05/07/2022

Il n’y a pas d’écriture heureuse, Alain Marc

Il n’y a pas d’écriture heureuse, Alain Marc

Ecrit par Patryck Froissart 22.02.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésieRevues

Il n’y a pas d’écriture heureuse, Le Petit Véhicule, Revue Chiendents n°109, septembre 2016, Cahier d’arts et de littératures, 5 €

Ecrivain(s): Alain Marc

Il n’y a pas d’écriture heureuse, Alain Marc

 

Ce numéro de la précieuse revue Chiendents est consacré à Alain Marc, dont un ouvrage fondamental en deux parties, Chroniques pour une poésie publique, et Mais où est la poésie ? a fait l’objet il y a quelque temps d’une présentation dans La Cause Littéraire.

Alain Marc est pluriellement remarquable. Il possède un talent, une vertu, et un boisseau de capacités :

D’abord il est poète, naturellement, spontanément, foncièrement.

Ensuite il est militant, défenseur acharné d’une poésie qui serait, qui redeviendrait ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : publique.

Enfin il est, simultanément ou successivement, critique, analyste, lecteur attentif, sourcilleux, exigeant, à l’affût de tout ce qui se fait, se dit, s’expose, se publie dans le domaine de la poésie, domaine qu’il appréhende et parcourt en long et en large en faisant montre d’une culture littéraire, théâtrale, événementielle quasiment encyclopédique.

Une grande partie du numéro 109 est faite d’une correspondance et de deux entretiens entre notre poète et Murielle Compère-Demarcy, poétesse, rédactrice à La Cause Littéraire.

Dans la Lettre pour une présentation qui sert de pré-texte à la revue, Alain Marc définit pour sa correspondante son parcours et précise le diptyque qui peut être considéré comme son manifeste.

Deux bornes jalonnent ce parcours, à savoir ce que j’ai appelé « l’écriture du cri » et « la poésie publique », que deux essais balisent : « Ecrire le cri » et « Chroniques pour une poésie publique suivies de Mais où est la poésie ? »

L’auteur y définit ce qui, pour lui, distingue « poésie » et « poème », y évoque sa « pratique du carnet et/ou de l’essai », y rappelle ses activités de critique littéraire, et y révèle qu’il a « plus de 4000 pages réparties en une cinquantaine d’ouvrages toujours inédits, sur lesquels [il] travaille chaque jour ».

Peut-on en espérer de futures publications ?

Suit une longue et foisonnante conversation avec Murielle Compère-Demarcy, au cours de laquelle Alain Marc est invité à préciser sa classification, originale, des poésies en « regards hallucinés », « poésies non hallucinées », poésies « évidences », et ce qu’il appelle « polaroïds pornographiques ».

Le poète répond également, de façon toujours passionnée et passionnante, aux questions de son interlocutrice (tout autant passionnée que lui) quant à son grand combat pour une poésie publique, puis à propos de ce que serait une « poésie expérimentale ». L’entretien abonde en références (Leiris, Proust, Camus, Artaud, Garnier, Sade, Bataille, Maïakovski, et bien d’autres). L’ensemble des questions et réponses rassemble ce qui semblait épars. Il s’en dégage une mise en relation, et une structuration, des multiples activités d’Alain Marc.

« On comprend alors mieux pourquoi je dis qu’aussi bien mes poésies, que mes poèmes, que mes polaroïds pornographiques, que mes essais-par-fragments forment un tout indissociable et cohérent ».

Cette conversation trouve sa suite dans une autre rencontre, transcrite dans la deuxième partie de l’ouvrage, entre Murielle et Alain, portant sur Ecrire le cri. On appréciera ailleurs la Lettre à mon ami sculpteur amoureux de poésie, Bertrand Créac’h, dont on pourra retenir en particulier cette intéressante conclusion, qui incite à réfléchir sur les fonctions respectives, dans l’interprétation ou dans la perception poétique, du poète émetteur et du lecteur-auditeur-récepteur :

« Ma poésie n’est pas poétique : elle le devient (par la surprise qu’elle provoque, et par le flot, dans le cas de poèmes longs) ».

Le dernier texte de la revue, écrit par Alain Marc, a pour titre : La poésie contemporaine est très souvent intellectuelle. Le lecteur qui a parcouru l’ouvrage Chroniques pour une poésie publique suivies de Mais où est la poésie ? y reconnaîtra sous une forme condensée la thématique longuement développée au fil de ces autres pages du poète essayiste.

En insert, au milieu du fascicule, une lettre (un « papier [retrouvé] vieux de plus de 40 ans ») adressée à notre auteur par Bernard Noël, précède une lecture, par Murielle Compère-Demarcy, d’une nouvelle d’Alain Marc intitulée Le Timide et la prostituée :

Ce sont des « visions » (le mot apparaît plusieurs fois), des apparitions réelles ou fantasmées de la solitude que nous lisons ici. D’un homme qui rêve de devenir libre, comme l’écrivain est libre dans sa créativité…

Cette nouvelle, nous apprend l’auteur, est « quasi inédite. Elle a été publiée en ligne sur un très bon site qui proposait des nouvelles à acheter à moins de deux euros mais son plus grand tort a été d’arriver trop tôt, si bien qu’elle a été très peu lue ».

Après avoir lu ce qu’en écrit Murielle, on ne peut, l’eau à la bouche, qu’en appeler aux éditeurs pour une mise en page qui la rende « publique ».

En attendant, ce numéro de Chiendents offre au lecteur curieux de tout ce qui touche au langage en général et à l’expression poétique en particulier de (re)découvrir un poète qui pense la poésie, et qui ne cesse de faire entendre son CRI pour que vive cet art du verbe né avec l’homme et inhérent à la notion même d’humanité.

Qu’on en profite !

 

Patryck Froissart

 

 

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La colombe et le moineau, Khaled Osman

La colombe et le moineau, Khaled Osman

Ecrit par Patryck Froissart 04.03.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanVents d'ailleurs

La colombe et le moineau, mai 2016, 186 pages, 20 €

Ecrivain(s): Khaled Osman Edition: Vents d'ailleurs

La colombe et le moineau, Khaled Osman

 

Le narrateur adopte en vision interne le point de vue de son personnage principal, Samir, un Egyptien qui s’est parfaitement bien intégré en France après y avoir fait ses études. Maître-assistant à la Sorbonne, chargé de cours d’histoire de la civilisation arabe, Samir, quelque temps après avoir mis fin à une liaison mouvementée avec Basma, une jeune Syrienne, vit une relation stable et calme avec Hélène, de qui il a fait la connaissance alors qu’elle assistait à son cours.

C’est cette situation initiale normalisée que vient brutalement troubler un appel téléphonique. En plein printemps arabe égyptien, en direct de la place Tahrir, un mystérieux correspondant annonce à Samir que son frère jumeau Hicham, avec qui il a n’a plus de contact depuis belle lurette, vient d’être grièvement blessé dans les manifestations, et qu’il le supplie de se rendre d’urgence à son chevet, accompagné de Lamia, leur amie d’enfance, avec qui Hicham a eu autrefois une relation amoureuse.

Or Samir a perdu depuis longtemps la trace de Lamia, étudiante en arts, après l’avoir aidée à s’installer à Paris.

