18/07/2022
L’Arbre et le Béton, De la nature des choses, Des choses de la nature (dialogue), Margo Ohayon & Michel Host
L’Arbre et le Béton, De la nature des choses, Des choses de la nature (dialogue), Margo Ohayon & Michel Host
L’Arbre et le Béton, De la nature des choses, Des choses de la nature, février 2017, 108 pages, 12 €
Ecrivain(s): Margo Ohayon & Michel Host Edition: Rhubarbe
![L’Arbre et le Béton, De la nature des choses, Des choses de la nature (dialogue), Margo Ohayon & Michel Host](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/9782374750132-arbre-beton-dialogue-margo-ohayon--amp-michel-host_g_ec67cb33fc5e01e4d256f610088a1fa7.jpg)
Deux voix qui s’interrogent, se répondent, s’interpellent, jouent la provocation sympathique, la séduction subtile…
Deux visions poétiques du monde qui s’entrecroisent, se contredisent, se superposent, se complètent, se réunissent par endroits pour n’en faire plus qu’une… puis se disjoignent…
Telle est la joute amicale et originale en vingt manches plus une prolongation à quoi se sont livrés Margo Ohayon et Michel Host dans ce recueil mêlant prose poétique et poésie formelle, souvenirs et impressions intimes, histoires et anecdotes.
L’Arbre et le Béton…
De ces deux voix, l’une serait celle de L’Arbre, de la Nature, et l’autre celle du Béton, de la Ville ? Ce serait trop simple !
Lorsque Michel Host affirme : « Les balades en forêt pas plus que de la boue à mes semelles ne sont faites pour moi », ce n’est pas sans une immédiate note nostalgique d’une époque révolue où, en son enfance, toute la vie se déroulait à la campagne. Mais ce temps-là n’est plus, l’homme est devenu citadin et préfère le trottoir aux sentiers.
C’est ainsi.
C’est ainsi mais rien n’est définitif. L’homme passera, la nature reprendra la place qui lui a été prise, et qui est foncièrement la sienne.
C’est ainsi, mais, quoi qu’il en dise, cette nature, Michel Host la porte en soi. S’il ne s’y reconnaît pas, il en est partie prenante, il en est aussi partie prise. Il assume cette contradiction.
Je suis partie involontaire de ce que, à défaut d’imagination, la philosophie appelle la nature en général, segment du monde physique donc.
Puis-je affirmer […] que j’ai plaisir à la Nature, à me trouver chez elle ? Pas vraiment… Mais parfois oui, lorsque les conditions sont confortables […]. La terre ? J’aime son odeur, ni mâle ni femelle, mais puissante, singulière. Surtout dans le vin (Le voyageur anglais).
A quoi répond immédiatement avec jouissance, avec sensualité, presque avec dévotion, Margo Ohayon :
L’odeur de la terre, la contourner, la prendre entre ses paumes, d’un souffle la ranimer, la porter de bouche en bouche sous les anciens pampres rouges devenus vigne-vierge sauvage au cœur de la jachère… (La source).
Le thème est repris dans les échanges qui suivent celui-là. Les mots de l’une infléchissent la perception de l’autre, suscitent interrogations et variations, les positions se rapprochent. L’intrusion du béton dans le duel amical, de ce béton qui semble devoir anéantir tout espace naturel, met les deux poètes en accord : la suprématie de l’homme sur la Nature n’est qu’un règne provisoire.
Dans l’asphalte de la ville, ou entre deux pavés figés dans le dur ciment, je l’ai vue moi aussi, l’épée d’herbe réfractaire, l’ultime résistante, l’humble sœur muette… (Mon humble sœur muette).
La nature poétique reprend alors elle aussi le dessus, et l’imaginaire s’invite en force. Oubliée la dure réalité du béton, rêverie et divagation redeviennent possibles, l’érotisme, rival immémorial du trivial, efface la morne et insensible, insensée dureté de l’asphalte, et le poète Host s’introduit dans la scène du Déjeuner sur l’herbe, dont il devient le cinquième acteur. Joli coup de théâtre !
Paysages remémorés, souvenirs résurgents de tableaux de peintres (Corot, Sisley, Cranach), galerie animalière où le frelon, la libellule, la fouine, le lérot, la corneille, l’écureuil, jalonnent le cours de l’enfance, la Nature, à défaut d’être encore en mesure de ré-envahir la ville, s’impose en puissance évocatrice dans le va-et-vient épistolaire.
Comment passe-t-on de la réminiscence d’une buse blessée, soignée, guérie et relâchée à un débat sur Marmontel ? C’est là qu’est tout le charme de ces conversations à bâtons rompus qui permettent, par associations, de savoureux coq-à-l’âne…
La Nature, source et lieu de tous les mythes… Evidemment surgit sans tarder, et réapparaît de façon récurrente, pointant sa gueule dans le tac-au-tac, l’animal mythique par excellence, le serpent originel, lequel connote fatalement… l’origine du monde, d’où un à-propos sur le tableau de Courbet.
Les deux muses s’amusent, et nos poètes musent, et se faufilent entre des fantômes, puis passent du macabre, du thanatos, à l’éros, comme par hasard, et le dialogue s’enfièvre, et nos auteurs, oserait-on dire, « s’acoquinent » de manière plus intime, car le serpent tentateur est bien présent, à peine dissimulé, dans le jardin poétique et secret qui s’est créé là.
Trois jouvencelles laissent à peine entrevoir leur mont de Vénus glabre sous un voile diaphane, et deux pommes d’or (Les pommes d’or, Margo Ohayon).
Ce qui provoque, inévitablement, sur le même registre, la répartie galante de Michel Host :
Ô Margo, voulez-vous me rendre fou ?
M’égarer dans les sables du désert où s’est englouti le jardin ?
Me voir m’élancer jusqu’au prochain mirage, et de mirage en mirage me perdre en rêveries insolites, si ce n’est ithyphalliques ?
Comme vous y allez, n’est-ce pas… Trois jouvencelles ? Et avec ça tentées, sous leurs mines pudiques, par quelque diable caché ?
Et le jeu continue, et par moments le jeu s’emballe, et « emballe » le lecteur.
Poésie parfois prosaïque, prose toujours poétique pour des compositions souvent plaisamment ludiques, souvent agréablement bucoliques, tantôt simplement mais délicatement nostalgiques, tantôt quelque peu théâtrales, parfois puissamment lyriques, parfois concrètement « sociétales », tantôt foncièrement philosophiques…
De rerum natura…
L’ensemble, à situer dans la tradition des belles-lettres, est charmant, et bien plus encore : charmeur.
Patryck Froissart
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17/07/2022
Borborygmes - Valéry Larbaud
Valéry Larbaud
Quand un poète s’exprime avec ses tripes, cela donne ceci :
Borborygmes ! Borborygmes !...
Grognements sourds de l'estomac et des entrailles,
Plaintes de la chair sans cesse modifiée,
Voix, chuchotements irrépressibles des organes,
Voix, la seule voix humaine qui ne mente pas,
Et qui persiste même quelque temps après la mort physiologique...
Amie, bien souvent nous nous sommes interrompus dans nos caresses
Pour écouter cette chanson de nous-même ;
Qu'elle en disait long, parfois,
Tandis que nous nous efforcions de ne pas rire !
Cela montait du fond de nous,
Ridicule et impérieux,
Plus haut que tous nos serments d'amour
Plus inattendu, plus irrémissible, plus sérieux -
Oh l'inévitable chanson de l'oesophage !...
Gloussement étouffé, bruit de carafe que l'on vide,
Phrase très longuement, infiniment modulée ;
Voilà pourtant la chose incompréhensible
Que je ne pourrais jamais nier
Voilà pourtant la dernière phrase que je dirai
Quand, tiède encore, je serai un pauvre mort « qui se vide ! »
Borborygmes ! Borborygmes !...
Y'en a-t-il aussi dans les organes de la pensée,
Qu'on n'entend pas, à travers l'épaisseur de la boîte crânienne ?
- O. Barnabooth. Ses œuvres complètes
Editions de la Nouvelle Revue Française, 1913
15:44 Écrit par Patryck Froissart dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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08/07/2022
Un oiseau bleu et rare vole avec moi, Youssef Fadel
Un oiseau bleu et rare vole avec moi, Youssef Fadel
Un oiseau bleu et rare vole avec moi, mars 2017, trad. arabe marocain Philippe Vigreux, 394 pages, 23,80 €
Ecrivain(s): Youssef Fadel Edition: Sindbad, Actes Sud
![Un oiseau bleu et rare vole avec moi, Youssef Fadel](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/41r-hv9bgml_45f4cd6ca288dce7753badd6f9ff8c63.jpg)
Bouleversant !
La lecture de ce roman hors du commun est une plongée en enfer.
Aziz, issu d’un milieu rural pauvre où il a vécu une enfance difficile, violente, douloureuse avant d’être recueilli par une communauté religieuse qui lui permet de faire des études, devient aviateur.
Zina, qui a eu elle aussi un parcours d’enfance et d’adolescence ponctué de violence paternelle, est prise en charge et protégée par sa sœur aînée Khatima, que le dénuement contraint, après qu’elle et Zina ont fui nuitamment les violences de leur père, et après maintes vicissitudes, à la prostitution à Azrou sous le joug brutal du proxénète Jojo.
Rien de très original, si on s’en tient à ce résumé de la première partie du récit.
Mais l’histoire a pour contexte très particulier le Maroc des années de plomb…
Aziz, affecté à la base de Kenitra, rencontre Zina dans le bar d’Azrou où, s’étant émancipée de Jojo, Khatima a été embauchée comme serveuse par la propriétaire française. La rencontre a lieu juste au moment où l’odieux Jojo tente de mettre l’emprise sur Zina, candide et belle adolescente, pour l’intégrer dans son cheptel à la place laissée vacante par la défection de sa grande sœur.
Une belle intrigue commence, un mariage se prépare, le bonheur, après des années de souffrances, semble s’offrir aux deux personnages.
Le 16 août 1972, le commandant de la base aérienne de Kenitra donne l’ordre à ses pilotes de décoller et de tirer sur l’avion qui ramène d’un voyage en France le roi Hassan II…
Tous les éléments de la vie des deux personnages se situant avant et après cette date sont donnés par tranches, de manière achronologique par les voix alternées de chaque narrateur.
Il y a la voix de Zina, l’héroïne, et celle d’Aziz.
Il y a la voix de Baba Ali, l’un des gardiens de la « casbah », la prison où est enfermé Aziz, et celle du sergent Benghazi, son chef.
Il y a la voix de Khatima, la sœur-mère de Zina.
Il y a la voix de Hinda, la chienne, racontant sa propre histoire, laquelle va croiser celle d’Aziz.
Au fil de la lecture se reconstitue progressivement pour le lecteur la linéarité de chacun des parcours complexes de ces six narrateurs exprimant et commentant à la première personne la vision à focalisation réduite de leur quotidien et de son contexte.
En effet, l’Histoire, celle du Maroc des années de plomb, ici n’est pas le cadre réaliste, objectif, ni d’ailleurs militant, du récit. Elle n’est évoquée que par ce qu’en connaissent et en subissent les protagonistes, par ce qu’ils en perçoivent, de manière distante et floue, et peu intelligible, dans leurs vies qui se déroulent très loin des événements agitant des médias dont le bruit et la fureur ne les atteignent pas dans leurs aspects purement politiques.
Les récits des deux gardiens sont glaçants. Est effarant, est effrayant le degré d’inhumanité qui les possède et les blinde après qu’ils ont passé des années à voir mourir, à laisser mourir, voire à faire mourir à petit feu ou dans un accès de violence, en détournant les maigres sommes que l’administration leur octroie pour les nourrir, des cohortes de prisonniers politiques devenus des « disparus » qui n’ont plus d’existence légale, des êtres annihilés dont personne, officiellement, ne sait plus rien, des barbaques vivantes sur lesquelles ils prélèvent des organes pour les vendre.
Dès le matin levé, on sera débarrassé de lui. Si au moins j’avais vendu son œil […] Quatre mille dirhams la pièce…
Je comprends aussi quand (le commandant) refuse de les nourrir avec l’argent de l’Etat. Ce qu’il y a par contre, c’est que je ne le comprends pas quand il construit des maisons avec cet argent-là. Des quartiers entiers qu’il fait construire à Meknès…
La narration que fait Hinda, la chienne, de sa chienne de vie tout aussi misérable, douloureuse, erratique, ballottée, que celle des autres protagonistes, traduit, par le biais de son point de vue d’animal non dénué de sensibilité mais qui ne comprend ni ce qui lui arrive ni quelles en sont les raisons, le brouillard et le caractère insaisissable, aléatoire du régime arbitraire dans lesquels évoluent à l’aveuglette les sujets du royaume.
Hinda échoue un jour à la casbah. Et elle aussi témoigne.
J’étais dans la cour quand, tout d’un coup, qu’est-ce que je vois ? Le Rifain sortir nu comme un ver en riant aux éclats et en tournant dans la cour, l’air de s’amuser. Là-dessus, les deux gardes arrivent en courant, ils commencent à le poursuivre avec des pelles […]. D’un seul coup, la pelle de Benghazi s’abat sur sa tête, il tombe par terre et le sang commence à lui gicler du crâne. Puis ils se mettent tous les deux à le rouer de coups et à l’insulter jusqu’à ce qu’il ne bouge plus. Depuis cet épisode, je ne dors plus comme avant.
Par la voix de Khatima, la grande sœur protectrice de Zina, l’auteur brosse la rude existence des familles rurales dans le Maroc des années soixante et met en lumière la douloureuse alternative offerte aux jeunes campagnardes refusant le diktat du mariage arrangé :
J’avais quatorze ans quand nous sommes parties, Zina et moi. Or, qu’est-ce que vous voulez que fasse une fille de quatorze ans qui n’a jamais quitté son village ? Et qui, par-dessus le marché, traîne avec elle une gamine de dix ans ?
Zina et Aziz inversent le mythe orphique. Après avoir cherché, inlassablement mais vainement, d’abord dans les méandres d’une administration sourde et muette, ensuite en parcourant le pays dès qu’une rumeur, un soupçon d’indice lui parvenaient, son mari précipité dans les enfers occultes des divers Tazmamart, Zina attend toujours.
J’avais seize ans quand j’ai commencé à le chercher, j’en ai trente-quatre aujourd’hui et je continuerai jusqu’à soixante, soixante-dix et même plus s’il le faut. Je pense que je finirai par le retrouver.
Le roman commence d’ailleurs lorsque Zina, dix-huit ans après la disparition d’Aziz, est contactée par un mystérieux visiteur qui lui laisse un message sibyllin.
Zina reprend la route, obstinément, vers la montagne du village où se déroule chaque année une « fête des roses où les filles célibataires vont pour se marier » et où il y a « une casbah où vont aussi les veuves et les femmes qui ont perdu leur mari dans le coup d’état »…
Son périple ressemble à un jeu de piste interminable, au cours duquel alternent de façon cyclique espoir et résignation.
La voix d’Aziz est celle qui marque, qui étreint, qui tourmente le lecteur, voix d’un moribond rongé par les rats, la fièvre, la faim, plongé de façon permanente dans une obscurité quasi totale, privé de soins, sujet aux hallucinations, à des moments de démence, ayant tout oublié de son passé, de son identité, de la raison même de sa présence dans cette oubliette.
Tonalité morbide, détails macabres, description crue des signes de lente décomposition d’un mort-vivant…
Comme une cloche qui n’arrête pas de sonner, le pus rampe sur le reste de mon corps.
Je regarde le sol à mes pieds. Eau. Humidité. Mort. A ce stade, le mal ne se limite plus à tel pied ou à tel autre. Il s’étend à tout le corps […]. A cause de la morsure, il a commencé tôt cette nuit, comme si on m’écrasait les doigts de la main l’un après l’autre…
L’histoire de chacun des personnages se construit ainsi par le canal intime d’un monologue intérieur, dans le texte de quoi s’inscrivent les quelques dialogues rapportés. Le procédé installe une proximité, voire une totale promiscuité avec le lecteur, contraint d’appréhender la réalité-fiction par différents points de vue, et amené, par la force d’une expressivité poussée à l’extrême par un auteur révélant ici un talent remarquable, à sentir et à vivre ce que sentent et vivent tour à tour les protagonistes.
Témoignage ou reconstitution, ce livre poignant jusqu’à la limite voulue de l’écœurement dénonce avec une virulence rare le sort des prisonniers politiques voués à l’anéantissement dans un pays donné à une époque circonstanciée et, par extension, attaque tous les régimes totalitaires avec une violence inouïe.
Roman à rapprocher de l’œuvre d’Abdellatif Laâbi (Le règne de barbarie) et de celle de Mohamed El Khotbi (Bribes d’une décennie à l’ombre) présentées ailleurs dans La Cause Littéraire.
Patryck Froissart
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14:53 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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L’île au poisson venimeux, Barlen Pyamootoo
L’île au poisson venimeux, Barlen Pyamootoo
L’île au poisson venimeux, août 2017, 174 pages, 17 €
Ecrivain(s): Barlen Pyamootoo Edition: L'Olivier (Seuil)
![L’île au poisson venimeux, Barlen Pyamootoo](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/71ltj4b8fal_087bb7ef05f06f09c1f58bd4a7ec9820.jpg)
L’île, c’est Maurice, que les cartes postales, les émissions de voyages et découvertes, et les agences de tourisme présentent comme un endroit paradisiaque, et que, dit une légende, Dieu aurait créé comme essai et maquette de l’Eden à faire.
Le roman de Barlen Pyamootoo, auteur mauricien reconnu, se situe dans l’île à l’époque contemporaine.
Anil, commerçant en saris et étoffes de soie, mène à Flacq une vie tranquille avec son épouse Mirna, avec qui il a deux enfants, jusqu’au jour où il disparaît brusquement.
Sa dernière matinée est racontée, en focalisation interne, d’abord dans son contexte conjugal, puis dans celui de son cheminement vers sa boutique, enfin dans le déroulement normal des activités de son magasin en compagnie de ses deux vendeuses, jusqu’à midi, heure à laquelle Mirna vient le remplacer pour lui permettre d’aller déjeuner avec son ami Rakesh.
Le cheminement du personnage s’accompagne du cheminement de ses pensées, avec ses coq-à-l’âne, aucun indice n’y laissant prévoir la cause de sa volatilisation.
Il a traversé la rue en se frayant un passage parmi des piétons qui arpentaient le bitume sans souci des véhicules qu’ils esquivaient par des sauts de cabri, c’était désormais une danse à la mode, appelée le cabriolet, que des femmes exécutaient dans des bals populaires, les hommes singeaient à la perfection les chauffeurs et leurs bolides, s’en vantaient-ils, et sans surprise les accrochages étaient nettement plus élevés que sur les routes.
Arrive l’heure habituelle de son retour à la boutique : Anil ne revient pas.
Mirna et les amis de son époux le cherchent durant des heures, durant des jours, puis attendent son hypothétique réapparition, tout en ressassant tous les possibles cas de figure : accident, noyade, suicide, enlèvement, fugue, maîtresse… Les mois passent, puis les années, jusqu’au moment où, certaine de ne jamais le revoir, succombant à la cour que lui fait assidûment le député de la région, Mirna vend boutique et maison et s’installe, remariée, avec ses enfants chez ce dernier, de qui elle deviendra l’assistante parlementaire.
Tout au long de l’intrigue, le narrateur, par les yeux de ses personnages, par leurs pensées et leurs propos, brosse la vie quotidienne de la communauté indo-mauricienne de cette grosse bourgade de l’est de l’île, en un tableau vivant, grouillant, attentif, souvent tendre, constitué d’une succession de petites scènes intimes et publiques.
L’indifférence des policiers qui reçoivent de Mirna la déclaration initiale de disparition fait place à l’enquête organisée, consciencieuse menée par le sergent Ram Siparsad, ce qui permet à l’auteur de décrire des lieux différents, d’exprimer la perception personnelle qu’a l’enquêteur de l’environnement naturel et social, d’esquisser celle de diverses personnes ayant connu Anil, et de préciser au fil des entretiens certains aspects de la personnalité du disparu.
Ram Siparsad devient un personnage de l’histoire parmi les autres.
Le sergent Ram Siparsad était d’humeur joviale en quittant le poste de police, d’abord parce qu’il était habillé en civil, il pouvait arpenter les rues de Flacq sans qu’on le regarde de travers […] mais surtout parce qu’il avait toute la journée pour étoffer son rapport sur la disparition d’Anil, malgré les réticences de l’inspecteur qui voulait classer l’affaire…
Regards croisés sur le microcosme local, promenades rêveuses solitaires ou déambulations à deux avec échanges d’impressions ou d’observations sur les lieux ou à propos des autres protagonistes, conversations décousues ou dialogues orientés, souvenirs, commentaires intérieurs ou directement rapportés, moments d’intimité familiale, relations entre époux, entre beaux-parents et bru, et entre parents et enfants, séquences sensuelles, séance amoureuse ou explicitement sexuelle, rapports entre patrons et employés, regards sur le passé esclavagiste, clientélisme politique, récit d’un instant de vie scolaire, nostalgie des usages qui se perdent… le tableau est riche, mais toujours fait par petites touches subtiles.
Court florilège :
Il lui avait parlé des jeunes filles d’aujourd’hui, ça le contrariait, leur façon de s’habiller et de tortiller de la croupe en public…
Mademoiselle Adler a consacré le dernier quart d’heure de la journée à apprendre à ses élèves à prononcer correctement les noms des cinq fleuves les plus longs du monde et autant de déserts les plus vastes et de montagnes les plus hautes…
Elle a regretté d’avoir oublié ses lunettes de soleil […] et s’est rappelée que dans son enfance, quand seuls les touristes en portaient, on les appelait des boites de conserve, sans doute parce que ça conservait la vue, et boites parce que c’était alors le seul objet qu’on connaissait qui pouvait conserver…
L’auteur, ceci étant, n’est jamais agressivement critique. On ressent, très fortement, son attachement, son affection, son indulgence pour cette matrice socio-culturelle dont il est issu.
Le dénouement du roman, qu’on ne dévoilera pas ici, non plus que ce que désigne le « poisson venimeux » du titre, est un formidable coup de théâtre et une remarquable leçon de sagesse…
Le lecteur mauricien, le lecteur étranger qui connaît Maurice ou qui veut connaître notre île autrement que par la fenêtre étroite de ses hôtels de luxe fermés sur eux-mêmes, et d’une façon générale tout lecteur ayant envie de vivre de l’intérieur la réalité mauricienne quotidienne trouveront dans ce roman plus qu’un roman : un retour sur eux-mêmes et sur leur société pour les uns, une intense immersion culturelle pour les autres.
Patryck Froissart
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14:52 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Poésies non hallucinées, Alain Marc
Poésies non hallucinées, Alain Marc
Poésies non hallucinées, Editions du Petit Véhicule, Coll. La Galerie de l’or du temps, mars 2017, 130 pages, 25 €
Ecrivain(s): Alain Marc
![Poésies non hallucinées, Alain Marc](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/73-alain-marcchristian-jaccard_7ba3c34f867256e1696f65352824e892.jpg)
Le titre complet de ce bel ouvrage est à lui seul tout un poème : Poésies non hallucinées, et rescapées, éveillées, zen, Poésies et notes, Anonymes calcinés de Christian Jaccard.
Le poète réalise là une étrange alliance entre les toiles de peintres anonymes du XIXe siècle partiellement détruites par Christian Jaccard dans un processus volontaire de combustion lente, et ses propres textes dont les mots souventement épars sur la page semblent être eux-mêmes des bribes d’une composition plus vaste, qui seraient restées visibles sur des feuillets jetés au feu et imparfaitement consumés.
Le titre annonce les cinq parties du recueil.
Poésies non hallucinées :
Le poète entremêle trois récurrences. L’une évoque un auteur spectateur face à une ouverture sur l’extérieur, sur le monde. Les occurrences, très nombreuses, du champ sémantique de la fenêtre, outre les apparitions de ce terme lui-même, reposent sur un lexique du réel et sur des expressions et périphrases objectives. Ainsi, par exemple : de l’autre côté du balcon, écran, devant mes yeux, ouverture, j’ouvre… Ces représentations du réel sont poétisées ponctuellement par des impressions telles que : vision, halos, au-delà, pellicule fendue qui rouvre la porte…
Le poète est voyeur, au sens strict du mot. Ce que son imagination lui donne à voir est un vaste espace, souvent marin, parfois forestier, caractérisé par l’absence. Sur la mer aperçue, erre une barque vide, une sorte de vaisseau fantôme, et la viduité est si prégnante que l’espace lui-même devient une mer abandonnée.
Le spectacle est en rapport avec l’état de désillusion, ou de désenchantement dans lequel semble se trouver le spectateur, qui ressent en lui vide, blessure, et sueur, et surtout fatigue du désir, constat de ce qui n’est pas et de ce qui n’est plus, exprimé par la répétition, reprise d’une chanson populaire : Nous n’irons plus aux bois.
Poésies rescapées :
Registre tout différent, tonalité tout autre dans cette seconde (re)composition. On retrouve ici l’Alain Marc chantre de la poésie du CRI. L’absence est ressentie comme violente. Au leitmotiv obsédant « Pourquoi aujourd’hui es-tu si loin ? », fait écho un champ lexical funeste dans un chant poétique tragique parsemé de bouquets noirs, comme, entre autres, ceux-ci : Ce feu me tue, meurtres, meurtrier, gouttes de sang, peurs, incinération, et de multiples occurrences du CRI, et du verbe CRIER sous diverses formes, exprimant la douleur.
« Cri
Cri qui crie »
« CRI rentré
au creux du ventre »
Cependant, les thèmes des Poèmes non hallucinés reparaissent au mitan de ces clameurs, en particulier celui de l’ouverture, ici plus intime, forcée, plus proche d’Eros :
Fente
Cachant Montrant
CACHANT ET MONTRANT
le Dedans
DU CRI
De temps en temps
UNE PORTE
Porte
enjeu
voile éventré
Comme un phare sur la mer noire
Le poète voyeur semble alors souffrir de ne pouvoir sortir de soi pour transgresser l’ouverture, comme en témoignent le champ de l’enfermement forcé (clef, barreaux, carcan…) et l’adresse à Abdellatif Laâbi, poète de l’internement, de l’isolement, de l’incarcération.
Poésies éveillées :
Le poète se recentre-concentre sur soi, sur sa naissance, son enfance, sa mère. Les textes sont plus écartelés, plus déchiquetés que les précédents. Les mots sont coupés, saucissonnés, les syllabes tronçonnées. La lecture-diction en devient forcément hachée. C’est voulu. Les images coupées aux ciseaux portent sur la chair, le corps physique, l’intimité crûment mise à nu. Cela se lit-dit vite et percute.
Les Jambes
sont un peu Ecar
tées
Un Bruit de Gifle
Touffe de mousse
sur un Triangle
de Lumière
Une Mouette grise
Passe
LE VOYEUR
VOIT Tout
Poésies zen :
L’auteur est là au centre du cercle, au milieu de son lieu d’écriture. Tout est prétexte à poésie : les chats, le fil électrique, la plinthe, l’interrupteur, le papier peint, la toile de jute. Evidemment, entre ces descriptions poétiques d’éléments prosaïques, viennent au poète souvenirs et images vues, et par la fenêtre, toujours s’ouvrant soudain, s’oppose l’infinitude du dehors à la circularité « confortable » de la chambre.
Par la fenêtre
vagabonde l’infini
Et l’objet trivial, par la magie de l’imaginaire poétique, évoque, connote, mue.
Rencontre
d’un couvercle
et d’une tache
de peinture
Avec soudain
naissance de poils
formant toison
Le recueil se termine par une dizaine de pages de « notes », de réflexions (au sens premier du terme) du poète sur sa pratique et sur sa vision de la poésie.
Qui a lu les Chroniques pour une poésie publique et/ou Il n’y a pas d’écriture heureuse reconnaîtra le talent-style très particulier d’Alain Marc dans les poésies du présent recueil et, dans les notes qui y figurent, sa théorie (ou son théorème) poétique qui constitue un quasi manifeste.
Lecture conseillée à tous ceux pour qui la poésie a un sens, une existence, une fonction nécessaire, un avenir…
Patryck Froissart
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14:51 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Azarphaël, Roi du monde, suivi de Jean Montségur (Novellas), Christophe Lartas
Azarphaël, Roi du monde, suivi de Jean Montségur (Novellas), Christophe Lartas
Azarphaël, Roi du monde, suivi de Jean Montségur (Novellas), Ed. de l’Abat-Jour, juin 2017, 243 pages, 16 €
Ecrivain(s): Christophe Lartas
![Azarphaël, Roi du monde, suivi de Jean Montségur (Novellas), Christophe Lartas](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/ob_564ca8_azarphael-roi-du-monde-suivi-de-jean_27d2f5797d829d6ca106ca68606be9ef.jpg)
Novella : roman court, où tous les événements sont reliés à un seul événement principal, laissant des périodes de repos au lecteur et dont la chute est normalement lente.
Cette définition convient parfaitement aux deux novellas réunies dans ce volume des Editions de l’Abat-Jour : Arzaphaël, roi du monde, et Jean Montségur.
Les deux fictions sont de nature très différente, bien qu’appartenant au même genre littéraire du roman d’anticipation.
Azarphaël, roi du monde, écrit à la première personne, place le narrateur en situation à la fois de témoin et d’acteur d’un monde en totale déréliction, proche de son implosion cataclysmique terminale, caractérisé par l’instauration d’un régime mondial ultralibéral, d’un « tissu économique et social reposant en premier lieu sur les biens patrimoniaux » et « la prééminence de l’argent et de l’appât du gain », et ayant pour conséquence le retour de « privilèges héréditaires comme aux plus beaux jours des régimes aristocratiques ou féodaux ».
La description des troubles, révoltes, jacqueries en tous genres engendrés par l’extrême exacerbation des injustices économico-sociales, est celle d’une gigantesque boucherie, d’un chaos semblant irréversiblement devoir aboutir à la fin du monde, d’un écroulement total, en château de cartes, d’un ordre mondial régi jusque-là par une caste extra-minoritaire qui se croyait héréditairement intouchable pour les siècles des siècles et qui n’a pas su, pu, voulu renoncer à thésauriser de façon exponentielle avant que se produise ce qui paraît advenir comme une inévitable apocalypse.
L’auteur excelle dans les listes, les accumulations, les arsenaux, les énumérations à la façon de catalogues, dans lesquelles il s’amuse à insérer des incongruités…
Attention, âmes sensibles s’abstenir :
Ç’avait été premièrement une succession de psychoses collectives où des populations entières, tombant brusquement sous le joug d’une furie aveugle, s’entretuaient en tâchant de s’égorger jusqu’à la vertèbre ou de se fendre le crâne à coups de marteaux arrache-clous, de piolet, de barre à mine ou de batte de base-ball, se crevaient les yeux avec leurs ongles, leurs doigts, leurs jeux de clefs, leurs tournevis ou leurs clefs USB ; s’arrachaient la langue, les oreilles, la verge ou le clitoris avec leurs dents, des tenailles ou des pinces universelles…
Au moment où l’effondrement général est imminent, survient le Sauveur. L’auteur reprend le mythe messianique, sous une forme originale puisque l’Envoyé, Azarphaël, représentant d’une lointaine civilisation extra-galactique, est une araignée géante protéiforme aux couleurs et aux attributs différents à chacune de ses apparitions.
