30/06/2022

Le mariage de plaisir, Tahar Ben Jelloun

Le mariage de plaisir, Tahar Ben Jelloun

Ecrit par Patryck Froissart 30.06.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanGallimard

Le mariage de plaisir, janvier 2016, 261 pages, 19,50 €

Ecrivain(s): Tahar Ben Jelloun Edition: Gallimard

Le mariage de plaisir, Tahar Ben Jelloun

 

Roman en forme de saga familiale sur trois générations, sur environ soixante-dix ans (des années 40 à nos jours, ce qui coïncide avec la vie de l’auteur, de sa naissance jusqu’au temps de l’écriture du récit), et sur trois lieux principaux (Fès, Dakar, Tanger) avec plusieurs parcours narratifs itinérants entre le Maroc et le Sénégal. C’est dire l’importance de la dimension spatio-temporelle de la narration.

Le récit, en tiroir, est attribué à un conteur, un hlaïqya, lui-même annoncé, dès la première phrase du livre, par la formule traditionnelle du conte.

« Il y avait une fois, dans la ville de Fès, un conteur qui ne ressemblait à personne. Il s’appelait Goha… »

La formule réapparaît, redondante, lorsque Goha entame le récit qui constitue le corps du roman :

« Il était donc une fois, dans la ville de Fès, un petit garçon prénommé Amir, né dans une famille de commerçants dont on disait qu’ils étaient descendants du prophète ».

Le procédé procure à l’auteur une double distanciation par rapport au récit principal, alors que, simultanément, le personnage-clé, Amir, est d’emblée quelque peu sacralisé par son statut de chérif.

Le nom-même attribué au conteur par l’auteur n’est pas innocent. Goha, ou Joha, ou Djoha selon les pays, est un personnage légendaire du folklore arabo-persan qui possède le talent de « raconter des histoires » considérées comme fantastiques ou pour le moins fantaisistes, dont il est d’ailleurs parfois lui-même l’un des personnages.

L’intention littéraire est claire. Entre l’ouverture et la fermeture des guillemets, le Je qui raconte n’est pas Tahar Ben Jelloun. La responsabilité de ce qui y est dit sur la politique et la religion n’incombe qu’à Goha. On sait qu’en littérature « Je est un autre », mais cette vérité reste, la plupart du temps, du domaine du non-dit. Ici, c’est affirmé, tout comme dans l’exemple fameux du Vieillard à qui Bernardin de Saint-Pierre attribue le récit de l’histoire de Paul et Virginie.

Mais à l’explicité du transfert de la parole s’ajoute le sous-entendu du degré de fantaisie de cette parole lorsqu’elle est émise par un « Goha »…

Goha conte. Dès lors, Tahar ne compte plus.

Goha conte, à Bab Boujloud ou à Batha (Fès), lors d’un de ses passages dans la capitale culturelle du royaume, au centre d’un attroupement de fidèles auditeurs, et donne le ton, et annonce la couleur, dès ses premiers mots :

« Je m’en vais vous raconter une histoire d’amour, un amour fou et impossible […]. Mais comme vous le verrez, derrière cette histoire miraculeuse, il y a aussi beaucoup de haine et de mépris, de méchanceté et de cruauté. C’est normal. L’homme est ainsi ».

Et Goha s’en va brosser crûment, par le truchement du discours romanesque, le tableau d’une société marquée par l’oppression des traditions, par le poids des préjugés, par l’angoisse permanente du qu’en-dira-t-on, par l’ancrage du racisme, par la permanence du statut d’infériorité de la femme.

L’histoire d’amour est celle, inimaginable a priori, d’un bourgeois blanc musulman fassi, Amir, et d’une jeune Peule noire animiste, Nabou, qu’il épouse à chacun de ses voyages d’affaires au Sénégal, en contractant pour la durée de son séjour, sur le conseil de l’imam de la Quaraouiyine, un « mariage de plaisir » afin de se mettre « à l’abri du péché » de fornication hors mariage.

Ce qui ne devait être qu’un hypocrite arrangement ponctuel avec la morale débouche, de façon inattendue, sur un amour partagé qui incite un jour Amir à emmener Nabou à Fès pour faire d’elle, par mariage cette fois définitif et consacré par les adouls locaux, sa deuxième femme, au grand dam de madame première, Lalla Fatma, pour qui, à l’humiliation de se voir imposer sous son toit la présence d’une seconde épouse ayant légalement les mêmes droits qu’elle, s’ajoute celle de savoir son mariamoureux d’une « noire » alors que dans son union avec Amir, mariage traditionnel de pure convenance sociale, est absent le concept d’amour et inconvenante dans l’acte de procréation la moindre manifestation de fantaisie sexuelle. Le comble de la vexation est atteint pour la « femme blanche » lorsque Nabou donne naissance à des jumeaux (des garçons !) dont l’un est blanc et l’autre noir…

Dans la cité impériale, quand débute ce récit, les habitants se souviennent encore du marché situé « sur la petite place entre Achabine et Chémayine » où, quelques dizaines d’années auparavant, se vendaient toujours des esclaves noirs. Or, quand naissent les jumeaux Hassan et Houcine, des concubines ramenées d’Afrique sont encore réduites en esclavage dans les maisons bourgeoises de la médina.

Le racisme violent, atavique, que nourrissent à l’encontre des Africains noirs les personnages fassis, convaincus que la blancheur de leur peau est un signe définitif de supériorité raciale, est la triste réalité culturelle que dénonce Goha-Tahar au travers des vexations quotidiennes que subit Nabou et qui marqueront la vie de son fils noir.

Le carcan des lois religieuses est une autre cible récurrente du conteur, ainsi que le traitement réservé dans la maison bourgeoise aux petites bonnes placées là pour la vie par leurs parents des régions rurales.

Le réalisme des scènes du roman social cède régulièrement la place, dans la narration, à des situations surnaturelles dans lesquelles évolue Karim, le fils mongolien d’Amir et de Lalla Fatma, ramenant le récit vers le genre du conte magique ou fantastique annoncé initialement. Karim voit des choses qu’il est le seul à voir, converse avec les animaux, est considéré par son père comme doté d’une raison supérieure.

Dans la famille on le considérait comme le « bon pain », le « cœur blanc », le « dépositaire du bien », « l’innocent »…

Le mektoub des protagonistes se déroulant du protectorat français jusqu’à nos jours, les contextes bougent, les mentalités semblent changer, lentement, dans le bon sens… avant de connaître une rapide régression. Deux des fils d’Amir et de Lalla Fatma rejoignent en Egypte le mouvement des Frères Musulmans. L’intégrisme religieux contamine insidieusement le pays. Nabou accède cependant, après la mort de la première épouse, à un statut familial plus honorable, puis, devenue veuve et s’étant installée à Tanger, profite du mouvement d’émancipation de la femme qui a marqué l’histoire du Maroc, tout en étant encore en butte aux préjugés raciaux dont son fils noir Hassan puis son petit-fils Salim vont subir tragiquement la réapparition brutale avec l’arrivée massive dans le nord du pays de migrants subsahariens auxquels ils seront dramatiquement assimilés au point de partager un jour leur triste sort, ce qui bouclera la boucle de l’histoire.