L’intrigue a pour fil conducteur la quête à laquelle se livre alors Samir qui reconstitue bribe par bribe l’occulte trajectoire de Lamia, en faisant appel ponctuellement à un détective privé qui semble tout droit sorti d’un polar américain.

L’appel venu de la place Tahrir renvoie brusquement Samir à ses origines, recrée un lien, douloureux, avec le pays natal, avec le passé, avec une famille, qu’il avait rangés dans un tiroir qu’il n’ouvrait plus.

Mais l’appel provoque aussi des turbulences au sein du couple, Samir n’ayant jusqu’alors jamais évoqué l’existence de son jumeau devant Hélène, qui lui reproche d’avoir à ce point occulté son passé, et qui s’interroge sur l’empressement de son compagnon à retrouver Lamia.

L’histoire est prenante, le suspense est bien entretenu, mais l’intrigue est prétexte. En effet le courant narratif, linéaire bien qu’intégrant des sauts vers l’amont, traverse des phases étales de réflexion sur le contexte de l’année 2011, sur l’actualité française, égyptienne, mondiale, contemporaine de la révolution des printemps arabes.

Prétexte à interrogations politiques, objets de discorde ancienne entre les jumeaux, sur le mouvement révolutionnaire égyptien, sur « la meilleure manière de lutter contre l’autoritarisme du régime », sur la pertinence des valeurs occidentales de défense des libertés et de démocratie dans un pays « aussi complexe et aussi convoité que l’Egypte », sur la nécessité de « d’abord œuvrer à l’éducation des citoyens avant de tenter d’imposer par la force un régime importé », sur la légitimité et la sincérité de l’engagement et des critiques formulées de loin par les émigrés sur le régime et sur les formes prises par la révolution…

« La vérité, c’est que Samir avait eu peur de rentrer, peur de mettre en danger le confort dont il jouissait en France ».

C’est la divergence grandissante de leurs opinions sur ces questions qui a provoqué autrefois la rupture des relations entre les jumeaux.

Prétexte à d’intéressantes discussions littéraires et historiques entre Samir et Hélène, par exemple sur la fonction de la poésie dans le combat politique (Darwich est évidemment évoqué) ou à propos de la décision prise par Rimbaud de sortir de l’imaginaire de l’aventure poétique pour aller vivre son rêve d’aventurier, ou encore sur le sens à donner à l’expédition de Bonaparte en Egypte et sur ses conséquences dans l’histoire égyptienne.

Prétexte à questionnement, à propos de Lamia, sur la difficulté, pour une jeune femme égyptienne musulmane, d’envisager de se consacrer à la peinture.

Prétexte à incursions dans le milieu bohème des artistes en herbe et des professeurs de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts où Lamia a suivi un cursus éphémère mais très remarqué.

Prétexte à prise de position sur le développement des réseaux d’influence islamistes, lorsque les recherches de Samir l’amènent à s’intéresser à un groupe occulte dont le quartier général serait une librairie musulmane du 19e arrondissement. Lamia se serait-elle radicalisée ? Aurait-elle été embrigadée ? Aurait-elle pris le chemin du djihad en Syrie ?

Prétexte à dialogues théologiques, avec « la jeune fille au hijab » rencontrée dans cette librairie, sur la puissance des versets coraniques et sur la numérologie qui permettrait d’en dévoiler la structure savante…

Prétexte à réflexions critiques, et à intertextualité, sous forme d’analyses littéraires, de la part de Samir, dans le cadre de son travail d’assistant d’université, sur telle ou telle œuvre de la littérature arabe, en particulier sur un poème du poète militant Amal Abul-Qassem Donkol dont l’héroïne, Zarqa al Yamama (Zarka la colombe), personnage du patrimoine historico-poétique arabe, donne en partie son titre au roman et dont l’histoire est mise en relation avec la défaite égyptienne de juin 1967 et avec l’intrigue en cours. Intertextualité qui met Samir sur la piste d’une autre héroïne de l’histoire des Arabes, Zabba’, qui, pour l’auteur pourrait être assimilée en partie à Zénobie. Quel lien avec Lamia ?

« Quelque chose lui disait confusément que ce poème n’était pas sans rapport avec sa quête actuelle ».

Prétexte à récurrence de deux vers dont le sens énigmatique obsède Samir :

Qu’ont ces chameaux avec leur pas si lent ?

Rocs charrient-ils ou métal écrasant ?

Ces multiples prétextes ne sont toutefois pas que digressions gratuites que se permettrait un auteur érudit. Ils prennent sens, peu à peu, par rapport à l’intrigue, et donnent sens, parallèlement, à la quête de Samir qui, en recherchant Lamia, se cherche…

Visita interiora terrae rectificandoque invenies occultum lapidem...

Quel sera, dans ce roman de Khaled Osman, l’aboutissement de ce cheminement initiatique très socratique ?

 

Patryck Froissart

 

 

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Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, Stefan Zweig

Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, Stefan Zweig

Ecrit par Patryck Froissart 16.11.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Langue allemandeNouvelles

Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, juillet 2016, trad. allemand Laure Bernardi, Isabelle Kalinowski 95 pages, 2 €

Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)

Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, Stefan Zweig

Deux nouvelles extraites de Romans, nouvelles et récits, Tome II, de Stefan Zweig dans la Bibliothèque de la Pléiade (Editions Gallimard). La première, Un homme qu’on n’oublie pas, met en scène Anton, un personnage remarquable, sans domicile fixe, connu de toute une ville, une sorte de Diogène du 20ème siècle que l’accumulation de biens matériels n’intéresse pas, un homme à tout faire qui vit au jour le jour, auquel tout un chacun peut faire appel à tout moment pour solliciter de lui des petits travaux les plus divers, pour lesquels il refuse d’être rétribué au-delà du « tarif » invariable qu’il a fixé : de quoi pourvoir à ses sobres besoins jusqu’au lendemain.

La nouvelle est, comme c’est souvent le cas chez Zweig, le récit de la rencontre entre le narrateur et ce personnage singulier. L’emploi du JE personnalise la relation et lui donne un caractère authentique, d’autant plus fortement ressenti par le lecteur que le contexte spatio-temporel est toujours campé de façon réaliste. L’auteur met l’accent sur l’impact que peuvent avoir dans la vie de telles rencontres : le narrateur, qui, après avoir fait fortuitement la connaissance du clochard, enquête discrètement, intrigué par le bonhomme, pour cerner sa personnalité, en sort quelque peu transformé. Il tire leçon de la sagesse acquise, de la totale indépendance, de la générosité spontanée, de l’humanisme vrai qu’il découvre chez le vagabond.

« Je serais un ingrat si j’oubliais l’homme qui m’a enseigné deux des choses les plus difficiles de la vie : premièrement ne pas me soumettre au plus grand des pouvoirs de ce monde, le pouvoir de l’argent, et lui opposer ma pleine liberté intérieure ; deuxièmement, vivre parmi mes semblables sans me faire ne serait-ce qu’un seul ennemi ».

