18/07/2022

Along the railroad tracks, Une histoire allemande, Roger Salloch

Along the railroad tracks, Une histoire allemande, Roger Salloch

Ecrit par Patryck Froissart 22.12.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanUSAEditions Maurice Nadeau

Along the railroad tracks, Une histoire allemande, octobre 2017, trad. anglais américain Olivier Maillart, 161 pages, 19 €

Ecrivain(s): Roger Salloch Edition: Editions Maurice Nadeau

Along the railroad tracks, Une histoire allemande, Roger Salloch

Berlin, 1935.

Le jeune peintre et professeur de dessin Reinhardt Korber vit douloureusement la déconsidération et la déchéance de sa discipline dont la direction du lycée réduit drastiquement le financement dans un système éducatif nazi qui a d’autres priorités et pour qui l’art est une expression décadente.

L’avant-veille on lui a dit que l’école n’était pas là pour former des barbouilleurs dégénérés. L’école, ça sert à former des esprits jeunes et des corps jeunes et au diable leur talent !

Parmi les rares élèves du lycée qui fréquentent encore les cours de Korber, Lotte, âgée de seize ans, et Rebecca, un peu plus jeune, deux amies inséparables depuis l’enfance, sont les préférées de l’enseignant.

Korber, Rebecca et Lotte sont les personnages principaux de ce roman sombre et passionnel, dont l’intrigue est construite sur leur trouble relation triangulaire qui évolue en étroite correspondance avec le contexte historique du lavage des cerveaux de la jeunesse allemande par le régime nazi et de la montée paroxystique de la haine des Juifs.

Car la famille de Lotte Schmidt est nationaliste.

Car la famille de Rebecca Wasserstein est juive.

Quand Korber croise le père de Lotte :

Ah ! Herr Schmidt. Une silhouette comme la sienne, si parfaitement à sa place dans un tel environnement…

Quand le même Korber rencontre les Wasserstein :

Tous les membres de la famille de Rebecca marchent serrés les uns contre les autres.

Par ces deux simples phrases traduisant la vision de Korber, le narrateur exprime dès les premières pages l’état d’esprit de chacune des deux familles, symptomatique de l’atmosphère qui règne dans les villes allemandes en 1935, symbolisée au regard du peintre par l’omniprésence de la couleur noire. Tout au long du roman, le narrateur voit, sent, juge, interprète ainsi le régime hitlérien par les yeux du professeur qui exècre le nazisme dans l’absolu secret de ses pensées.

Le quotidien de la dictature n’est pas ici décrit dans ses manifestations spectaculaires. Il se traduit par l’évocation ponctuelle, subtile, presque parfois subliminale d’un espionnage latent, de tracasseries administratives suspicieuses, de peurs individuelles, d’une censure tatillonne et d’une autocensure prudente, d’agressions personnelles (la scène au cours de laquelle Korber subit un tabassage en règle en pleine rue de la part de membres des jeunesses hitlériennes pour la simple raison qu’il enseigne les arts et, circonstance aggravante, à une élève juive, ce qui fait de lui un décadent et un ennemi de l’idéologie officielle, est simplement racontée par la victime dans le fil du récit comme un fait divers anodin). Cette banalisation dans la narration rend peut-être plus présente, plus prégnante l’emprise du système et la paranoïa qu’elle provoque que ne le feraient des mises en scènes théâtrales.

Il jette un œil par-dessus son épaule. Bien entendu. Pratiquement tout le monde jette un œil par-dessus son épaule.

L’intrigue se noue et s’étrangle brusquement, vers le milieu du roman, quand Lotte, amoureuse du professeur qui semble a priori ne guère s’en rendre compte, et persuadée que Korber lui préfère Rebecca, sous le coup d’une imagination passionnelle et morbide qui s’emballe et lui fait voir ce qui n’est pas, devient soudainement violemment jalouse de son amie de toujours, et effectue auprès de l’administration du lycée une dénonciation calomnieuse, exemple d’une démarche qui est devenue l’un des instruments de la dictature. Car Korber dérange. Korber n’est pas conforme à l’image idéale de l’homme viril du Troisième Reich. Korber échappe, par l’art, au conditionnement, à l’acculturation, à la mise en rangs, à la marche raide et rectiligne… Donc Korber est coupable de ce qu’il n’a pas fait. Pourtant Korber n’a rien d’un activiste, d’un opposant déclaré. Au contraire, Korber, à certains moments, bien que très lucide la plupart du temps sur l’absurde démence qui frappe l’Allemagne, est un personnage « ailleurs », décalé, « à côté de la plaque » d’après son unique ami, hors cadre, trans-contextuel ou, mieux, extra-contextuel que ne renierait peut-être pas Kafka. A d’autres moments, il n’est pas loin de ressembler à l’Etranger de Camus.

Parfois, la nuit […], Korber met en scène ses fantasmes […]. Il s’épie dans le miroir, rêve d’utiliser le pistolet de son père. De l’utiliser sur l’un d’eux…

[…] Il n’a jamais été un homme violent.

La sanction disciplinaire qui le frappe pour ce qu’il n’a pas fait le punit évidemment pour ce qu’il est, et pour ce qu’il n’est pas.

Suspension immédiate de tous ses cours du soir. En septembre, mutation pour une école dans les Sudètes […] Il aura intérêt à marcher droit. Et à commencer chaque leçon par une citation du Völkischer Beobachter. Et à se couper les cheveux…

Normalisation…

La suite du roman est sombrement éblouissante. Le rythme s’accélère. Les phrases sont plus brèves. Ce qu’il advient de Rebecca devait fatalement advenir dans ce contexte. L’amour fou qu’éprouve Lotte pour son professeur prend une tournure inattendue, qui emporte le peintre dans un dangereux tourbillon. Le personnage de Korber en plein désarroi y gagne une densité rare et dégage une aura émotionnelle si impressive qu’elle oblige le lecteur à une puissante empathie.

Il ramasse quelques pierres du ballast. Il les jette dans les ténèbres. Puis il se frappe avec les cailloux […]. Il frappe sa faible conscience. Il la frappe comme si c’était une lumière, et qu’il voulait la faire partir. Mais elle ne partira pas.

Un roman pénétrant, remarquablement bien servi par la traduction d’Olivier Maillart.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Roger Salloch

Roger Salloch

 

Roger Salloch est américain, fils d’immigrés allemands de la première génération aux Etats-Unis. Il vit à Paris. Ses récits ont été publiés dans Paris Review, North American Review, Fiction, Ploughshares, Works on Paper, l’Atelier du Roman (Paris), Sud (Rome). Le roman Une histoire allemande a été publié pour la première fois en italien sous le titre Una storia tedesca par Miraggi Edizioni à Turin en 2016. Salloch est également photographe. Il a exposé à Zurich, Paris, New York, Vologda (Russie), Ost-Holstein, Delhi, Naples et Turin.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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L’Ombre des grenadiers, Tariq Ali

L’Ombre des grenadiers, Tariq Ali

Ecrit par Patryck Froissart 16.01.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanSabine Wespieser

L’Ombre des grenadiers, octobre 2017, trad. anglais Gabriel Buti et Shafiq Naz, 412 pages, 13 €

Ecrivain(s): Tariq Ali Edition: Sabine Wespieser

L’Ombre des grenadiers, Tariq Ali

 

L’ombre des grenadiers pour Tariq Ali, c’est celle de la Granada maure, le souvenir nostalgique des splendeurs de la Gharnata berbéro-musulmane, perle éclatante sur un riche collier de sept siècles de présence berbère sur la péninsule ibérique.

Le roman commence juste après la chute du royaume de Grenade, conquis par les troupes castillanes d’Isabelle la Catholique. Le Prince de l’Eglise Ximenez de Cisneros a reçu de sa souveraine mandat de rechristianiser la région, dont la plupart des habitants, citadins et ruraux, sont musulmans. Son premier acte est d’ordonner une gigantesque rafle, dans les bibliothèques publiques et privées, de tous les ouvrages savants écrits en arabe et d’en faire un autodafé géant sur une place de Grenade devant une masse représentative de musulmans de toutes conditions, amenés de force par l’armée pour assister au spectacle de l’anéantissement symbolique de leur culture andalouse séculaire, acte barbare préludant à l’éradication programmée, par le feu, le fer et la torture, de la religion musulmane sur le territoire redevenu espagnol, et la mise en œuvre macabre des tribunaux de l’Inquisition.

Les volumes somptueusement reliés et enluminés constituaient le témoignage des talents des Arabes de la Péninsule, qui dépassaient de loin les normes des monastères de la Chrétienté. Les compositions qu’ils contenaient avaient suscité l’envie des érudits de toute l’Europe.

[…]

Le signal fut transmis à tous les porteurs de torches et le feu allumé. Pendant une demi-seconde le silence fut total. Puis une lamentation assourdissante déchira la nuit de décembre…

Or dans les environs de Grenade est installée depuis des siècles une communauté paisible et prospère sur un vaste domaine agricole florissant, Al-Hudayl, que dirige, sur un mode patriarcal, la famille seigneuriale maure des Banu-Hudayl.

L’intrigue du roman repose entièrement sur les relations complexes entre ce clan puissant et les nouveaux maîtres de la cité qui, pour les habitants du château et des villages qui en dépendent, ne peut porter d’autre nom que Gharnata.

Très vite Ximenez de Cisneros affiche les exigences officielles des vainqueurs : les Maures, comme un peu plus tard les Juifs, ont le choix entre la conversion au catholicisme, l’exil, ou la mort, l’objectif non avoué étant la dépossession de tous les biens fonciers et autres appartenant aux musulmans au profit de catholiques, prioritairement castillans.

Les Banu-Hudayl, comme les autres grandes familles maures, se divisent, se déchirent, s’opposent entre eux, les uns acceptant immédiatement la conversion, au moins de façade, par intérêt opportuniste ou par résignation, d’autres optant pour un prompt départ vers Fès avec armes et bagages, d’autres se montrant prudemment attentistes, et d’autres encore, parmi les plus jeunes et les plus aguerris, s’organisant pour une résistance armée du type de la guérilla. Le dénouement, quel que soit le choix de chacun, sera, on le sait, l’anéantissement culturel, religieux, économique et physique de la communauté, car le devenir des Maures d’Espagne est écrit par les nouveaux souverains avant même que commence la rédaction des annales de la Reconquista.