« Il était noir, et il était puni pour l’inconvénient d’être né ainsi. […] Il faudra un jour qu’on sache pourquoi la couleur d’une peau détermine à ce point le destin des hommes, pourquoi elle en sauve certains, tandis qu’elle envoie d’autres directement en enfer… »

Roman sombre, roman pessimiste, qui interroge sur le constat que les idéaux humanistes se heurtent en permanence aux courants rétrogrades, que chaque période de progrès est suivie, voire annihilée par une recrudescence de violence obscurantiste, que le combat entre la lumière et l’ombre semble ne devoir jamais finir.

 

Patryck Froissart

 

 

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Histoires d’amour dans l’Histoire des Arabes, choisies, traduites et annotées par Jean-Jacques Schmidt

Histoires d’amour dans l’Histoire des Arabes, choisies, traduites et annotées par Jean-Jacques Schmidt

Ecrit par Patryck Froissart 20.04.16 dans La Une LivresSindbad, Actes SudLes LivresCritiquesContesPays arabes

Histoires d’amour dans l’Histoire des Arabes, février 2016, 149 pages, 19 €

Ecrivain(s): Jean-Jacques Schmidt Edition: Sindbad, Actes Sud

Histoires d’amour dans l’Histoire des Arabes, choisies, traduites et annotées par Jean-Jacques Schmidt

Remercions et félicitons les éditions Actes Sud pour la publication de cet ouvrage dans lequel Jean-Jacques Schmidt a compilé une somme d’environ soixante-dix contes de longueur très variable.

Ouvrage de référence quand on sait que, ces dernières décennies, maintes thèses d’histoire littéraire ont fait de la littérature arabe une des sources essentielles du roman courtois et de la poésie courtoise qui ont fait florès en Occident du XIe au XIIIe siècle.

On connaît par ailleurs l’influence qu’a eue sur notre histoire littéraire le Livre des Mille et Une Nuits, surtout après la traduction qu’en a faite Antoine Galland au début du XVIIIe siècle, mais déjà beaucoup plus tôt, puisque dès le XIe siècle circulaient en Europe des variantes de certains des récits qui le constituent, transplantés ou greffés dans le corpus des contes des folklores locaux.

Les histoires d’amour ici collectées, rassemblées et classées par grandes périodes (successivement époque préislamique, débuts de l’islam, époque omeyyade, époque abbasside, époque andalouse) présentent, malgré les contextes historiques différents et l’emprise croissante de la religion, une remarquable identité thématique, narrative et dramatique.

Histoires d’amours récuremment interdites, les récits se terminent pour la plupart de façon tragique, par la mort de l’un des deux amoureux, l’inaccessibilité de l’être aimé provoquant une fatale mélancolie chez l’un des protagonistes, puis chez l’autre. Le premier des deux qui succombe est alors vite rejoint dans la tombe par le second.

Toutefois une fin heureuse peut se produire.

« Et c’est ainsi que, pendant des années, je vécus dans le bonheur […] avec celle qui avait été mon esclave musicienne… »

Tantôt l’amour naît brusquement, au hasard d’une rencontre, et croît rapidement en intensité jusqu’à devenir passion mortelle, tantôt il se développe naturellement dès l’enfance entre cousin et cousine. Le mariage entre cousins qui est, dans la réalité, un arrangement coutumier, est alors contrarié par des inférences socio-économiques lorsque l’un des amoureux est contraint par la famille à faire le choix d’un parti plus intéressant par sa position sociale ou matérielle.

L’amour peut surgir aussi entre un homme et une femme que séparent initialement la condition, le statut, la religion, soit entre maître et esclave, entre musulman et chrétienne, l’amour pouvant être « plus fort que la religion ».

La licence poétique peut exprimer une licence hédoniste affirmée :

« Que de fois nous avons bu d’un vin vieux venu de Babylone

Bercés par le son du roseau et les accents du luth… »

L’un des amants est souvent poète, parfois les deux le sont. La déclamation de poèmes est régulièrement le mode d’expression de la déclaration, et celui qui est le mieux à même de traduire la douleur de la séparation, le tourment du regret ou les délires du héros que la souffrance fait sombrer dans la folie.

Les noms de nombre de ces amants sont devenus légendaires dans l’imaginaire littéraire arabe, tout autant que nos Tristan et Yseut et Héloïse et Abélard.

Il en est ainsi de l’histoire de Urwâ et Afrâ, de celle de Jamil et Buthayna, entre autres, mais surtout de celle de Qays Ibn Al-Mullawah et de sa belle cousine Laylâ Al-Amiriyya, les Roméo et Juliette de la littérature arabe, histoire d’amour à la folie qui vaut à Qays le célèbre surnom de Majnoun Laylâ (le fou de Laylâ) et qui connaîtra d’innombrables versions, non seulement dans le monde arabe mais aussi en Perse, en Inde, en Asie Centrale et en Afrique du Nord… jusqu’à entrer dans le répertoire du rock avec Eric Clapton, qui s’est lui-même inspiré de ce drame pour composer sa chanson intitulée… Layla, dédiée à Pattie Boyd, la femme, inaccessible, de George Harrison !

Laylâ et Qays étant poètes, leur amour incurable s’exprime de façon lyrique.

« Sa blancheur est éclatante comme celle de la lune au cœur de la nuit. Elle est si belle qu’elle fait mourir les femmes d’envie… »

Il suffit de la moindre évocation de la femme aimée pour que Qays tombe en syncope :

« Quelqu’un a prononcé le nom d’une autre Layla que la mienne et, en l’entendant, c’est comme si ce nom avait fait s’envoler un oiseau de mon cœur… »

Rien ne peut rien contre ces amours-là :

« Elle a dit : C’est moi qui t’ai rendu fou ? J’ai répondu : L’amour est plus grand que la folie… Celui que l’amour un jour a pris jamais plus ne retrouve la raison ».

Cette anthologie savante témoigne d’une transversalité culturelle, voire d’une universalité de fait du thème de l’amour dans l’histoire littéraire orale et écrite.

Outre le charme intrinsèque de chacun des récits qui la composent, elle permet de faire une utile et nécessaire distinction entre d’une part la culture arabe traditionnelle dans laquelle la femme, respectée, aimée, honorée, adulée, a toute sa place, et d’autre part les déviances bestiales des déments intégristes contemporains de tout poil qui l’asservissent, la violentent, lui dénient toute humanité, la réifient, la violentent et la vendent.

 

Patryck Froissart

 

 

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26/06/2022

Les Rouilles encagées, Benjamin Péret

Les Rouilles encagées, Benjamin Péret

Ecrit par Patryck Froissart 29.01.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRécits

Les Rouilles encagées, éd. Prairial (Paris, Brumaire 224), novembre 2015, édition réalisée avec le concours de la DRAC de l’Île-de-France, 70 pages, 8 €

Ecrivain(s): Benjamin Péret

Les Rouilles encagées, Benjamin Péret

 

On connaît peu ou prou les œuvres de Benjamin Péret, poète écrivain surréaliste engagé. Leur diffusion et leur succès font de l’auteur un des plus importants de la littérature du XXe siècle.

