ébauche, en écriture, ou définitivement publiée, des caractères, des inclinations sexuelles, des inter-relations, des mondanités, des manies, des amours, des querelles, des excès, des problèmes de santé, des petits et grands malheurs, des faiblesses, des mesquineries, des bassesses intimes et occultées autant que des moments de grandeur publique, des traits d’éclat autant que des taches de noirceur de tel ou tel de ces illustres créateurs, tout au long cours tumultueux de la mouvance dadaïste et surréaliste marquée par l’alternance d’attraction, d’adhésion, d’engagement, de reniement et d’éloignement que ces personnages-personnalités ont exprimée collectivement et individuellement à l’endroit du communisme, du soviétisme, voire du stalinisme, avec pour corollaire le combat, celui-ci sans réserve, contre le fascisme et le nazisme.

Mais c’est d’abord l’histoire poignante de René, qui portera toute sa vie le traumatisme de la découverte, à l’âge de quatorze ans, du corps de son père pendu, et qui est durant toute son enfance maltraité, humilié, battu, psychologiquement démoli par une mère à double visage dont il essaiera toujours, mais en vain, de rechercher l’origine de la haine qu’elle lui porte.

« On la trouve charmante, prévenante, attentionnée. Qui pourrait imaginer ce qui se passe dès que la porte de la maison se referme ? Quelle est donc la cause de cette détestation qui ne la lâche pas ? ».

Cependant le jeune Crevel est introduit dès son adolescence dans les cercles mondains et mouvants de la littérature grâce à un condisciple de lycée, Marc Allégret, le futur célèbre réalisateur et photographe de cinéma, qui le présente à Gide avec qui il entretient une relation trouble.

Entré ainsi dans la ronde des grands, il ne la quittera plus.

Pris dans le manège extraordinaire de ce kaléidoscope socio-artistique sur lequel tente de régner de façon tyrannique André Breton, le « héros » de notre roman y apparaît tantôt comme un maillon faible, tantôt comme un élément fort faisant lien entre les divers protagonistes qui s’échangent ou se volent leurs partenaires amoureux, tant féminins que masculins, dans un quadrille en perpétuel mouvement marqué par la fête permanente, l’alcool, les stupéfiants, l’amour libre, l’homosexualité et la bisexualité.

Sous l’affichage public exacerbé d’une révolution sexuelle, d’une « pansexualité » (sic) revendiquée, allant de pair avec une libération tout aussi voulue que prônée des règles de la création artistique, René Crevel, résolument engagé dans le dadaïsme puis dans le surréalisme, vit une succession cruelle de liaisons, de ruptures et d’échecs sentimentaux et amoureux, ponctuée de séjours déprimants de sanatoriums en hôpitaux où il subit traitements douloureux et interventions chirurgicales éprouvantes, allant ainsi de rechute en rechute tant dans le domaine affectif que dans celui d’une tuberculose chronique et incurable. Heureusement, il y a l’écriture…

« C’est par l’écriture que Crevel consentait à s’accepter, à composer avec son passé douloureux, son corps malade, son homosexualité […]. L’écriture était l’espace de liberté qui lui permettait de fuir la méchanceté, la bêtise, la tartufferie, l’intolérance, l’hypocrisie. Mais aussi le moyen de réparer ses fêlures. Il écrivait avec une facilité déconcertante ».

L’intrigue, complexe, dans les entrelacs de quoi se succèdent, tenant le lecteur en suspens, violents coups de foudre, ruptures brutales, blessures brûlantes, événements artistiques, embrouilles de salon, apparence et réalité, être et paraître, grandeur et décadence, est idéalement enrichie, étayée, étoffée, entre des conversations et scènes de salon à la Proust ou à la Somerset Maugham, par une somme d’éléments historiques sur cette trépidante période artistique de l’entre-deux guerres habilement introduits soit en de savoureux dialogues entre les personnages, soit en des interventions directes de l’auteur dans la narration.

« Et Crevel se lança dans un compte rendu détaillé, qui de la description des tenues fantasques des Noailles le mena à l’élégance recherchée de Paul Morand, le seul à avoir refusé de jouer le jeu du travestissement, puis à l’exquise toilette conçue par Paul Poiret pour la sémillante Misia Sert, ainsi qu’à celle de Marie Laurencin qui, flottant au milieu de voiles aux couleurs suaves, semblait sortir de l’un de ses tableaux ».

Allons ! Patrice Trigano a parfaitement réussi un multiple pari : celui de nous entraîner dans le roman passionnant du destin d’un personnage hors du commun, celui de nous faire partager les mille et une facettes des membres illustres et des composantes multiformes d’un mouvement artistique foisonnant et unique, et celui de nous inciter à découvrir ou à redécouvrir René Crevel.

Lisons ou relisons Crevel !

 

 

Patryck Froissart

 

 

Patrice Trigano, né le 4 octobre 1947 à Paris, est un expert en tableaux, collectionneur, galeriste et écrivain français. Il a publié, aux Éditions de la Différence, Une vie pour l’art (2006), À l’ombre des flammes : Dialogues sur la révolte (avec Alain Jouffroy, 2009), Rendez-vous à Zanzibar (correspondance en double aveugle avec Fernando Arrabal, 2010). La Canne de saint Patrick a été son premier roman, publié chez Leo Scheer en 2010.

 

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Patrice Trigano

Patrice Trigano

 

Patrice Trigano est galeriste et romancier, on lui doit : La vie pour l’art (La Différence), Rendez-vous à Zanzibarcorrespondance avec Fernando Arrabal (La Différence), La Canne de saint Patrick, inspiré de la vie d’Antonin Artaud (Editions Léo Scheer).

 

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