Sur un laps de quelques années, les péripéties se succèdent à un rythme soutenu, mettant en scène centrale le jeune Yazid, le candide de l’histoire, et, gravitant autour de lui, son frère aîné Zuhayr, fougueux, combattif, rebelle, son père Umar bin Abdallah, l’héritier de la dynastie des Banu Hudayl, indécis sur la conduite à tenir, son grand-oncle Miguel el Malek, converti au christianisme et devenu évêque de Qurtuba, sa tante Zahra, qui vit dans un couvent à Grenade, la vieille servante Ama… La vie tourmentée de ces deux derniers personnages constituant pour chacune un récit dans le récit.

Autres personnages remarquables :

– L’ermite Al-Zindiq qui vit dans une grotte non loin du village et dont on apprendra les liens occultes qui rattachent sa propre histoire à celle des membres de la famille d’Umar, au cours des visites régulières que lui rend Zuhayr devenu son confident. Par la bouche du « vieux de la montagne », dont le discours rappelle souvent celui d’Averroès, le narrateur exprime une vision laïque de l’Islam qui va toutefois beaucoup plus loin que les thèses d’Ibn Rushd, jusqu’à l’agnosticisme affirmé.

Je vais te poser une autre question. Est-il légitime de lier les choses que nous donne la raison et celles que nous dicte la tradition ?

[…]

Ibn Rushd n’était pas suffisamment hérétique. Il acceptait l’idée d’un Univers complètement sous l’emprise de Dieu…

– L’étudiant égyptien en théologie Ibn Daud al-Misri, venu de Balansiya (Valencia), se prétendant descendant d’Ibn Khaldun, personnage trouble qui pousse au djihad.

– Le bandit de grand chemin Abu Zaïd, anarchiste érudit disciple du poète philosophe syrien Abu’l Ala al-Maari, dont le destin croisera puis rejoindra celui du jeune Zuhayr.

Tout à la fois roman d’aventures, de chevalerie, de cape et d’épée, aux rebondissements rocambolesques, roman d’amour(s), roman historique, ce livre foisonne de détails d’époque sur la vie quotidienne des communautés d’Al-Andalus, sur l’émergence de la folie totalitaire et meurtrière de l’Inquisition, sur l’extrême violence de la revanche espagnole, et comporte de passionnantes controverses, très actuelles, sur l’Islam et le monde musulman et, par comparaison, sur le Christianisme et le monde de la Chrétienté qui est alors à l’aube de son entreprise de conquêtes coloniales dévastatrices.

Un roman fort riche.

 

Patryck Froissart

 

 

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Tariq Ali

Tariq Ali

 

Tariq Ali est un historien, et commentateur politique britannique d’origine pakistanaise né à Lahore (Pakistan) en 1943. Son père, Mazhar Ali Khan, était journaliste. Sa mère, Tahira Mazhar Ali Khan est la fille de Sikandar Hayat Khan qui a dirigé la Ligue musulmane et administré la province du Pendjab en 1937. Installé en Grande-Bretagne depuis ses études à Oxford, Tariq Ali est un excellent connaisseur de l’Asie centrale. Il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages, en particulier sur l’Asie du Sud, le Moyen-Orient, l’histoire de l’Islam, l’empire américain et la résistance politique. Il a publié en 2001 un roman traduit en français aux Éditions Syllepses, La Peur des miroirs. Sa trilogie romanesque, Le Quintette islamique (L’Ombre des grenadiers, prix du meilleur roman étranger Saint-Jacques de Compostelle 1995, Le Livre de Saladin et La Femme de pierre), a paru en 2002 aux Éditions Complexe. Il est également membre du comité éditorial de la revue britannique New Left Review et membre du comité de parrainage du Tribunal Russell sur la Palestine dont les travaux ont commencé le 4 mars 2009. Il vit actuellement à Londres avec sa compagne Susan Watkins, rédactrice en chef de la New Left Review.

 

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Ör, Auður Ava Ólafsdóttir

Ör, Auður Ava Ólafsdóttir

Ecrit par Patryck Froissart 22.01.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPays nordiquesRomanZulma

Ör, octobre 2017, trad. islandais Catherine Eyjólfsson, 236 pages, 19 €

Ecrivain(s): Auður Ava Ólafsdóttir Edition: Zulma

Ör, Auður Ava Ólafsdóttir

 

Le narrateur, Jonas Ebeneser, opère une rupture brutale, qu’il annonce définitive, avec sa vie, son travail, sa famille, ses amis, après avoir appris que sa fille Nymphéa n’est pas sa fille. Une ultime visite à sa mère, « ratatinée » dans sa maison de retraite, qui radote en faisant référence à ses connaissances d’historienne, ne fait que conforter sa décision.

Je n’ai pas l’intention de finir comme maman.

Il en a décidé : il veut, il doit mourir. Après avoir mis de l’ordre dans sa cave et retrouvé le journal de ses jeunes années, il part sans prévenir quiconque, avec sa caisse à outils et un vieux fusil emprunté à son meilleur ami Svanur, loin, de l’autre côté de la mer, dans un pays dévasté par une guerre qui vient tout juste de s’achever.

La question est de savoir quelle destination prendre. Je cherche sur Internet une destination adéquate en me concentrant sur les latitudes en zone de guerre.

Je choisis finalement un pays longtemps à la une des médias en raison des combats qui y ont fait rage et qui a disparu de l’horizon depuis la signature d’un cessez-le-feu… La situation passe cependant pour y être précaire […] Voilà qui paraît idéal, je pourrais être abattu à un coin de rue ou bien sauter sur une mine.

A l’Hôtel du Silence, dans une ville en ruines et presque déserte, il se donne huit jours de sursis avant le grand saut.

L’hôtel, où vit, avec son fils Adam et son frère Fifi, la jeune May qui gère l’établissement pour le compte d’une parente exilée, est vide de touristes et fort mal en point. Les premiers clients à y prendre pension à la fin des hostilités sont, en même temps que Jonas, une actrice de cinéma et un personnage louche du type charognard en quête de « bonnes affaires » dans un pays déstructuré.

Dès son arrivée, Jonas est amené à réparer la douche de sa chambre, ce qui lui vaut d’être sollicité par la suite par May pour des réparations similaires dans l’hôtel délabré.

Semblant avoir reporté momentanément la date de son suicide, Jonas est entraîné, à la demande de May, dans un programme global de rénovation de l’immeuble, puis dans la remise en état d’autres demeures, à la prière de femmes seules, ce qui déplaît de plus en plus aux hommes de la cité.

Le projet suicidaire de Jonas étant exprimé très tôt dans le roman, s’installe une tension dramatique que l’auteur a le talent d’entretenir jusqu’au dénouement. La relation qui se noue progressivement entre May et son client et, parallèlement, entre ce dernier et Adam, le tout jeune fils de May que le traumatisme de la guerre a rendu quasiment autiste, ajoute au suspense, le lecteur se demandant combien de temps cette liaison retardera le suicide programmé ou si elle aura le pouvoir d’y faire renoncer le personnage.

L’auteure brouille encore la perspective de l’accomplissement du dessein initial en incrustant dans le récit d’autres éléments narratifs. Ainsi Jonas se lance dans la recherche rocambolesque de mosaïques ayant constitué avant la guerre l’une des curiosités historiques de la région. Et une intrigue parallèle met en relation Jonas et le mystérieux trafiquant.

Le récit est ponctué de souvenirs du narrateur, les uns résurgents à la relecture de ses carnets de jeunesse :

En haut de la suivante est écrit : je ne crois plus en Dieu, et je crains qu’il ne croie plus en moi.

Les autres comme autant d’échos de la voix de sa mère, de réminiscences de gestes et de paroles de sa fille Nymphéa, de son ex-femme Guđrun, de son ami Svanur…

[May] a rassemblé ses cheveux mouillés en une sorte de chignon retenu par un élastique, comme le fait Nymphéa parfois.

C’est le genre de questions que posent les femmes, aurait dit Svanur.

Tandis que je suis là debout sur la plage, je me souviens tout à coup du banc de baleines devant lequel Guđrun et moi étions passés en voiture.

Ces mots de May me font penser à maman. Au cœur du mal naît le désir de vengeance, comme elle dit souvent.

On a l’impression que les tentacules du passé le rattrapent, l’embrouillent, le retiennent, alors que, dans le même temps, le présent souvent kafkaïen de situations ayant pour cadre le décor fantomatique d’une ville démolie par les bombes le réinsère dans un état qui pourrait être celui d’une nouvelle vie. Car les sollicitations toujours plus nombreuses et variées dont il est l’objet de la part des rescapés pour réparer, rénover ceci ou cela, lui confèrent peu à peu le statut de personnage providentiel, image renforcée par le fait qu’il réussit progressivement à sortir Adam de son mutisme traumatique.

Il recommence à parler, dit May. Il n’avait pas ouvert la bouche depuis un an.

L’auteure adopte une construction originale, faite de fragments relativement courts portant chacun un titre « phrase » qui en condense le thème.

Quelques exemples :

Partout dans la ville je suis enterré

Le temps est plein de chats morts

Trois seins

Parfois ces titres, si on les réunit, forment un ensemble narratif cohérent, comme ceux-ci, dont on reconnaît la référence (à rapprocher de celles qu’évoquent les noms de Jonas et du petit Adam) :

Et les ténèbres régnaient sur les profondeurs

La Terre était informe et vide

Et la lumière fut

Nous avons là un roman prenant, dont la situation initiale, sombre, pessimiste, est celle d’un homme qui se tient pour fini, qui a fait ses comptes et qui jette un regard désabusé sur le monde d’abondance et de confort où il a vécu, regard qui évolue dans le contexte où le personnage se déporte brusquement, où tout est à refaire, à reconstruire, à trouver.

Je ne sais pas qui je suis. Je ne suis rien et je n’ai rien.

