08/07/2022

Le wagon plombé, suivi de « Voyage en Russie » et de « Sur Maxime Gorki », Stefan Zweig

Le wagon plombé, suivi de « Voyage en Russie » et de « Sur Maxime Gorki », Stefan Zweig

Ecrit par Patryck Froissart 08.07.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPetite bibliothèque PayotEssaisLangue allemandeVoyages

Le wagon plombé, suivi de « Voyage en Russie » et de « Sur Maxime Gorki », mars 2017, trad. allemand Olivier Mannoni, Préface Sabine Dullin, 167 pages, 6,80 €

Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Petite bibliothèque Payot

Le wagon plombé, suivi de « Voyage en Russie » et de « Sur Maxime Gorki », Stefan Zweig

 

 

La publication, à intervalles réguliers, en format poche, d’une réédition de tranches choisies de l’œuvre de Stefan Zweig dans les collections de grandes maisons, ne peut manquer d’intéresser les lecteurs amateurs d’un auteur dont tout texte est à lire. Après AmokEtait-ce lui ?Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, et Découverte inopinée d’un vrai métier, chez Gallimard, c’est au tour de Payot, avec Le wagon plombé qui vient de sortir dans sa Petite Bibliothèque, de nous offrir la belle opportunité de lire pour La Cause Littéraire d’autres pièces de Zweig.

Les trois textes recueillis dans cet ouvrage reflètent l’attraction voire la fascination exercée sur l’auteur, comme sur nombre d’écrivains, artistes et intellectuels, par la Révolution d’Octobre 1917 et les premières décennies du régime soviétique.

Le premier, qui donne son titre au recueil, est la relation du voyage, d’une importance capitale pour l’Histoire du vingtième siècle, qu’effectua Lénine, alors en exil politique en Suisse, le 9 avril 1917, de la gare de Zurich jusqu’en Finlande avant de rejoindre la Russie où, quelques semaines auparavant, avait débuté la Révolution de Février ayant provoqué la chute du régime tsariste. L’auteur commence, trait récurrent de son écriture, par créer une atmosphère, propre au contexte géographique et historique de la situation initiale.

En l’occurrence, nous sommes dans « cette petite île de paix qu’est la Suisse, cernée par le ressac des flots tempétueux de la guerre mondiale ». Le personnage que l’auteur fait entrer discrètement en scène est présenté comme le serait un anonyme, par cette périphrase : « l’homme qui habite chez le cordonnier »…

« Personne ne considère que ce petit homme au front sévère ait la moindre importance. A Zurich on ne trouve pas trente personnes pour juger nécessaire de se rappeler le nom de ce Vladimir Ilitch Oulianov… ».

Brusquement le récit, jusque-là statique, s’accélère, lorsque, le 15 mars 1917, ce petit homme insignifiant apprend les événements de la première révolution russe qui ne correspond aucunement à sa propre vision de l’Histoire. Et commence l’incroyable odyssée qui conduira Vladimir Ilitch Oulianov vers son destin individuel et vers celui, collectif, du peuple russe avec la révolution bolchevique.

Même si le lecteur sait que le voyage aura lieu, que l’Histoire est, irréversiblement, en marche, l’auteur, avec la précision et le souci du détail qui le caractérisent, rapporte les démarches, les obstacles qui auraient dû rendre impossible la traversée, par un ennemi et révolutionnaire, d’une Allemagne en guerre avec la Russie : d’où le wagon plombé… ce projectile qui quitte la frontière suisse et fonce au-dessus de toute l’Allemagne pour atterrir à Saint-Pétersbourg et y faire éclater l’ordre du temps.

On sent, on sait, par l’emphase narrative que prend le récit, un Zweig passionné, fasciné par le contraste entre cette petite histoire d’un petit homme et l’ampleur de la Grande Histoire qui débute dès le départ du train.

« Bientôt commenceront les dix jours qui ébranleront le monde ».

Le deuxième texte, le plus important par sa longueur et par ce qu’il révèle de la position idéologique de Zweig, est la relation d’un Voyage en Russie qu’a effectué l’auteur en 1928. La Russie est désormais soviétique, et Lénine, dans son tombeau de la Place Rouge, est vénéré dans toute l’URSS et bien au-delà. Zweig y exprime les impressions du voyageur qui pénètre dans un monde nouveau. Procédant par comparaisons avec le monde occidental, l’auteur s’étonne, admire, juge, jauge. Faisant ressortir, évidemment, les différences, sa relation n’est jamais négative (ce qui n’exclut pas, ici et là, dans l’enthousiasme, un soupçon de doute, ni quelques réserves) et correspond avec la position qui est encore généralement celle de l’intelligentsia occidentale en 1928.

« La Russie demeure totalement incomparable ».

« Les principales questions liées à la structure sociale et intellectuelle s’imposent, imparables, à chaque coin de rue, à chaque conversation, à chaque rencontre, on se sent en permanence occupé, intéressé, excité, passionnément ballotté entre l’enthousiasme et le doute, l’étonnement et les réserves ».

Même la pauvreté des étals des boutiques, et la sobriété soviétique des façades sur grandes rues trouvent justification. Si de nombreuses façades sont décrépites, c’est parce qu’on « n’a pas encore eu le temps de toutes les rafraîchir ». Si les vitrines des magasins semblent austères, c’est que, contrairement à celles de l’occident qui « gesticulent » pour jeter vers les passants « les tentacules de la réclame », ici elles exposent très sobrement « leurs objets modestes, car aucune marchandise de luxe n’est autorisée ». Elles « n’ont aucun besoin de se quereller, car les unes comme les autres appartiennent au même propriétaire, l’Etat ».

Moscou, le Kremlin, la Place Rouge, le mausolée de Lénine, les musées, le nouveau théâtre populaire, la simplicité et l’idéalisme des jeunes poètes… Zweig s’extasie de presque tout, avant d’écrire son admiration devant le stoïcisme des intellectuels qui s’accommodent de l’exiguïté, de l’équipement spartiate et de la promiscuité des logements soviétiques surpeuplés et déclarent avec fierté qu’ils sacrifient volontiers leur confort personnel au bénéfice du progrès collectif et de la grande marche du peuple.

Les récits que fait Zweig de la visite qu’il rend à Gorki, « la meilleure incarnation de cette Russie sortie des profondeurs de son propre peuple », puis de son séjour au château de Tolstoï, où il est reçu par Iasnaïa Poliana, la fille de Tolstoï, et, plus tard, de son recueillement devant la tombe du grand romancier, humble et isolée au milieu d’un bois, que l’auteur qualifie de « plus belle tombe du monde», sont particulièrement émouvants.

La conclusion de ses réflexions sur ce qu’il a pu constater au cours de ce voyage montre un engouement intact pour l’idéal communiste, en dépit des crises et difficultés que connaît alors le régime soviétique.

« Lorsque tout un peuple fait preuve d’une endurance aussi grandiose depuis une décennie et demie et, au nom d’une idée, accepte par passion héroïque d’innombrables victimes, il me semble plus important d’appeler à l’admiration de l’humain qu’à la prise de position politique et, face à un processus intellectuel et vital aussi immense, la modeste place du témoin me semble plus honnête que celle, téméraire, du juge ».

Le troisième texte, en étroite relation idéologique avec les précédents, est une réflexion Sur Maxime Gorki, que Zweig considère comme le porte-voix, le messager, le poète épique, quasiment comme la personnification du peuple russe dans sa marche bolchevique triomphale. Ecrit en 1931, ce dithyrambe est l’expression de la ferveur, toujours entière, de Zweig à l’endroit du soviétisme et de ce peuple, « cette créature muette depuis mille ans [qui] se met à parler elle-même ».

« Elle s’est donné un porte-parole disposant de sa propre langue, un homme issu d’elle-même, et cet homme-là, le poète, son poète et son témoin, a d’un seul coup laissé le message s’échapper de son corps gigantesque… ».

Tout en affirmant la fonction du poète (au sens noble, au sens grec) dans l’Histoire et face à l’Histoire (comment ne pas penser à Sartre et à son manifeste Qu’est-ce que la littérature ?), le recueil, dans sa globalité, met en évidence et en cohérence l’étonnement, la curiosité passionnée, la volonté de comprendre, la réflexion d’un immense écrivain face à un immense bouleversement.