La leçon est d’autant plus percutante qu’elle repose sur un double paradoxe : d’une part elle émane d’un être qui, bien que vivant en marge, est l’homme le plus connu et le plus « socialement estimé » de la ville ; d’autre part elle est donnée au narrateur, personne lettrée ayant un haut statut socio-économique, par un individu « insignifiant, avec un costume élimé », qui possède un savoir pratique paraissant illimité.

Une belle construction chiasmique…

Le deuxième récit, qui donne son titre au recueil, Etait-ce lui ?, tient à la fois du polar et du conte noir à la façon de Maupassant. De la même façon que dans ses autres nouvelles, qui ont pour caractéristique essentielle la mise en scène d’un narrateur qui, rencontrant un être dont la personnalité le trouble, se met en situation d’analyser son comportement, d’étudier ses faits et gestes, de cerner son profil psychologique, Zweig donne ici la parole à Betsy, qui observe l’installation de ses nouveaux voisins, puis fait leur connaissance et celle de leur chien jusqu’à bientôt partager leur vie et assister à la tragédie qui les atteint lorsque leur jeune enfant est assassiné.

L’étude des caractères à laquelle se livre Betsy porte d’abord sur le père, John Charleston Limpley, un être exubérant, un tempérament phénoménal, puis… sur le chien Ponto, qui devient dans son angle de vision, et jusqu’à la fin du récit, le personnage principal.

Effectuer la psychanalyse d’un épagneul, voilà un sujet original, même de la part d’un auteur dont on connaît la relation amicale qu’il a entretenue avec Freud.

« Il n’avait pas fallu longtemps à l’animal, intelligent et observateur, pour constater que son maître, ou plutôt son esclave, lui passait toutes ses insolences ; d’abord simplement désobéissant, il prit rapidement des manières tyranniques et refusa par principe tout ce qui pouvait être interprété comme de la soumission… »

Longtemps après le drame, le fait que le meurtrier de l’enfant n’ait jamais été identifié continue d’obséder Betsy, qui se pose sans répit la question qui fait le titre du texte : « Etait-ce lui ? »

L’atmosphère est lourde, l’angoisse est la tonalité dominante. Le lecteur est induit à partager la focalisation de la narratrice, à éprouver ses affres, à désirer la révélation de la vérité, à vivre la fin du suspens.

Etait-ce lui ?

Pour le savoir, il n’est qu’un moyen : lire, de bout en bout, sachant que l’écriture seule de Zweig est déjà en soi source incomparable de plaisir.

 

Patryck Froissart

 

 

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03/07/2022

A l’origine, notre père obscur, Kaoutar Harchi

A l’origine, notre père obscur, Kaoutar Harchi

Ecrit par Patryck Froissart 22.11.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBabel (Actes Sud)Roman

A l’origine, notre père obscur, août 2016, 164 pages, 6,80 €

Ecrivain(s): Kaoutar Harchi Edition: Babel (Actes Sud)

A l’origine, notre père obscur, Kaoutar Harchi

 

Ce roman sombre, ténébreux, dont la tonalité est donnée d’emblée par le caractère énigmatique du titre et, par connotation, par le qualificatif obscur qui y figure, est un constat terrible de l’obscurantisme socio-religieux qui règne dans certaines régions et qui se répand insidieusement dans d’autres.

La narratrice est tout au long du récit, successivement et progressivement, une enfant, une fillette, une jeune fille, une femme. La métamorphose est lente, douloureuse, anormale.

Car cette enfant, cette jeune fille, vit recluse depuis sa naissance, avec sa mère, dans « la maison des femmes », une prison sans serrure où les maris ou les pères conduisent leur femme ou leur fille pour les punir d’une quelconque prétendue faute susceptible de porter l’opprobre sur eux-mêmes et sur leur parentèle.

La Mère, ostracisée dès son mariage par sa belle-famille pour cause de son appartenance à une caste sociale inférieure, est accusée injustement par le clan d’avoir commis des actes de nature à salir l’« honneur » de l’époux, qui, pour respecter la règle imposée par une tradition figée, la dépose dans cette geôle sans gardien où vivent d’autres femmes qui y rêvent, année après année, de cette minute hypothétique où leur mari, qu’elles aiment, leur maître, leur dieu, considérant la faute expiée, affichant sa toute-puissante et aléatoire miséricorde, franchira la porte avec son pardon et les remmènera à la maison, car la durée de la peine n’est jamais donnée…

A vomir, je retrouve toujours la même sensation putride, ces relents d’anciens repas, cette acidité dans ma bouche. C’est ainsi à chaque fois que je crois entendre la voix de M., parmi les bruits qui nous viennent de la ville. Mais se pourrait-il qu’un jour ce soit véritablement sa voix qui me parvienne et non celle d’un passant ? Se pourrait-il que ce même jour, grâce à M., je recouvre enfin la liberté ?

Ce jour lumineux ne se lève évidemment jamais.

Le lecteur, par les yeux de l’enfant, participe au quotidien de la petite communauté exclue du monde, et accompagne la lente déchéance de ces femmes que l’attente du pardon libératoire, dont elles refusent d’admettre, surtout face à leurs compagnes d’internement, qu’il ne leur sera jamais accordé, mène peu à peu à la folie.

L’auteure ne s’en tient toutefois pas à ce seul point de vue. Il arrive que l’une des femmes se raconte aux autres. Il advient aussi que la narratrice tombe sur le journal de femmes qui savent écrire. La Mère est de celles-ci. La fille découvre ainsi, par pans, le tragique traquenard clanique qui a provoqué la réclusion des unes et des autres.

La pression socio-culturelle est tellement forte que ces femmes ne se révoltent pas contre leur sort inique. Elles pourraient ouvrir la porte qui donne sur la rue et quitter leur prison. Elles ne le font pas, parce qu’elles savent que la société toute entière les exclut, et que, tant que celui qui les a enfermées ne les libère pas ouvertement, toutes les portes du monde leur resteront fermées. Elles portent définitivement sur elles, aux yeux de tous, le stigmate honteux de la faute qu’elles n’ont pas commise.

L’héroïne, narratrice principale, aura l’impudence, et l’imprudence pourtant de rompre l’enfermement, d’entreprendre, seule, le voyage du retour à l’origine, à sa propre origine et à l’origine de la faute, du péché originel. Elle partira en quête de ce père dont elle n’a aperçu, au cours des années d’internement, que la vague silhouette lors de ses rares visites à la Mère. Sa quête se fera enquête, sur les circonstances de la répudiation, et se voudra reconquête du père perdu.

Et plus j’avance plus j’ai devant moi, là, qui obstrue ma vue et ralentit ma marche, le portrait indistinct de ce Père qui habite à S., une ville voisine située plus au nord, à quelques heures d’autocar d’ici. Un Père coupé de mon existence, de son tumulte, un Père qui ignore que la Mère est morte et à qui je voudrais dire combien moi, la fille, je suis vivante.

Mais, et c’est là que Kaoutar Harchi exprime un pessimisme définitif, le cercle familial dans lequel la fille se retrouve se referme sur elle, et la conspiration fomentée contre la mère se répète, comme un cycle vicieux, dans un lieu clos plus hermétique, plus oppressif, plus coercitif, plus ténébreux, plus sauvage que la prison où elle a grandi.

La fille de l’intruse est, héréditairement, intruse elle-même.

Déterminisme social, fatalité de caste… Tout est-il pour toujours écrit ?