A partir de ce constat de négation de soi, la rupture puis la transplantation dans un nouveau monde, où il se voue à cette étrange entreprise de reconstruction, aideront-elles Jonas à se « reconstruire » lui-même par le truchement symbolique de la caisse à outils qu’il trimballe partout ?

 

Patryck Froissart

 

 

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Auður Ava Ólafsdóttir

Auður Ava Ólafsdóttir

 

Auður Ava Ólafsdóttir est née en 1958, et vit à Reykjavík. Elle a fait des études d’histoire de l’art à Paris ; est actuellement maître-assistante d’histoire de l’art à l’Université d’Islande. Directrice du Musée de l’Université d’Islande, elle est très active dans la promotion de l’art. À ce titre, elle a donné de nombreuses conférences et organisé plusieurs expositions d’artistes. Elle est l’auteure, entre autres œuvres remarquées, de Rosa candida, roman qui a reçu deux prix littéraires en Islande, le Prix culturel DV de littérature 2008 et le Prix littéraire des femmes (Fjöruverðlaun). Ce roman a été traduit de l’islandais en anglais, danois et allemand.

 

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Du cloître à la place publique, présenté par Jacques Darras

Du cloître à la place publique, présenté par Jacques Darras

Ecrit par Patryck Froissart 09.02.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésieGallimard

Du cloître à la place publique, septembre 2017, 530 pages, 10 €

Ecrivain(s): Jacques Darras Edition: Gallimard

Du cloître à la place publique, présenté par Jacques Darras

 

Cet opus est entièrement consacré, comme l’indique son sous-titre, aux œuvres en langue d’oïl (picard) des Poètes médiévaux du nord de la France aux XIIe et XIIIe siècles, dont Jacques Darras présente ici sa propre traduction en français moderne.

Excellente initiative dont l’auteur de la compilation/traduction lui-même s’étonne qu’elle n’ait pas paru nécessaire jusqu’ici.

Pourquoi personne n’avait-il encore rassemblé les textes médiévaux en langue d’oïl les plus remarquables, dans un seul et même ouvrage ? Pourquoi nulle anthologie n’avait-elle conduit le lecteur d’aujourd’hui jusqu’à eux, par le biais d’une traduction sensible à la langue ancienne ?

Le corpus regroupe les compositions de poètes se répartissant géographiquement dans cette grande région définie administrativement en 2015 qui réunit le Nord et la Picardie, avec pour centre de rayonnement culturel, durant les siècles concernés, la ville d’Arras.

On découvre ici la grande variété des structures poétiques et narratives de cette époque, ainsi que les thématiques spécifiques du contexte socio-culturel.

De Philippe de Rémi, sieur de Beaumanoir, on lira avec intérêt les Oiseuses, ou Resveries, à la construction très particulière, « en trois segments, équivalant à un alexandrin disposé sous la forme d’un octosyllabe coupé en deux dont les moitiés riment entre elles et d’un tétramètre disposé au-dessous et rimant avec les deux segments suivants ».

 

Si ne faites garde,                               vous allez perdre

tout votre argent

 

Bien sais, l’argent                           meut maintes gens

en convoitise

 

Du même Philippe de Rémi, le curieux corpus des « Fatrasies d’Arras », pièces en vers (onzains composés de six pentasyllabes et de cinq heptasyllabes), poèmes absurdes préfigurant, avec quatre siècles d’avance, les textes en écriture automatique des surréalistes.

 

Tripe de moutarde

Sur le cul de sa tante

Faisait la musarde

Et un œuf se farde

Evitant qu’il n’arde

D’un pet de putain ;

Telle, la chanson d’Audain.

Lors surgit l’outarde,

La commère Berthain,

Et une truie gaillarde

Portant moustiers en son sein.

 

Plus lyriques, toujours de Philippe de Rémi, Les Saluts à refrains, dont l’émouvant Lai d’amour.

Cela me fait bien soupirer

qu’elle ne m’aime pas

 

Toujours fus-je en votre abandon

comme en prison

 

Après Philippe de Rémi, Jacques Darras présente Conon de Béthune et ses Chansons, strophes nostalgiques, sur le ton des regrets, que le poète adresse à sa belle Dame, douce et chère alors qu’il est engagé au Moyen-Orient, sans espoir de retour, dans les Croisades du début du 13e siècle.

Suit une longue pièce très étonnante intitulée Le Bestiaire d’Amour, dans laquelle l’auteur, Richard de Fourneval, compare successivement les comportements qu’il attribue à des dizaines d’animaux avec la manière dont sa Dame reçoit ses déclarations, ses soupirs, ses doux aveux. Dans une deuxième partie, parallèle, il imagine que l’amante lui répond en reprenant chacun des portraits animaliers pour les plaquer à son tour sur leurs relations. Outre la joute galante savoureuse à laquelle se livrent ainsi les deux protagonistes, on appréhende la connaissance qu’avaient les hommes de l’époque des comportements des animaux, de leurs habitudes alimentaires et sexuelles, un savoir empirique où se mêlaient croyances, superstitions, et certitudes figées issues de légendes populaires.

Je me rappelle à ce sujet avoir entendu dire que la belette enfantait par la bouche et concevait par l’oreille.

Autre important morceau de cette anthologie, L’Art d’aimer, de Jacques D’Amiens, est une réécriture absolument infidèle de l’œuvre d’Ovide. Le moins qu’on puisse dire, comme l’écrit Jacques Darras, est qu’on ne peut ici être plus éloigné du modèle de la chevalerie courtoise, tant cet « art d’amour » est traversé par l’expression d’un sexisme phallocrate qui ferait aujourd’hui hurler la gent féminine… Tout était bon, semble-t-il, au narrateur pour séduire et/ou soumettre la femme aimée.

 

Cependant m’est advenu

Qu’aucune fois j’ai frappé

Mon amie ou grand soufflet lui infligeai

Ou par les tresses l’ai traînée…

 

Plus « courtoisement corrects » sont les Congés, cette invention littéraire originale qui semble avoir été propre aux poètes arrageois. Trois Congés sont recueillis dans notre ouvrage, ceux des poètes connus que sont l’illustre Adam de la Halle et Jean Bodel, et celui du plus obscur Baude Fastoul. Cette poésie de l’adieu, adieu à la vie communautaire civile pour Jean Bodel et Baude Fastoul frappés par la lèpre et contraints d’aller s’enfermer dans une léproserie, adieu à la ville d’Arras pour Adam de la Halle en partance pour Paris, disparaîtra de l’histoire littéraire jusqu’à ressusciter sous la plume de Villon dans son Testament.

Dans une thématique voisine, le recueil donne à lire deux importantes compositions en douzains réguliers d’octosyllabes, d’abord le long et pessimiste Miserere du mystérieux Reclus de Molliens

 

Homme, entends-moi ! Tu dois ouïr

Qui tu es, sans t’en réjouir.

Qui es-tu donc ? Sac plein de fien…

 

puis Les Vers de la Mort du trouvère Hélinand de Froidmont, une adresse à la Mort en cinquante douzains

 

Oui, Mort, nous sommes tous en attente

Que tu nous fasses payer tes rentes,

Tu nous as mis sur ton registre…

 

Après l’introduction générale, claire et érudite, chaque œuvre de l’anthologie est introduite par Jacques Darras sous la forme d’un texte critique qui retrace sa genèse, son histoire et son inscription dans l’histoire littéraire et présente la biographie de leur auteur, du moins ce qu’on en sait.

Au cœur du livre, on aimera les 16 miniatures d’époque illustrant le Bestiaire.

Voilà un ouvrage que tout amateur de littérature, de poésie en particulier, et d’histoire littéraire sera heureux d’avoir entre ses mains, et qui ne peut manquer, bien que Jacques Darras ait opéré son impressionnant travail de traduction en français moderne en respectant de façon exemplaire la forme originale, de donner l’envie de se procurer les textes à lire dans la langue d’oïl de l’époque.

 

Patryck Froissart

 

Jacques Darras est né en 1939 à Bernay-en-Ponthieu (Somme). Fils d’instituteurs, il est admis à l’École Normale Supérieure en 1960 et obtient en 1966 l’agrégation d’anglais. Nommé au lycée Grandmont de Tours, il devient assistant à la toute nouvelle Université de Picardie où il fera toute sa carrière jusqu’en 2005.

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A propos de l'écrivain

Jacques Darras

Jacques Darras

 

L’auteur Jacques Darras est aussi, avec Chantal Delacroix pour les photographies, l’auteur de Voyage dans la couleur verte, Un parcours en Picardie, éd. Du Labyrinthe, 2014.

Jacques Darras est né en 1939 à Bernay-en-Ponthieu (Somme). Fils d’instituteurs, il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’École Normale Supérieure en 1960 et obtient en 1966 l’agrégation d’anglais. Nommé au Lycée Grandmont de Tours, il devient assistant à la toute nouvelle Université de Picardie où il fera toute sa carrière jusqu’en 2005. Professeur en 1978 avec une thèse sur « Joseph Conrad et les signes de l’Empire », doyen de Faculté de 1984 à 1999, il crée plusieurs masters et départements de langue dont l’hébreu, l’arabe, le chinois, le néerlandais, le polonais etc… Parallèlement il lance la revue littéraire in’hui, relayée par la Maison de la Culture d’Amiens en 1985, puis éditée à Bruxelles (le Cri). Il publie en 1988 le volume inaugural de son grand cycle poétique sur La Maye qui comportera huit volumes. Il publie des essais, notamment Nous sommes tous des romantiques allemands (Calmann-Lévy, 2002) et Nous ne sommes pas faits pour la mort (Stock, 2006). Il reçoit le prix Apollinaire (2004) et le Grand Prix de Poésie de l’Académie française (2006). Depuis 2009, il préside le Marché de la Poésie de Paris. Il est l’un des administrateurs du CNL, de la Maison de la Poésie de Paris (depuis 1990). Il préside le jury du Prix Ganzo de poésie. Il préside le festival Marathon des Mots de Bruxelles depuis 2009. Il a organisé dix rencontres européennes de poésie à la Maison de la Poésie de Paris en 2009. Il vient de créer le festival de Poésie d’Achères (2010). Poète, essayiste et traducteur français, démocrate « whitmanien » d’Europe, son admiration va principalement à des poètes comme Apollinaire, Cendrars et Claudel, dont la tradition d’ouverture au monde s’est inexplicablement interrompue. Jacques Darras essaie d’engager la poésie française sur la voie d’une écoute plus attentive aux autres traditions (Source : le site de France-Culture, http://www.franceculture.fr)

Bibliographie : Je sors enfin du Bois de la Gruerie, Jacques Darras, éd. Arfuyen, 2014 ; À ciel ouvert, Jacques Darras, entretiens avec Yvon Le Men, éd. La passe au vent, 2009.