L’ouvrage dont il est question ici fait exception dans la bibliographie abondante de Péret.

Censuré avant même sa parution en 1928, alors qu’il n’en est qu’en phase de fabrication à l’imprimerie sur commande de l’éditeur clandestin René Bonnel, il ne sera finalement publié, par Eric Losfeld, qu’en 1970, sous pseudonyme d’auteur de Satyremont, et derechef interdit à la vente l’année suivante.

Définitivement autorisé en 1975, seize ans après la mort de Benjamin Péret, il vient d’être réédité par les éditions Prairial, au mois de Brumaire 224 (soit en novembre 2015 dans le calendrier grégorien).

Cet opus de 70 pages consiste en un récit délirant dans lequel s’intercalent de courts textes de forme poétique attribués à l’un des personnages.

Délibérément provocateur, volontairement outrancier, truffé sciemment de ces termes que la morale bourgeoise qualifie de gros mots, le livre aurait pu prendre rang sur les étagères de l’occulte Enfer de la Bibliothèque Nationale exploré par le Guillaume Apollinaire des Onze mille verges, espace créé en 1840 et toujours interdit de nos jours aux moins de seize ans, sur le même rayon que les œuvres de Crébillon fils et de Sade et les romans libertins du VIIIe siècle, ou encore à côté du célèbre et paradoxalement jamais cité Gamiani ou deux nuits d’excès de Musset.

Il aura sa place, dans les librairies et bibliothèques d’aujourd’hui, dans le petit coin des livres réservés à un public averti, entre ceux peut-être de Pierre Louys et ceux de Georges Bataille.

L’histoire se déchaîne chez un vicomte dont il convient de taire ici le nom pour laisser au lecteur le plaisir d’en découvrir les juteuses connotations, au sein d’une famille dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est coincée par aucune once de puritanisme.

On n’en dira pas plus, de peur d’effaroucher les visiteurs de La Cause Littéraire dont les chastes oreilles pourraient être offensées… A bon entendeur, salut !

Il importe toutefois de signaler à ceux à qui cela n’aurait pas immédiatement sauté aux yeux, que pour connaître le véritable titre de cette curiosité poétique et littéraire, il est nécessaire de le contrepéter.

 

Patryck Froissart

 

 

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Ecrits sur les langues, Issa Asgarally

Ecrits sur les langues, Issa Asgarally

Ecrit par Patryck Froissart 05.02.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssais

Ecrits sur les langues, éd. Super Printing Co. Ltd, Maurice, novembre 2015, préface de Louis-Jean Calvet

Ecrivain(s): Issa Asgarally

Ecrits sur les langues, Issa Asgarally

La situation linguistique à Maurice n’est pas un cas unique par sa complexité. Il est bien d’autres états au monde au sein desquels coexistent, s’imbriquent, se mêlent un nombre plus ou moins grand de langues qui s’influencent les unes les autres, qui interfèrent, qui se confrontent les unes aux autres, qui se trouvent, de fait, au moment de l’étude, pour des raisons diverses, placées sous statut hiérarchisé les unes par rapport aux autres.

Ce qui fait pourtant de Maurice un cas particulièrement intéressant, c’est l’exiguïté du territoire (1800 km2) et le total relativement peu important de la population globale du pays (1,3 million d’habitants) concernés par un écheveau apparemment compliqué de langues pratiquées.

Issa Asgarally, docteur en linguistique, professeur associé à l’Institut de l’Education à Maurice, est l’auteur de plusieurs publications, étalées dans le temps, sur ce particularisme mauricien. L’ouvrage Ecrits sur les langues offre au lecteur une compilation bienvenue de ces articles, l’ensemble constituant un essai documenté, riche d’informations permettant d’appréhender comment parlent, écrivent, lisent les Mauriciens d’aujourd’hui, et de comprendre les raisons historiques de cette situation d’un pays qui n’a pas « officiellement de langue officielle »…

L’auteur fait ainsi référence aux vagues successives de peuplement, depuis la tentative éphémère d’implantation des Hollandais, suivie de la prise de possession française, de la colonisation par les premiers habitants français et de l’importation forcée, simultanément, d’esclaves malgaches et d’esclaves africains capturés en différents endroits de l’Afrique occidentale, parlant des langues différentes et ne se comprenant pas entre eux, jusqu’à l’arrivée des coolies chinois et des engagés indiens, tout cela dans le cours historique d’une île successivement possession française, territoire anglais, et république indépendante.

Il retrace les politiques officielles menées sous ces divers régimes et leurs influences sur l’évolution du statut et de la répartition numérique des langues ainsi importées, et distingue les notions d’acclimatement et d’acclimatation linguistique.

Issa Asgarally, à partir des données des derniers recensements qui font état de quatre langues importantes par le nombre de leurs locuteurs et/ou lecteurs (le créole, le français, le bhojpuri et l’anglais) et de langues secondaires (l’hindi, l’ourdou, le marathi, le tamoul, le télégou, le chinois, le goudjerati et l’arabe), analyse le « poids » respectif des langues les plus répandues, fait la distinction entre langue maternelle, langue administrative, langue véhiculaire, langue de communication et langue des médias, langues des échanges commerciaux, langues parlées, langues lues, langues imposées et utilisées à l’école selon le niveau du cursus scolaire, etc.

Le linguiste dresse le constat, dans un autre article, sur la base d’une enquête réalisée auprès d’un panel représentatif, d’un « plurilinguisme réussi » à Maurice, pays qui a pleinement sa place dans le cadre de la Francophonie et dont la langue administrative est paradoxalement l’anglais qui n’est couramment parlé que par environ 0,2% de la population, pays où le français progresse et où l’anglais régresse, pays où la langue très majoritairement la plus parlée est le créole, pays où la langue écrite la plus pratiquée et la plus lue est le français…

Le statut du créole mauricien est l’objet d’une attention particulière de la part de l’auteur, à juste titre puisqu’il est la langue vernaculaire du pays. Est-ce à dire qu’il pourrait à ce titre mériter le statut de langue nationale ? Si l’auteur n’en fait pas une revendication, la question est posée plus ou moins explicitement, en particulier quand Issa Asgarally dénonce le fait que le créole n’ait pas sa place au Parlement, mais aussi quand il aborde le problème des langues utilisées dans le système éducatif public et lorsqu’il s’interroge sur la langue dans laquelle l’enseignement devrait être dispensé.

Il est vrai que les statistiques font argument de poids : « Le créole, langue maternelle de la grande majorité de la population, est la langue véhiculaire par excellence puisqu’elle transcende les ethnies et sous-ethnies, les catégories socioprofessionnelles, les groupes d’âge et les zones d’habitation (urbaines/rurales) ».

Issa Asgarally consacre une autre étude intéressante à la représentation subjective que chaque locuteur se fait et exprime de sa langue maternelle et de celle qui est pratiquée dans les lieux et milieux qu’il est amené à fréquenter. L’étude aboutit aux notions de « langue et exclusion » et de « langue et inclusion ».

Il serait difficile de dévoiler de manière exhaustive la richesse de cette compilation qui aborde par ailleurs d’autres questions « sur les langues » hors du cadre spécifique de Maurice, bien que le cas mauricien en constitue l’essentiel.

On ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage qui a le mérite supplémentaire de mettre à mal les nombreux clichés qui figurent dans les représentations que se font de leur(s) langue(s) la plupart des Mauriciens d’une part, et qui constituent la matière des idées toutes faites que transportent les visiteurs de cette île plurilingue.

 

Patryck Froissart

 

 

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Bombay Girl, Kavita Daswani

Bombay Girl, Kavita Daswani

Ecrit par Patryck Froissart 16.02.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanUSAEditions de Fallois

Bombay Girl, août 2015, trad. américain Danièle Mazingarbe, 253 pages, 20 €

Ecrivain(s): Kavita Daswani Edition: Editions de Fallois

Bombay Girl, Kavita Daswani

 

Voilà un roman qui ouvre une fenêtre inhabituelle sur la société indienne, puisque l’histoire se déroule de nos jours dans les milieux ultra-huppés de la minorité privilégiée que constituent les grandes familles affairistes de l’entreprise capitaliste multinationale tenant le haut du pavé dans la mégapole de Bombay, détenteurs de fortunes aux origines parfois douteuses, voire délictueuses.

Tout Bombay savait comment Dipo gagnait sa vie, mais tout le monde s’en moquait. Ce qui comptait, c’était que Dipo soit affreusement riche…

Dans ces hautes sphères, l’empire financier de la famille Badshah occupe une place enviée. C’est pourquoi l’annonce que fait publiquement le patriarche fondateur de la compagnie Badshah Industries retentit comme un coup de tonnerre dans le ciel doré de ce Bombay où se côtoient et évoluent, loin des bidonvilles, journalistes, vedettes de Bollywood, brasseurs d’affaires, multimillionnaires, banquiers, proxénètes, escrocs à l’affût : le grand-père, détenteur des clés de l’empire, décrète qu’aucun de ses trois fils n’héritera de l’affaire, laquelle reviendra à celui de ses petits-enfants qui saura lui proposer un projet conséquent de nature révolutionnaire susceptible d’apporter à l’affaire familiale très prospère de nouvelles perspectives de développement.

La compétition est lancée, mais, nouvelle et énorme surprise à laquelle personne ne s’attendait dans ce monde jusque-là exclusivement masculin, les concurrents doivent compter avec une concurrente !

Sohana, petite-fille au milieu des cinq petits-fils qui avaient cru être les seuls concernés par la déclaration de leur grand-père, décide en effet d’entrer en lice.

L’intrigue ainsi lancée, s’ensuivent les péripéties, retournements de situation et coups de théâtre propices à donner souffle, rythme et suspense qui caractérisent ces romans dont tout lecteur a envie de connaître le cours et le dénouement.

La narratrice est l’héroïne elle-même qui livre ses émois, ses velléités, ses espoirs, ses découragements, ses échecs, en une trame dense dans le fil de laquelle le lecteur assiste parallèlement à ses coups de cœur et à ses aventures amoureuses, à ses ruptures, et à des scènes de la vie quotidienne de cette haute bourgeoisie fortunée.

La lutte est sans merci, et les coups bas et trahisons portés de l’extérieur mais aussi fomentés à l’intérieur même du cercle familial pimentent cette saga offrant bon nombre de similitudes avec une célèbre série télévisée américaine des années 80/90.

Ces histoires ressemblaient à des séries télévisées, sauf qu’elles se passaient autour de moi…commente elle-même l’une des protagonistes.

La narration est habilement coupée, brièvement mais régulièrement par un chapitre où la parole est donnée à la grand-mère qui, s’adressant au lecteur comme en voix off, lui confie son point de vue et ses réactions émotives au regard de l’évolution et des remous de la situation familiale, des intrigues et des scandales « people » qui l’émaillent, tout en analysant et commentant les épreuves que traverse Sohana.

Par-delà ces tableaux d’une vie quotidienne qui semble régie par l’intérêt, le profit, les jalousies intestines, le souci du paraître et l’importance du qu’en-dira-t-on, l’auteure dénonce le machisme qui règne dans ces couches-là (aussi) de l’Inde moderne et le combat que doivent encore mener les femmes qui tentent de s’émanciper des contraintes sexistes imposées par les schémas sociaux traditionnels, qui imposeraient à l’héroïne de ne penser qu’à se trouver un mari « convenable » comme le lui rappelle sans cesse sa propre mère avant chaque soirée mondaine :

Les invités sont triés sur le volet. Tu pourrais rencontrer quelqu’un…

Le triomphe final de Sohana est un fort signe d’espoir de la part de l’auteure et son constat optimiste du changement qui semble s’opérer (lentement) dans les mentalités.

 

Patryck Froissart

 

 

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Les enfants de Toumaï, Thomas Dietrich

Les enfants de Toumaï, Thomas Dietrich

Ecrit par Patryck Froissart 12.03.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAlbin MichelRoman

Les enfants de Toumaï, janvier 2016, 278 pages, 19,50€

Ecrivain(s): Thomas Dietrich Edition: Albin Michel

Les enfants de Toumaï, Thomas Dietrich

 

Toumaï est le nom donné par ses découvreurs au plus vieil hominidé connu, dont le crâne fossilisé a été trouvé au Tchad en 2001. Ayant vécu il y a environ 7 millions d’années, Toumaï est considéré à ce jour comme le plus ancien des ancêtres de l’homme.

Emmanuel et Sakineh, tous deux tchadiens, probables descendants de Toumaï, sont contraints à l’exil et à la clandestinité, lui, étudiant chrétien noir converti au maoïsme, opposant au « président-sultan » et journaliste politique en herbe, elle, musulmane à la peau claire acceptant mal la morale religieuse imposée par sa famille qui l’empêche de développer son talent pour le dessin, art interdit, et se sentant coupable de la mort de son père foudroyé par l’orage le jour du mariage auquel il avait voulu la forcer.

Au Caire où Emmanuel, après un long, périlleux et douloureux périple sur les routes complexes et parallèles qu’entretiennent à travers l’Afrique les passeurs de migrants, est devenu mendiant puis amant de cœur d’un riche égyptien, Haman, qui l’entretient jalousement, et où Sakineh a atterri avec sa famille ruinée dans un quartier pauvre, le hasard fait se croiser leurs chemins.

Alors commence une histoire d’amour passionnel d’une extraordinaire intensité, un carrousel désespéré ponctué de drames, de séparations forcées ou décidées, qui projette les deux héros dans une quête effrénée l’un de l’autre, du Caire à Orléans, d’Orléans à Paris, avant un retour au Caire où Emmanuel et Sakineh connaissent une période de bonheur clandestin, dans une cabane miséreuse sur les berges du Nil, suivie d’une nouvelle et douloureuse séparation.

Leurs retrouvailles ultimes constitueront un dénouement tragique. Ni la famille de Sakineh, pour laquelle cette liaison est encore devenue plus insupportable à l’annonce de la grossesse de la jeune femme, ni les sbires du pouvoir égyptien commandés par un Haman décidé à se venger pour avoir été abruptement abandonné par son protégé, ne renonceront à traquer le couple interdit.