A noter, outre la qualité de la traduction d’Olivier Mannoni, la quarantaine de pages de la remarquable et exigeante préface de Sabine Dullin, qui apporte un éclairage précieux sur l’auteur, les textes et leurs contextes.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Stefan Zweig

Stefan Zweig

 

Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 à Vienne, en Autriche-Hongrie, et mort par suicide le 22 février 1942, à Petrópolis au Brésil, est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien.

Ami de Sigmund Freud, d'Arthur Schnitzler, de Romain Rolland et de Richard Strauss, Stephan Zweig fit partie de la fine fleur de l'intelligentsia juive de la capitale autrichienne avant de quitter son pays natal en 1934 à cause des événements politiques. Réfugié à Londres, il y poursuit une œuvre de biographe (Joseph Fouché, Marie Antoinette, Marie Stuart) et surtout d'auteur de romans et nouvelles qui ont conservé leur attrait près d'un siècle plus tard (Amok, La Pitié dangereuse, La Confusion des sentiments). Dans son livre testament Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, Zweig se fait chroniqueur de l'« Âge d'or » de l'Europe et analyse avec lucidité ce qu'il considère être l'échec d'une civilisation.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Ada, ou l’ardeur, Vladimir Nabokov

Ada, ou l’ardeur, Vladimir Nabokov

Ecrit par Patryck Froissart 15.04.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)RomanUSA

Ada, ou l’ardeur (Ada or Ardor), trad. Gilles Chahine, Jean-Bernard Blandenier (trad. revue par l’auteur), 768 p. 12,50 €

Ecrivain(s): Vladimir Nabokov Edition: Folio (Gallimard)

Ada, ou l’ardeur, Vladimir Nabokov

Ce roman, paru initialement en anglais en 1969, est un diamant littéraire. Le thème essentiel, récurrent chez Nabokov, en est l’amour incestueux, ici entre frère et sœur. Mais contrairement au René de Chateaubriand, qui se morfond, en même temps que sa sœur et loin d’elle, dans la torture morale et le remords chrétien, ou au personnage, plus actuel, de Aue dans Les Bienveillantes de Littell, qui nourrit pour sa sœur une passion morbide et dévastatrice, Van Veen et Ada, sa cousine et demi-sœur, assument, consomment et revendiquent un amour flamboyant, heureux, sensuel, qu’ils conservent intact et mènent malgré les vicissitudes et les séparations, parfois très longues, imposées par les conventions sociales, terriblement bourgeoises, jusqu’à la fin du roman, qui décrit la vieillesse paisible qu’ils vivent enfin réunis.

Pas de dénouement tragique, donc, puisque notre lecture s’achève sur les réflexions existentielles d’un Van de quatre-vingt-dix sept ans, narrateur et personnage principal, en train d’apporter, aidé d’Ada, les dernières corrections au chapitre qui clôt le récit de ce magnifique amour, toujours vivace, qui n’a jamais faibli depuis les premières étreintes, immédiatement et furieusement charnelles, entre l’adolescent averti de quatorze ans qu’il était et l’ardente jeune fille de douze ans qu’était sa sœur.

Avant de réaliser leur rêve de vivre une vraie vie de couple à plus de cinquante ans, leur amour connaît maintes contrariétés, la plus douloureuse étant le suicide, à l’âge de vingt-cinq ans, de la délicieuse Lucette, sœur cadette d’Ada et cousine de Van, follement amoureuse de ce dernier, qui résiste à ses avances et à la proposition d’Ada de construire un « couple à trois » (car Ada adore sa sœur à qui l’unit une passion lesbienne parallèle). De multiples péripéties créent et entretiennent un suspense romanesque qui entraîne le lecteur dans une vie mondaine animée de personnages extravagants, dont Marina, la mère d’Ada, actrice excentrique, et le père de Van, Dementii, surnommé Démon, amant et beau-frère de Marina, et accidentellement père biologique d’Ada, voyageur riche et oisif collectionneur de lolitas (autre thème cher à Nabokov).

Attention ! Aucune fausse pudeur dans ce très beau roman, que tout lecteur définitivement coincé dans l’étroitesse de ses préjugés moraux doit s’abstenir de lire. Outre la sensualité réjouissante et jouissive qui déborde des lignes d’Ada, l’élégance de l’écriture (la traduction en français revue par l’auteur est une réussite), l’inventivité romanesque (avec ses glissements équivoques entre deux univers parallèles, sa cartographie fantaisiste et sa folle toponymie), le foisonnement des parenthèses scientifiques (Ada est passionnée par les fleurs et les insectes, et Van se passionne pour la philosophie et la psychologie), la multiplication des jeux de mots, les intrusions, dans le cours de la narration, de Van et d’Ada nonagénaires sous la forme de notes, de remarques ou de contestations, font de ce livre, à mon sens, un de ces chefs-d’œuvre qu’on garde précieusement chez soi pour pouvoir y revenir, et en refaire de temps en temps une lecture heureuse.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Vladimir Nabokov

Vladimir Nabokov

 

Vladimir Vladimirovitch Nabokov est un écrivain américain d’origine russe né à Saint-Pétersbourg en 1899, mort à Montreux en 1977. Il est issu d’une famille aristocratique russe. Son père, homme politique libéral, élu à la première Douma russe après la chute du tsar en 1917, est assassiné. Protégé par sa mère, Nabokov mène une enfance heureuse et se découvre une passion pour la littérature tout en apprenant les langues étrangères. La Révolution d’Octobre pousse les Nabokov à l’exil. Vladimir quitte définitivement Petrograd en 1917. En 1923, diplômé de l’université de Cambridge, il s’installe à Berlin. Ses premières œuvres sont toutes écrites en russe, son premier roman, Machenka (1926), lui vaut un début de célébrité parmi les émigrés russes. Nabokov quitte définitivement Berlin en 1937. Il séjourne d’abord à Bruxelles, puis à Paris, mais il effectue de nombreux voyages à Cambridge, Prague, en différents lieux de la Côte d’Azur. Vladimir, sa femme et leur fils Dmitri émigrent aux États-Unis le 28 mai 1940 sur le Champlain. En 1941, Nabokov écrit pour la première fois un roman en anglais intitulé La Vraie Vie de Sebastian Knight – ce qui marque un tournant majeur dans sa carrière d’écrivain. Il enseigne ensuite à l’université Cornell. Il est naturalisé américain en 1945. La consécration de l’auteur vient avec Lolita en 1955. Le roman fait scandale, est refusé par les éditeurs américains et doit être publié à Paris, mais la critique y reconnaît un chef-d’œuvre. Le livre est adapté au cinéma par Stanley Kubrick en 1962, puis par Adrian Lyne en 1997. En 1959, il s’installe en Suisse dans un grand hôtel de Montreux, où il demeurera jusqu’à sa mort. En 1961, il publie Feu pâle, autre texte majeur. Il travaille également de longues années à Ada ou l’ardeur qui est publié une première fois en 1969.

 

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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05/07/2022

Maîtres du monde, Victor Cohen-Hadria

Maîtres du monde, Victor Cohen-Hadria

Ecrit par Patryck Froissart 23.06.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAlbin MichelRoman

Maîtres du monde, janvier 2017, 356 pages, 20,90 €

Ecrivain(s): Victor Cohen-Hadria Edition: Albin Michel

Maîtres du monde, Victor Cohen-Hadria

 

Le récit commence comme un roman de Balzac, par une description de Trieste et un abrégé de l’histoire de cette ville où se déroule la majeure partie du roman.

Le début est très précisément daté.

« Nous sommes le 31 décembre 1999, ultime jour du dernier lustre du deuxième millénaire ».

Le titre du premier chapitre, 07h 00min 00s, donne même l’heure à laquelle le narrateur situe le déclenchement de l’intrigue et l’entrée en scène du personnage principal, Elio.

Elio, amnésique, est hébergé, ainsi que Charley, le narrateur, depuis trois ans, un mois et vingt-sept jours au Palazzo Gattopardo, une clinique psychiatrique de luxe à l’allure de pension de famille, tenue par les extravagantes Gabriela et Asunta Salina, deux sœurs « duchesses déchues », et sise à Trieste, où il est soumis à la thérapie fort singulière du professeur Fortunato Zembalone et de son assistante chinoise miss Qian-Qian…

Extrait long pour donner le ton :

« L’interne de garde avait constaté qu’il souffrait non seulement d’une grippe, mais également de ce mal prétendument stendhalien saisissant les humains confrontés à trop de beautés trop longtemps espérées. Il avait donc ajouté au dérivé pyrazolé prescrit par le pharmacien une forte dose d’un anxiolytique approprié à cette affection particulière et lui avait piqué huit longues et fines aiguilles de cuivre et d’or aux commissures des yeux, des lèvres et sur chacun de ses gros orteils, selon le protocole inventé par son chef de service, le professeur Fortunato Zembalone. Il prétendait ainsi interrompre l’épanchement de ses fluides vitaux ».