Sous la direction d’Azarphaël, un monde idéal se constitue rapidement sur les décombres de l’ancien, et commence une ère édénique, jusqu’au jour où l’Ange avoue qu’il ne peut répondre à la question de la nature de l’âme et de son devenir post-mortem. La nouvelle humanité supportera-t-elle le terrible choc de cette angoissante révélation métaphysique ?
L’auteur manie la langue avec une remarquable dextérité, une jouissance communicative, une connaissance encyclopédique des mots les plus rares, et manifeste une propension folle à l’exhaustivité lorsqu’il s’agit de collecter les toponymes, de compiler les personnages historiques, de répertorier les mythes et leurs acteurs… au point de provoquer le tournis.
Un véritable tour de force littéraire…
Lartas mentionne à la fin de cette étonnante novella que l’écriture lui en a pris quatre années. On le comprend aisément tant les références sont innombrables.
Jean Montségur, titre éponyme du personnage principal de ce deuxième texte, raconte l’ascension fulgurante d’un jeune politicien séducteur et intrigant qui use sans scrupules et avec une intelligence machiavélique de toutes les ressources et toutes les ficelles médiatico-politiques, de toutes les formes possibles de la démagogie, de toutes les annonces et promesses de nature à aveugler les masses pour parvenir à la fonction suprême de président de la république française.
Anticipation ? Prémonition ?
Quoi qu’il en soit, le jeune président nourrit, derrière son masque de charme, un dessein secret : celui de redonner à la France la première place dans le monde. Pour ce faire, il dispose d’un adjuvant puissant : un certain bouton qu’il lui suffirait d’actionner pour déclencher un maelstrom nucléaire…
Son machiavélisme lui permettra-t-il d’aller au bout de son « idéal » délétère ?
Le récit, ici, est fait à la troisième personne par un narrateur qui semble avoir fait le constat d’un dysfonctionnement croissant des grandes démocraties dans lesquelles s’ancre le culte de la personnalité, de l’icône, du réformateur soi-disant porteur de renouveau mais jouant sur la nostalgie d’un passé idéalisé.
Alors il connut avec un redoublement de conscience qu’il était arrivé au bout du chemin, que la victoire lui était définitivement acquise : le processus apocalyptique qu’il avait enclenché […] s’achevait donc sur une apothéose pour le moins imprévue…
Vision inquiète et inquiétante de ce qui pourrait se produire à court terme ?
Alors que l’intrigue de la première novella se déroule sur un rythme lent, ponctué de pauses énumératives et de diversions historiques, scientifiques, ésotériques, celle de Jean Montségur entraîne le lecteur dans une succession rapide d’événements d’importance mondiale croissante déclenchés par le Président : suspense et tension garantis !
Christophe Lartas est un écrivain gourmand de vocabulaire. Le lecteur ressent la délectation continue que cet auteur éprouve dans l’écriture et le maniement, voire la manipulation, des mots.
Par-delà cet amour exacerbé de la langue et de ses richesses, le romancier exprime une opinion extrêmement pessimiste de l’état et de l’évolution de nos sociétés, et une vision cataclysmique de leur futur proche.
A découvrir !
Patryck Froissart
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La Poupée russe, Gheorghe Craciun
La Poupée russe, Gheorghe Craciun
La Poupée russe (Pupa rusa), mai 2017, trad. roumain Gabrielle Danoux, 450 pages, 25 €
Ecrivain(s): Gheorghe Craciun Edition: Editions Maurice Nadeau
![La Poupée russe, Gheorghe Craciun](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/41ik6bzp1tl_26f97c929ccf15f9d7f3929c367b2e93.jpg)
Quel destin que celui de Leontina, l’héroïne de ce roman fleuve !
Porteuse de tous les espoirs, de toutes les illusions, de tous les excès, de toutes les déviances du régime communiste, en particulier durant les trente-cinq années de pouvoir de Ceausescu, Leontina suit une trajectoire aléatoire, dont le sens lui échappe, dans une société marquée par l’arbitraire du népotisme et par la bureaucratie du parti, tatillonne, suspicieuse et pleine de menaces, dont le bras justicier est incarné par la tristement célèbre Securitate.
Belle, sportive de haut niveau, membre de l’équipe nationale de basket, après une éphémère velléité, lors d’un déplacement à l’étranger pour un tournoi international, de déserter, Leontina s’intègre avec succès dans la société kafkaïenne de l’ère Ceausescu et profite à corps perdu de la seule liberté totale qui lui est faite, celle d’une vie sexuelle sans attache, ponctuée de partenaires multiples, licence sexuelle censée représenter le revers révolutionnaire du mariage bourgeois mais vite devenue instrument d’ascension sociale aussi nécessaire que la délation.
Le titre du roman en appelle à la fois à la complexité du personnage et à celle de la Roumanie Socialiste qu’incarne pleinement Leontina.
Leontina est foncièrement décomposable, comme son prénom, en Leon et Tina, deux dénominatifs, l’un masculin et l’autre féminin, dont la dualité entraîne des comportements et des tensions psychologiques, à la limite de la schizophrénie, ayant pour source une bisexualité parfois mal assumée.
Son nom est un mot cassé en deux, comme la nuit et le jour, comme l’ombre et la lumière… Tina sent que Leon est la partie de son corps et de son cerveau dont elle a peur…
Leontina, par l’excellence du niveau sportif auquel elle parvient dès l’adolescence, est rapidement repérée par l’oligarchie roumaine pour qui les compétitions internationales sont un support privilégié de propagande à la gloire de « la bonne santé » du système.
Leontina, poussée en avant par le parti qui l’inscrit d’office dans « le lycée du dessus », est en retour fortement incitée à devenir une des animatrices rédactrices de la cellule locale des Jeunesses Socialistes.
Plus tard, en conséquence de la faute qu’elle a commise pour avoir eu la fugitive envie de « passer à l’ouest », est forcée, sous peine de sanction pour cette trahison, de rédiger des « fiches » à transmettre régulièrement à la Securitate sur les habitudes, les propos, les comportements, les pensées de ses amis-amies, fréquentations, relations et, à l’occasion, de personnages plus importants qu’on lui demande de rencontrer, voire de séduire.
Leontina espionne et Leontina est espionnée. Leontina sert un parti, une organisation et un Conducator constituant un système dont elle n’est pas idéologiquement une adepte enthousiaste. Leontina, dans la longue litanie de ses amants, est tantôt séductrice, tantôt séduite, tantôt manipulatrice, tantôt manipulée.
Leontina suit une trajectoire aléatoire au hasard des montées en grâce et des tombées en disgrâce au sein d’une machine politique qui prend et jette les êtres comme des jouets.
Ainsi Leontina apparaît-elle comme la poupée russe qu’annonce le titre.
Mais cette image de la poupée russe est, de façon macroscopique, également symbolique du monde au sein duquel s’agitent, à l’aveuglette, Leontina et les individus composant le microcosme qui entoure horizontalement et verticalement notre personnage. L’auteur démonte et montre cette organisation étroitement stratifiée en les multiples couches des réseaux de la dictature, depuis Leontina jusqu’au Conducator Ceausescu, suprême poupée enveloppante elle-même manipulée tour à tour, au moins durant la première partie de son règne, par le pouvoir russo-soviétique et, de manière contradictoire et subtile, par l’ennemi occidental…
Ainsi la poupée russe qu’est Leontina est elle-même allégorique de la poupée russe que constituent l’ensemble soviétique et ses satellites, y compris la Roumanie, quoique dissidente.
L’auteur joue sur la pluralité des voix narratives, dont celle d’une narratrice non identifiée, non « matérialisée », et donc sur une large gamme de focalisations permettant de juxtaposer différentes visions critiques, toutes expressément négatives, des mécanismes de contrôle, de conditionnement et de propagande mis en œuvre par le régime. Il interfère en outre directement dans la trajectoire narrative en y intercalant à intervalles réguliers des descriptions pamphlétaires d’une acerbité féroce et d’une ironie acide, présentées, avec une typographie d’articles de journaux, sur deux colonnes, et, de façon paradoxale, sous forme d’un discours poétique et parfois logorrhéique (à la manière emphatique des discours officiels) rompant les règles de ponctuation, ce qui procure un relief violent à leur contenu satirique.
En République Socialiste de Roumanie, les mots s’affolaient de bonheur […] Hystériques ils sortaient des dictionnaires et se préparaient pour le défilé […] Les mots frémissaient de bonheur dans l’air sulfureux des stades, dans la pissotière idéologique de la télévision […] Le mot PARTI entrait dans les églises dans les cinémas profanait les tombes et les aires de jeux pour les enfants déchirait les synapses de la mémoire collective se déposait comme du sable invisible sur les assiettes des soupes populaires…
A d’autres moments la narration est interrompue par des « Notes de l’auteur » s’inscrivant dans le temps de l’écriture, par lesquelles le romancier s’interroge et se répond à lui-même à propos de son roman et de l’acte d’écrire, ou s’auto-analyse sur l’état d’esprit qui est le sien au moment où il écrit ceci ou cela, ou raconte une anecdote illustrant l’atmosphère du pays, ou devient Pygmalion dans une relation équivoque avec son personnage Leontina…
Je suis dans la cuisine et je pense à ce roman…
C’était pendant l’été et je me trouvais dans la gare d’une petite ville de Transylvanie, j’attendais le train…
On était à l’automne de l’année 2000. Je m’étais établi à Bucarest où j’avais acheté une garçonnière…
Leontina était un prénom que je détestais précisément pour pouvoir aimer l’être qui le portait…
Leontina ressemble à toutes les femmes du monde, car elle est la femme avec qui tu veux coucher…
Dans le cours de l’histoire déjà riche de ces multiples voix, la narratrice se pose comme personnage intra-diégétique par l’emploi régulier du Je ou du Nous, passe au Tu, intègre des pages de jeux de mots, insère des commentaires, opère des plongées en arrière dans l’enfance de son personnage, rapproche Leontina d’Emma Bovary, voit la société roumaine avec les yeux désenchantés de son héroïne, alentit le courant narratif sans qu’en souffre le rythme de la lecture.
Elle vivait et s’acclimatait. Elle était entrée dans leur politique de putes et se devait de devenir à son tour une pute…
La montée des échelons dans le cadre du Parti n’est cependant jamais définitive. Leontina connaîtra la disgrâce, avant que le régime lui-même, considéré comme inébranlable pour les siècles des siècles, ne s’effondre d’un coup comme un château de cartes…
Mais, en vérité, quel destin que celui de Leontina, l’héroïne de ce roman fleuve !
A noter : l’insertion dans l’ouvrage de quelques dessins à la manière de Cocteau (représentant Leontina ?), œuvres de la main même de l’écrivain.
Patryck Froissart
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Pour que la mort ne crie pas victoire, Alexis Ruset
Pour que la mort ne crie pas victoire, Alexis Ruset
Pour que la mort ne crie pas victoire, éd. Zinedi, janvier 2017, 211 pages, 19 €
Ecrivain(s): Alexis Ruset
![Pour que la mort ne crie pas victoire, Alexis Ruset](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/81sgszuujvl_671c7299dfc6f397ae9553433691937b.jpg)
Avec ce roman d’Alexis Ruset, le lecteur est plongé dans l’atmosphère trouble et mouvante d’un village situé sur la ligne bleue des Vosges, sur le front-est de la guerre de 14/18, quasiment entre les armées allemande et française dont les mouvements le mettent tantôt sous occupation ennemie tantôt en zone provisoirement libérée.
Le lieu de l’action constitue une scène idéale pour une intrigue qui met aux prises dans le petit village de La Harpaille des protagonistes dont certains profitent de l’état incertain des hostilités dans une guerre qui n’en finit pas de ne pas finir, pour donner libre cours à leurs bas instincts, à leurs jalousies, à leur haine de celui qui ne leur ressemble pas, de celui qui n’est pas « des leurs ».
Car le personnage central est venu de l’Alsace, alors allemande, avant la guerre et, dès son installation dans le village, il a suscité curiosité, moqueries, animosité, suspicion, superstition et répulsion. Il est nain, difforme, il arrive un soir monté sur un grand bouc blanc, il parle un alsacien mâtiné d’allemand, il est accueilli et logé par une vieille femme solitaire elle-même rabougrie, laide et édentée, dont la demeure est à l’extrême bout du village (représentation classique de la sorcière et de son habitation excentrée par rapport à la communauté villageoise) et qui lui loue un cabanon isolé dans la forêt proche. Il a, pour compléter l’archétype, des dons « diaboliques » de guérisseur et de vétérinaire. Le monstre et la sorcière…
Il faut ajouter à cette caractérisation classique le fait que le second adjuvant, Octave, qui se pose en protecteur du petit homme, est le forgeron du village, autre figure traditionnelle de personnage aux pouvoirs magiques.
« Avec son mètre quarante, ses jambes arquées, ses oreilles pointues, des yeux vairons qui se croisent, une barbiche mal fichue, noire et fourchue, le père Fouettard et le croquemitaine pouvaient toujours s’aligner. On ne lui donnait pas d’âge. Il s’exprimait en alsacien, gauchement, en cherchant ses mots et en les estropiant »…
Ce portrait brossé dès le début du livre, auquel s’ajoutent l’attribut complémentaire de ses pouvoirs mystérieux de rebouteux et celui de la compagnie permanente du bouc, assimile immédiatement le petit homme au diable qu’il faut exorciser. La population, dans sa quasi-totalité, trouve tout naturellement, et de manière jubilatoire, en la personne archétypale du petit homme, du « Boche », son souffre-douleur, son bouc émissaire (évidemment), sa victime expiatoire de tous ses travers, de toutes ses lâchetés, de toutes ses tares, de toutes ses querelles intestines et ancestrales, de toutes ses trahisons, de toutes ses compromissions avec l’occupant.
L’auteur enchaîne, dans une atmosphère de concentration haineuse croissante, les scènes qui mènent le village de la simple méfiance initiale à la délation insistante auprès des occupants allemands, lesquels, machiavéliquement manipulés, finissent par condamner à mort le petit homme et par le livrer au lynchage collectif.
Une fois atteint le paroxysme du déchaînement de la violence, une fois le sacrifice rituel accompli, l’auteur entame un second parcours narratif, celui de la vengeance, dont le mécanisme est mis en branle par Octave qui se bat sur le front et qui, patiemment, au rythme de ses permissions, met les principaux responsables en défaut, les dresse les uns contre les autres, jusqu’à les conduire à retourner sur eux-mêmes leur propre méchanceté.
Les événements ainsi se succèdent à un rythme rapide et tiennent le lecteur en haleine jusqu’au dénouement.
La chaîne narrative connaît cependant des pauses qui mettent l’histoire momentanément en suspens sans porter atteinte à l’appétence du lecteur :
– pages décrivant les occupations propres à la vie villageoise de l’époque, dont le réalisme est parfois facétieusement détourné par l’auteur vers des comportements coquins, dans un mélange de Zola et de Marcel Aymé
« Elle savait drôlement y faire pour baratter la crème et en extraire le beurre, manier les faisselles et faire égoutter les fromages. Là c’est elle qui se faisait manier et baratter. Guerite s’était entiché de sa gorge, aussi généreuse, ferme et élastique que les pis d’une génisse »
– tableaux bucoliques, quasiment idylliques, de la nature, des saisons, des travaux champêtres à la mode de George Sand
– histoires d’amours croisées qui se nouent entre Octave et la jeune Gaby d’une part, entre Léa, la sœur d’Octave, et Gaston, compagnon de régiment dudit Octave
– récits des batailles auxquelles participent Octave et Gaston de l’Argonne à Verdun, avec une précision et une proximité de point de vue qui ne sont pas sans évoquer celle de Waterloo racontée par Hugo dans Les Misérables ou vécue par Fabrice dans La Chartreuse de Parme de Stendhal
– lettres du front instituant un récit second à la première personne complétant celui du narrateur principal
– scènes vaudevillesques, mais aussi scènes de polar noir souvent traitées avec humour
Si on ajoute à la variation des chaînons narratifs l’usage ponctuel de régionalismes dans le récit et du dialecte local dans certains dialogues, on comprend qu’on a là un bon roman socio-historique.
L’épilogue se clôt sur le cri de Paul dans l’Epître aux Corinthiens :
« Mort, où est ta victoire ? »
Lointain écho à l’œuvre de Daniel-Rops ?
Patryck Froissart
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Leçons de ténèbres, L’Amour à mort, Olivier Verdun
Leçons de ténèbres, L’Amour à mort, Olivier Verdun
Leçons de ténèbres, L’Amour à mort, décembre 2016, 62 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Olivier Verdun Edition: Edilivre
![Leçons de ténèbres, L’Amour à mort, Olivier Verdun](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/lecons-de-tenebres.-l-amour-a-mort-866215-264-432_8060c54ac71e35f5e397f4aacb1e56df.jpg)
Le sous-titre de cet ouvrage, une fois atteinte la dernière ligne, dès que le lecteur se retourne, comme Orphée sur Eurydice, sur le chemin qu’il vient de parcourir sous la conduite d’Olivier Verdun, se met à osciller, à scintiller, à se troubler, à se fondre : l’Amour à mort ? La mort de l’Amour ? La mort et l’Amour ? L’Amour, la Mort ? Quelle(s) association(s) ?
De ces Leçons de ténèbres, sort-on éclairé ?
Pour le moins, on fait de belles rencontres. En effet, le traité d’Olivier Verdun fourmille de références, dont le large éventail met en réseau le chanteur Nick Cave et Ovide, Poe et Jankélévitch, Ionesco et Le Cantique des Cantiques, Boileau et Maître Eckart, Desnos et Rilke, Kierkegaard et les cinéastes Carl Dreyer ou Alain Resnais, pour n’en citer qu’un panel infime.
La mise en connexion, ou la confrontation, de points de vue tenant de la philosophie, de la poésie, du domaine religieux, de l’ésotérisme, du rock, du cinéma, tous en rapport plus ou moins étroit avec l’orphisme, cette relation ténébreuse, passionnée, passionnelle, jusqu’à pouvoir être infernale, qu’entretiennent l’Amour et la Mort, repose donc sur une vaste érudition et relève du tour de force intellectuel.
Le fil dominant de la réflexion douloureuse à laquelle l’auteur se livre porte sur le caractère absurde que peut avoir cette relation, à partir, en particulier, de cet extrait du Cantique des Cantiques : « L’amour est fort comme la mort ».
« Comment, en effet, comparer l’incomparable ? Comment l’amour pourrait-il rivaliser avec la mort, lui qui fait son miel de la fragilité, de l’évanescence, de la précarité ? »
Mourir d’amour ? Cet « acte » a-t-il du sens ? Si oui, quel sens a-ce ?
S’agit-il de « rejoindre » ce qui n’est plus ?
Ne pas mourir d’amour, et patienter, en faisant sienne la croyance, religieuse, selon laquelle la perte de l’être aimé n’est que provisoire et que de béates retrouvailles réuniront les amants dans l’au-delà, a-t-il plus de sens ?
Olivier Verdun cultive l’art d’opposer l’absurde à l’absurde, souvent dans une langue claire, moderne, sans fioritures, sans mastication lexicale, qui vise et atteint directement le lecteur, par l’usage, en particulier, de la phrase interrogative :
« Ainsi, troquer ce qui est toujours vécu comme un scandale – l’éclipse en seconde personne, l’effacement du proche, la nihilisation de l’être cher – contre un placebo d’enfant de chœur, contre une promesse frelatée de vie éternelle, n’est-ce pas, d’une certaine manière, se moquer du monde ? »
D’ailleurs la mort n’est-elle pas, à proprement parler, inconcevable pour le commun des mortels (c’est-à-dire nous tous) ? Rappelant que l’expression « je suis mort » est une impossibilité à la fois logique et existentielle, l’auteur cite Jankélévitch : « Où je suis, la mort n’est pas, et quand la mort est là, c’est moi qui n’y suis plus ».
Après avoir longuement réfléchi sur la question, Olivier Verdun embraie sur une spéculation sémantico-philosophique passionnante : de ces deux états, la mort et l’amour, dont le mystère de ce qui les unit semble inexprimable, l’un relèverait de l’ineffable, et l’autre de l’indicible. Tout n’est certes pas réductible au seul langage, mais la parole amoureuse en sa relation avec la mort intègre bien, jusque dans ses limites, de façon paradoxale, ce qui est indicible et ce qui est ineffable. On laissera au lecteur la jouissance de découvrir l’originalité de l’excitant distinguo qu’opère ici l’auteur.
« La parole amoureuse pousse le langage dans ses ultimes retranchements, puisque ses énoncés, portant sur un objet qui n’est plus ou que l’écho irréel dans la mémoire a affadi, n’ont aucun rôle énonciatif à jouer, si ce n’est bien sûr en tant que porte-voix de la douleur intime… »
L’auteur établit plus loin un parallèle entre la parole amoureuse ayant l’être aimé absent pour objet ou pour destinataire, et la prière religieuse, qui est adressée à un dieu tout autant absent ou qui tente, en le prenant pour sujet, de le « faire exister ».
« Prier Dieu, c’est […] adresser à l’Etre manquant des paroles d’amour, une sommation à être, lesquelles sont condamnées, par définition, à ne jamais recevoir de réponse ».
Le parallèle menant logiquement à la transposition, de l’amour pour l’être unique, puis de l’amour pour un dieu unique, Verdun passe de l’Amour de l’Un à l’Amour du Tout, et du Tout-Autre, cet Amour du prochain que prône le christianisme, amour à propos de quoi il s’interroge sur « les écueils qui risquent de le rendre difficilement praticable ».
Dans les dernières pages du traité, l’auteur livre ses conclusions sur l’assertion, fondamentale et prétexte à cet ouvrage, selon laquelle « l’Amour est fort comme la Mort », et cite à nouveau Jankélévitch :
« La victoire de l’amour est souvent la victoire d’un vaincu. L’amant est parfois fidèle jusqu’à la mort inclusivement : mais il meurt. Et en ce sens au moins le Toujours de l’amant ne tient pas parole. Il n’y a que la mort qui tienne toujours parole ».
Implacables « leçons de ténèbres »…
Patryck Froissart
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Ecrits sur la poésie, Jean-Paul Michel
Ecrits sur la poésie, Jean-Paul Michel
Ecrits sur la poésie, 312 pages, 20 €
Ecrivain(s): Jean-Paul Michel Edition: Flammarion
![Ecrits sur la poésie, Jean-Paul Michel](http://www.lacauselitteraire.fr/cache/com_zoo/images/61slofqhygl_b82ba534d07ce2d1187d383f06da0647.jpg)
Voici un ouvrage qui devrait faire référence pour quiconque s’intéresse à la poésie en particulier et à la création en général. Jean-Paul Michel, poète, critique, s’interroge, est interrogé, et interroge dans une suite d’entretiens, de correspondances, de retours sur son œuvre, et de réflexions critiques, sociologiques, philosophiques sur l’art, les artistes, les œuvres artistiques.
L’ouvrage est divisé en huit périodes de la vie littéraire de l’auteur.
1/ Ecrits sur la poésie (1981-1992)
En préambule : qu’est-ce donc qu’un grand livre ? Citant quelques poètes, écrivains, philosophes, l’auteur prend pour exemple Hölderlin dont le nom revient mille et une fois dans le cours de ces Ecrits sur la poésie, et énonce un premier postulat : « Un grand livre se connaît à ceci, hélas : il fait mal ».
Mais pour en arriver à une lecture qui fasse mal, explique Jean-Paul Michel dans une lettre à Robert Bréchon, le travail de l’écriture devra avoir été, d’une évidente nécessité, toute de violence et de souffrance pour l’écrivain.