 

Quatrième de couverture Je sors enfin du Bois de la Gruerie :

Vos souvenirs deviennent mes souvenirs mémoire

unanime anonyme.

Vous moi entrons dans les allées d’un vaste cimetière

nécropole.

Appelez-le roman familial ou national.

J’arrive de mon côté avec l’outil-poème, il est tard, je suis

jardinier des vides.

Je mesure les intervalles.

Il m’aura d’abord fallu vivre ma propre vie, accompagner

mon père jusqu’au bout de la sienne.

Il m’aura fallu attendre la nuit pour lire au livre entr’ouvert

de ma propre lignée.

Dans les vides (Jacques Darras)

 

Murielle Compère-Demarcy (qui signe parfois avec le monogramme de son nom M©Dĕm) publie en revues de poésie et en anthologies (Poésie / première, Comme en poésieDéchargeTraction-Brabant, Verso…)

Recueil de poèmes en 2009 pour Atout-Cœur, aux éd. Flammes Vives

Recueil de nouvelles en août 2014 pour La F… du Logis

Recueils de poèmes en avril 2014 pour L’Eau-Vive des falaises et en septembre 2014 et pour Je marche… poème marché/compté à lire à voix haute et dédié à Jacques Darras, éd, Encres Vives / Michel Cosem, coll. Encres Blanches, 2, Allée des Allobroges 31770 Colomiers.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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L’Enfant de l’œuf, Amin Zaoui

L’Enfant de l’œuf, Amin Zaoui 

Ecrit par Patryck Froissart 06.03.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesMaghrebRomanLe Serpent à plumes

L’Enfant de l’œuf, septembre 2017, 202 pages, 18 €

Ecrivain(s): Amin Zaoui Edition: Le Serpent à plumes

L’Enfant de l’œuf, Amin Zaoui (2ème article)

 

Cet ouvrage singulier est un roman à deux voix, celle du chien Harys et celle de son maître Moul, diminutif de Mouloud.

Il se présente sous la forme de courts textes narratifs pourvus chacun d’un titre, assimilables à des fragments d’un double journal intime écrit à la première personne, tantôt rêveries, tantôt chroniques prosaïques de la vie quotidienne, tantôt scènes amoureuses soit sentimentales soit puissamment sensuelles, tantôt satires aucunement voilées de la situation politico-religieuse de l’Algérie actuelle.

Au moment où débute le récit, Moul vit seul dans son appartement, dans son œuf, depuis le départ de sa femme Farida, qui l’a quitté pour aller « vivre sa vie » loin d’une Algérie dont elle ne supportait plus les contraintes.

Moul lui-même est une espèce d’anarchiste libertaire que l’auteur campe comme un résistant irrémissible à l’acculturation qui dénature un pays où l’intégrisme religieux impose de plus en plus, malgré la fin officielle des années noires du FIS et les lois d’amnistie, ses règles rétrogrades, morales, idéologiques, civiles, de manière insidieuse et pernicieuse, sur les moindres aspects de la vie quotidienne.

La révolte silencieuse et occulte de Moul s’exprime dans sa consommation quotidienne de vin, dans la langue qu’il utilise pour parler avec son chien (le français), dans le fait même de la présence (haram pour les fondamentalistes) d’un chien dans son appartement et à ses côtés lors de ses sorties en ville, dans son amour pour la musique qu’il écoute à longueur de journée, dans sa passion inconvenante des grandes œuvres profanes de la littérature mondiale, dans le plaisir qu’il prend à déposer dans le coin du balcon réservé aux mictions d’urine de Harys les journaux qu’il achète chaque jour, et dans une activité sexuelle anticonformiste.

Dans la vie du couple Moul/Harys interfèrent ponctuellement plusieurs femmes :

Lara la Damascène, syrienne chrétienne réfugiée, rayonnante, avide de vivre, hébergée chez la voisine du dessous, est une femme libre, qui ne supporte aucune entrave religieuse, ce qu’elle manifeste concrètement par son aversion symbolique et définitive à porter des dessous.

Cette réfugiée damascène essaye d’oublier la guerre atroce qui ravage sa ville en offrant son corps à Moul, se donne pour être dévorée dans une guerre de lit.

Elle oublie sa catastrophe par le sexe.

Myriam, la voisine du dessous, employée à Air Algérie, glisse lentement et sûrement dans l’intégrisme islamique, en total contraste avec sa co-locataire Lara.

Myriam s’est assombrie. Elle s’est renfermée sur elle. Une semaine après l’enterrement de son fiancé, elle a décidé de porter le voile, s’est adonnée à la lecture du Coran et s’est mise à consommer du haschich et de multiples somnifères.

Zouzou, vétérinaire, belle quadragénaire célibataire, entretient avec Moul une relation torride, purement charnelle, qui se traduit par une scène crûment libertine à chacune des visites auxquelles est régulièrement astreint le chien Harys qui est suivi médicalement par la doctoresse pour des défaillances cardiaques.

L’Enfant de l’œuf, c’est le roman de l’absence douloureuse, de la souffrance des personnes aimées qui manquent :

L’absente Farida, l’épouse fugueuse qui lui envoie, comme jeté de loin, de temps à autre, un bref message.

L’absente Tanila, la fille de Moul et de Farida, installée à Los Angeles, que Moul s’attend, vainement, surtout dans l’illusion du vin, à voir apparaître à sa porte à tout moment.

L’absente Mona, Madame Mona, professeure d’espagnol du Moul des années de lycée, de qui le jeune étudiant était amoureux, et qu’il croit reconnaître, peut-être, dans une mystérieuse dame tricoteuse qui partage son banc lors de séjours que le solitaire effectue au parc avec Harys

L’absente Sultana, la mère de Farida, dont on apprend, dans le cours du récit, en même temps la mort et la relation très particulière qu’elle entretenait avec son beau-fils.

J’ai décidé d’aller au cimetière Zadiq de Ben Aknoun pour fleurir la tombe de celle avec laquelle j’avais tiré pour la première fois sur une cigarette. J’ai appris à fumer de sa bouche. Elle me soufflait la fumée de sa clope, de sa bouche dans la mienne ! De ses souffles magiques, j’ai appris la cigarette.

L’Enfant de l’œuf, c’est le roman qui se veut un miroir de la société algérienne contemporaine, miroir à peine grossissant de ses dérives, de ses interdits, de l’emprise pesante d’un intégrisme islamique inquisiteur, personnifié par la voisine de palier de Moul qui surveille les allées et venues de Lara la Syrienne chrétienne, et d’un panarabisme oppressif, acculturant, particulièrement offensif contre la langue amazigh et le français, miroir d’une société du refoulement, de l’hypocrisie érigée en système, d’une société politiquement et socialement corrompue que l’auteur décortique et dénonce sans aucune concession, sans aucune autocensure, par le biais du regard critique et silencieusement révolté de Moul et par les yeux faussement candides de son chien.

J’aime la vie et j’adore uriner sur les unes des quotidiens nationaux, à grand tirage, avec des photos en couleurs bien relookées des grands décideurs politiques et économiques.

Je suis assez intelligent pour comprendre ces bêtises humaines. Les bêtises en couleurs.

J’ai commencé à uriner avec plaisir et grand intérêt sur les journaux pleins de fatwas religieuses émises par des fqihs obsédés par les femmes.

L’Enfant de l’œuf, c’est le roman d’un spectateur du théâtre du monde, impuissant, passif et résigné dans une société elle-même fataliste, d’un spectateur qui regarde avec écœurement les scènes de barbarie des sectateurs de Daesh en Syrie, avec pour conséquence directe, visible presque de sa fenêtre, la traite esclavagiste de jeunes femmes syriennes réfugiées en Algérie…

L’Enfant de l’œuf, c’est le roman d’un monde dramatiquement malade.

 

Patryck Froissart

 

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Amin Zaoui

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Amin Zaoui a enseigné la littérature, animé une émission littéraire à la télévision algérienne et fondé le palais des arts et de la culture d'Oran. Ecrivain bilingue, il est l'auteur de nombreux ouvrages en français et en arabe.

Il tient une chronique régulière "Souffles" dans le quotidien "Liberté" en Algérie.

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Red Voluption, Roman ultra-sensoriel, Hélène Chabaud

Red Voluption, Roman ultra-sensoriel, Hélène Chabaud

Ecrit par Patryck Froissart 02.10.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRoman

Red Voluption, Roman ultra-sensoriel, Edition BoD, mai 2017, 261 pages, 14,50 €

Ecrivain(s): Hélène Chabaud

Red Voluption, Roman ultra-sensoriel, Hélène Chabaud

 

Dans le domaine de la lecture, il est des rencontres déconcertantes. Le livre d’Hélène Chabaud en est un remarquable exemple…

L’auteure le classe en sous-titre dans le genre du roman. Provocation ? Incitation à réfléchir sur ce qu’est un roman ? Quoi qu’il en soit, on pourrait parodier Magritte et affirmer que « ceci n’est pas un roman ».

Quoique…

Justement…

Depuis Robbe-Grillet…

Tranchons ! Ceci est un roman, puisque son auteure en a voulu ainsi.

Red Voluption a bien son « héroïne », Elvire Aurouge d’Amarante.

Elvire est présente, ultra-présente, archi-présente tout au long du roman. Red Voluption est le roman d’Elvire, qui en est le seul personnage, ou presque. Les protagonistes potentiels n’apparaissent que vagues, flous, quasiment inexistants, et pour cause : ils n’ont guère d’importance pour Elvire.