Chaque titre de chapitre indique une heure ponctuant cette dernière journée du deuxième millénaire. Le roman se termine, avant épilogue, par la phrase fatidique : Il est minuit, suivie d’un Tanti auguri per due milla qui coïncide avec le dénouement dramatique de l’intrigue, laquelle est ainsi ramassée dans l’espace-temps d’une journée très spéciale dont la place dans le calendrier grégorien a nourri les thèses millénaristes les plus folles. A propos de folie, justement, ce roman est complètement fou. L’extrait long ci-dessus n’en est qu’un pâle exemple.

Le narrateur Charley, qui se présente comme un ami d’Elio mais dont on ne saura jamais s’il incarne véritablement un personnage acteur ou s’il n’est que le double ou la conscience perturbée d’un Elio schizophrène et paranoïaque, reconstitue pièce par pièce, avec retours, entrelacs et ruptures, la trajectoire sinueuse qui a conduit ledit Elio jusqu’au Palazzo Gattopardo.

Tout est conçu pour égarer le lecteur dans les méandres et les aléas d’une histoire qui semble jaillir à grands traits de l’inspiration débridée d’un narrateur à l’esprit lui-même… égaré.

D’abord il y a l’intrigue principale fondée sur la certitude qu’exprime Elio d’être recherché et menacé de mort par une organisation internationale qu’il combat tout seul (avec Charley), organisation mentionnée dans le récit comme étant « le plus grand prédateur que la planète ait porté », et dont il a programmé, par vendetta, la disparition à minuit plein, au moment du passage à l’an 2000, en introduisant dans les systèmes informatiques mondiaux un protocole viral qui la cible (d’où le décompte des heures qui s’écoulent chapitre par chapitre du début à la fin du roman). Elio et Charley seraient-ils, par cette manipulation, les Maîtres du monde ?

Ensuite il y a l’histoire seconde, celle de la vie que mène Elio depuis trois ans, un mois et vingt-sept jours au Palazzo Gattopardo, de ses relations avec le docteur, avec Miss Qian-Qian et avec les autres pensionnaires déjantés, dont l’illuminé Holly Bowery.

« Holly était obnubilé par ses recherches et tous ses efforts tournaient autour d’une théorie pour unifier la relativité d’Einstein et la mécanique quantique de Planck, ce qui pouvait passer pour une façon de maîtriser le monde ».

Holly Bowery serait-il un des Maîtres du monde ? ou Gigi, qui initie Elio à la scopa, jeu de cartes dont les résultats ont, d’après lui, des incidences sur les événements du monde ?

Ensuite il y a l’histoire terce, déclenchée par Zembalone qui impose à Elio d’écrire un roman qui, d’après le docteur, fera remonter bribe par bribe le passé occulté par l’amnésie. Cette histoire dans l’histoire recrée un personnage auquel, par le jeu du Je, Elio narrateur s’assimile progressivement, dans une nouvelle trajectoire qui le recadre et le ressource dans une (son ?) enfance à Tunis, fils de Syma et Jo, petit-fils de Salomon Benisti qu’Elio s’empresse « avec une jubilation bien compréhensible » de tuer et d’enterrer dès le début de son récit. La fiction, ou la réalité, de ce roman tiers rejoint celles du roman second lorsque Zembalone, exploitant les éléments épars du récit tunisien, identifie Elio comme étant Eliphas Arthur Léger, né à Paris…

Zembalone, destinateur et faiseur de la vie d’Elio, peut-il être un des Maîtres du Monde ?

Enfin il y a l’histoire quarte, dans laquelle le narrateur Charley révèle que le véritable nom d’Elio n’est autre que Dyionis Lyon. Il ne l’appelle plus que par ce patronyme à partir de la page 132, et le lecteur a droit à une nouvelle reconstitution biographique du personnage, intégrant une histoire d’amour avec Abigaël Meredith ayant débuté vingt-cinq ans plus tôt à Los Angeles lors d’un road trip de Dyonis aux USA. A nouveau, les intrigues s’entrelacent. Dyonis reconnaît soudain, en une inconnue qui l’accoste sur les quais de Trieste, Abigaël, au décès de qui il a assisté autrefois.

« Elle n’était en rien une inconnue, Dyonis savait qui elle était, elle était Abigaël, son seul véritable amour.

– Abigaël, murmura-t-il en cherchant sa bouche.

– Orfeo mio, répliqua-t-elle en la lui donnant ».

Abigaël réincarnée en la princesse Eurydice Stracci-Cavalone apparaît et disparaît dans le cours du roman et dans les visions hallucinatoires de Dyonis…

L’intrication continue de ces quatre récits représente un remarquable tour de force narratif. L’occulte combat que mènent Dyonis et Charley contre le « Consortium » constitue la trame sur laquelle viennent se greffer tous les autres fils, l’ensemble formant un canevas complexe illustrant les circonvolutions déroutantes et les connexions insolites des délires des personnages et du narrateur, dont l’esprit, vers la fin, fusionne avec celui de Dyonis.

Les références intrusives à Gabriele d’Annunzio, à Pinochet, à James Joyce, à Maître Eckhart, à Saint-John Perse, à des Loges Maçonniques, à des banques internationales bien connues, à des lieux renommés, installent la narration dans un contexte hyper-réaliste qui contraste avec les pensées actes, paroles surréalistes des personnages.

De la première à la dernière ligne, le lecteur est pris dans la nasse. Une fois saisi par l’intrigue, il ne peut plus reculer. Il doit aller au bout, jusqu’au dénouement tragique et inquiétant.

Surprenant !

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Victor Cohen-Hadria

Victor Cohen-Hadria

 

Né en 1949 à Tunis, producteur et réalisateur de fictions et de documentaires pour la télévision avec Igor Barrère, Victor Cohen-Hadria publie dans les années 1990 deux recueils de nouvelles chez Albin Michel : Isaac était leur nom (1997) et Chroniques des quatre horizons (1998). Douze ans plus tard, il signe son premier roman, Les Trois Saisons de la rage (Prix du premier roman, Prix des Libraires, Prix Historia du roman historique). Maîtres du monde est le second.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Gouverner au nom d’Allah, Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, Boualem Sansal

Gouverner au nom d’Allah, Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, Boualem Sansal

Ecrit par Patryck Froissart 07.03.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)EssaisHistoireMaghreb

Gouverner au nom d’Allah, Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, novembre 2016, 182 pages, 5,90 €

Ecrivain(s): Boualem Sansal Edition: Folio (Gallimard)

Gouverner au nom d’Allah, Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, Boualem Sansal

 

Algérien, Boualem Sanlal consacre le premier chapitre de cette étude historico-sociologique à montrer comment « des prédicateurs discrets », pour la plupart des Frères Musulmans censurés dans leur propre pays, mais aussi des wahhabites « diligentés par l’Arabie Saoudite » se sont glissés, à la faveur d’un renouveau nationaliste et d’un sentiment général anti-occidental, dans toutes les couches d’une société algérienne en pleine reconstruction.

L’auteur donne ensuite une vue d’ensemble détaillée de l’Islam et du monde musulman, permettant au lecteur d’y voir un peu plus clair dans la définition des termes dont usent et abusent souvent sans discernement les médias d’une part et tout un chacun voulant aborder ce sujet complexe d’autre part.

Qu’est-ce qui différencie le musulman « ordinaire » du fondamentaliste, ce dernier de l’intégriste, du salafiste, du djihadiste ? Quand parler d’islamisme, de fondamentalisme, d’intégrisme, de salafisme, d’islam politique, d’islam radical ?

« La confusion est totale lorsque, en plus, et c’est ce qu’on fait souvent, on accole à ces mots d’autres vocables tels que wahhabite, sunnite, chiite, etc. On comprend qu’avec une telle profusion de mots d’aucuns en viennent à faire des amalgames, dont le plus préjudiciable de tous est de confondre l’islam, religion brillante et respectable s’il en est, et l’islamisme, qui est l’instrumentalisation de l’islam dans une démarche politique, voire politicienne, critiquable et condamnable ».

La clarté de ces prolégomènes fournit les clés nécessaires à l’entrée dans le vif du sujet : l’islamisme. Dans le chapitre qui suit, intitulé L’islamisme dans le monde, constats et interrogations, Boualem Sansal met en évidence le caractère paradoxal de l’expansion de la religion musulmane dans un monde où l’actualité montre quotidiennement les aspects repoussants et abjects de l’islamisme. Il en définit les causes, et expose les représentations, de plus en plus répandues, qui tendent à confondre islam et islamisme, ici dans des amalgames globalement négatifs, là dans l’arrivée au pouvoir dans un certain nombre de pays de l’islamisme sous ses différents avatars avec des résultats qui peuvent apparaître comme positifs car porteurs de progrès sociaux, scientifiques, économiques, l’exemple le plus visible en étant l’Iran.

L’auteur cite également la Turquie en ces termes : « La Turquie est même reconnue comme élément de stabilisation de la région. A son propos, on se pose cette question formidable : la Turquie est-elle en train de moderniser l’islam ou est-ce l’islam qui l’a sortie pacifiquement de la dictature militaire… ? », sans savoir, et pour cause, au moment où il rédigeait cette étude, que ce pays deviendrait bientôt un élément de déstabilisation de la région et sombrerait dans une dictature aucunement pacifique.

L’auteur définit ensuite les vecteurs de l’islamisme que sont les courants religieux radicaux, les Etats musulmans, certaines élites intellectuelles et un certain nombre d’universités, et, de toute évidence, les médias, que maîtrisent parfaitement, et cela n’est pas d’hier, par exemple les Frères Musulmans.

Ainsi les mouvements islamistes disposent « d’un formidable réseau de maisons d’édition qui leur permet de produire des quantités colossales de livres, de manuels, et de corans qu’ils distribuent quasi gratuitement dans l’ensemble du monde musulman… ».

« Avec la radio, les cassettes audio-visuelles, puis la télévision et Internet, les islamistes disposent aujourd’hui de l’ensemble des moyens pour faire circuler leurs idées et leurs mots d’ordre. L’efficacité d’une télévision comme Al Jazeera […] n’est plus à démontrer ».

A ces armes de diffusion massive, l’auteur ajoute cette formidable caisse de résonnance qu’est « la rue arabe ».

Un facilitateur supplémentaire de la propagation funeste des thèses islamistes serait, selon Sansal, l’échec relatif des politiques d’intégration dans les pays d’accueil des immigrés musulmans.

L’auteur resitue ensuite, dans un autre chapitre, la question de l’expansion de l’islamisme dans le contexte trouble d’un monde qualifié d’arabe, ce « monde virtuel à la recherche d’une identité et d’un avenir ». Pourquoi ce qualificatif « virtuel » ? Sansal insiste ici sur l’artificialité d’une communauté musulmane se revendiquant d’une identité « arabe » qui n’existe pas, et sur la confusion générale, volontaire, des termes « arabe » et « musulman », dans l’objectif plus ou mois avoué de tenter d’occulter les incommensurables disparités ethniques, linguistiques, culturelles qui distinguent les seules toutes petites zones géographiques pouvant être dites réellement arabes et l’immensité du reste du monde musulman berbère, africain, perse, turc, indonésien, européen, afghan, druze, kurde, des états turkmènes d’Asie centrale, etc.

On lira avec intérêt, par ailleurs, l’article qui clôt ce chapitre, sous le titre Les jeunes et les femmes, otages perpétuels du monde religieux

Enfin l’auteur se penche sur les politiques des pays occidentaux par rapport à l’islamisme.

« Il est trop tôt pour en décider, mais il semble que l’islamisme est d’abord un problème pour l’Occident dont il dénonce violemment les valeurs et qu’il attaque dans ses intérêts, bien que, pour le moment ce soit aux siens, aux musulmans, qu’il fasse le plus de mal… »

Voilà un ouvrage dont la lecture est nécessaire pour qui veut quelque peu démêler cet écheveau complexe, disparate, contradictoire, voire incohérent de l’islam et de l’islamisme dans un monde où les valeurs démocratiques sont mises en question et en péril quant à leurs fondements philosophiques et leur caractère un temps considéré comme universel.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Boualem Sansal

Boualem Sansal

Boualem Sansal, écrivain algérien né en 1949. Auteur du Village de l’Allemand (2008), Grand Prix RTL-Lire, Grand Prix SGDL du roman et Grand Prix de la francophonie.

Bibliographie :

Le village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller, Gallimard, 2008

Petit éloge de la mémoire, Gallimard, 2007

Poste restante : Alger, Gallimard, 2006

Harraga, Gallimard, 2005

Journal intime et politique : Algérie, 40 ans après, Aube, 2003

Dis-moi le paradis, Gallimard, 2003

L’enfant fou de l’arbre creux, Gallimard, 2000 (Prix Michel Dard)

Le serment des barbares, Gallimard, 1999 (Prix du Premier Roman, Prix Tropiques de l’Agence Française du Développement, Bourse Thyde Monnier)

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Ainsi parlait Novalis, Dits et maximes de vie

Ainsi parlait Novalis, Dits et maximes de vie

Ecrit par Patryck Froissart 25.03.17 dans La Une LivresAnthologieLes LivresCritiquesEssaisLangue allemandeArfuyenPoésie

Ainsi parlait Novalis (Also sprach Novalis), Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’allemand par Jean et Marie Moncelon, Edition bilingue, novembre 2016, 150 pages, 13 €

Edition: Arfuyen

Ainsi parlait Novalis, Dits et maximes de vie

 

Que voici une précieuse anthologie d’extraits choisis de l’œuvre de Novalis, dans cette belle collection qu’enrichissent régulièrement les Editions Arfuyen pour nous faire partager les dits de Sénèque, de Maître Eckhart, de Shakespeare, de Paracelse, de Lulle, d’Emily Dickinson !

Novalis fut poète et philosophe. L’un de ses leitmotiv fut de proclamer l’indissociabilité de la poésie et de la philosophie, toutes deux incarnées par son égérie, son icône au prénom signifiant, Sophie von Kühn, morte à l’âge de quinze ans.

La poésie, dans son rapport intrinsèque avec la philosophie, est donc naturellement l’un des sujets récurrents de ce recueil bilingue. La poésie pour Novalis est à la fois pour l’homme le principe littéraire, le principe vital, le principe moral, le principe existentiel, le principe religieux et l’expression mystique, le principe cosmique, le principe mathématique, le principe universel et le principe divin, le principe créateur, le principe thérapeutique… et, intégrant tout ce qui précède, le principe philosophique.

Rarement poète aura ainsi glorifié l’art poétique avec autant de foi, de ferveur et de conviction, en en faisant l’art et l’architecture de l’univers.

 

Florilège :

 

La poésie est le grand art de la construction de la santé transcendantale. Ainsi le poète est le médecin transcendantal…

L’homme véritablement moral est poète.

La poésie transcendantale est un mélange de philosophie et de poésie.

La poésie est le héros de la philosophie.

La philosophie est la théorie de la poésie. Elle nous montre ce qu’est la poésie, qu’elle est unité et totalité.

Le vrai poète est omniscient.

La poésie est le réel véritablement absolu. Voici le noyau de ma philosophie.

Le poète comprend la nature mieux qu’un esprit scientifique.

 

On devrait graver au fronton de la Poésie cette affirmation qui n’est paradoxale qu’en surface :

Plus c’est poétique, plus c’est vrai.

La poésie étant le mode d’expression naturel de l’amour, et Novalis étant lui-même un archétype du poète amoureux, la relation passionnelle qu’a nourrie l’auteur tout au long de sa vie à l’endroit de Sophie von Kühn, du vivant de la jeune fille et particulièrement après la mort de celle-ci, cristallise dans sa vision poétique du monde.

Le poème lyrique est le chœur dans le drame de la vie – du monde…

L’amour est le but final de l’histoire du monde – l’Amen de l’univers.

Novalis, poète mystique et lyrique, philosophe du divin, associe poésie, religion et amour dans ce regard qu’il porte sur le monde.

 

L’amour peut, par volonté absolue, se transformer en religion.

Notre vie tout entière est un service divin.

Les poètes et les prêtres ne faisaient qu’un, aux commencements, c’est plus tard qu’ils se sont séparés. Le vrai poète est cependant toujours resté prêtre, de même que le vrai prêtre est toujours resté poète…

 

Cette vision-fusion se retrouve, encore et toujours, sublimée dans le personnage idéalisé, sanctifié, séraphique, quasiment divinisé de Sophie, à qui il voue une dévotion mariale.

J’ai pour la chère Sophie de la religion. L’amour absolu, indépendant du cœur, fondé sur la foi, est religion.

Novalis traduit cette conception poético-théologico-philosophique du monde, qu’il revendique comme lui étant personnelle, naturellement par l’écrit, d’où de nombreuses réflexions, en usant, pourrait-on dire, de la fonction métalittéraire du langage, sur les livres, la littérature en tant qu’art, le roman, le conte, la traduction, la langue, les langues, le rapport de l’écrit, du décrit, au réel.

 

Chaque homme a sa propre langue.

Le monde doit être romantisé…

Un roman est une vie en tant que livre…

L’art d’écrire des livres n’est pas encore inventé. Mais il est en passe de l’être…

Tous les romans où le véritable amour est présent sont des contes, des événements magiques.

 

Poésie, littérature, philosophie, représentation par le langage de l’univers, des dieux et des hommes, tout est finalement du ressort de l’art et de l’artiste.

Seul un artiste peut deviner le sens de la vie.

Novalis concentre et recentre tout ce qui précède en cette formule saisissante :

Devenir un homme est un art.

Le poète philosophe a maîtrisé parfaitement cet art. Novalis, devenu un homme, un grand, par l’art, est cet artiste qui a donné un sens à sa vie. La chrestomathie que nous présentent en cet ouvrage Jean et Marie Moncelon, remarquables traducteurs collecteurs, en est la parfaite démonstration.

 

Patryck Froissart

 

Novalis est né en Saxe en 1772. Il s’inscrit en 1790 à l’Université d’Iéna pour y suivre des études de droit, qu’il délaisse rapidement pour la philosophie et la poésie. Schiller est l’un de ses professeurs. Il s’inscrit en 1791 à l’université de Leipzig, où il se lie avec Friedrich Schlegel, puis en 1792 à Wittenberg où il achève ses études de droit en 1794. En stage à Tennstedt, il rencontre Sophie von Kühn, âgée de 12 ans. En mars 1795, ils se fiancent secrètement, fiançailles rendues officielles en juin 1796. Malade, Sophie est opérée en juillet. Goethe se rend à son chevet. Elle meurt en mars 1797, à 15 ans. Fin 1797, il entre à l’École des Mines de Freiberg, première École polytechnique d’Europe. Il y suit les cours des plus grands scientifiques du temps. Il conçoit l’idée d’une vaste encyclopédie où sciences et arts soient mis en relation : Le Brouillon général. Il écrit de très nombreux fragments et collabore à l’Athenaeum, la revue des frères Schlegel (1798-1800). Il lit Plotin, Böhme, Leibniz, Paracelse. Nommé responsable de salines en 1800, il entreprend le roman Henri d’Ofterdingen. En août, première crise de phtisie. Il meurt le 25 mars 1801 à 28 ans.

 

Docteur d’État en lettres et sciences humaines, spécialiste de Louis Massignon et de Novalis, Jean Moncelon anime sur Internet D’Orient et d’Occident la « Communauté virtuelle des pèlerins d’Orient, des admirateurs de Novalis et de tous les amateurs de rêves, de poésie,  d’aventures intérieures, de peuples oubliés et d’écrivains nomades ».

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Monsieur Han, Hwang Sok-Yong

Monsieur Han, Hwang Sok-Yong

Ecrit par Patryck Froissart 27.03.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieRomanZulma

Monsieur Han, octobre 2016, trad. coréen Choi Mikyung, Jean-Noël Juttet, 133 pages, 8,95 €

Ecrivain(s): Hwang Sok-Yong Edition: Zulma

Monsieur Han, Hwang Sok-Yong

Roman du déchirement d’un pays, la Corée, et de la déchirure pour la plupart des Coréens, exprimés par le cours de l’histoire chaotique d’un homme que le tsunami de l’Histoire du monde emporte dans ses lames dévastatrices.

Le roman commence par le portrait d’un vieil homme solitaire, Monsieur Han, pauvre et peu communicatif, employé comme croque-mort subalterne dans une petite entreprise de pompes funèbres, locataire d’une chambre misérable dans un immeuble délabré d’un quartier défavorisé d’une ville de Corée du Sud au début des années soixante-dix, soit près de vingt ans après la signature de l’armistice de Panmunjeom en 1953.

Atmosphère sombre de roman réaliste (on pense irrésistiblement à la maison Vauquer et au Père Goriot), voisins d’immeuble tantôt méprisants, tantôt hostiles, tantôt charitables, tous à l’affût de la vacance prévisible et souhaitée de la chambre sordide occupée par Monsieur Han et ardemment convoitée par les résidents obligés, en conséquence de la crise du logement qui a suivi la signature de l’armistice entre les deux Corées et l’afflux de réfugiés du Nord vers le Sud, de vivre entassés les uns sur les autres dans une promiscuité difficile à supporter.

L’auteur fait monter le suspense durant ce long prologue qui s’achève avec la mort de Han. Qui est-il ? D’où vient-il ? Qu’a-t-il fait pour en être réduit à vivre ainsi dans un quasi anonymat et dans un état de pauvreté absolue alors que certains indices permettent à ses voisins de voir en lui un homme instruit ayant eu par le passé une vie plus confortable ? Est-ce un espion communiste infiltré de la Corée du Nord ? Le mystère est entretenu.

Après avoir amené le lecteur à se poser toutes ces questions, l’auteur opère un retour dans le passé, au moment qu’éclate la Guerre de Corée, alors que Monsieur Han est médecin gynécologue et professeur à l’université de Pyongyang. C’est alors que se révèle de façon magistrale le talent particulier de Hwang Sok-Yong. Dans un mode narratif qui mêle de manière remarquable une cascade feuilletonnesque d’événements factuels à rebondissements incessants et spectaculaires, et une relation quasiment froide d’historien observateur neutre, sans qu’effleure à aucun moment la fonction commentative du narrateur, l’auteur met en scène un Monsieur Han qui subit les aléas tragiques de guerres fratricides télécommandées par les USA, la Chine et l’URSS entre autres pour des raisons géopolitiques d’extension ou de préservation de zones d’influence.

Monsieur Han a deux grands défauts : il est vertueux, et il n’est pas politiquement engagé. Or la probité, dans ces périodes de turbulences insensées et de prévarications frénétiques, est suspecte. Or la neutralité politique, dans ces zones où chacun est susceptible d’être un ennemi ou un espion, expose à être considéré comme traître alternativement ou simultanément par les deux camps.

Quelle est l’importance de l’individu dans ces tourbillons guerriers, dans ces vagues de démence sanguinaire où chacun est considéré comme l’ennemi à liquider ?

Familles séparées, déportations, tentatives illusoires de reconstruction d’une vie « normale », dénonciations, corruption, spoliations, arrestations arbitraires, interrogatoires kafkaïens, torture, éviction, mises au ban, conditionnement, déconditionnement, reconditionnement : en retraçant sans excessive expressivité, sans sentimentalisme romanesque, sans apitoiement explicite, le cours tragique du destin personnel de Monsieur Han, l’auteur illustre les destinées des millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont connu en Corée et ailleurs, et qui connaissent aujourd’hui ici et là ces situations incohérentes, dénuées de sens, caractérisées par le retour de l’homme à une bestialité inouïe…

En cela, la « leçon » du roman de Hwang Sok-Yong, fondée grandement sur le vécu de l’auteur, est transposable des deux Corées à l’Irak, à la Syrie, au Yémen, à la Libye et, d’une façon générale, à toute situation dans laquelle la valeur d’une vie humaine devient totalement nulle et où seuls peuvent survivre ceux qui acceptent de se comporter aussi inhumainement que leurs voisins.

S’en dégage la certitude de l’absurde, criée par Monsieur Han au moment d’une de ses arrestations :

« Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que j’ai fait pour être traité comme ça ? »

Une phrase de Camus dans Le mythe de Sisyphe pourrait traduire ce que peut ressentir le lecteur de ce roman : « Ce malaise devant l’inhumanité de l’homme même, cette incalculable chute devant l’image de ce que nous sommes, cette nausée comme l’appelle un auteur de nos jours, c’est aussi l’absurde ».

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Hwang Sok-Yong

Hwang Sok-Yong

 

Hwang Sok-Yong, né en 1943, fait sûrement partie des plus grands écrivains asiatiques de sa génération. Très ancrée dans l’histoire contemporaine de la Corée son œuvre est toujours d’une vibrante actualité politique. Son engagement lui a valu l’exil et la prison. La plupart de ses romans, comme Le Vieux Jardin ou Shim Chong, fille vendue, ont été récompensés par de prestigieux prix littéraires, et sont lus dans le monde entier. Les critiques coréens voient volontiers dans plusieurs scènes de Monsieur Han, son premier roman devenu un classique étudié dans toutes les classes en Corée du Sud, certaines des plus belles pages de la littérature coréenne contemporaine (source, site des Editions Zulma).

 

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le venin du papillon, Anna Moï

Le venin du papillon, Anna Moï

Ecrit par Patryck Froissart 05.04.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieRomanGallimard

Le venin du papillon, février 2017, 296 pages, 19,50 €

Ecrivain(s): Anna Moï Edition: Gallimard

Le venin du papillon, Anna Moï

 

Dans la société post-coloniale du Vietnam du sud, alors que les armées françaises ont quitté le terrain et que s’affrontent les communistes du nord d’une part et les forces américaines installées au sud du 17e parallèle d’autre part, le destin chaotique de deux familles de la région de Saïgon est un microcosme symptomatique des bouleversements incohérents que connaît alors cette partie du monde.

D’un côté, la jeune Xuan, fille de Mae et de Ba, officier de l’armée vietnamienne.

De l’autre, la jeune Odile et son frère Julien qui vivent, livrés à eux-mêmes, leur mère ayant refait sa vie en Europe, dans la grande maison coloniale d’un père français régulièrement absent.

Les vies des trois adolescents vont se croiser dans les turbulences d’un pays en état de guerre.

L’instabilité de leur entourage familial (longues absences en Europe du père d’Odile), la précarité des statuts sociaux de leurs parents dans un Vietnam du Sud où chacun peut d’une minute à l’autre être soupçonné d’être un espion du Vietcong (le père de Xuan en connaîtra la douloureuse expérience), le caractère glauque des situations dans lesquelles se retrouvent les trois adolescents (sexe, drogue, orgies, trafics en tous genres, bagarres entre clans) concourent à brosser le sombre tableau d’une société en proie à la déliquescence rapide de ses valeurs, de sa culture, de ses traditions sous l’occupation d’une armée américaine dont la présence, en sus d’avoir des incidences acculturantes, entraîne le développement fulgurant de la prostitution et de la corruption à tous les degrés de la structure d’un état fantôme.

Anna Moï s’exprime explicitement au long du roman sur l’occupation américaine.

« Quand une armée s’installe quelque part, elle transforme le lieu en surplus où tout se vend et s’achète. […] La guerre est un excellent commerce qui se comptabilise en milliers de milliards de dollars… Une longue guerre bien violente rapporte plus qu’une petite guéguerre… ».

Le tragique des épisodes successifs n’empêche pas le narrateur de donner régulièrement au récit des tribulations des personnages et aux situations parfois ubuesques auxquelles ils sont confrontés une tonalité humoristique, faite d’ironie, de dérision, voire de moquerie, sous laquelle le lecteur sent toutefois poindre une immense compassion (l’auteure étant elle-même née à Saïgon en 1955). Bien que la forme narrative adoptée soit celle du récit classique à la troisième personne, il existe une évidente proximité entre l’auteure et ses personnages par le truchement du narrateur, qui, en épousant subtilement et alternativement le point de vue des protagonistes, semble, pourrait-on dire, « faire partie de la famille ».

« Quand Mae se plaint de ne pas posséder de bijoux, Ba dit :

Une voiture, c’est quand même mieux qu’un diamant. Tu as beaucoup d’amies qui peuvent se vanter d’avoir un chauffeur ?

L’ordonnance de Ba astique ses bottes. Ba astique la Volkswagen. Il répète à l’envi que la Volkswagen vaut tous les diamants du monde, comme s’il allait finalement convaincre Mae de porter la voiture autour de son cou ».

Les trois adolescents passent par différentes phases, dans une sorte de cheminement initiatique : premières victimes du chaos, ils le subissent, le contestent, en souffrent, réagissent, observent, critiquent, jusqu’à rétablir à leur profit, avec leurs armes naturelles et leurs capacités d’adaptation, un équilibre personnel fondé sur leur intégration dans un fonctionnement social intrinsèquement amoral et sur leur pleine acceptation de cette inversion des « valeurs » qui finit par être pour eux la norme sociétale jusqu’au jour où, l’armée américaine vaincue faisant précipitamment retraite et les communistes instaurant leur pouvoir sur le sud du pays, s’établisse l’ordre nouveau.

« Tant de gens ont été amputés de leurs doigts de pieds, de leurs chevilles, de leurs jambes et de leur vie que le mot normal a pris un sens volatil. […] Le crime est un fait chronique pendant la guerre, et devient, de ce fait, un acte normal. On ne cherche plus à savoir ce qui est normal ou anormal… La morale est une question de temps ».

Xuan personnifie physiologiquement, psychologiquement et moralement la succession de ces phases de transformation socio-politico-culturelle.

Situation initiale en incipit :

« L’année où Xuan a vu ses nichons enfler, le moine s’est foutu le feu. Son torse est toujours un peu raplapla mais les deux petites bosselures commencent à se voir. C’est aussi l’année des hélicoptères, plein d’hélicoptères qui font grincer le ciel ».

Situation finale, près du chien de famille agonisant :

« En caressant le chien mourant, elle perçoit en elle-même une nouvelle légèreté. […] Elle est plus légère, mais pas plus fragile. Son cartilage s’est épaissi et ses propres os sont devenus des piliers à l’intérieur de son corps… »

Le temps des loups est-il passé ?

La dernière phrase de ce tourbillonnant roman semble porteuse d’espoir :

« Xuan n’est donc pas vraiment surprise quand, du fossé qui sépare le jardin des marais, elle voit jaillir hors de l’eau deux poissons dorés… »

Une belle plongée romanesque dans les remous d’une réalité historique dramatique.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Anna Moï

Anna Moï

 

Anna Moï, de son vrai nom, Tran Thiên-Nga est née le 1er août 1955 à Saigon, au Vietnam. Sa mère est enseignante et son père est officier et journaliste. Après avoir obtenu le baccalauréat au lycée français Marie Curie de Saigon, elle part pour Paris dans les années 70 où elle étudie l’histoire à l’université de Nanterre. En 1992 elle s’installe dans sa ville natale devenue Hô-Chi-Minh-Ville. Elle commence alors à écrire des chroniques en français dans une revue francophone vietnamienne. En 2001 paraît aux éditions de l’Aube L’Echo des rizières, recueil de truculentes nouvelles. Son premier roman, publié en 2004 chez Gallimard, Riz noir, rompt avec le style léger et humoristique de ses nouvelles.

Bibliographie sélective : Nostalgie de la rizière (Ed. de l’Aube, 2012), L’Année du cochon de feu (Ed. du Rocher, 2008), Violon (Flammarion, 2006), Espéranto, désespéranto La francophonie sans les Français (Gallimard, 2006), Rapaces (Gallimard, 2005), Riz noir (Gallimard, 2004), Parfum de pagode (Ed. de l’Aube, 2003), L’Écho des rizières (Ed. de l’Aube, 2001).

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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En attendant demain, Nathacha Appanah

En attendant demain, Nathacha Appanah

Ecrit par Patryck Froissart 25.01.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Roman

En attendant demain, juillet 2016, 215 pages, 7,10 €

Ecrivain(s): Nathacha Appanah Edition: Folio (Gallimard)

En attendant demain, Nathacha Appanah

 

Nathacha Appanah, auteure mauricienne, signait avec ce roman paru chez Gallimard en janvier 2015, sorti dans la collection Folio en juillet 2016, un récit intimiste mettant en scène :

– Adam, Basque, architecte, bûcheron, ébéniste et artiste peintre

– Anita, Indo-Mauricienne, écrivaine, poète, journaliste

– Adèle, Mauricienne, sans-papier, clandestine, femme de ménage au noir

Au centre du triangle, Laura, la fille d’Adam et d’Anita.

L’action se déroule à Paris, puis au pays basque, sur le littoral atlantique, avec des incursions rétrospectives à Maurice. Le personnage principal est Anita. Son point de vue est principalement celui du narrateur, lequel semble parfois se confondre avec celui de l’auteure elle-même tant est fort le sentiment de réalité vécue, empreinte d’une nostalgie du pays natal commune à tout exilé, contenue mais latente, qui se dégage des pensées, rêveries et réactions de la jeune femme.

Le schéma narratif est plutôt classique. En situation initiale sont racontés les itinéraires parallèles respectifs du jeune Français provincial et de la jeune Indo-mauricienne venus étudier à Paris et se sentant tous deux étrangers dans un milieu universitaire dans lequel ils ont vainement essayé de s’intégrer.

L’élément déclencheur est un réveillon d’étudiants auquel sont invités les deux personnages, qui ne se connaissaient pas jusque là. C’est la rencontre, sur un constat partagé :

« Je ne suis pas à ma place ici ».

Cette conjonction marque le début d’une période d’équilibre pour les deux personnages alors réunis sur une trajectoire commune : formation du couple, quelques années de galère consentie à Paris, installation dans la maison du bonheur au pays basque, entrée, pour Adam, dans la vie professionnelle, naissance de Laura…

Premier élément perturbateur après quelques années sans heurt : le réveil, chez Anita, du besoin d’écrire et de répondre à sa vocation de journaliste.

La situation se dégrade lentement. L’attrait de l’exotisme se dilue dans l’habitude.

Adam se retourne et, pendant une fraction de seconde, il a l’impression de se retrouver devant une inconnue. Où est passée sa femme aux cheveux longs, aux yeux brillants, aux grandes jupes colorées et au parfum de vanille ?

La survenue d’un second élément perturbateur donnera au récit un tour décisif : Laura rencontre une compatriote, Adèle qu’elle installe à demeure.

Le triangle romanesque tragique étant constitué, le roman s’oriente vers le drame.

L’intrigue, intense, car l’auteure sait faire naître, entretenir et lentement croître le suspense et la tension, est la trame sur laquelle elle épingle une série de questions existentielles et sociétales.

Oublie-t-on jamais ses racines, ses origines, sa culture, son histoire d’avant l’exil ?

Où, pourquoi et comment se sent-on étranger ?

Comment se fait, bien ou mal, l’intégration, dans la société française, de l’immigrée, repérée par la couleur de sa peau, son accent, sa façon d’être ?

La première fois, dans ce village, elle n’avait pas compris ces regards en même temps surpris et interrogateurs. On lui avait répondu avec politesse mais méfiance. […] Quand elle arriva à sa voiture, elle surprit son visage dans la vitre et soudain elle comprit. Elle n’était pas du tout celle qu’ils attendaient…

Son identité culturelle revient brusquement envahir Anita lors d’un concert de maloya que vient donner dans la région un chanteur dont le nom n’est pas cité mais dans le portrait de qui les lecteurs des Mascareignes reconnaîtront facilement l’artiste réunionnais Danyel Waro.

Ces racines culturelles qui ré-affleurent, ces différences qui résistent au temps et au contexte marquent forcément la relation conjugale d’un couple dit « mixte » (titre d’un des chapitres) tel que celui que forment Adam et Anita, relation que complexifient les questions relatives au statut de la femme dans notre société, dans son foyer, dans son travail.

Il lui parle des poilus, des résistants […]. Elle lui raconte l’histoire de son arrière-grand-père arrivé à l’île Maurice pour remplacer les esclaves sur les champs de canne. Elle trouve impensable qu’on puisse manger du museau, il trouve impensable qu’on mange des piments…

Au fil de l’histoire personnelle d’Adèle, l’auteure dénonce la situation de la femme immigrée clandestine sans papiers travaillant au noir et conséquemment exploitée.

Les liens compliqués qui se tissent, dans la deuxième partie du roman, entre Anita et Adèle, entre Adèle et Adam, sont la source d’une réflexion sur l’amitié, la fidélité, l’adultère.

En somme, un roman multidirectionnel, multidimensionnel, multiculturel, à résonances socioculturelles multiples…

 

Patryck Froissart

 

 

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    A propos de l'écrivain

    Nathacha Appanah

    Nathacha Appanah

     

    Auteur d’une dizaine de titres, dont cinq sont disponibles en Folio, Nathacha Appanah est née le 24 mai 1973 à Mahébourg ; elle passe les cinq premières années de son enfance dans le Nord de l’île Maurice, à Piton. Elle descend d’une famille d’engagés indiens de la fin du XIXe siècle, les Pathareddy-Appanah. Après de premiers essais littéraires à l’île Maurice, elle vient s’installer en France fin 1998, à Grenoble, puis à Lyon où elle termine sa formation dans le domaine du journalisme et de l’édition. C’est alors qu’elle écrit son premier roman, Les Rochers de Poudre d’Or, précisément sur l’histoire des engagés indiens, qui lui vaut le prix RFO du Livre 2003. En 2007, elle reçoit le prix du roman Fnac pour Le dernier frère.

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Asinus in fabula, Guido Furci

Asinus in fabula, Guido Furci

Ecrit par Patryck Froissart 02.02.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésieCardère éditions

Asinus in fabula, avril 2015, 61 pages, 12 €

Ecrivain(s): Guido Furci Edition: Cardère éditions

Asinus in fabula, Guido Furci

 

Asinus in fabula. Certes, l’âne est dans la fable depuis longtemps, l’âne est un personnage littéraire depuis la littérature, au moins depuis Apulée. Comment cet asinus in fabula est-il devenu le titre de ce singulier recueil de Guido Furci ? L’âne est présent, au milieu du recueil, dans une très courte fable originale d’une page en italien faisant face à une page en français, fable dont il est le héros. Grâce à ses oreilles en forme d’hélices, il vole jusqu’à la lune, s’y pose, et constate : « La lune est une énorme ricotta. C’est juste qu’elle ne bouge pas à droite et à gauche comme un flan… ». L’âne est capable de voir ce que le commun des hommes mortels ne voit pas. L’âne est capable de comprendre la lune. L’âne est un poète. L’auteur est un poète. L’auteur est un âne. L’auteur âne poète a des oreilles en forme d’hélices. Tous les poètes auraient-ils des oreilles d’âne en forme d’hélices ?

L’ouvrage est structuré de façon symétrique comme un diptyque dont le centre est le conte de l’âne. D’un côté, et de l’autre, deux compositions de versets numérotés de un à vingt-quatre, soit quatre-vingt-seize au total. Le lecteur est incité à mettre en correspondance, une à une, les compositions qui précèdent le conte de l’âne avec chacune de celles qui le suivent.

L’écriture est circulaire, répétitive, obsédante, incantatoire. Les thèmes de référence tournent en boucle, cherchent à soûler. Il y a d’abord l’enfant Nicolas, cousin de Marion, dont la mort à l’âge de trois ans et demi, suite à « une maladie rare », évoquée de façon cyclique, hante le narrateur qui, s’exprimant à la première personne, présente ailleurs dans le texte Marion comme étant sa propre épouse.

Le cousin de Marion s’appelait Nicolas.

Il est mort à l’âge de trois ans. Il était beau.

Il y a donc Marion.

Marion est ma femme, mais elle ne sait pas pourquoi.

Il y a le père et la mère (de Marion ?)

Son père était en train de lire. Son père était en train de mourir.

Il y a « l’histoire des Juifs d’Europe », dont le souvenir de l’holocauste lancine le narrateur, et vient en écho récurrent lanciner le lecteur.

Quand son père était en train de mourir, il lisait l’histoire des juifs d’Europe.

Il y a la mort, sans conteste le personnage principal du recueil, personnage omniprésent, par les occurrences du verbe mourir qui fourmillent dans le corpus.

Il y a le tragique, qui pèse, l’indicible, qui plane, l’implicite, qui enveloppe, le tacite, qui étouffe, les secrets (de famille ?) qui harcèlent.

« Mais pourquoi toutes ces histoires de famille ? »

Il y a l’allusif, le non-dit, le sous-entendu, ce qui ne sera jamais explicité.

« Vous voyez ce que je veux dire ? »

Et il y a la peur, la menace, le péril, d’autres drames, en écho à ceux du passé.