Vois, je me répète, vois quel est leur quotidien, toute cette méchanceté, cette manie qu’ils ont de s’épier continuellement, de se juger, de s’humilier, de s’exclure, de se punir, vois cet amour de la vengeance, ce plaisir des coups rendus, et les plus faibles qu’ils achèvent d’une parole, d’un geste. Vois les désirs inassouvis qu’ils collectionnent…

Les nouveaux geôliers empêcheront, de toute la puissance de leur jalousie, que se renouent les liens naturels entre le Père et la Fille, malgré l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre.

La prison, c’est les autres.

Un récit poignant, une trame romanesque tragique, la représentation d’une réalité révoltante… L’auteure dénonce, par le pouvoir d’un talent narratif d’une remarquable puissance impressive, l’état d’absolue négation de la personne féminine dans une société régie par l’arbitraire de la totale omnipotence masculine renforcée par la complicité active des femmes elles-mêmes, conditionnées culturellement dès la naissance à considérer comme naturel, et à en inculquer le principe à leurs propres enfants, l’état d’infériorité, de dépendance et de soumission dans lequel elles grandissent, vivent et meurent.

 

Patryck Froissart

 

 

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Purple America, Rick Moody

Purple America, Rick Moody

Ecrit par Patryck Froissart 07.01.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesL'Olivier (Seuil)RomanUSA

Purple America, Rick Moody, L’Olivier, octobre 2016, trad. anglais (USA) Michel Lederer, 428 pages, 14,90 €

Ecrivain(s): Rick Moody Edition: L'Olivier (Seuil)

Purple America, Rick Moody

Dans la famille Raitliffe, il y a le souvenir du père, Allen Hamilton, mort brutalement d’un anévrisme. Il y a la mère, Barbara Ashton Danforth, alias Billie, invalide, atteinte de sclérose en plaques dégénérative. Il y a le fils, Dexter Allen Ashton, alias Hex, bègue et alcoolique, organisateur de soirées mondaines. Il y a le beau-père, Lou Sloane, qui vient d’être licencié de son poste de responsable de la sécurité dans la centrale nucléaire de Millstone.

L’action principale du roman se déroule sur une fin de semaine. Dexter, ayant appris que sa mère vient d’être abandonnée par Lou Sloane, débarque dans la vaste demeure familiale en décrépitude.

Se déroule alors un étrange ballet, fait de va-et-vient et de chassés-croisés dans la région littorale constituant le lieu géographique de l’action, entre la vieille maison, la centrale nucléaire voisine et ses environs, et un restaurant fantomatique à la Bagdad Café où Dexter emmène sa mère et où il retrouve par hasard Jane Ingersoll, une amie de collège perdue de vue depuis des années, qui par pure bonté de cœur l’aide, de façon catastrophique, à soigner l’impotente et qui devient parallèlement, sous l’effet d’une attirance réciproque circonstancielle, ou par pitié, ou simplement pour meubler par l’occasion l’ennui qui l’habite, ou un peu pour tout cela à la fois, sa partenaire d’une relation charnelle infructueuse.

Car ce qui caractérise Jane, mais aussi Dexter et Lou, c’est qu’ils traînent un incommensurable et définitif désabusement, qui se traduit par une inexorable pusillanimité, une lassitude incurable, une perpétuelle nolonté.

Seule Barbara, la mère, sait ce qu’elle veut, et s’y tient : elle demande et redemande à son fils d’abréger ses souffrances, lesquelles sont exprimées sans pudeur, de même que sont décrites avec un réalisme rare, cru, froid, scabreux, les séquences au cours desquelles Dexter doit intervenir pour remédier à l’incontinence de sa mère, la déshabiller, lui changer les couches, lui donner un bain, la rhabiller, moments d’extrême humiliation pour l’une, de gêne violente pour l’autre.

Lou, de son côté, trimballe un double sentiment de culpabilité lié d’une part au fait d’avoir abandonné sa femme dont il ne supportait plus la dégénérescence continue et à celui d’avoir accepté quelques jours plus tôt, en échange de son silence, une retraite dorée proposée par la direction de la centrale de Millstone qui, intrigue sous-jacente, a probablement effectué, après une explosion que les autorités tentent de tenir secrète et à laquelle Lou aurait assisté, un rejet massif d’eau radioactive dans l’océan proche.

« Vous connaissez aussi bien que moi la situation à Millstone. C’est une catastrophe. Nous sommes dans de sales draps. Mais ce que nous voudrions aujourd’hui, Lou, c’est trouver un moyen de tourner la page sur cette regrettable affaire. Je pense que vous voyez où nous voulons en venir, Lou. […] Nous avons l’intention de vous offrir une retraite très généreuse… ».

Tout au long de ces deux jours, Dexter et Lou accumulent les bières et les cocktails divers, le premier en guise d’adjuvants, le second pour « fêter » son limogeage, ce qui exacerbe l’agressivité des relations entre les personnages.

En conséquence, on le devine, l’atmosphère du roman est lourde, sombre, négative, oppressante.

Quelle réponse Dexter donnera-t-il à la prière d’euthanasie que Barbara lui adresse d’une manière de plus en plus insistante tout au cours de l’intrigue ?

Le genre narratif choisi, très particulier, pouvant rappeler à la fois Joyce, Faulkner et Albert Cohen, est lui-même oppressant. Les pensées des protagonistes, leurs actes, le commentaire, le descriptif, les dialogues (souvent non repérés, fondus dans le texte, les changements de locuteur étant alors signalés par l’usage alternatif de l’italique), les points de vue et les focalisations, tout s’enchaîne sans espace de souffle, et les phrases se suivent de façon continue, sans alinéas, comme un fleuve logorrhéique qui charrie irrésistiblement le lecteur et qui contribue à entretenir cette ambiance poignante dans laquelle l’auteur le plonge. La transcription systématique des bégaiements de Dexter accentue encore l’effet de lourdeur.

Pourtant, et c’est là ce qui fait de cette œuvre une réussite, ce filet, cette nasse, aussi étouffante, aussi dense, aussi serrée soit-elle, ne noie pas. On avance, consentant, dans ces eaux troubles.

On assiste à la mise en scène implacable de personnages sans ambition, sans illusion, sans projection, chez qui l’affectif, la notion de devoir, le sens de la solidarité, quand il en reste, se diluent et se dissolvent dans un individualisme total au sein d’une société du mensonge et de la consommation.

L’auteur dresse sans concession le tableau d’une Purple America (l’Amérique, dite profonde, blanche, du parti des Républicains) en décomposition, prenant le contre-pied de l’idéologie fondée sur un individualisme prétendument propre à favoriser la réussite personnelle, mais qui aboutit à un échec social massif.

« Hex éprouve un sentiment de fierté devant son cheese-burger, qui lui évoque les éleveurs de bétail du Far-West, ces libertaires et leurs valeurs traditionnelles, ces “survivalistes” avant la lettre, ces partisans de l’autodéfense, ces gens qui ont dompté la nature, son cheese-burger et les Grandes Plaines, ces plaines et les familles religieuses qui ont débarrassé l’Ouest de la vermine indienne… ».