« Ma relecture est celle d’une succession éprouvante de déceptions et de ravissements – tensions et chutes, imprévisibles – merveilles errantes, fadeur de peu de puissance d’arrêt ».
Confessant sa propre expérience de poète (œuvres primordiales publiées sous le pseudonyme de Jean-Michel Michelena), l’auteur recourt en rafales, de façon percutante, aux termes et expressions des champs de la déchirure, de la chirurgie et de la guerre pour exprimer le combat qu’il mène jusqu’à ultime épurement, jusqu’à extrême épuisement, contre son propre texte (frapper, colère, refus, travail des ciseaux, j’élide, je coupe, j’excise, mensonges, inadéquat, éliminé, sacrifice, martyre, démembre, fouetter au sang, féroces…). Le texte obtenu, à l’état de « fragments », est ensuite soumis à « montage, minutage, cadrage, collages » sans aucun « ravaudage » préalable.
Au milieu d’un entretien avec Michaël Sebban, un échange porte sur une œuvre poétique de Michelena dont le titre, Du dépeçage, illustre parfaitement cet usage permanent des ciseaux.
« A ce qu’il me semble, tout écrivain connaît ces expériences »…
L’auteur met en questions ce que représente, pour un poète, l’acte de publication. Il met en correspondance l’art et la morale, le dessin et la composition/décomposition poétique, le poème et l’œuvre peinte (Le rêve d’un livre peint), la création artistique et la mode/les modes, l’écriture poétique et l’expression critique, la forme et le sens, le rationnel et le poétique… « Comment un poète pourrait-il n’être pas un critique – ne serait-ce, mais alors impitoyablement, que le critique de soi ? ».
2/ Carnets de la Villa Waldberta (1993)
Créer et « produire », qu’est « l’acte » du poème ? Puissance ou raison ?
L’auteur revient sur ses propres techniques d’écriture, imagine un classement des auteurs « d’après leurs effets pharmacologiques », expose ce qu’on peut attendre d’un livre, et conseille l’audace aux jeunes poètes.
« Ose vouloir. Donne à ta vérité un tour naïf. La rouerie des roués ? Faiblesse, dissimulation, esquive, fuite. Ose oser. Va au Père. Prépare ta tête, qu’on la coupe, quand viendra l’heure ».
3/ L’Invention du Lecteur (1995-1997)
Jean-Paul Michel considère ici l’acte d’écrire en ce qu’il a pour fin de produire chez le lecteur. « L’acte d’écrire a pour fin, à ce que j’imagine, de produire de la nostalgie : la nostalgie de ce qui n’est pas, n’a jamais été, ne peut pas être… »
Quelle relation, dans l’acte poétique, entre le réel et l’écrit ? Comment mesurer la distance entre ce qui est « pensé » et ce qui est « représenté », « énoncé », « soutenu », « écrit et dit » ?
Le poète évoque ainsi, par auto-questionnement, sa quête de l’essence des signes.
Mais aussi, qu’est-ce qui pousse à écrire ? Une fois la pulsion exprimée par un assemblage de mots, que faire de ce qui les constitue en texte ? Ici revient la fonction, non pas castratrice, mais créatrice des ciseaux, dont l’action doit avoir pour finalité la transformation du texte en poème, en harmonie phonique, en chant, en musique, ce que Jean-Paul Michel traduit par cette belle formule lapidaire : « On écrit à la pulsion, on coupe à l’oreille ».
4/ Nous avons voué notre vie à des signes (1996)
Après s’être essayé à cerner dans cette partie ce qu’est un artiste, Jean-Paul Michel se livre à une émouvante confession sur les raisons qui l’ont poussé à refuser le nom de son père et à l’occulter pendant trois décennies sous le pseudonyme de Michelena.
Suit une interrogation sur la pérennité de l’art, sur son apparent crépuscule, sur sa possible mort, au constat qu’il fait qu’une « étrange timidité paralyse les modernes ».
Mais l’auteur est optimiste, une nouvelle Re-naissance viendra. « Ce que [l’art] a pu, comment ne le pourrait-il plus ? »
5/ Carnet de Pietranera (1998)
Après un texte injonctif sur la façon dont tout artiste/penseur doit se saisir (comme l’ont fait Sade, Baudelaire, Nietzsche, Freud et quelques autres avant eux) de l’animalité en ce qu’elle est le réel de l’humain, Jean-Paul Michel définit le Poème comme « toute manière humaine de faire face au grand réel», en prenant pour exemple un festival de danses africaines.
6/ Bonté seconde (2002)
Ce chapitre peut être considéré comme le plus important de l’ouvrage en ce qu’il constitue, écrit dans une langue éminemment… poétique (!), possiblement le manifeste poétique de Jean-Paul Michel.
Après une critique acerbe de ce à quoi se réduit souvent aujourd’hui la création poétique, l’auteur dit, expose, développe, affirme, crie ce qu’elle doit être, en force et en éclat, ce qu’elle doit provoquer, ce que doit être son action sur le monde : « La poésie n’aura jamais chance d’agir qu’à cette condition : stupéfier, saisir, arrêter. Par après seulement, elle pourra terrifier, ravir, incliner, faire signe… ».
Il est du devoir du poète de se demander ce qui allume chez le lecteur l’embrasement poétique : « L’excitation nécessaire à la poursuite de la lecture parcourt-elle le poème comme un feu ? »
L’expression poétique paroxystique peut-elle, comme chez certains Romantiques, être associée à la folie ? L’art est-il nécessité ? Quelle relation existe-t-il entre l’art et la science ?
7/ Pour nous, la Loi (2000-2005)
Une riche étude sur Hölderlin constitue l’essentiel de cette septième partie, ponctuée de citations et de références bibliographiques, où Jean-Paul analyse la vision qu’avait ce grand poète de l’acte poétique, de la nature et de la fonction, et de l’importance, de la poésie dans l’évolution de l’être humain par la naissance et le développement du langage. « Non seulement la poésie n’est pas une branche mineure des formations du langage, mais elle est proprement le langage qui fonde tous les langages, les rend possibles, les commande, les porte. Par elle, sont advenus les Dieux ».
8/ Vertiges préjudiciels (1995-2012)
Ce chapitre commence par un vibrant hommage au poète disparu Mohammed Khaïr-Eddine, poète berbère, poète militant, poète résistant, compagnon en poésie, en politique et en souffrance d’Abdellatif Laâbi. « Il avait une âme de feu ».
Après un intéressant exercice de questions-réponses sur… la poésie, advient un texte profond sur ce qui associe poésie et peinture, texte où Jean-Paul Michel parle de Bonnefoy parlant de Goya, dans une relation triangulaire féconde où ces grands esprits se répondent.
On sera par ailleurs inévitablement séduit, plus loin, par un alignement sur sept pages, sous le titre Vertiges préjudiciels reprenant celui du chapitre, de plusieurs centaines de questions qui semblent être directement adressées au lecteur, à qui il revient de trouver ses propres réponses. Invite à penser.
Pour conclure :
Il est difficile de faire apparaître en quelques dizaines de lignes toute la richesse, toute la profondeur, toute l’étendue des ressources d’un tel ouvrage recueillant trente années de recherches, de réflexions, de critiques et d’autocritiques, de lectures et d’analyses littéraires, d’articles, d’échanges épistolaires, d’entretiens, et foisonnant de références et d’extraits qui témoignent d’une passion rare et d’une vaste connaissance de l’objet et de l’histoire littéraires (dans le cadre de quoi il faut noter une proximité, une intimité, une affinité particulières et revendiquées pour Hölderlin, Rimbaud, Hopkins, Mallarmé et Lautréamont pour ce qui est de la poésie, pour Proust, Joyce, Kafka, Faulkner et Beckett pour ce qui revient à la prose).
Ouvrage enrichissant, fécondant, de haute tenue, sans intonations ni intentions, toutefois, doctorales.
« Nous nous sommes interdit toute didactique », précise l’auteur au début du chapitre 4.
Patryck Froissart
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14:46 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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