« Voici le sens de ce détour, le sens de ce grand jour

qui reste indispensable pour essayer de

comprendre cette peur d’aujourd’hui »

« la peur d’aujourd’hui n’a presque rien à voir avec les juifs d’Europe.

La peur d’aujourd’hui est jaune comme les photos des années 1980.

La peur d’aujourd’hui fait peur comme les coiffures des années 1980 »

Alors il y a la tentation, la terrible solution finale…

« moi aussi j’ai envie de finir »…

La redondance des anaphores, des répétitions, des versets qui reviennent à l’identique, comme des attaques incessantes d’idées fixes, le parallélisme des quatre parties, comprenant chacune un même nombre de versets, participent de l’expression par le poète, de l’impression pour le lecteur, d’un tourment, d’un remords, d’une hantise quasi psychotique, que l’auteur pousse au paroxysme en adoptant régulièrement un langage enfantin sous forme proche de la comptine, ou une espèce de psittacisme propre à celui de l’innocent… (ou de celui qui fait… l’âne ?).

« Les spécialistes auront compris pourquoi j’évoque ici un cauchemar cauchemardesque.

Les autres non. Ils ne peuvent pas savoir tout ce qu’il y a dans ma tête.

Tant mieux ».

Et puis il y a la quatrième partie, originale, presque entièrement faite de versets redits mais immédiatement raturés, barrés, procédé typographique par lequel le poète semble effacer tout ce qui a été écrit auparavant, comme si ce qui a été dit n’aurait pas dû l’être, comme si ce qui est destiné à être édité aurait dû rester inédit… ou comme si, finalement, l’auteur posait la question de la finalité, de la vanité, de l’utilité d’écrire.

« Avant que la nuit tombe, il faut que j’efface d’un seul trait :

tout est fait… »

Ce n’est pas ma faute si lui il est mor :

Ce n’est pas ma faute s’il avait tort.

Avec des Guido Furci, la poésie sera toujours un art majeur. Il convient de remercier les Editions Cardère pour la publication de ce texte de haute qualité.

 

Patryck Froissart

 

Lire l'article de Cathy Garcia sur le même recueil

 

 

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Bribes d’une décennie à l’ombre, Mohamed El Khotbi

Bribes d’une décennie à l’ombre, Mohamed El Khotbi

Ecrit par Patryck Froissart 06.02.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBiographieMaghrebRécits

Bribes d’une décennie à l’ombre, Kalimate Edition (Rabat, Maroc, 2012), 141 pages, 10 € (au Maroc 50 DH)

Ecrivain(s): Mohamed El Khotbi

Bribes d’une décennie à l’ombre, Mohamed El Khotbi

 

Mohamed El Khotbi, enlevé en pleine nuit en 1972 par la police, a passé en prison dix des années de plomb qu’a connues le Maroc sous le règne de Hassan II. C’est cette expérience douloureuse qui constitue l’objet de cet ouvrage. Si l’époque et les circonstances évoquent immédiatement les œuvres d’Abdellatif Laâbi, la tonalité et le mode d’expression de ces « bribes » en sont totalement différents.

Notre auteur brosse, simplement, en une douzaine de chapitres, sans linéarité artificielle, sans montage romanesque, une série de tableaux montrant des choses vécues. On n’est pas dans le roman. Le dessein est clair : il s’agit à la fois d’exprimer la monotonie, la banalité, la médiocrité des jours et des jours d’enfermement, et d’en faire émerger les pauvres faits divers qui parviennent à rompre par ci par là la déprimante régularité des rythmes carcéraux et des rituels collectifs et individuels. Certes la souffrance personnelle est perceptible, mais elle reste, pudiquement, non-dite. Pour prendre de la distance, l’auteur se dédouble. Dans la préface, son propre personnage est présenté par Jamal Bellakhdar, un de ses compagnons du militantisme étudiant des années soixante au Maroc.

« Mohamed El Khotbi, mon ami, mon camarade, mon complice dans le “motif”, pour reprendre une expression de ce jargon pénitentiaire imagé dont il a très heureusement émaillé son texte, a choisi de n’apparaître, dans ce recueil, ni comme une victime, ni comme un héros… »

En effet l’auteur se met en scène à la troisième personne. Ainsi posé, le personnage, simplement nommé Mohamed, est un prisonnier parmi les autres, avec toutefois, évidemment, sa mise en focalisation interne par le narrateur.

Sont évoqués successivement :

– les transferts d’une prison à l’autre dans l’estafette-gibecière, et les allées et venues d’un quartier d’isolement à un autre, déplacements dans les rouages froidement administratifs que le narrateur intitule avec dérision Voyages et qu’il met en correspondance avec d’autres voyages, accomplis, ceux-là, en toute liberté, dans l’enthousiasme militant et la foi en la révolution ;

– une longue grève de la faim des prisonniers politiques réclamant la rupture de leur mise en isolement, au cours de laquelle reviennent au personnage des souvenirs et des envies de repas. Surmontant le tourment de la faim, le personnage salive…

« Ce qu’il préférerait, lui, maintenant, c’est un tajine de pommes de terre-olives, avec un zeste de citron. Comme entrée, une harira… avec une légère persillade. Après, juste quelques petites tranches de foie grillées à même la braise. Bon. On peut y substituer des brochettes de mouton avec plutôt un couscous aux sept légumes… »

– la mosaïque des origines géographiques des différents « groupes » politiques qui se retrouvent incarcérés, ce qui permet à l’auteur de dresser le tableau de ce « pays pluriel » qu’est le Maroc ;

– l’épisode émouvant de la rencontre entre les prisonniers et une perruche mâle atterrie « miraculeusement au milieu de la cour ». Mis en cage à son tour, symbole de l’enfermement, l’oiseau se voit un jour offrir une compagne. La scène de pariade est la parfaite représentation du besoin d’amour dont souffrent cruellement les détenus ;

– une visite de sa sœur qui déclenche chez Mohamed les souvenirs de l’enfance passée à Aïn Chock ;

– un transfert à l’hôpital Avicenne à Rabat pour une visite médicale en pleine grève de la faim, occasion de rencontre avec Badia, une infirmière qu’il connaît, moment de convivialité à boire ensemble un café dans une chambre de la résidence avec la complicité du gardien et à échanger « des nouvelles sur le parcours d’amis communs », dans un « fantastique contraste avec la cellule exiguë de la maison centrale » ;

– les affres de l’attente perpétuelle que subissent les prisonniers, attente d’ils ne savent quoi, attente qu’il se passe quelque chose, peu importe quoi, chapitre d’expression purement poétique d’un monde kafkaïen

« Tu attends

Tu attends la visite

T’as pas de visite

Tu attends la lettre

T’as pas de lettre

Tu attends le chef

Le chef n’est pas là

Il attend le directeur pour une réunion importante »

– et, au fil des situations anecdotiques, on en arrive à l’annonce de « la classe », la libération, les retrouvailles, troublantes, troublées par un vide de dix années au cours desquelles le temps s’est arrêté pour Mohamed mais a continué de passer pour la famille, les amis, les voisins, qui ont changé…

On l’a dit, l’intention de l’auteur n’était pas de faire un roman de son histoire. On n’est toutefois pas non plus dans l’autobiographie, ni dans l’autofiction, ni dans le document. Choses vues, choses vécues, choses dites, choses dénoncées, certes. La force de l’ouvrage est ailleurs : Mohamed El Khotbi est un poète. En symbiose étroite avec le récit simplement objectif, l’écriture est alternativement et puissamment poétique, quoique sans recherche de lyrisme ni de théâtralité.

« Des jours

Contre le métal

Contre le béton

Contre l’ombre grise de la rocaille

Des jours contre le gémissement maussade des gonds »

Simplicité du récit prosaïque, simplicité de l’expression poétique, simplicité d’un homme qui a surmonté l’épreuve, sans pour autant l’oublier, sans pour autant renoncer à ses idéaux de justice, d’égalité, et de liberté.

La conclusion est donnée par Jamal Bellakhdar :

« Au final, toutes les œuvres carcérales – narratives, discursives ou fictives – qui ont été produites ces trois dernières décennies au Maroc doivent être comprises comme des actes de résistance contre l’arbitraire et le bâillonnement des libertés… »

A noter : les textes sont suivis d’un précieux album de photos réunissant l’auteur et ses compagnons de lutte, parmi lesquels figure Abdellatif Laâbi.

 

Patryck Froissart

 

 

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