Voilà pour l’histoire, passionnante, bondissante, « rebondissante », dramatique, prenante, irrésistiblement « transportante » pour le lecteur, qui ne peut échapper à nouer une relation immédiatement empathique avec ces deux personnages ballottés par des forces multiples allant du poids d’une emprise familiale la plus irraisonnée et la plus impitoyable aux courants obscurantistes, réactionnaires, racistes et aux politiques répressives totalitaires qui agitent l’actualité contemporaine de l’Afrique et de l’Europe.

L’intérêt de ce roman ne se limite pas à ce scénario narratif habilement monté.

Emmanuel et Sakineh étant confrontés par l’auteur, au quotidien, aux cruelles réalités de la lutte pour la vie qui est le sort commun des migrants de toutes origines, leur histoire est prétexte pour Thomas Dietrich à de multiples dénonciations.

Dénonciation de la dictature du « président-sultan » du pays d’origine des deux protagonistes, dénonciation des méthodes policières arbitraires des moukhabarats en cours dans une Egypte où s’est instaurée une nouvelle surveillance permanente du citoyen après la chute du dictateur Moubarak, dénonciation de la « culture du déshonneur » qui conduit le frère à battre, à humilier, voire à tuer la sœur qui ne se plie pas à ses ordres prétendument fondés sur des règles intangibles de morale religieuse, dénonciation du racisme interethnique qui est une des réalités africaines, dénonciation de la condamnation chronique de l’union entre membres de communautés religieuses différentes, dénonciation de l’exploitation sociale, industrieuse et sexuelle des migrants et migrantes sans ressources, sans droits, sans existence citoyenne légale, dénonciation du pouvoir occulte que s’octroieraient en France de riches potentats africains sur leurs concitoyens immigrés (pouvoir étendu ponctuellement à une sorte de « droit de cuissage » sur leurs concitoyennes en situation précaire), dénonciation, globalement, d’une société contemporaine transfrontalière dans laquelle les droits les plus élémentaires de l’homme et de la femme ne sont plus que des mots inertes, et face à laquelle lePetit Livre Rouge qu’Emmanuel transporte partout et brandit parfois à ses dépens fait figure d’une utopie irréversiblement dérisoire.

Roman sociologique, donc, roman militant, parfois marqué d’une empreinte d’affectueuse ironie de la part de l’auteur à l’endroit de ses deux personnages, roman d’interactions culturelles, religieuses, civilisationnelles, roman également de l’intertextualité littéraire, en particulier lors d’une rencontre improbable, suivie d’une amitié insolite, entre Emmanuel demandant l’asile politique et un « officier français de protection des réfugiés et apatrides », cultivé et vite conquis par les connaissances du jeune réfugié en littérature tant française qu’universelle.

Interfèrent ainsi avec l’intrigue des références à Proust, Rimbaud, Baudelaire, Pascal, Sartre, mais aussi à l’Odyssée, mais encore à L’amour aux temps du choléra, roman fétiche, semble-t-il, de Thomas Dietrich, auquel Emmanuel fait appel de façon récurrente pour comparer le destin de son couple avec celui de Florentino et de Fermina…

Roman riche, dense, plaisant, roman d’amour, roman de combat d’un auteur talentueux… Que faut-il de plus pour en recommander, sans réserve, la lecture ?

 

Patryck Froissart

 

 

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L’arbre à poèmes, Abdellatif Laâbi

L’arbre à poèmes, Abdellatif Laâbi

Ecrit par Patryck Froissart 31.03.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésieGallimard

L’arbre à poèmes, janvier 2016, Préface de Françoise Ascal, 260 pages, 8,10 €

Ecrivain(s): Abdellatif Laâbi Edition: Gallimard

L’arbre à poèmes, Abdellatif Laâbi

 

Dans sa collection Poésie, Gallimard vient de publier ce florilège de vingt années (1992-2012) des écrits d’Abdellatif Laâbi, les morceaux choisis étant présentés par l’éditeur comme « une anthologie personnelle » de l’auteur.

Ce qui frappe immédiatement le lecteur qui découvre Laâbi est le parti-pris d’une expression directe, loin de toute volonté d’ésotérisme poétique, loin également de toute allégeance à un quelconque formalisme académique.

Laâbi ne « compose » pas, il dit, il exprime, il crie.

Laâbi ne cherche pas à « faire beau », il rage, il extériorise, il envoie, il percute, sans se soucier de rimes, de pieds, de césure…

C’est un choix.

En quoi ses textes sont-ils des poèmes ? Pour répondre, il faudrait s’entendre sur ce qu’est, sur ce que peut être, sur ce que doit être la poésie. Laâbi ne se pose pas la question, le recueil s’intitule bien « L’arbre à poèmes ». Le genre poétique est clairement revendiqué. Et le lecteur sensible à la puissance du verbe-cri, du verbe-colère, du verbe-désespoir, du verbe brandi comme une arme, adhère, d’entrée de texte, à l’annonce faite par le titre.

« La poésie, on ne sait pas ce que c’est, mais on la reconnaît quand on la rencontre », écrivait Jean L’Anselme…

La poésie de Laâbi, on la reconnaît dès lors qu’on l’a une fois rencontrée. C’est une poésie de révolte et une poésie d’appel à la paix, une poésie thérapie qui panse et une poésie offensive qui ouvre, ou qui rouvre les plaies, une poésie qui fortifie, qui blinde, qui cuirasse tout en faisant apparaître faiblesse, impuissance, souffrance…

Ah parole

danse-moi

danse-nous

je te confie ces corps en transe salutaire

ces tumeurs bénignes et non bénignes

ces talismans incrustés dans la peau

pour instiller la patience du roc

et rendre le sort moins vorace

Le titre connote, illustre, résume, parle de soi, et, quand on referme le livre, va de soi. L’arbre est manifestation de fertilité, de fécondité. La poésie de Laâbi puise son inspiration, sa richesse, ses couleurs, dans la terre mère, dans cette terre africaine à la fois généreuse et dure, belle et irriguée de souffrance, comme en témoignent les troncs torturés de l’olivier et de l’arganier qui génèrent l’abondance. L’arbre à poèmes de Laâbi, c’est cet arbre tors mais puissant, retors mais prodigue, certes domestiqué mais conservant la double liberté de choisir audacieusement le sens de sa montée vers le ciel et de lancer ses branches vers l’orient qu’il veut.

Sur cet arbre dont les racines puisent l’expansion tous azimuts dans le terreau trouble et mouvant d’une planète secouée par les mouvements tectoniques d’une barbarie toujours et partout résurgente, naissent et s’épanouissent des myriades de feuilles porteuses d’une poésie à fleur… de peau, de la peau d’un poète qui porte les stigmates de la persécution psychologique et physique dont il a lui-même été victime durant les années de plomb qu’a traversées son pays natal.