Red Voluption est somme toute un portrait, un « caractère » qui s’étale sur deux-cent-soixante et une pages. Tout est centré sur Elvire, tout tourne autour d’Elvire, dont la prime présentation annonce et résume dès la deuxième page la personnalité :

Elle, c’est Elvire. Ecrivaine touchante et sexy qui appréhende la vie avec beauté, rire et flambées de folie.

L’action est simple, l’intrigue est réduite, le lieu en est Paris, et le temps celui d’un retour à la maison à la fin de la journée : unité presque théâtrale. Car, avant toute chose, Elvire est parisienne. Paris et elle sont indissociables. C’est le prétexte, pour l’auteure-narratrice, à une plongée délirante et sensuelle dans un Paris by night en symbiose totale avec son Elvire.

Elle a l’impression de bouffer la vie toute crue, de copuler avec la poésie haletante de l’Île de la Cité…

Elvire est belle, séductrice, pourvue d’une puissance d’attraction phénoménale.

Nous sommes en train de parler de rien de moins qu’une bombe. […]. Bref, le genre de poupée à consommer sur place […]. Une ligne haute tension.

Elvire est une jouisseuse. Avec elle, Hélène Chabaud jouit de faire monter au fouet les thèses d’Epicure à la puissance dix. Car il ne s’agit pas ici d’un hédonisme passif, mais d’une recherche décidée, objectivée, de « ce qu’il y a de plus beau, de plus haut, de plus fort ».

Elvire, par exemple, se délecte des visions, des couleurs, des odeurs qu’offre la nature en plein Paris, et s’en enivre au point d’en savourer les subtilités les yeux fermés et de percuter un chêne…

Elvire en marche dans Paris pense à ce qu’elle est, à ce qui est, à ce qui doit être ou ne pas être (c’est la question essentielle dans l’analyse, ou plutôt la psychanalyse, à laquelle l’auteur soumet son personnage).

Comme vous le savez maintenant, pour en arriver à ses conclusions de haute voltige philosophique […], notre Miss s’est penchée très sérieusement sur la profondeur de son âme.

Elvire, écrivaine en marche dans Paris, pense à ce qu’elle écrit, à sa raison d’écrire, à sa façon d’écrire, à son besoin d’écrire.

Si Elvire écrit de toute sa fièvre, c’est parce qu’une sacrée tentation l’envahit de souffler la bourrasque de la vérité.

L’écriture est l’une de ses sources de jouissance.

Alors, ne pouvant pas faire l’amour vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elle écrit.

Poursuivant sa marche, Elvire philosophe, rêve, se souvient, évoque Freud, jusqu’à son arrivée à sa destination, la grande maison où elle est née et réside, l’Isolela, « son Palais Royal ».

Son retour en cet ombilic donne lieu à une délirante reconstitution de l’arbre généalogique de l’héroïne, sous la forme d’une galerie hallucinante de portraits d’ascendants excentriques, tous et toutes aussi décalés, chacun dans son époque, les uns que les autres.

La description détaillée du lieu renforce le caractère d’Elvire. Tout y est en effet en accord avec l’égocentrisme voluptueux du personnage. Le moindre détail de la « capiteuse Isilela » concourt à procurer à sa propriétaire les sensations voluptuaires que réclame son tempérament.

Les splendides tapis persans, chinois ou indiens qui ornent le parquet en déployant leurs cieux damasquinés fracassants de roses extatiques, de violines lévitants, d’oranges lubriques ou d’absinthes vertigineux sont dignes des palais des maharadjahs…

Tout est à l’avenant.

« Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté ».

Boissons, mets, couleurs, mobilier, bibliothèque, et, de façon centrale, le lit luxueux où s’accomplissent les ébats conjugaux avec un mari au physique évidemment parfait (correspondant à un poil près aux critères contemporains de la beauté masculine cinématographique), tout, absolument tout, est idéalement fait pour Elvire.

Il est temps d’aller s’embusquer, grâce quel lit, sur le terrain d’atterrissage velouté qui lui sert de pieux. A poil. Histoire d’aérer un peu sa remarquable anatomie. Il faut dire que l’impudeur lui va à ravir. Et de se lover dans un guet-apens de draps de soie nacrés, aussi doux que de la poudre de lin…

On aura remarqué dans cet extrait le jeu de mot, l’humour, et l’expression poétique. Le livre fourmille de calembours, de quiproquos, de boutades, de concettis, de traits d’esprit, qui jaillissent comme pétarades au milieu d’un style volontairement composite associant expressions populaires à la mode des jeunes d’aujourd’hui et écriture classique à plusieurs registres.

Parce qu’il faut bien conclure, on dira, en se demandant jusqu’à quel point Elvire est le double schizophrénique d’Hélène, qu’on assiste à un feu, à un jeu, à un déferlement d’artifices stylistiques ayant pour finalité de mettre une distance là où il n’y en a pas entre ce qu’est et ce que voudrait être l’auteure…

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Hélène Chabaud

Hélène Chabaud

 

Hélène Chabaud est psychanalyste, psychosomaticienne et spécialisée en psychogénéalogie. Egalement collagiste et écrivain, passionnée d’art, elle a été membre de l’institut d’éthique contemporaine à Paris et élève de l’Académie Charpentier.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Nana à l’aube, Park Hyoung-su

Nana à l’aube, Park Hyoung-su

Ecrit par Patryck Froissart 17.10.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieRomanDecrescenzo Editeurs

Nana à l’aube (Saebyokui Nana), trad. coréen Jeong Hyun-joo, Fabien Bartkowiak, 446 pages, 19 €

Ecrivain(s): Park-Hyoung-Su Edition: Decrescenzo Editeurs

Nana à l’aube, Park Hyoung-su

 

Léo, un jeune Coréen en escale en Thaïlande alors qu’il doit se rendre en Afrique pour y mettre en pratique ses connaissances universitaires toutes fraîches, se retrouve à Nana.

Nana est un lieu chaud de la prostitution à Bangkok. C’est là qu’opèrent Ploy, considérée comme la reine de cette véritable cour des miracles, et ses amies, qui cohabitent dans la promiscuité d’une chambre sordide au sein d’un immeuble délabré d’un quartier tout proche ayant pour nom Sukumvit Soi 16. Léo rencontre Ploy (nom signifiant « stratagème »), tombe immédiatement et définitivement amoureux d’elle et s’incruste dans cet espace crapuleux dont il contribue, en dépensant jour après jour le pécule initialement destiné à son voyage africain, à entretenir les besoins quotidiens des occupantes en nourriture, cigarettes, boissons, yaba (drogue locale) et autres produits de consommation courante en tous genres, bien que Ploy lui ait à jamais interdit de la toucher.

Relation singulière s’il en est qui s’inscrit dans une vaste peinture romanesque populeuse, grouillante, fourmillant de détails intimistes, jalonnée des mille et un gestes, paroles, incidents, accidents, événements de la vie diurne de cette communauté de Sukumvit et de la vie nocturne du lieu de racolage qu’est Nana.

L’auteur brosse une chronique hyper-réaliste des moindres moments que passe Léo dans Sukumvit, la plupart du temps à se morfondre dans l’adoration qu’il voue à Ploy en dépit du mépris que lui témoigne sa maîtresse, et à fumer la yaba dans le huis clos de ce taudis et dans la glauque intimité de son icône et de ses compagnes, à d’autres moments à boire en compagnie du propriétaire de l’immeuble, un allemand définitivement immobile dont le corps monstrueux occupe la presque totalité d’une pièce du rez-de-chaussée, et, à intervalles réguliers, à faire les courses pour toute la troupe dans le quartier interlope.

Si Ploy tient une place centrale dans l’intrigue, Nana à l’aube est d’abord le roman de Léo. L’auteur campe là un personnage complexe qui suscite chez le lecteur à la fois la sympathie, la pitié, et le désarroi.

Léo est en effet un homme dont les traits dominants semblent être la veulerie et le masochisme, sous l’effet d’un amour passionné, d’un attachement passionnel, d’une totale soumission à Ploy… mais chez qui apparaissent également la générosité, la compassion, le dévouement, le désintéressement, le sens de l’amitié, du don de soi…

Cet asservissement dans lequel il se complaît avec une évidente jubilation, Léo se l’explique et se le justifie par le don qu’il possède de voir dans chaque personne qu’il croise à Sukumvit la révélation de ce qu’elle était dans une existence antérieure. Lors de leur rencontre initiale dans Nana, Léo a ainsi immédiatement renoué un lien rompu entre Ploy et lui cinq siècles auparavant, en Inde.

L’histoire se déroule à Mandav, dans la région de Nangar, en Inde, il y a environ cinq cents ans. Léo est un jeune chasseur orphelin, et Ploy la princesse d’un petit royaume inconnu dans la vallée de Kullu […] Un jour où Léo vient au marché pour y vendre de la viande de lapin, il y rencontre pour la première fois Ploy y faisant des courses. Ils ont le coup de foudre l’un pour l’autre…

Cette histoire dans l’histoire, Léo la raconte à Ploy, ce qui provoque aussitôt la colère et la tristesse de la jeune femme, qui mesure ainsi sa déchéance du statut de princesse à celui de prostituée. Quelles mauvaises actions a-t-elle perpétrées dans cette existence-là pour être ainsi punie dans l’actuelle ?

L’intrigue connaît plusieurs époques.

La première couvre une période de cinq années du premier séjour de Léo dans le galetas des prostituées. La seconde un retour du jeune homme totalement ruiné dans sa Corée natale où il se reconstruit dans le cadre d’une vie relationnelle normale, d’un parcours professionnel réussi, et d’un mariage. La troisième est un retour impulsif à Nana, où il retombe dans sa servitude volontaire à l’endroit de Ploy, dans le même gourbi. C’est alors qu’il fait la connaissance de l’enfant Lano, la toute jeune fille d’un des premiers commerçants établis dans le quartier, à qui il donne des cours d’anglais. Ce séjour s’achève sur la mort violente de Ploy et sur la supplique que Lano adresse à son professeur le jour que celui-ci lui annonce son départ.

– Tu reviendras, n’est-ce pas ?

Sa question rendit triste Léo. Il ne s’était jamais demandé s’il allait revenir ou non, mais au moment où elle le lui demanda il eut l’impression qu’il ne remettrait plus jamais les pieds dans ce quartier.