La menace d’explosion de la centrale nucléaire, dont la possibilité est seulement habilement suggérée, presque en filigrane, ici ou là, au lecteur pour qui elle demeure pourtant prégnante en arrière-plan, pourrait augurer, symboliquement, en relation connotative avec la référence au survivalisme, l’explosion prochaine de la société étasunienne…

Publié en France au moment même de l’élection de Trump, ce réquisitoire menaçant est forcément percutant.

 

Patryck Froissart

 

 

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Je puais le sang d’âne, Hafez Khiyavi

Je puais le sang d’âne, Hafez Khiyavi

Ecrit par Patryck Froissart 11.01.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieRomanSerge Safran éditeur

Je puais le sang d’âne (Bu-ye khun-e khar), octobre 2016, trad. persan (Iran) Stéphane A. Dudoignon, 190 pages, 18,90 €

Ecrivain(s): Hafez Khiyavi Edition: Serge Safran éditeur

Je puais le sang d’âne, Hafez Khiyavi

 

Treize nouvelles pour partager la vie quotidienne des Iraniens, non pas de ceux dont les médias nous renvoient l’image, ceux des villes, des ayatollah, des femmes enfoulardées, et des brimades qu’exercent les miliciens des brigades des mœurs sur celles qui ne le sont pas assez, non, ces treize histoires nous font découvrir les Iraniens de la campagne, par le récit de drôles de mésaventures que connaissent des individus du terroir, dont certains, adolescents ou jeunes gens un peu simplets, font penser immédiatement à Djoha, ce personnage souvent tourné en ridicule de contes et de fables persans et arabes.

Plusieurs nouvelles ont pour décor un verger dont les fruits défendus, cerises, prunelles, mûres, griottes, pêches, selon la situation, attirent l’acteur principal qui s’y rend en cachette soit par gourmandise personnelle, soit pour en faire l’offrande à celle de qui il veut se faire bien voir en une sorte d’inversion des rôles d’Adam et d’Eve dans la fable du jardin d’Eden.

Dans la nouvelle Quoi, tout ça pour un chat !, un jeune homme raconte comment et pourquoi il a emporté une nuit des chats dans le verger de son ami Nasser pour les tuer à coups de fusil, et la terrible humiliation que lui a fait subir en représailles le propriétaire des lieux.

« Il m’avait prévenu, pourtant, que si, une fois encore, j’avais le malheur d’amener un chat dans leur verger pour le descendre, il s’énerverait pour de bon ».

Une des nouvelles a pour cadre un cimetière, pour circonstance un enterrement, pour personnage principal un corbeau, et pour objet une noix tombée à terre. Il faut un sacré talent pour faire monter avec ces éléments la tension narrative qui constitue le ressort de cette pièce intitulée Le corbeau.

« Terrorisé, le fossoyeur se prend la tête à deux mains. Les femmes se mettent à crier ».

Hitchcock eût apprécié.

Avec Dans l’ambulance, on pense à Zweig. Le narrateur se met à imaginer quelles peuvent être les pensées de l’ambulancier qui a pris en charge un homme qui vient de faire une attaque. Sur le siège passager s’est installée une jolie fille, qui pleure. L’ambulancier regarde-t-il en biais la jeune personne et, tout en fonçant vers l’hôpital, échafaude-t-il telle ou telle hypothèse sur ce qui a provoqué l’accident, sur le lien qui unit le mourant à l’arrière et la passagère à l’avant, sur l’existence présumée d’un journal intime dans lequel elle aurait raconté sa double vie et que son père aurait découvert ?

« Peut-être que, levée dès l’aube, elle s’est douchée avant de se passer du rouge et du fond de teint, que c’est pendant qu’elle était à la salle de bain que son père est tombé sur son journal et c’est quand elle finissait de s’apprêter qu’il a fait son attaque ».

Le lecteur qui aime Stefan Zweig aimera cette nouvelle.

Dans Paraît qu’il faut que je me mette à chaparder, un jeune garçon doit voler dix gâteaux à la crème chez Fereydoun pour mériter de parler avec la jolie Djeyran. Le lecteur qui a en tête la chanson de Brel retrouve ici le personnage simplet qui courtise une Djeyran-Germaine, l’ami Léon n’étant pas loin.

Je puais le sang d’âne clôt la série. Dans cette sombre histoire, la gageure à relever n’est plus le vol d’un kilo de gâteaux :

« Celui qui tuera l’âne d’un coup de hache, Sheylan est à lui ! »

Une sanguinolente histoire d’amour…

De l’enfilade des nouvelles émergent des thèmes plus ou moins voilés, plus ou moins explicites, qui fermentent dans la société iranienne malgré la toute puissante inquisition des ayatollahs : les amours clandestines, la sexualité, l’homosexualité…

L’imagination débridée, le rêve, l’auto-mise en scène mettent en correspondance les jardins naturels où se déroule souvent l’action et les jardins secrets des personnages.

La société ne pouvant être évoquée dans sa réalité, l’auteur opère une double transposition :

– à un premier degré, la scène nationale est réduite à des lieux clos ou à des espaces géographiquement et socialement restreints où les grands combats philosophiques, moraux et religieux se résument, de façon symbolique, à des anecdotes triviales, et où le pouvoir est incarné par le père, par le grand frère, ou par l’instituteur ;

– à un second degré, la restriction de la liberté d’action et d’expression semble provoquer une amplification de la faculté, inaliénable, de penser, de se penser, de rêver, et de se rêver.

Quel talent !

 

Patryck Froissart

 

 

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La petite galère, Sacha Desprès

La petite galère, Sacha Desprès

Ecrit par Patryck Froissart 18.01.17 dans La Une LivresL'Âge d'HommeLes LivresCritiquesRoman

La petite galère, 195 pages, 16 €

Ecrivain(s): Sacha Desprès Edition: L'Âge d'Homme

La petite galère, Sacha Desprès

 

Laura, dite Lo, lycéenne, vit avec sa grande sœur Marie, dite La Jolie, depuis qu’à l’âge de treize ans elle a assisté en direct à la tragédie du suicide de leur mère, Caroline. Elle voit rarement son père, divorcé avant le drame.

Marie est une jeune femme de mœurs très libres, anti-conventionnelles, qui joue sans scrupule de son exceptionnelle beauté.

Marie.

La Jolie.

Cette fille, c’est Frida, Judith, Ophelia. Réunies dans un seul et même tableau. Une bande dessinée pour adultes. Une comptine pour enfants. La Dame Tartine de l’érotisme. Le Miel des poètes…

Entre les deux sœurs, l’union est fusionnelle. Elles partagent un secret dont la nature sera seulement suggérée par l’auteure. Elles sont complices. Laura admire Marie qui veut faire de Laura une seconde Marie…

Alors Marie amorce au bénéfice de sa sœur, en guise de cadeau d’anniversaire, une histoire d’amour qui se mue immédiatement en une liaison sexuellement torride entre la lycéenne et son professeur de français, Wilder.

L’intrigue illicite entre Wilder et Laura rappelle celle du film Noce blanche de Jean-Claude Brisseau (1989), avec des scènes dont la crudité narrative serait parfois comparable à celle du roman Histoire d’O.