Les thèmes sont branchés sur les multiples manifestations de cette perpétuelle et possiblement congénitale propension de l’homme à vouloir guerroyer, dominer, soumettre, avilir, asservir, meurtrir, exterminer, depuis les siècles des siècles :

Au commencement était le cri

et déjà la discorde

Pourtant le poète est toute amitié, il ouvre sa porte à tous, offre sa table à qui passe, sans discrimination : « Ma table est mise. J’y ai disposé toutes mes cultures, avec amour » Mais à son invite fraternelle répond la barbarie : « Enfin, j’entends des bruits de pas. Je me lève pour aller ouvrir. Mais la porte vole en éclats. Sont-ce là mes convives ? Des hommes sans visage font irruption, l’arme au poing… »

Alors naît le doute sur l’humanité de l’homme :

« Homme, dites-vous ?

Admettons »

[…]

« Ils ont tout de l’homme

et ce ne sont pas des hommes

Regardez-les faire

ce qu’aucune bête

n’a jamais pu faire »

Faut-il pour autant abdiquer ? Face à une telle obstination de l’homme à détruire, à se détruire, le poète peut-il s’entêter à prêcher dans le désert de la raison ? Parfois c’en est trop, et vient la tentation du renoncement :

« Il est temps de se taire

de ranger les accessoires »

Laâbi, en homme blessé par le spectacle d’un monde à feu et à sang, en poète ulcéré par la renaissance récurrente de la Bête, révolté par les crimes des intégristes de tout poil, exprime son amertume, voire son désespoir :

« Voici venir l’ère

des famines

et de l’égorgement »

et prévoit qu’il sera lui-même peut-être un jour, à cause de son action militante, la cible des égorgeurs :

« Moi qui te parle et te préviens

je sais quel sort tu me réserves »

Au fil du recueil, le poète dénonce les exactions commises ici et là contre les populations civiles, en particulier contre les femmes et les enfants, manifeste son soutien à la cause palestinienne, demande pardon pour les attentats commis à Madrid et ailleurs par ses coreligionnaires, raille l’obscurantisme fanatique des kamikazes qui commettent leurs actes criminels avec la conviction d’en mériter, dit-il, « Je ne sais quel Eden où des délices perverses vous ont été promises », honore et pleure tel écrivain algérien assassiné par les intégristes ennemis de la lumière, espère « voir G. W. Bush traduit devant un tribunal international de justice », dit, en faisant référence à son appartenance à deux cultures, l’étrange sensation, à la limite de la schizophrénie, qui le traverse parfois d’être deux personnes dont chacune, à tour de rôle, vivrait avec la nostalgie de l’autre…

Heureusement, il y a un refuge, un asile, une parenthèse heureuse pour le poète : la femme aimée, son amour, son corps, son sexe…

« De tes doigts de saphir

tu tournes les pages

de la partition

Tu chantes juste »

Même si cet ultime refuge peut être, lui aussi, la cible des barbares…

« Quand les théologiens

enturbannés ou non

se mêlent de sexe

cela

me coupe l’appétit »

Lire la poésie de Laâbi est en soi un acte de résistance, une manifestation de camaraderie militante, une (re)mise en alerte, presque, parfois, hélas, un tocsin, parfois, aussi, trois fois hélas, quasiment un glas. Lire la poésie de Laâbi, c’est partager et recevoir le rappel salutaire de la nécessité de se faire entendre, pour la bonne cause, celle de l’humain, c’est-à-dire, simplement mais évidemment, pour la défense des valeurs d’égalité, de liberté, de fraternité.

 

Patryck Froissart

 

 

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Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Stefan Zweig

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Stefan Zweig

Ecrit par Patryck Froissart 20.01.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Langue allemandeNouvelles

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (Vierundzwanzig Stunden aus dem Leben einer Frau), février 2015, Edition bilingue (allemand/français) annotée par Jean-Pierre Lefebvre, trad. français Olivier Le Lay, 201 pages, 4,10

Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Stefan Zweig

 

Toujours doublement précieuses sont les éditions bilingues des grands textes littéraires. Le lecteur français germanophone et le lecteur allemand francophone apprécieront certainement celle-ci en particulier, mais nulle nécessité d’être bilingue pour se laisser prendre aux qualités intrinsèques du récit, qui bénéficie de l’excellente traduction d’Olivier Le Lay.

La scène a pour cadre, au début des années 30, une pension hôtelière bourgeoise de la Riviera, où se côtoient les membres d’une société à la Somerset Maugham, à la Maupassant, où chacun observe chacun, où chacun commente, critique, juge et sanctionne les gestes et les paroles de chacun, au nom d’une morale étriquée appliquée de manière immédiate et arbitraire au vu de la seule superficialité des faits.

Le récit est à tiroirs.

Le narrateur premier séjourne à l’hôtel, où l’arrivée d’un jeune homme seul, un Français, élégant, courtois, rompt la monotonie des heures et l’indolence guindée des vacanciers. Le nouveau venu fait en effet montre d’une telle amabilité qu’il s’attire l’attention générale et la sympathie de tous, et surtout de ces dames… singulièrement de l’une d’entre elles, Madame Henriette, une trentenaire qui se trouve là en villégiature avec son époux et ses deux enfants.

Coup de théâtre : vingt-quatre heures plus tard le dandy et la digne Madame Henriette s’envolent sans préavis on ne sait où, au grand dam du mari cocu et au grand scandale de la petite communauté d’estivants conformistes.

« On comprendra aisément qu’un tel événement, coup de tonnerre pour nos yeux et nos sens, était de nature à troubler violemment des êtres qui n’étaient accoutumés qu’à l’ennui et à des passe-temps insouciants… »

L’incident déclenche des discussions, des débats, des controverses voire des disputes sans fin qui permettent à l’auteur de confronter les points de vue bourgeois et l’opinion plus ouverte du narrateur sur l’importance ou non du respect des codes moraux conservateurs et des normes sociales puritaines à propos d’une « Bovary » qui plaque enfants et mari vingt-quatre heures après avoir fait la connaissance d’un jeune « bellâtre ».

Une dame âgée, Mrs C., qui semble touchée par le discours mesuré, non moralisateur du narrateur, le seul de la compagnie à ne pas jeter la pierre à la femme adultère, finit, avec beaucoup de pudeur, d’hésitation et de retenue, par lui proposer de lui confier par écrit une aventure qu’elle a vécue elle-même autrefois, à l’âge de quarante ans, et qui offre une certaine similitude avec l’affaire qui agite et révolte les bien-pensants de la pension.

Alors s’ouvre le tiroir recelant le récit second.

Cette nouvelle dans la nouvelle entraîne le lecteur dans le monde infernal des casinos. La narratrice raconte avec une intense émotion les circonstances en série qui l’ont conduite, sur un temps identiquement court de vingt-quatre heures, à une relation dont elle conserve grande honte avec un jeune joueur qu’elle décide de sauver du suicide auquel il veut se livrer après avoir tout perdu, y compris son honneur, par addiction irrépressible au jeu.

Zweig se livre ici à une captivante étude de la psychologie du joueur, et en particulier à une analyse extraordinaire des mouvements des mains et des expressions du visage du jeune fils de famille, descendant alors ruiné d’une branche de la noblesse ancienne de la Pologne autrichienne, pendant le temps qu’il s’abandonne à sa passion sous le regard épouvanté de la narratrice.

La superposition des deux nouvelles, des deux situations, des deux personnages féminins invite le lecteur à réfléchir sur la notion de « faute » et de « culpabilité sociale », à méditer sur la tendance qui prévalait encore au milieu du siècle dernier à condamner a priori la femme « infidèle » (cette tendance s’est-elle estompée ?), plus généralement à mesurer l’importance des circonstances par rapport à la nature de l’événement, à admettre que la vie d’une personne peut prendre tout à coup une direction totalement imprévisible, à prendre en compte la liberté privée face au poids de la morale publique, à s’interroger sur le rapport de l’individu à l’argent et au gain, à considérer avec commisération la propension de personnes oisives à discourir avec suffisance sur le comportement d’autrui…

L’analyse sociologique, quasi anthropologique et l’étude psychanalytique rappelant que Zweig et Freud ont entretenu une abondante correspondance, intégrées dans un mouvement narratif intense qui emporte le lecteur, font de cette nouvelle à deux niveaux un exemple parfait du genre réaliste.

A lire d’une traite.

 

Patryck Froissart

 

 

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Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette (nouvelles), Stefan Zweig

Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette (nouvelles), Stefan Zweig

Ecrit par Patryck Froissart 12.01.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesLivres décortiquésFolio (Gallimard)Nouvelles

Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette, décembre 2014, trad. allemand (Autriche) Isabelle Kalinowski et Nicole Taubes, 115 pages, 2 €

Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)

Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette (nouvelles), Stefan Zweig

 

Les deux nouvelles de Stefan Zweig qui constituent cette édition de poche établie sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre ont été extraites de Romans, nouvelles et récits, tome II de la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard).

Découverte inopinée d’un vrai métier

Le narrateur, de la terrasse d’un grand café de Paris, en avril 1931, observe les mouvements de foule des badauds quand son attention est attirée par le manège d’un homme évoluant furtivement ici et là parmi la masse. Il formule une première hypothèse sur le métier de l’individu jusqu’au moment où son observation attentive l’amène, par analyses, déductions, accumulations et confrontations d’indices, à la conviction que l’homme exerce une profession qui se situe à l’opposé du postulat initial. Lorsque le personnage quitte la place, le narrateur, saisi d’une irrésistible envie de le surprendre en pleine occupation, le suit jusqu’au célèbre Hôtel Drouot où se déroule une vente aux enchères. Leurs destins vont ici se croiser concrètement, physiquement, d’une manière singulière…

Une vieille dette

Margaret, la narratrice, écrit une lettre à son amie d’enfance Ellen pour lui faire part de sa rencontre, inattendue, dans une auberge rustique, isolée dans les montagnes du Tyrol où elle a décidé de passer quinze jours à se reposer d’une longue période de surmenage, avec un personnage, Sturzentaler, qui a fortement compté pour elles deux à l’époque de leur adolescence, un chanteur d’opéra qui a eu son heure de gloire, et qui en est réduit dorénavant à quémander une bière chaque soir sous les quolibets et les vexations des paysans du coin. Margaret raconte à Ellen ce qu’elle a entrepris de faire pour rendre à l’idole déchue une part de la dignité et du respect à quoi elle a décidé qu’il a droit.

 

L’art de Zweig

Ces deux nouvelles, du genre réaliste, ont, par définition, pour élément fondateur une rencontre, pour cadre un lieu défini, réel, parfaitement identifié, pour temps narratif une période courte datée, pour intrigue une action suffisamment remarquable pour en faire toute une histoire, bien qu’elle se résume à un fait presque divers, à une de ces histoires qu’on se raconte dans un salon.

Le titre de la première nouvelle constitue d’ailleurs en soi quasiment la définition de la nouvelle réaliste : découverte inopinée réfère au hasard, à cette rupture du banal qui est le trait essentiel de la nouvelle, vrai renvoie explicitement à la réalité, et métier à la thématique sociale.

L’art de Zweig consiste à insérer l’intrigue dans une peinture pointilliste du contexte social, ordinaire, spatio-temporel, avec un sens du détail juste, de l’observation précise, de la description minutieuse grâce à quoi il réussit à faire d’une scène de la vie quotidienne un tableau mouvant, vivant, parlant, et à rendre extraordinaire (au sens premier du terme) un spectacle à première vue banal.

Ainsi, dans la première nouvelle, l’auteur procède comme un cinéaste, choisissant ses points de vue, ses focalisations, passant du plan de foule au zoom isolant un personnage, en une succession de prises de vue constituant un diaporama d’un quartier célèbre du Paris des années trente qui plonge le lecteur dans une saisissante apparence de réalité, avec l’impression de visionner un court métrage en noir et blanc. Cependant, ce qui pourrait s’apparenter à un documentaire en est l’antithèse : le mouvement physique de l’objectif est soumis au mouvement subjectif intérieur de la pensée et des sentiments de l’observateur. Le narrateur voyeur refuse que le spectacle vienne et s’impose à lui. Le narrateur acteur provoque le spectacle. Le narrateur spectateur, qui a pris place à la terrasse de ce café comme au premier rang d’une salle de théâtre, sait que quelque chose se passera, il attend, espère l’action. Le narrateur écrivain sait que, si rien ne se passe, l’imagination prendra le relais. Le narrateur personnage entretient avec le personnage de premier plan une relation affective qui, bien que limitée dans le temps court de la rencontre, connaît une succession de phases allant de la simple curiosité à la sympathie, en passant par l’indignation, la colère, la jalousie, la pitié, la compassion, le pardon…

Zweig fournit allusivement lui-même a priori, au début de cette nouvelle, une hypothèse sur la possible genèse de son écriture.

« Je peux rester indéfiniment en arrêt devant une fenêtre et fantasmer le destin de l’inconnu qui habite peut-être là ou pourrait y habiter, observer et suivre n’importe quel passant pendant des heures, happé par une curiosité magnétique et absurde… »

Si ce premier récit se situe dans l’agora, le deuxième se déroule en milieu fermé, dans une salle d’auberge de montagne. La narratrice, Margaret, là aussi, incite l’action, qui va modifier le comportement du personnage central et la nature de la relation sociale qui s’est installée au fil du temps entre les personnages secondaires (les paysans clients et la tenancière du café) et l’icône déchue, par transfert, en l’esprit et en le regard de ces derniers, de l’admiration que Margaret et Ellen ont conservée à l’endroit de l’ancien Grand Comédien des Théâtres Princiers.

« J’espère que ces messieurs auront l’obligeance de raccompagner jusque chez lui Monsieur le Comédien des Théâtres Princiers.

– Avec le plus grand plaisir, répondirent-ils tous en chœur.

Quelqu’un lui apporta cérémonieusement son chapeau décrépi, un autre l’aida à se lever, et dès lors je sus qu’on ne se moquerait plus de lui, qu’on ne rirait plus à ses dépens, qu’on ne lui ferait plus de chagrin… »

Etude de mœurs, peinture sociale, typologie des statuts, analyse psychologique, paradoxe de la « fiction réaliste », l’écriture de Zweig se situe dans la droite lignée du maître du genre, notre grand Maupassant.

Un pur moment de délectation.