– Emm… je ne sais pas. Ploy n’est plus là […]

– Mais moi, je suis là, Léo, reviens pour moi.

Léo reviendra-t-il pour Lano, dont l’inéluctable destin est de devenir à son tour l’une des prostituées de Nana ? La réponse se trouve dans les toutes premières pages du roman.

La galerie des personnages que côtoie intimement Léo lors de ses séjours à Nana est impressionnante par sa diversité, sa crudité et son impressivité. On n’en présentera ici que les plus présents.

Dans le gourbi de Ploy vivent par intermèdes ou en permanence :

Lisa : admirant le métier de prostituée depuis l’enfance, elle avait décidé que, dès qu’elle serait en âge de porter un soutien-gorge, elle deviendrait une catin d’exception à Bangkok…

Kaï : elle avait quinze ans et on lui voyait les côtes […] Kaï était quelqu’un de très avare. Pour elle-même elle ne dépensait pas un sou. Elle envoyait l’essentiel de l’argent qu’elle gagnait en se prostituant à sa mère.

Yon : violée et défigurée par son oncle à sept ans, cet incident lui avait laissé non seulement le visage horriblement difforme, mais aussi de graves séquelles mentales. Une femme qui voyait la vie avec simplicité. Sa devise : boire, fumer et papoter.

Au rez-de-chaussée, végète Uhe, qui devient le confident et le conseiller de Léo.

Uhe, allemand, est le propriétaire de l’immeuble. Aiguilleur du ciel, l’homme a autrefois provoqué par négligence le crash d’un avion dans lequel se trouvait sa propre fille. Depuis il vit reclus dans cet immeuble acheté à Bangkok. Pour les habitants de Soy 16, Uhe restait une personne mystérieuse. La plus grande raison était qu’il ne faisait jamais ses besoins… Uhe ne mangeait jamais et ne faisait jamais ses besoins. Toujours vêtu uniquement d’un énorme T-shirt et d’un caleçon, il ne faisait que boire. De ce fait, son corps coincé entre les murs de la résidence avait progressivement enflé avec le temps, jusqu’à remplir toute la pièce.

Le roman, et c’est là son immense richesse, entremêle les détails les plus réalistes avec des éléments narratifs fantastiques, par exemple par l’insertion de pans de vies antérieures sur le thème de la transmigration des âmes, par exemple lorsque Léo dialogue avec un lézard, ou quand Som, la mère de la petite Lanto, morte en couches, revient dorloter ou corriger sévèrement sa fille, ou lorsqu’on retrouve le père de Lanto lui-même, après sa mort, replanté dans un grand pot de fleurs d’où il continue à régenter la vie de ses enfants.

Humour, dérision, expression de pitié ou de tendresse vis-à-vis de ses personnages, narration brutale de scènes d’une cruauté parfois inouïe, description scabreuse d’une misère morale ou matérielle propre à provoquer la nausée, réflexions philosophiques, commentaires sociologiques, réalisme, fantastique, superstition, insertion de détails immondes pouvant aller jusqu’à la scatologie sont les éléments narratifs qui constituent la liste non exhaustive des ingrédients faisant de ce roman à part une fresque vivante et prenante du quotidien d’un des endroits du monde concentrant de manière extrême les vices et vertus qui caractérisent l’homme d’aujourd’hui.

Enorme !

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Park-Hyoung-Su

Park-Hyoung-Su

 

Park Hyoung-su est né en Corée du Sud, à Chuncheon, le 11 août 1972. Auteur de nombreux recueils de nouvelles, il a fait ses débuts d’écrivain dans les années 2000 avec des textes écrits pour le magazine littéraire Hyundae Munhak. Il enseigne la création littéraire à la Korea University. Son oeuvre, encore peu traduite, déconcerte et fascine par sa puissance créatrice et son originalité. Sa particularité est d’être un écrivain résolument moderne. Il appartient à un groupe de jeunes auteurs qui s’attachent à casser les codes du récit traditionnel. Son œuvre, emplie d’humanité, aborde par l’autodérision des sujets graves touchant à l’injustice de la condition humaine. Autres œuvres traduites en français : L’art de la controverse (Asiathèque, 2016), Krabi, suivi de La mort de l’arbre (Asiathèque, 2015).

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Prophète, Khalil Gibran

Le Prophète, Khalil Gibran

Ecrit par Patryck Froissart 27.10.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBassin méditerranéenFolio (Gallimard)ContesEssais

Le Prophète, mars 2017, trad. de l'arabe par Anne Wade Minkowski, Préface d’Adonis, 131 pages, 2,50 €

Ecrivain(s): Khalil Gibran Edition: Folio (Gallimard)

Le Prophète, Khalil Gibran

 

Quelle bonne idée que de republier en poche Folio ce texte des plus précieux et de le mettre ainsi à la portée de tous ! Quatre-vingts pages de sagesse et d’invitation à une relecture philosophique du monde et de l’être, encadrées en préface par une superbe présentation de l’œuvre par le poète Adonis et en postface par une analyse auteur/texte de la traductrice Anne Wade Minkowski dont il faut souligner l’excellent travail réalisé pour cette traduction nouvelle.

Une nouvelle traduction du Prophète de Khalil Gibran ? Pourquoi ? On dit parfois qu’un grand texte ne peut être épuisé par une traduction unique, si bonne soit-elle…

Le Prophète, personnage essentiel de l’œuvre, c’est Al-Mustafa, qui vit, dans la situation narrative initiale, depuis douze ans dans la ville d’Orphalèse, dans l’attente du retour du navire qui doit le ramener à son île natale.

Le récit commence à l’instant qu’apparaissent les voiles du navire attendu, et s’achève au moment qu’Al-Mustafa embarque et que son navire lève l’ancre. La scène initiale est théâtrale : le Prophète est debout au sommet d’une colline, scrutant l’horizon, lorsqu’il aperçoit le bateau. Il en descend lentement, plongé dans ses pensées, faites à la fois du regret de quitter ceux qui l’ont accueilli pendant tant d’années, et du désir nostalgique de rejoindre les siens. Dilemme bien connu de l’exilé…

Entre cette apparition sur un sommet, qu’on peut percevoir comme une théophanie, et le départ assimilable à une ascension, le Prophète parle.

Son premier discours, il l’adresse en pensée à ses compatriotes tout en effectuant solennellement sa descente, jusqu’au moment qu’il se retrouve au niveau de la foule qui s’est amassée aux portes de la ville à l’annonce de l’arrivée du navire, triste signal, pour tous, du départ imminent du sage.

Son deuxième discours s’adresse à l’ensemble des personnes rassemblées, sous la forme de réponses aux interpellations et aux questions successives des anciens, puis des prêtres et prêtresses, puis d’autres, anonymes, puis d’une voyante du nom d’al-Mitra dans une mise en scène messianique : le Prophète est ainsi interpellé en marche, entouré et accompagné par la foule, jusqu’à la grande place, devant le temple, lieu symbolique de jonction entre le sacré (templum) et le profane (agora). Le choix du lieu de cette deuxième harangue et des échanges qui la suivent situe ainsi les propos du Prophète dans un contexte intermédiaire entre le religieux et le civil, ce qui confère à leur locuteur le double statut de messager (justifiant le titre) et de maître en philosophie à l’image des philosophes du Lycée d’Athènes ou de l’Ecole péripatétique…

C’est là que se déroulent les échanges suivants, chacun d’entre eux ayant une structure similaire : une personne de l’assistance pose une question se rapportant généralement à un thème en relation avec sa corporation, son état, ou son statut social, et le Prophète y répond longuement par une série de versets poétiques.

Ainsi :

– La voyante et prêtresse Al-Mitra sur la question du Mariage, puis, bien plus tard, sur la Mort

– Une femme qui tenait un nouveau-né contre son sein au sujet des Enfants

– Un homme riche à propos du Don

– Un vieil aubergiste sur la Boisson et la Nourriture

– Un laboureur sur le thème du Travail

– Une femme sur la Joie et la Tristesse

– Un maçon sur les Maisons (ici Gibran met en opposition la notion de propriété qu’il présente comme égoïste, individualiste, de repli sur soi et sur la protection jalouse de biens matériels illusoires, et la liberté du nomade que rien ne retient ni n’entrave)

– Etc…

Autres sujets successivement introduits : le Vêtement, la Vente et l’Achat, le Crime et le Châtiment, les Lois, la Liberté, la Raison et la Passion, la Douleur, la Connaissance de Soi, l’Enseignement, l’Amitié, la Parole, le Temps, le Bien et le Mal, la Prière, le Plaisir (question posée par… un anachorète), la Beauté (question d’un poète), la Religion.

Cette mise en scène dramatique, dont la tonalité est marquée par la tension d’une fin d’exil, d’un départ imminent, d’adieux douloureux et qui prend la forme de répliques encadrées de didascalies réduites, d’un message poético-philosophique quasiment monologique, assure au personnage la stature, le statut, la grandeur sacerdotale de l’émissaire qui vient et s’en va après avoir délivré la parole de sagesse.

Quelques maximes, parmi les milliers que délivre le Prophète sur cette scène grandeur nature, dans ce décor olympien :

 

Cette belle conception du mariage :

Aimez-vous l’un l’autre, mais ne faites pas de l’amour un carcan :

Qu’il soit plutôt mer mouvante entre les rives de vos âmes.

Remplissez chacun la coupe de l’autre, mais ne buvez pas à la même.

[…]

Et dressez-vous ensemble, mais pas trop près l’un de l’autre :

Car les piliers du temple se dressent séparément,

Et le chêne et le cyprès ne peuvent croître dans leur ombre mutuelle.

 

A propos de la dualité Joie et Tristesse :

Certains parmi vous disent : « La joie est plus grande que la tristesse » et d’autres disent : « Non, c’est la tristesse qui est la plus grande ».

Moi je vous dis qu’elles sont inséparables.

Elles viennent ensemble, et si l’une est assise avec vous, à votre table, rappelez-vous que l’autre est endormie sur votre lit.

 

Sur le Vêtement, ces paroles à mettre en lien avec la brûlante actualité du débat sur le voile :

Vos vêtements dissimulent une grande part de votre beauté. Ils ne peuvent cacher ce qui n’est pas beau.

Bien qu’en eux vous recherchiez la liberté de votre intimité, il se peut que vous y trouviez aussi un harnais et une chaîne.

C’est la peau plus nue et moins parée que je voudrais vous voir aller à la rencontre du soleil et du vent.

Car le souffle vital est dans le rayonnement du soleil et la main de la vie est dans le vent.

 

Sur La Connaissance de soi :

Ne dites pas : « J’ai trouvé la Vérité », mais plutôt : « J’ai trouvé une Vérité ».

Ne dites pas : « J’ai trouvé le chemin de l’âme ». Dites plutôt : « J’ai rencontré l’âme marchant sur mon chemin ».

 

Pour conclure cette modeste présentation d’un message d’une profondeur et d’une portée aussi sublimes, il convient de s’adresser au lecteur parvenant à la fin de l’ouvrage de la même façon que le fait Al-Mustafa à la fin de sa harangue :

Adieu, gens d’Orphalèse.

Ce jour a pris fin.

Il se referme sur nous tel le nénuphar sur son lendemain.

Ce qui nous a été donné ici, nous le garderons.

 

Puissent en effet garder en eux et mettre en œuvre ne serait-ce qu’une infime part de cette infinie sagesse tous ceux à qui il sera donné d’en prendre connaissance !

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Khalil Gibran

Khalil Gibran

 

Né en 1883 au Liban dans une famille modeste maronite, Khalil Gibran suit sa mère qui, aspirant à une vie meilleure, quitte le Liban pour Boston. Nostalgique, il retourne dans son pays et entame des études à l’Ecole de la Sagesse à Beyrouth où il étudie l’arabe et le français, tout en suivant un enseignement religieux et moral. Passionné de peinture, Khalil Gibran part étudier à l’Ecole des Beaux-Arts à Paris, ce qui lui permet de rencontrer de nombreux artistes tels Rodin, Debussy, Maeterlinck ou Rostand. A la mort de sa mère, il décide d’exercer ses talents à New-York. Il s’essaie également à la poésie. Son génie créatif lui vaut quelques œuvres remarquables dont l’incontournable Le Prophète, véritable référence spirituelle. Intellectuel engagé, il préside une association à la fois littéraire et politique destinée à aider les pays du Moyen-Orient à s’affranchir du joug ottoman. Devenu membre de la New Orient Society, il a le privilège de rencontrer l’illustre Gandhi. Poète de la sagesse, Khalil Gibran meurt en 1931 à l’âge de 48 ans. Khalil Gibran n’appartient à aucun courant, il est à la fois témoin… et prophète.

 

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Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Alma, J-M G. Le Clézio

Alma, J-M G. Le Clézio

Ecrit par Patryck Froissart 30.11.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanGallimard

Alma, octobre 2017, 343 pages, 21 €

Ecrivain(s): J-M G. Le Clézio Edition: Gallimard

Alma, J-M G. Le Clézio

 

Alma s’inscrit dans le droit fil de la plupart des romans de J-M G. Le Clézio, dans leur thématique obsédante, celle du voyage, de la quête, de la trace perdue de ce qu’il faut retrouver. Lire Alma, c’est se replonger dans cette atmosphère à la fois intime et étrangement décalée au sein de l’espace-temps du Chercheur d’or ou plus particulièrement du Voyage à Rodrigues, longue pérégrination solitaire sur les pas effacés/reconstitués du grand-père de l’auteur, ce grand-père lui-même chercheur solitaire sur les chemins secrètement parcourus par les pirates de l’Océan Indien dont la légende veut qu’ils aient enterré leur fabuleux butin dans cette petite île des Mascareignes perdue dans l’océan.

Alma, c’est cette autre île des Mascareignes, Maurice, pays où ont migré au XXVIIe siècle, où ont vécu, où ont procréé les ancêtres de J-M G. Le Clézio, où résident toujours bon nombre de leurs descendants, d’où sont repartis, au fil des générations, d’autres membres de la lignée, les uns vers d’autres horizons, les autres pour un retour en France, terre des origines.

C’est donc une histoire ressemblant de près ou de loin à celle de sa parentèle que raconte ici J-M G. Le Clézio, le destin d’une famille à qui l’auteur a attribué le patronyme de Felsen.

Le récit reconstitue, de façon non linéaire, très fragmentée, l’ascension sociale puis la décadence des Felsen, du premier du nom qui a débarqué à l’Île Maurice, Île de France à l’époque, jusqu’à la disparition présumée du dernier Felsen franco-mauricien.

Le caractère plurivoque de la narration permet la juxtaposition, voire la confrontation des points de vue, au travers des époques et des lieux. Deux narrateurs à la première personne dominent dans une alternance régulière de voix :

– Jérémie Felsen, né en France d’un grand-père qui a fait le chemin inverse, de Maurice pour une re-transplantation dans la terre originelle.

– Dominique Felsen Laroche, dit Dodo, ultime représentant des Felsen vivant à Maurice.

Jérémie Felsen, poussé par le besoin de retrouver l’endroit où son grand-père a ramassé, avant son exil inversé, une roche étrange qu’il lui a léguée, une « pierre de gésier » sensée être un des rares vestiges du dodo, l’oiseau emblématique des Mascareignes exterminé par les premiers colons, découvre l’île.

Dodo, le personnage le plus marquant, le plus attachant du roman, est un sans domicile fixe itinérant considéré comme un simple d’esprit. Horriblement défiguré à l’adolescence par une maladie que lui a transmise une prostituée, Dodo, devenu orphelin après que ses parents ruinés ont été chassés du domaine familial par un nouveau riche qui s’en est emparé, erre dans ses souvenirs, rejoue, avec talent, chaque fois qu’il le peut, sur des pianos de hasard, les pièces qu’il a apprises avant sa maladie, foule en boucle interminable les mêmes sentiers, et veille à ce que ne disparaissent pas, sous l’usure du temps, les noms de ses ancêtres gravés sur une stèle isolée dans un cimetière en partie à l’abandon. Son récit, fortement caractérisé en focalisation interne, transcrit de façon très personnalisée par sa syntaxe, par l’usage ici et là du créole mauricien, et par ses références culturelles, sa représentation confuse du monde insulaire qu’il arpente de manière circulaire jusqu’au jour où il émigre en France.

« Maman Laros est allée au cimetière Saint-Jean, et bien sûr à cause de tout ça Papa est mort, il a eu sa crise au cerveau et il est tombé par terre dans sa chambre en ronflant et en faisant ses bruits d’eau qui coule. Il met plusieurs jours à partir, alors il est tout blanc sur son lit et sa barbe qui pousse encore ».

Bien que ces deux-là ne se rencontrent jamais, leurs chemins s’entrecroisent, se suivent, s’éloignent, dans un entrelacement de trajets, d’itinéraires, de marches, dont le point centripète, ombilical, maternel, est tout naturellement l’ancienne maison Felsen, opportunément nommée Alma, appellation reprise dans le titre qui l’étend à l’île tout entière.

L’identité du petit nom gâté de Dominique – Dodo – et de l’appellation vulgaire donnée au dronte solitaire éteint met en jeu une similitude tragique de destin. Dominique, dernier de son espèce, n’existe plus en tant que Felsen : quasiment tout le monde a oublié son vrai nom, dont le seul fait de se prévaloir lui vaudrait d’être confirmé dans la posture du simple d’esprit que la société lui attribue et lui attirerait maintes railleries (de la même façon, les chasseurs colons se moquaient de la prétendue niaiserie et de la démarche maladroite du dronte…).

Le destin tragique de l’oiseau emblématique se rejoue en ce Dodo Felsen qui, en quelque sorte, le réincarne.

Jérémie ne connaît pas l’existence de ce cousin.

Se rencontreront-ils ?

L’auteur joue sur cette éventualité en entretenant un flou artistique sur les temps respectifs des deux narrations, non datées.

Dans la trame de ces trajectoires narrativement entrelacées apparaît de façon récurrente une fascination pour les toponymes et les patronymes, pour ces noms importés de France et d’Europe, d’Inde, de Madagascar, d’Asie, et surtout pour ces noms donnés par les maîtres aux esclaves dépossédés de leur identité originelle… Sous la forme d’inventaires classés, dans le prologue, ou de jaillissements au hasard des itinéraires respectifs des personnages, ces noms réactivent la mémoire socio-historique de Maurice par leurs multiples résonnances.

« Les noms apparaissent, disparaissent, ils forment au-dessus de moi une voûte sonore, ils me disent quelque chose, ils m’appellent, et je voudrais les reconnaître, un par un, mais seule une poignée me parvient […] Ils sont la poussière cosmique qui recouvre ma peau […] De tous ces noms, de toutes ces vies, ce sont les oubliés qui m’importent davantage, ces hommes, ces femmes que les bateaux ont volés de l’autre côté de l’océan, qu’ils ont jetés sur les plages, abandonnés sur les marches glissantes des docks, puis à la brûlure du soleil et à la morsure du fouet ».

Interrompent le cours de la double narration d’autres voix, celles de personnages symboliques de l’histoire locale, à qui J-M G. Le Clézio donne (redonne) la parole et qui se racontent : Histoire de TopsieHistoire de Marie Madeleine MahéHistoire d’AshokHistoire de Saklavou… Chacune de ces vies rappelle l’origine, l’arrivée, libre ou forcée, d’une des grandes composantes ethniques du peuple arc-en-ciel mauricien.

Au gré des chemins se font les rencontres, bonnes ou mauvaises.

Les pas de Dodo le conduisent toujours aux mêmes endroits, familiers aux lecteurs connaissant l’île (Saint-Paul, La Louise, la rue Saint-Jean, le cimetière du même nom, Rose-Hill…), sa ronde sans fin le ramène vers les mêmes personnes (Mme Honorine, Missié Zan, Yaya, Béchir…). Parmi les rencontres inattendues, celles de bandes de voyous qui le tabassent, et celle de Vicky qui va rompre les lignes et l’emporter en France.