Entre les épisodes érotiques, l’auteure intercale des retours sur la relation conjugale difficile, chaotique, qu’ont connue les parents des deux filles, sur la récurrence obsessionnelle, chez Laura, de la vision du cadavre de sa mère, sur les comportements névrotiques que le drame a provoqués dans son psychisme.

Rien qu’une fois, Laura échangerait bien ses délires nocturnes contre un sommeil de plomb. Une nuit de bonheur dans le noir. Simple, sans fièvre ni mémoire. Mais depuis trois ans, Caroline ressuscite dans les rêves de sa fille.

Un équilibre relatif s’établit dans la vie pourtant fort dissipée des deux sœurs jusqu’au jour où le rompt l’irruption d’un nouveau protagoniste, Jack, dans la chaîne des amants de Marie. L’insoumise, l’indépendante qui choisit ses partenaires tombe sous l’emprise de ce personnage veule, parasite, grossier, qui s’installe dans l’appartement et s’immisce dans la relation intime, secrète, complice, jusqu’alors exclusive du couple singulier que forment Marie et Laura.

Lo ne reconnaît pas sa grande sœur. Elle l’a déjà vue amoureuse, bien sûr, mais là c’est autre chose. Marie est happée par la logorrhée de l’affreux…

Tout au long du roman, l’auteure alterne les points de vue, adoptant le plus fréquemment celui de Laura, sans doute celui qui implique le plus fortement le lecteur.

C’est par les yeux de Laura qu’on découvre peu à peu le caractère destructeur de Jack.

La trajectoire romanesque est ici totalement à l’inverse de la romance rose à la Delly. On pressent, très tôt, que point n’y aura de fin heureuse. La tension tragique s’installe et croît de scène en scène.

Car Marie et Laura brûlent la mèche de leur bougie de vie par les deux bouts. Sexe, drogue, violence donnent le ton, sur une écriture rapide, heurtée, sans fioritures. C’est une lente descente aux enfers qui semble irréversible.

Les descriptions sont brèves, réduites au décor strictement nécessaire, dont les éléments participent, c’est étudié pour, à l’atmosphère générale.

Le commentaire, incisif, souvent implicite, sous-jacent, dans le corps du récit, ou exprimé par les personnages eux-mêmes, dans leurs pensées ou dans les dialogues, ou dans des séquences de conversations de comptoir, empreint d’un féminisme latent, constitue un réquisitoire virulent contre la société française contemporaine.

L’auteure met en évidence la désagrégation sociale des banlieues, la montée dans le pays d’un nationalisme haineux, le goût effréné pour l’événement de préférence morbide et remplacé du jour au lendemain par un événement nouveau, la fringale de consommation, la dérive d’individus sans idéal, la disparition de repères structurants…

Sur la planète France, on patauge. Les canards ont dévoré la miche et leurs petits ne se contentent pas des miettes. Ce que veut la jeunesse : des rêves à consommer sur place ; de l’émotion@immédiate.fr

Rien de tout cela n’est évidemment nouveau, mais les angles d’attaque, littérairement et lexicalement parlant, sont d’une impressivité brutalement efficace. Ainsi, dès que se termine une violente prise d’otages au lycée La Prairie, que fréquente Laura :

Une fois les caméras parties, chacun regagne son clapier. On allume les écrans. La Prairie passe à la télé. Très vite au royaume des fous la vie refait surface. Ses spectateurs retournent au supermarché vider les bacs à surgelés. Dès la semaine suivante, plus personne ne parle de…

Le sentiment général que « ça ne peut plus durer » est résumé par un monologue de Jack le velléitaire :

Si demain les banlieues s’embrasent, je serai de leur côté. S’il fallait couper des têtes, je saurai lesquelles. […] La violence, ce n’est pas la nôtre mais la leur. Putains de riches. Il faut que ça change.

Le lexique est branché moderne, sans excès. Les phrases courtes, parfois nominales, souvent proches de l’oralité, vont à l’essentiel.

Le dessein est d’accrocher, quitte à quasiment apostropher le lecteur, à qui on pourrait pour l’occasion permettre d’utiliser cette expression peu élégante : alors ça, ça m’interpelle !

Sacha Desprès, La petite galère, une révélation !

 

Patryck Froissart

 

 

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17:04 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Notre quelque part, Nii Ayikwei Parkes

Notre quelque part, Nii Ayikwei Parkes

Ecrit par Patryck Froissart 19.09.16 dans La Une LivresAfriqueLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanZulma

Notre quelque part (Tail of the blue bird), mars 2016, trad. anglais Ghana, Sika Fakambi, 270 pages, 9,95 €

Ecrivain(s): Nii Ayikwei Parkes Edition: Zulma

Notre quelque part, Nii Ayikwei Parkes

 

Une ténébreuse histoire…

Cela se passe au Ghana.

Kayo Dwoda, revenu au pays, après avoir achevé ses études en Angleterre, avec le titre de médecin légiste, ne se voit proposer qu’un médiocre et ennuyeux poste de préposé à la gestion des stocks de produits dans un laboratoire d’analyse biochimique d’Accra.

« Son existence lui donnait mal au crâne. Travailler dans un laboratoire d’analyse biochimique n’était pas exactement ce qu’il avait projeté de faire de sa vie et, presque un an plus tard, tout cela commençait à le miner sérieusement ».

A des lieues de là, un village qui vivait paisiblement depuis toujours sa vie de village africain protégé des nuisances de la modernité par son isolement se retrouve malencontreusement au bord d’une grand-route nouvellement construite, ce qui donne à la maîtresse favorite d’un ministre, qui passait par là, l’idée d’ordonner à son chauffeur d’y faire une petite halte.

Las ! A peine entrée dans une case paraissant abandonnée, la jeune citadine en ressort en hurlant devant les yeux d’Opanyin Yao Poku, vieux chasseur du village et fieffé consommateur de vin de palme, qui, promu narrateur témoin par l’auteur, raconte la scène dans son langage.

« Nous étions à notre quelque part quand ils sont arrivés. D’abord la fille avec ses yeux qui ne voulaient pas rester en place […]. Elle portait une façon de jupe petit petit là. Et ça montrait toutes ses cuisses, sεbi, mais les jambes de la fille étaient comme les pattes de devant de l’enfant de l’antilope – maaaigres seulement ! C’est plus tard que j’ai appris qu’elle était la chérie d’un certain ministre. Ce monde est très étonnant…

La fille était en train de pourchasser un oiseau à tête bleue (c’est vrai qu’il y a beaucoup de choses belles à voir dans notre village) quand elle a commencé à pincer son nez […]. Alors le chauffeur a levé le kεtε, et il a gardé ça en l’air, et la fille est entrée dans la case. C’est dans ce moment que la fille a commencé à crier… ».

Qu’a-t-elle donc vu là qui l’épouvante ainsi ?

C’est le prétexte du roman.

Il y a là, dans la case de Kofi Atta, dans cette case déserte depuis que le susnommé a disparu, une chose immonde, qui pue. Restes humains ? Avorton ? Monstre ?

L’affaire remonte de la maîtresse du ministre au ministre lui-même, qui diligente d’urgence une enquête avant que la presse s’empare de l’événement et mêle son nom au fait divers.