 

Patryck Froissart

 

 

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Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ?, Alain Marc

Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ?, Alain Marc

Ecrit par Patryck Froissart 07.01.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssaisPoésie

Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ?, Ed. du Zaporogue, septembre 2014, 215 pages

Ecrivain(s): Alain Marc

Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ?, Alain Marc

 

Mais où est la poésie ?

Tel est le titre de la première partie de cet ouvrage très fouillé, très dense, fourmillant de milliers de références sur la poésie contemporaine.

L’auteur, Alain Marc, ardent militant de la cause poétique, dresse le bilan de sa quête de la poésie dans les espaces dédiés à la littérature, que ce soient des édifices en dur conçus pour en abriter les volumes (librairies, bibliothèques, centres culturels) ou des refuges de papier reliés et édités pour en accueillir des extraits (revues, journaux, magazines), ou encore des vitrines audiovisuelles (radio, télévision) ou virtuelles (sites, blogs).

Le constat est amer : la poésie brille généralement par son absence, ou par la place scandaleusement réduite, insupportablement occulte, qui lui est attribuée.

« Le cinéma, le théâtre, la danse ou la musique ont trouvé dans nos villes des lieux où s’épanouir, mais pas la poésie ».

Quelles sont les raisons de cette relégation ? Pour Alain Marc, la responsabilité en incombe d’une part aux éditeurs, trop réticents à publier des ouvrages de poésie ou à n’en faire paradoxalement que des objets de luxe destinés aux rares amateurs, d’autre part aux libraires et aux bibliothécaires, trop enclins à cloisonner dans un rayon « spécial » situé sciemment dans des recoins d’arrière-boutique les quelques poètes patentés, seuls susceptibles, selon l’opinion surfaite et subjective qu’ils se font de l’actualité et de l’histoire du genre poétique, d’intéresser un lecteur égaré.

Il y a les poètes qui nous sont proposés comme tels par les éditeurs qui ont pignon sur rue. Il y a les poètes qui ne sont édités que par de petits éditeurs. Puis il y a les poètes « sans grade ».

Mais pour l’auteur, les premiers responsables sont les poètes eux-mêmes. Les uns, dénonce Alain Marc, se cantonnent par héritage forcé dans une langue dont ils considèrent que l’hermétisme seul lui confère le statut de poésie, confortés par les porteurs, universitaires ou critiques autorisés, de la norme officielle et souveraine que Marc assimile à ce que Barthes qualifie de littérature bourgeoise.

La vision monolithique, exclusive, passéiste et destructrice de la poésie qui censure, condamne, accuse et rejette… Jacques Gaucheron (1) la nomme poésie « éternelle » : C’est toujours la poésie éternelle, dont personne ne sait ce qu’elle est, puisqu’elle n’existe pas, qui commande les points de vue critiques ou les attitudes de la sensibilité. D’où en fait une absence de critique, et plutôt un grand geste d’anathème.

La plupart sont fatalistes, admettent à l’avance que leur recueil ne sera lu que par quelques dizaines, peut-être quelques centaines, au mieux quelques petits milliers de lecteurs.

Un auteur note dans son journal publié : j’ai probablement cent lecteurs occasionnels, dix réguliers et un fanatique (moi-même).

Le poète d’aujourd’hui, accuse encore l’auteur, écrit pour des revues qui ne sont lues que par d’autres poètes qui à leur tour y publieront leurs textes. Les sociétés de poésie ne seraient plus que des cercles ésotériques restreints d’initiés s’éditant, se lisant, se commentant et se congratulant, mais aussi se jalousant les uns les autres. Alain Marc va jusqu’à utiliser le mot « secte », en arguant du fait que cette poésie-là se coupe volontairement du public.

Au passage, Alain Marc attaque l’édition à compte d’auteur et l’autoédition qui aboutissent à la publication d’œuvres de qualité littéraire médiocre, voire nulle.

L’autocongratulation – je te publie parce que tu me publies, je parle de toi parce que tu parles de moi – […] mais aussi le compte d’auteur, et le manque de rigueur […] les plus graves maux qui rongent la poésie…

Pourquoi la poésie ne s’afficherait-elle pas ? s’indigne Alain Marc. Pourquoi, lorsqu’elle le fait, lorsqu’elle se met par exception en scène, le fait-elle par la voie, par la voix d’acteurs qui ne savent pas la mettre en valeur, coincés qu’ils sont dans les stéréotypes d’une diction classique théâtrale, figée et frigide ?

Alors ? Quelle poésie pour Alain Marc ?

Il est urgent, martèle-t-il, que la poésie sorte des cryptes, émerge du mystère dans lequel elle s’est volontairement immergée depuis plus d’un siècle. Il est urgent que la poésie ait à nouveau du sens, non pas un sens caché, qu’il faut aller déchiffrer, interpréter, feindre de comprendre, non pas une poésie qui ne fonderait sa beauté que sur la forme, le style, la figure, mais une poésie sociale, voire sociétale, une poésie du réel, du quotidien, du tangible, une poésie militante, une poésie agissante, une poésie de la résistance, du citoyen, une poésie sur « le sens du monde » et non plus, ou non plus seulement, sur le sens… de la poésie…

Et de citer à nouveau Jacques Gaucheron : « On peut du reste très bien envisager une poésie d’actualité, une poésie de réponse immédiate à l’événement, dans le sens même de l’exigence de modernité ».

Pour une poésie publique

Après avoir exposé ces causes, et d’autres encore, selon lui, de la rupture entre la poésie et son destinataire naturel, le public, tout le public (et non pas « un » public), après avoir distingué les fonctions potentielles de la poésie dans la société, Alain Marc retranscrit sur cent-quarante pages les notes et chroniques quasi quotidiennes, dûment datées, qu’il a consignées dans ses carnets de 1990 à 2013.

Réflexions immédiates, réactions à vif, prises de position, discours polémiques sur tous les événements, grands et inaperçus, de l’actualité de la poésie sur presque un quart de siècle, citations de poètes et de critiques, extraits de ses lectures de journaux, de revues, de magazines, de recueils, rapports de visites en une multitude de librairies, l’ensemble constitue une mine extraordinaire d’éléments et d’arguments sur lesquels Alain Marc fonde son combat et ses propositions pour une poésie publique fondée sur une écriture du « Cri », à rapprocher de la thèse exposée par Alain Milon dans La Fêlure du Cri (Editions Encre Marine, 2010).

Quelques propositions :

Que la poésie sorte du schématisme imposé et des poncifs d’un art poétique que l’auteur juge dépassé, inadapté, formaliste, intégriste, dictatorial et élitiste !

Que pour autant elle ne tombe pas dans la facilité, vite synonyme de médiocrité !

Qu’elle rende la primauté au sens !

Que les poètes cessent de se considérer a priori comme des créateurs incompris, voire maudits ! Qu’ils sortent du défaitisme et du fatalisme !

Qu’ils se battent, et que leurs éditeurs se battent avec eux, pour la poésie !

Mais que la poésie elle-même soit une poésie offensive, participative, ouverte sur l’époque et sur ce qui s’y passe !

Les poètes et leurs lecteurs ne devraient pas manquer d’approuver…

 

Patryck Froissart

 

(1) Sur un chemin de poésie, la Poésie, la résistance, Ed. Messidor, 1989

 

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