« J’imagine que je pars là-bas en France, dans le grand avion, et j’ai peur. C’est un trou devant moi comme si je tombe en marchant la nuit dans les cannes. Chaque jour depuis que je gagne le pari de Missié Hanson, je vais à pied et en bus pour voir ces endroits que je ne vais plus voir, je crois que c’est ça qu’on doit faire au moment de mourir ».

Les routes de Jérémie croisent, entre autres, celle d’Emmeline, une lointaine parente qui remue pour lui les histoires de famille, celle d’Aditi, une fille sauvage qui a fait le choix de vivre la vie libre de ses aïeux marrons dans les lambeaux de forêt encore préservés en suivant l’exemple de Damayanti partie à la recherche de son mari le roi Nala, celle d’une présumée descendante de Surcouf, et celle, saillante, douloureuse, de Krystal, jeune prostituée de qui s’éprend le jeune Felsen, Krystal qui apparaît et disparaît au grand désespoir du visiteur dans un jeu de piste qui inscrit dans le récit de nouveaux itinéraires.

« J’ai décidé de partir à sa recherche. Remonter tous les chemins qu’elle a parcourus, à Flacq, à Phoenix, à Bagatelle, au Caudan… »

Quelle richesse romanesque ! Quelle plaisante complexité d’écheveaux narratifs ! Quelle variété de personnages ! Quelle puissance créatrice dans la construction des caractères des principaux d’entre eux ! Quel pouvoir d’évocation dans la description des lieux ! Quelle érudition dans la reconstitution des faits historiques contextuels ou passés ! Quelle lucidité dans l’approche sociologique de l’île ! Quelle aisance dans les sauts et ruptures de points de vue ! Quel humanisme, mais aussi quel réalisme sans indulgence benoîte dans la vision globale de ce microcosme social !

C’est du J-M G. Le Clézio.

Quoi d’autre ?

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

J-M G. Le Clézio

J-M G. Le Clézio

 

Grand prix de Littérature Paul-Morand de l’Académie française (1980), Prix Nobel de Littérature (2008), J-M G. Le Clézio est né à Nice le 13 avril 1940. Il est originaire d’une famille de Bretagne émigrée à l’île Maurice au XVIIe siècle. Il a poursuivi des études au collège littéraire universitaire de Nice et est docteur ès lettres. Malgré de nombreux voyages, il n’a jamais cessé d’écrire depuis l’âge de sept ou huit ans : poèmes, contes, récits, nouvelles, dont aucun n’avait été publié avant Le Procès-verbal, son premier roman paru en septembre 1963 et qui obtint le prix Renaudot. Influencée par ses origines familiales mêlées, par ses voyages et par son goût marqué pour les cultures amérindiennes, son œuvre compte une cinquantaine d’ouvrages. En 1980, il a reçu le grand prix Paul-Morand décerné par l’Académie française pour son roman Désert. En 2008, l’Académie suédoise lui a attribué le prix Nobel de littérature, célébrant « l’écrivain de la rupture, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, l’explorateur d’une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante ».

 

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Patryck Froissart

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Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le vertige des étreintes, Albert Bensoussan

Le vertige des étreintes, Albert Bensoussan

Ecrit par Patryck Froissart 15.12.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Le vertige des étreintes, octobre 2017, 259 pages, 19 €

Ecrivain(s): Albert Bensoussan Edition: Editions Maurice Nadeau

Le vertige des étreintes, Albert Bensoussan

 

Il y a mille façons de vivre l’exil, le déracinement, la transplantation. Il y a mille façons d’exprimer la nostalgie, de faire remonter les souvenirs, de les trier, de leur redonner cohérence et d’en reconstituer scènes et tableaux correspondant peu ou prou à la réalité d’un passé dont on croit avoir conservé les faits et l’atmosphère.

Ce livre traite le sujet en mêlant souci de réalisme, humour, émotion et subjectivité. Albert Bensoussan, né en 1935 en Algérie où il a grandi et vécu jusqu’en 1961 au confluent de trois cultures, juive, arabo-musulmane, chrétienne, entrecroise en ce roman qu’on sent fortement autobiographique d’une part ses souvenirs de sa période algérienne et d’autre part des éléments intimistes de sa vie en France, et particulièrement en Bretagne, après l’exode familial consécutif à la guerre d’indépendance, avec sa première épouse Dores, hispanophone, et, suite au décès de celle-ci, avec Leah, sa deuxième femme, anglophone.

Les premiers émois amoureux, les primes manifestations de la libido, le baiser primordial, puis les amours de rencontre suivies ou non d’une liaison émaillent le long cours de toute la vie d’un narrateur vieillissant, comme autant d’incrustations dans le récit de sa relation avec ses deux épouses.

Ainsi remonte, comme autant de bulles scintillantes, le « vertige » vécu de chacune de ces étreintes, les unes fugaces bien que passionnées et ayant laissé une empreinte ardente dans la mémoire d’Albert, les autres, occultes, n’ayant eu d’existence que dans les désirs restés secrets du vieil homme.

Elle s’enlisait en moi et c’était doux et parfumé […] Son ventre rond de mère épousait le mien, j’avais tout loisir de happer un sein, mordiller un téton, jouer le gourmand, le goulu, le glouton, et c’est de concert que nous halions notre folle nef à bon port. Jusqu’à nous échouer sur le carrelage de la salle de bains…

Se superpose à cette galerie d’amours ponctuelles, pour certaines ardemment sensuelles et pour d’autres purement platoniques voire virtuelles, l’histoire conjugale vécue avec Dores puis avec Leah. Les épisodes, les faits marquants, les résurgences du pire et du meilleur de ces deux relations de premier plan s’intercalent, s’imbriquent, se succèdent de belle manière dans un cours narratif aléatoire, non linéaire, sous forme d’anecdotes, de paroles rapportées, de moments émouvants ou drôles.

La longue, lente, effroyable dégradation de l’état de santé de Dores la Galicienne est décrite sans fausse pudeur, dans ses détails les plus morbides, jusqu’au dernier râle. L’auteur-narrateur-personnage, tout en opérant ici et là quelque distanciation, probablement psychologiquement nécessaire, exprime le plus souvent avec une intensité qui atteint le lecteur en partage les souffrances de son épouse malade et sa propre douleur lancinante au souvenir de l’évolution dévastatrice de la maladie. Entre les lignes d’humour, sous les phrases de dérision se lisent le désespoir, la colère, le tragique sentiment d’impuissance du mari qui voit se détruire et dépérir de jour en jour la femme aimée.

Un tremblement essentiel, rien d’autre, tel fut le verdict lorsque je la menai à la consultation du CHU […] Mais pour l’essentiel c’était plus stupeur que tremblement. Il suffisait de voir ce masque d’hébétude qui peu à peu collait à ses traits, naguère si vifs…

Hier encore, et puis le ciel lui est tombé sur la tête, en entraînant ses molaires, ses incisives, peu à peu dépeuplant sa bouche…

La vérité, c’est que nous vivions cernés par la maladie, enfermés l’un dans l’autre, comme dans un œuf fêlé […], d’autant plus sévèrement qu’elle répondait à mes minauderies d’ex-amoureux transi par de rauques monosyllabes qui avaient remplacé chez elle ce velours de timbre…

Comment faire comprendre à Leah, la seconde épouse, la remplaçante, l’intensité de la poignante prégnance de cette relation antérieure ? Le faut-il, au fond ? Est-ce communicable ? Garder, ou non, pour soi, en soi, les radieux et les tristes jours de cette vie-là ? L’auteur-narrateur se pose ces questions. Le quotidien, avec Leah, qui semble fait de légèreté, de complicité, de bonheurs simples, cautérise la plaie, sans en faire disparaître les stigmates, et atténue le deuil, sans en tarir les constantes résurgences.

L’auteur entremêle le « vertige des étreintes » amoureuses et ses souvenirs nostalgiques d’une Algérie perdue, qu’il ranime en une fresque vivante et pittoresque de la vie des quartiers d’Alger où il a vécu. Sur ces scènes tragi-comiques flottent toutefois les nuages de plus en plus sombres de la guerre civile qui s’installe, avec son lot meurtrier d’attentats et de représailles et la désagrégation des relations entre les différentes communautés. Albert traduit en ces occurrences avec une sombre rancœur sa perception, proche de celle qu’a souvent exprimée Camus, des événements dramatiques de la guerre d’Algérie qui ont d’abord provoqué l’exil de la famille, et auxquels il lui a fallu ensuite prendre part au titre d’appelé, mobilisé et incorporé dans les rangs des forces françaises engagées dans la répression.

La guerre, toujours la guerre […] L’enfer est au milieu de cette joute farouche […] La dérive se poursuit, le monde entier bascule […] L’Algérie disparue, nous la portons en notre chair comme une paupière béante…

La cicatrice de l’exil se rouvre lorsque l’auteur retourne, bien des années plus tard, dans sa ville natale.

Qu’a-t-elle à voir avec la mienne, cette ville que j’ai revue vingt ans après ? Alger n’est plus.

Reste l’irréductible :

Nos traditions judéo-arabo-berbères, la musique, la cuisine et les youyous, non, personne ne pourra m’en défaire.

Albert Bensoussan offre, avec ce retour sur vie, un récit riche, intense, constellé d’histoires, et chargé d’Histoire.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Albert Bensoussan

Albert Bensoussan

 

Romancier, traducteur (de l’espagnol) et universitaire rennais, Albert Bensoussan est né en 1935 à Alger, où il a passé sa jeunesse. Professeur agrégé d’espagnol au lycée Bugeaud d’Alger jusqu’en 1961. Assistant en Sorbonne en 1963, il a enseigné à l’Université de Rennes-II de 1978 à 1995. L’Algérie apparaît de façon récurrente dans son œuvre, en particulier l’univers judéo-arabe qui sert de toile fond à la plupart de ses romans.

Bibliographie : Sépharades de Turquie en Israël (L’Harmattan, 1999). L’échelle algérienne (L’Harmattan), recueil de nouvelles évoquant la communauté juive algérienne. Le chemin des aqueducs (L’Harmattan, 1999). Historia quieta / Histoire immobile (L’Harmattan, 1999), roman bilingue (français-espagnol). Le chant silencieux des chouettes (L’Harmattan, 1997). Les eaux d’arrière saison (L’Harmattan, 1996).

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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