Il faut vite trouver un médecin légiste…

C’est ainsi que Kayo Dwoda est cueilli par les autorités policières dans son laboratoire, et forcé, sous peine de mort, de partir discrètement analyser la chose et de rédiger un rapport circonstancié sur ce qui s’est passé dans ce village.

Cette mise en train et ce qui suit constituent un ensemble baroque, très prenant, très amusant, où se mélangent, sans forcément s’opposer, superstitions, magie, conte populaire, observations scientifiques, critique politique et sociale, modernité et traditions, logiciels informatiques du médecin légiste et séances divinatoires chamaniques du féticheur local, dans une structure narrative à tiroirs dont l’un des principaux personnages et narrateurs est naturellement l’ancien du village, le chasseur Opanyin Yao Poku, et dont le récit secondaire le plus long, véritable roman dans le roman, est l’histoire de Kwaku Ananse, un membre peu apprécié de la communauté villageoise, lui aussi mystérieusement disparu, qui battait sa fille, puis la fille de sa fille, avec lesquelles il entretenait une relation passionnelle, non conforme à la morale locale, qui pourrait ne pas être sans rapport avec la chose puante.

« La vérité, il y a des femmes dans le village qui disaient que ce n’est pas naturel de s’intéresser comme ça à sa propre fille ; elles disaient qu’il était comme un amoureux ».

Quel est le lien entre Kwaku Ananse et Kofi Atta ? Pourquoi Opanyin Yao Poku narre-t-il à l’enquêteur, qui enquête sur Kofi Atta, propriétaire de la case maudite, la vie monstrueuse de Kwaku Ananse ? Va-t-on jamais savoir ce qu’est l’horrible chose sanglante, gluante, et pestilentielle ?

« Kwado était agenouillé, sεbi, à côté de la chose qui ressemblait à un petit otwe qui vient de naître. C’est vrai que ça là, je ne savais pas comment dire… »

La voix d’Opanyin Yao Poku alterne avec celle du narrateur extra-diégétique, ce qui permet à l’auteur d’opérer une multiple focalisation : d’une part à partir du point de vue du vieil homme, vision interne, empreinte de la riche culture du village, d’autre part à partir de la double vision du narrateur omniscient qui à la fois raconte le déroulement des investigations de Kayo et exprime les pensées, sentiments et opinions de ce dernier.

Il faut souligner le talent littéraire, le savoir linguistique et le tour de force de Sika Fakambi, la traductrice, qui a réussi merveilleusement à restituer le langage poétique de Yao Poku et des habitants du village avec un tel réalisme que le lecteur qui connaît un peu le français d’Afrique, à la lecture, « entend » véritablement Yao parler, avec l’accent, les intonations et la tonalité des interjections. Savoureux !

Les rapports qui se tissent entre les villageois et ceux de la ville, le jeune légiste et son assistant l’inspecteur Garba, évoluent, et c’est un élément remarquable bien qu’implicite du roman vers une interpénétration culturelle progressive. Yao Poku, l’ancêtre, et Oduro, le chef du village, s’intéressent de près aux méthodes expérimentales scientifiques de l’enquêteur, lequel se prend pour sa part à admettre peu à peu les observations empiriques des deux sages locaux.

Chacun, ainsi, va et vient de son quelque part vers celui de l’autre…

Le suspense est tendu, comme dans les meilleurs polars, jusqu’à la dernière page : alors, cette chose immonde, qu’est-ce ?

Au lecteur de le découvrir lui-même.

 

Patryck Froissart

 

 

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17:03 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Lisario, ou le plaisir infini des femmes, Antonella Cilento

Lisario, ou le plaisir infini des femmes, Antonella Cilento

Ecrit par Patryck Froissart 15.10.16 dans La Une LivresActes SudLes LivresCritiquesItalieRoman

Lisario, ou le plaisir infini des femmes, avril 2016, trad. italien Marguerite Pozzoli, 375 pages, 23 €

Ecrivain(s): Antonella Cilento Edition: Actes Sud

Lisario, ou le plaisir infini des femmes, Antonella Cilento

 

Naples, en l’an de grâce 1644, Belisaria Morales, dite Lisario, devenue muette des suites d’une opération chirurgicale ratée pratiquée sur sa gorge dans son enfance, s’endort, à l’âge de quinze ans, pour échapper à un mariage arrangé qui lui fait horreur, et ne se réveille plus. Plongée de façon permanente dans une sorte de coma, elle est alimentée de force, dans le palais de Baia, propriété du roi Philippe IV d’Espagne, Naples, Sicile et Portugal, où résident ses parents, qui font venir à son chevet les médecins les plus illustres, sans résultat, jusqu’au jour où leur est envoyé Avicente Iguelmano, un obscur « médicaillon » catalan dont s’est débarrassé à cette occasion le maître chirurgien de la Haye chez qui ce médiocre disciple faisait des études peu glorieuses.

Lisario et Avicente sont les héros de ce roman baroque, dont l’intrigue (ou, mieux, les intrigues, tant multiples sont les destinées qui se croisent et s’intriquent) a pour toile de fond principale la Naples espagnole dans un contexte historique de luttes de pouvoir, de complots, et de la révolte populaire contre la monarchie espagnole, conduite par Masaniello et Genoino, qui aboutit à la création d’une éphémère République Napolitaine (1647-1648), dans le cadre général de la Guerre de Trente Ans.

Avicente, après de longues semaines, réussit là où les médecins les plus réputés ont échoué. Il réveille Lisario, en mettant en œuvre, dans le secret de la chambre où il s’enferme jour après jour, une thérapie qui n’a rien d’orthodoxe, fondée sur une manipulation perverse. Devenu immédiatement célèbre, il épouse sa patiente et se lance dans la recherche scientifique obsessionnelle du mystère du mécanisme de la jouissance féminine…

Il fut pris d’une obsession travestie en vertu professionnelle : il décida de s’attacher à une branche de la médecine fort peu explorée et jugée de peu d’intérêt : la femme. Et son sexe destiné à la reproduction, car la femme n’était née que pour cet usage.

Cette quête délirante, fil rouge du roman, dramatise les destinées des deux époux, dont la relation conjugale est vite jalonnée de violences, de haine, de jalousie, de ruptures, de fuites, et devient tumultueuse, orageuse et tragique lorsque Lisario noue une liaison passionnelle avec un des nombreux artistes peintres qui se pressent à Naples à l’époque, le Flamand Jacques Israël Colmar, lequel est lui-même l’objet du désir délirant d’un autre peintre, le Hollandais Michael Sweerts, qui le harcèle sans répit.

Tout le roman est construit sur un incessant chassé-croisé, sur un carrousel permanent auxquels se livre chacun de ces quatre personnages lancé à la poursuite des autres dans une trajectoire ponctuée de péripéties et de rebondissements.

C’est rocambolesque. C’est truculent. C’est cru. C’est excitant.

Des chapitres au rythme lent alternent avec des épisodes où les événements se multiplient, se bousculent et s’accélèrent. On passe de situations intimes, solitaires ou en duos, en lieux clos, à des scènes dantesques où l’on voit les personnages précipités, en décors extérieurs, dans la multitude, le chaos, les mouvements de foules, l’enchevêtrement des corps, le bruit et la fureur de séquences historiques révolutionnaires.

C’est dense. C’est violent. C’est haletant. C’est prenant.

L’auteur insère dans ce contexte du XVIIe siècle des questions et problématiques sociétales, morales et éthiques très actuelles telles, en vrac, que la relativité de la notion de perversion sexuelle, que le statut de la femme dans la cité et son droit à disposer librement de son corps, que l’homosexualité refoulée, culpabilisante ou exacerbée, que l’expérimentation et la recherche biologique sur des sujets vivants, que la corruption politique.

C’est foisonnant. C’est riche. C’est percutant. C’est captivant.

Lisario n’est pas, dans son siècle, une femme comme les autres : elle a appris à lire et à écrire en cachette, chose alors quasiment interdite aux filles. Elle rédige donc, en secret, de longues lettres, que l’auteur insère ici et là en autant de pauses narratives, adressées à « Notre-Dame de la Couronne des Sept Epines, Immaculée Bienheureuse Marie Toujours Vierge ».

« En quelques mois j’appris parfaitement le Lire et l’Ecrire, en feuilletant et refeuilletant ce seul Livre qui s’appelait les Nouvelles Exemplaires de l’excellent M. Miguel de Zerbantes […], une œuvre en vers, Le Roland Furieux de Messire Ludovic Arioste, une aventure amoureuse intitulée Lazarillo de Tormes d’un Auteur Anonyme et Inconnu, et enfin la pièce Othello ou Le Maure de Venise d’un albionesque Guillaume Shakespeare ».

C’est toujours foncièrement naïf, c’est parfois candidement impudique. C’est souvent amusant. C’est quelquefois poignant. C’est un des éléments du portrait de Lisario qui rend ce personnage irrésistiblement attachant.

Attachant. Captivant. Prenant. Excitant.

Le plaisir infini des femmes...

Et le plaisir infini du lecteur…

 

Patryck Froissart

 

 

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17:02 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Lagos Lady, Leye Adenle

Lagos Lady, Leye Adenle

Ecrit par Patryck Froissart 26.10.16 dans La Une LivresAfriqueLes LivresCritiquesRomanMétailié

Lagos Lady, mars 2016, trad. anglais (Nigeria) David Fauquemberg, 333 pages, 20 €

Ecrivain(s): Leye Adenle Edition: Métailié

Lagos Lady, Leye Adenle

 

Guy Collins, jeune journaliste britannique au service d’une start-up londonienne qui peine à démarrer, se porte volontaire pour un reportage au Nigéria.

Qu’allait-il faire dans cette galère ?

Le soir même de son arrivée à Lagos, allé boire un verre dans un bar où il est immédiatement abordé par des racoleuses, il se retrouve sur les lieux d’un crime horrible perpétré en face de la taverne sur la personne d’une jeune prostituée à qui les meurtriers ont sectionné les seins.

Embarqué par la police, il fait bien malgré soi la connaissance de l’inspecteur Ibrahim et découvre avec épouvante les méthodes expéditives et définitives du sergent Hot-Temper qui envoie devant lui directement en enfer d’une balle dans la tempe deux personnes qui viennent d’être arrêtées.

Voilà pour donner une petite idée de l’ambiance qui happe le lecteur dès les premiers chapitres de ce roman galopant.

Sorti des bureaux sordides du commissariat par l’entregent d’Amaka, jeune femme nigériane mystérieuse qui semble en imposer à l’inspecteur Ibrahim, Guy Collins est entraîné, dans le sillage nébuleux de sa libératrice avec qui il noue une relation amoureuse, dans une succession d’aventures rocambolesques dignes de la plus noire des séries du nom.

Leye Adenle recourt au procédé narratif d’alternance des points de vue. Le narrateur principal, omniscient, utilise la troisième personne. La parole est laissée de façon régulièrement intermittente au héros, Guy Collins, qui s’exprime en son propre nom, à la première personne.

La méthode n’est pas originale, mais en l’occurrence elle permet de focaliser le désarroi du journaliste, totalement perdu dans le tourbillon des péripéties dont il est involontairement le témoin, la victime et ponctuellement un des acteurs. Les phrases interrogatives qui ponctuent le discours monologue de Collins traduisent de manière expressive son effarement.

« On m’a conduit jusqu’à une salle où flottait une odeur de poussière. Elle ne possédait qu’une seule fenêtre de soixante centimètres de côté, dont les persiennes de verre, couvertes de crasse, donnaient l’impression de ne jamais avoir été ouvertes. […]. J’ai enfin eu le temps et la solitude nécessaires à l’évaluation de ma situation. J’en ai conclu que j’étais bel et bien foutu. […]. Aucune des personnes susceptibles de s’inquiéter de mon sort ne savait où j’étais. […]. Quelqu’un m’avait assuré qu’au Nigeria, il n’existait aucun problème qu’un pot-de-vin ne puisse régler. […]. Je me suis demandé comment il fallait s’y prendre. Devais-je d’abord faire une offre ? Allait-on me dire combien il fallait payer ? Existait-il une sorte de barème officiel pour ce genre de transaction ? »

Le tableau que brosse Leye Adenle de la société nigériane est absolument implacable. On pourrait y appliquer en les dévoyant ces paroles d’une chanson à succès des années 60 : « Noir, c’est noir, il n’y a plus d’espoir »…

Les personnages hauts en couleur affublés pour certains de pittoresques noms de guerre (Knockout, Catch-Fire), Mister Malik, Roméo, Go-Slow, Tati Baby, Chief Amadi, se croisent, se tirent dans les pattes, s’entretuent dans un kaléidoscope d’actions sanguinaires dignes des films noirs américains les plus frénétiques sur un fond sonore crépitant de tirs de revolvers et de rafales d’armes automatiques.

Violence, gangstérisme, crime organisé, corruption, collusions, mafia, prostitution, drogue, inégalités sociales extrêmes, arbitraire des autorités policières, esclavage sexuel, tous les ingrédients d’une société en complète déliquescence s’enchevêtrent et constituent le contexte d’une intrigue complexe, dans la trame de laquelle émerge progressivement un fléau qui met en faisceau et en réseau tous les vices qu’on vient d’énoncer : l’atroce prélèvement et l’odieux et juteux trafic d’organes humains à des fins d’occultes cérémonies rituelles.

Une société (mais ce mot même ne signifie rien, où il n’y a plus de contrat social) dans laquelle la vie humaine n’a aucun prix.

On y tue tout aussi facilement qu’on y vole et qu’on y viole.

On y achète et on y vend sans distinction armes, voitures, drogue, femmes, sexe, corps humains morts ou vifs, entiers ou découpés en morceaux…

« Des organes et des membres humains – têtes, yeux, langues, seins – vendus à des sorciers pour des sommes pouvant atteindre dix mille dollars la pièce… »

La fiction, en ce roman, semble souvent rejoindre la réalité telle que nous pouvons la percevoir régulièrement par les canaux médiatiques. Leye Adenle conte, certes, mais aussi raconte, relate, décrit, sans fausse pudeur, sans modération, et son écriture est manifestement dénuée de tout souci de sa part de rester politiquement correct.

Un roman absolument important.

Âmes trop sensibles s’abstenir ?

 

Patryck Froissart

 

 

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17:01 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |