06/06/2022
La malédiction d’Azazel, Youssef Ziedan
La malédiction d’Azazel, Youssef Ziedan
La malédiction d’Azazel, traduit de l’arabe (égyptien) par Khaled Osman, janvier 2014, 445 p. 24 €
Ecrivain(s): Youssef Ziedan Edition: Albin Michel

Au Ve siècle, dans la partie proche-orientale de l’empire romain en bonne voie de christianisation forcée, Hiba, un moine copte, originaire de Haute-Egypte, rédige ses mémoires, sous le commandement d’un sombre mentor intérieur, son « ange » gardien, ou son intime démon, Azazel.
Alors Hiba conte, soi-disant à contrecœur, et commente.
Ce pieux chrétien assiste, souvent avec stupeur et consternation, à l’établissement brutal d’un christianisme conquérant qui persécute, à l’encontre du message christique de tolérance, de paix et de fraternité, tous ceux et toutes celles qui ne reconnaissent pas ses Lois, en leur faisant subir les mêmes sévices barbares que ceux qu’avaient connus précédemment les sectes chrétiennes.
Pire, à peine renversées les idoles païennes, à peine massacrés férocement des milliers de leurs adeptes, le pieux Hiba voit les chrétiens se déchirer eux-mêmes dans des luttes fratricides sur des détails du dogme naissant et sur l’interprétation des Evangiles, et se constituer à travers l’Empire en de multiples groupes rivaux, en nombre d’obédiences adverses, qui se déclarent réciproquement hérétiques et se vouent les uns les autres aux flammes de l’Enfer et bientôt à celles de leurs tribunaux religieux respectifs.
Ainsi, à peine le christianisme est-il devenu religion officielle de l’Empire que se produisent les premiers schismes et que s’allument les premiers bûchers, qui en engendreraient bien d’autres pendant plus d’un millénaire.
Ce pieux chrétien est à Alexandrie le témoin direct d’atroces massacres de païens ordonnés par le patriarche Cyrille VI, citant ces mots terribles de Jésus : « Je ne suis pas venu sur la terre pour y installer la paix mais l’épée ».
Hiba épouvanté et impuissant voit se dérouler sous ses yeux le lynchage sauvage, par une horde de chrétiens déchaînés qui se disent soldats du Seigneur, de la savante Hypathie, brillante mathématicienne avec qui il avait entamé des échanges philosophiques, et de sa disciple Octavie, aux charmes de qui le pieux moine avait succombé sans la moindre résistance.
Car ce pieux chrétien l’avoue avec une complaisance certaine, il est loin d’être insensible aux tentations de la chair, ainsi qu’en témoigne sa réaction face à la païenne Octavie qui vient de le sauver des eaux sur les rivages proches d’Alexandrie :
« Mes yeux étaient rivés à sa croupe dansante […] son corps était assurément pulpeux, et elle lui imprimait à chaque pas des ondulations dignes d’un volute d’encens […] La gêne m’a submergé quand j’ai vu mon démon en pleine érection saillir scandaleusement sous mon sarouel trempé d’eau salée… »
S’ensuivra dans la vocation monacale du pieux Hiba une ardente parenthèse érotico-amoureuse qui ne se dénouera que lorsque la belle Octavie, adoratrice, entre autres, de Poséidon, découvrira que son amant est un représentant de cette secte sauvage qui persécute ses coreligionnaires, et le chassera immédiatement : « Sors de ma maison, pauvre ordure ! ».
Ce pieux chrétien, devenu moine régulier et médecin réputé dans un monastère de la région d’Alep, vit plus tard une folle histoire d’amour avec la chanteuse Martha, pour qui il est bien près, au paroxysme de leur liaison tout autant charnelle que spirituelle, de jeter sa bure aux vents torrides du désert…
Evidemment le remords vient tourmenter Hiba :
« Je suis sorti fouiller dans le sable à la recherche d’un crin de cheval. Une fois que j’aurais lavé celui-ci méticuleusement dans l’eau de mer, je […] m’en servirais pour me ligaturer les testicules […] jusqu’à ce qu’ils tombent d’eux-mêmes et que je sois délivré à jamais ».
Cette décision restera… un vœu pieux, Hiba prenant prétexte, pour ne pas la mettre en application, de ce qui était arrivé à Origène, réprouvé par l’évêque Démétrius pour s’être infligé ce délicat traitement.
Mais tout en subissant les affres du péché de luxure, ce pieux chrétien, féru de littérature et de poésie, collectionneur passionné de manuscrits anciens, est en relation amicale et savante avec Nestorius, futur évêque de Constantinople, qui s’oppose au patriarche Cyrille, lequel soutient et cherche à imposer la thèse, qui deviendra un des dogmes de l’Eglise Catholique, selon laquelle Marie est mère de Dieu.
L’influence du pape Cyrille ne cessant de croître, le moine pieux qu’est Hiba connaît alors l’angoisse d’être déclaré hérétique comme le sera finalement son ami Nestorius lors du concile d’Ephèse.
Les rencontres régulières des deux hommes à Jérusalem, les interrogations de Hiba au spectacle des excès des chrétiens, les questions qu’il se pose malgré lui sur la légitimité de la prétendue supériorité de la religion triomphante sur les autres, qualifiées de païennes et soumises aux persécutions, le douloureux sentiment de culpabilité et de révolte qui l’accable aux moments où il se retrouve en situation de choisir entre l’état de chasteté monacale et l’amour d’une femme d’exception, sont autant d’occasions, pour l’érudit qu’est Youssef Ziedan, de faire belle et riche œuvre d’historien et d’introduire le lecteur dans les ardents débats théologiques et philosophiques qui se déroulent en cette époque primordiale de la prise de contrôle de la pensée occidentale par le christianisme.
Des thématiques terriblement actuelles dans ce livre dont Youssef Ziedan affirme avoir retrouvé et transcrit fidèlement le manuscrit, soigneusement dissimulé, pour les siècles des siècles, par le moine Hiba qui le présente lui-même dans le texte comme un écrit interdit, sulfureux, éminemment dangereux. D’ailleurs Youssef Ziedan a été condamné en 2013 pour insulte à la religion par le gouvernement égyptien dirigé par les Frères Musulmans…
Hélas !
Patryck Froissart
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L’ami des femmes, Diego Marani
L’ami des femmes, Diego Marani
L’ami des femmes (L’amico delle done), traduit de l’italien par Anna Colao, 302 pages, 9,65 €
Ecrivain(s): Diego Marani Edition: Rivages

Ernesto !
Un sacré personnage !
On pense d’emblée, en abordant ce roman savoureux et triste, au film de Truffaut, de titre presque éponyme, L’homme qui aimait les femmes (1977) et au personnage magnifiquement interprété par Charles Denner.
Ernesto, professeur d’italien et de latin dans une école de Trieste, « avait toujours été l’ami des femmes ».
Comment être l’ami sans être l’amant ? Est-il possible d’être à la fois l’un et l’autre ? L’amour est-il viable à partir du moment où il est tellement installé dans le quotidien que disparaît toute crainte de perdre celle qu’on aime ?
Questions lancinantes pour Ernesto, angoissantes, récurrentes dans le carrousel de ses conquêtes.
Nadia, Laura, Marisa, Lucia, Jasna…
Quand Ernesto épouse Nadia, qui est sa voisine de palier depuis leur prime enfance, l’amour est là, certes, mais très vite il manque de sel, d’imprévu, de risque de rupture, de drames, de peur. La sérénité dans le couple est insupportable. Nadia est une épouse trop parfaite, trop définitivement investie dans son rôle de compagne attentionnée, de ménagère trop incessamment dévouée.
« Au fond, le mariage d’Ernesto avait été un mariage parfait. Il avait mûri, pourri et s’était desséché avec une remarquable régularité, sans avoir eu le temps de devenir amer ni même désagréable. Le divorce avait marqué son apogée ».
Le point de vue du narrateur semble souvent épouser, de la même façon que dans ce bilan laconique et précis de l’épisode conjugal d’Ernesto, celui du personnage, apparente absence totale de distance produisant régulièrement le trouble chez le lecteur, qui se demande s’il s’agit de l’expression brute de la vision d’Ernesto ou s’il faut y lire l’antiphrase, le commentaire sarcastique, le jugement satirique que prononce le narrateur à propos du personnage. La confusion des regards, l’ambigüité narrative, la variation incessante des points de vue sont autant d’éléments qui piègent le lecteur qui est tantôt Ernesto en introspection, tantôt le même Ernesto disséquant de façon maniaque sa relation avec l’une ou l’autre de ses femmes ou exprimant crûment l’évolution de ses sentiments envers chacune d’elles, tantôt Marisa plongée dans sa propre auto-analyse, et qui, à d’autres moments du récit, voit vivre comme un observateur extérieur l’un et l’autre de ces deux personnages principaux comme c’est le plus souvent le cas pour tous les autres.
Nadia, Laura, Marisa, Lucia, Jasna…
Tourne le manège ! Vienne le vertige ! Se brouillent les images du kaléidoscope !
Ernesto aime vivre deux aventures simultanées. La double vie peut lui permettre de comparer, doit pouvoir l’aider à choisir… mais lui sert surtout à perpétuer l’indécision douloureuse dans laquelle il se complaît.
« Il sentait confusément qu’il avait besoin de deux femmes : l’une pour le guider, l’autre pour l’égarer ; l’une à aimer, l’autre à craindre ».
Nadia, Laura, Marisa, Lucia, Jasna…
Chaque caractère féminin prend au fil du récit une épaisseur remarquable. A la fin du roman, le lecteur connaît intimement chacune de ces femmes comme s’il les avait lui-même rencontrées, séduites, conquises, détestées, comme s’il était lui-même entré dans leur vie. Il sait leur vision de l’amour, le sens qu’elles donnent à la relation entre hommes et femmes, leur idéologie du couple, du mariage, de la liaison amoureuse, du sexe, de l’adultère. La focalisation narrative changeante confère à chacune une « consistance » différente.
Nadia, Laura, Marisa, Lucia, Jasna…
Ernesto coupe les cheveux en quatre, s’enferme et s’empêtre dans ses histoires d’amour, se prend dans la toile qu’il tisse autour de ses amantes.
« Pour chaque femme qu’il aimait, Ernesto inventait des univers dont il finissait par se sentir prisonnier ».
Aimer, être aimé, devient pour lui source perpétuelle de souffrance.
Il en arrive à ne se sentir, provisoirement, en paix que lors des rares moments où il n’a pas à jouer le rôle qu’il s’est composé :
« Il ne s’accordait une trêve que le mardi après le cours de peinture. A cette heure, toutes les femmes qui le tourmentaient étaient en train de travailler… ».
Et il y a Trieste, la matrice de l’histoire, Trieste, sa lumière qui fluctue au cours des saisons, ses arbres qui s’effeuillent ou bourgeonnent, ou fleurissent, son atmosphère à l’humeur mouvante, son école de peinture, son cours de danse, ses rues, ses cafés, son port, sa plage, les promenades calculées qu’y fait Ernesto avec l’une ou l’autre, le choix stratégique des itinéraires au long desquels il décline ses entreprises de séduction, les lieux où il tombe sur le beau Flavio, le mari de Laura, riche, « toujours serein et souriant, le teint hâlé par un bronzage discret et irréprochable, [qui] portait des vêtements impeccables et dessinés pour lui… », l’élégant Flavio qu’Ernesto a cocufié et qu’il considère paradoxalement comme son rival, Flavio le notable, dont il découvrira un jour le rôle qu’il aura tenu en parallèle avec chacune de ses maîtresses, révélation qui marquera pour Ernesto la fin de la quête et le retour à la situation initiale…
« L’automne avait été de courte durée. Quelques journées foudroyées par un soleil pourpre. En une nuit la bora avait emporté toutes les feuilles des arbres, et un ciel plus dense déferlait désormais du Nord. Les ombres de la ville n’étaient plus les mêmes ».
Séducteur insatisfait, angoissé, torturé… un sacré personnage en vérité que cet Ernesto, à qui Marisa pose un jour la question qui préoccupe le lecteur tout au long du récit :
« Pourquoi t’obstines-tu à fouiller au fond de toi ? Qu’est-ce que tu crois savoir de toi que tu as si peur de voir s’échapper ? »
Grâce à la traduction irréprochable d’Anna Colao, ce roman italien devient une belle œuvre littéraire française…
Patryck Froissart
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10:51 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Amok, Stefan Zweig
Amok, Stefan Zweig
Amok, septembre 2013, traduit de l’allemand Bernard Lortholary, présentation et notes de Jean-Pierre Lefebvre, 140 p. 3,50 €
Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)

Confession d’un désespéré, cette nouvelle de Zweig parue en 1922 plonge le lecteur dans les sombres abysses du remords et de la folie.
Le temps de l’écriture s’inscrit dans le contexte trouble et perturbé des grands bouleversements sociaux et moraux de l’immédiate après-guerre, du rayonnement des thèses de Freud, dont Zweig est un admirateur inconditionnel et avec qui il échangera pendant plus de trente ans une copieuse correspondance, et des questions posées par le surréalisme sur la relation entre le rêve et la réalité, entre le conscient et l’inconscient dans la création littéraire.
Le temps du récit est antérieur, son dénouement étant précisément daté de mars 1912.
L’espace du récit cadre est clos. Nous sommes sur un paquebot, l’Oceania, où le narrateur premier, homodiégétique selon la classification de Genette, reçoit la confession, découpée comme un feuilleton, racontée en plusieurs nuits dans l’obscurité déserte et fantomatique du pont d’avant, du narrateur second, un médecin colonial en fuite tentant de regagner clandestinement son Europe natale.
L’auteur brosse une succession de tableaux en noir et noir.
Les ténèbres enveloppant les moments du récit sont en étroite relation avec le trouble et l’obscurité qui règnent dans l’âme du narrateur second, et avec la mélancolie (au sens étymologique d’humeur noire) qui caractérise l’état d’esprit dans lequel se trouve le narrateur premier lui-même.
L’atmosphère créée page après page rappelle celle, oppressante, angoissante, des nouvelles de Poe, des récits de Maupassant se situant dans la série du Horla, de certains textes de Mérimée, de Tieck, de Théophile Gautier…
L’art des maîtres du genre consiste, on le sait, à conter dans un total climat d’étrangeté des événements réels ou présentés comme tels.
Les apparitions spectrales, fugitives, partielles, en ombre chinoise ou dans l’éclair éphémère de l’allumage d’une cigarette, du personnage narrant sa propre histoire, l’auto-analyse qu’il fait de son état, se comparant à l’amok, cet individu que saisit, dans la culture malaise, une folie furieuse irrépressible qui le conduit à massacrer tous ceux qu’il rencontre jusqu’à être lui-même terrassé et assassiné, le doute qu’exprime pour sa part le voyageur narrataire et narrateur sur la santé mentale de son interlocuteur, entretiennent la permanente ambiguïté qui fait la particularité du genre, en lequel l’histoire chemine sur un fil ténu, fragile, périlleux que tend l’auteur entre réalité et irréalité, sens et non-sens, raison et folie.
Où est la limite entre imagination et description objective du réel, entre l’imaginaire, le rêve, les faits… ? Les surréalistes s’emparent, à l’époque de la parution d’Amok, de cette interrogation.
Qui ne s’est jamais demandé : « Est-ce que je rêve ? »
Le narrateur premier a l’impression de s’y perdre lui-même :
« J’aurais cru à un rêve ou à un phénomène dû à mon imagination, si je n’avais entre-temps remarqué parmi les passagers un homme portant un crêpe de deuil… ».
Le délire mental du médecin prend sa source dans un dilemme qu’il est incapable de surmonter après avoir refusé de pratiquer un avortement demandé par une Européenne de la haute société coloniale qui repousse avec un mépris cinglant la proposition qu’il lui soumet de se donner à lui préalablement à l’opération. A la passion délirante qu’il éprouve à partir de ce jour pour cette femme hautaine se mêlent le remords engendré par la certitude déchirante de sa culpabilité dans la mort atroce de cette dernière qui n’a en définitive d’autre recours, fatal, que de s’adresser à une faiseuse d’anges locale, et les questions en rapport avec le devoir moral, déontologique, du médecin lié envers soi-même et à l’endroit de la société par le serment d’Hippocrate qu’il a prononcé.
« Je sentais […] en moi un devoir… oui, ce fameux devoir de porter assistance, ce maudit devoir… l’idée me rendait fou qu’elle pût encore avoir besoin de moi… ».
De même que l’amok lancé dans sa course furieuse est incapable de s’arrêter pour reprendre haleine, de même le lecteur qui se jette dans la lecture de cette nouvelle ne reprend son souffle qu’après en avoir lu la dernière ligne.
On appréciera la qualité de la préface et la pertinence des annotations de Jean-Pierre Lefebvre, titulaire de la chaire de littérature allemande à l’Ecole Normale Supérieure, directeur de l’édition complète de Zweig en Pléiade, la richesse du dossier biographique et bibliographique que contient cette édition, et l’excellence de la traduction de Bernard Lortholary.
Patryck Froissart
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Tout s'effondre, Chinua Achebe
Tout s'effondre, Chinua Achebe
Tout s’effondre (Things fall apart), octobre 2013, trad. de l’anglais (Nigeria) Pierre Girard, 230 p. 21,80 €
Ecrivain(s): Chinua Achebe Edition: Actes Sud

Avant même de s’introduire en ce roman, il est recommandé au lecteur de se défaire de ses œillères ethnocentriques d’Européen, d’oublier la vision déformée qu’il se fait de l’Afrique et des Africains au travers du prisme de ses repères usuels, de s’extraire de ses propres critères culturels, de ne pas se conduire, surtout, en touriste textuel.
Il faut épouser le point de vue du narrateur, qui est lui-même profondément inscrit, ancré, enraciné dans le contexte « civilisationnel » du récit, et entrer dans l’univers du personnage principal, Okonkwo, membre de l’importante ethnie ibo, répartie, à l’époque de l’histoire qu’on peut situer aux XVIe/XVIIe siècles, au moment où commencent les rafles massives organisées par, ou pour, les marchands d’esclaves, et où arrivent les premiers missionnaires chrétiens, en une multitude de petites communautés villageoises autonomes sur un vaste territoire correspondant à la province orientale du Nigeria actuel.
C’est dans l’une de ces communautés constituées de neuf villages indépendants que naît Okonkwo, qui, dès qu’il est en âge de raisonner, jure de se démarquer de son père, connu pour ne pas être des plus courageux.
Le lecteur vit de l’intérieur toutes les étapes sociales que franchit, une à une, l’infatigable cultivateur d’ignames, surmonte avec lui les épreuves que représentent les saisons de piètre récolte, les mauvais sorts, les deuils, partage avec lui la satisfaction qu’engendre la lente multiplication de greniers remplis d’ignames à mesure de l’extension de la surface des terres qu’il lui est donné de cultiver, ressent avec lui la fierté de pouvoir prendre conséquemment une deuxième épouse, puis une troisième, puis une quatrième, et se réjouit de le voir acquérir l’un après l’autre les titres traditionnels, très précisément codifiés dans le contrat social du clan, qui font de lui, progressivement, un notable respecté dans la communauté. Et il souffre avec Okonkwo, tout en reconnaissant la légitimité, conforme à la coutume, de la sanction, lorsque celui-ci est exclu du clan d’Umuofia pour sept ans pour avoir provoqué accidentellement la mort du fils d’un des notables du village.
Mais l’intégration va plus loin ! L’auteur réussit à réduire extraordinairement, voire à supprimer, toute distance entre le lecteur et la vie quotidienne de la communauté : le lecteur n’est pas l’étranger, le visiteur, invité, le temps d’un livre, à être le témoin de scènes qui lui seraient contées, il y est, il y participe, il se sent Ibo car il y naît Ibo, il EST Ibo ! Tout lui est immédiatement naturel. Il n’est pas dans l’exotisme, dans le spectacle. On ne lui demande pas de comprendre, d’interpréter, de comparer. Le regard de l’ethnologue est exclu, interdit, car définitivement inconvenant.
Evidemment, l’assimilation qui s’opère ainsi l’amène à considérer, comme Okonkwo, avec méfiance, puis avec angoisse, enfin avec colère, l’intrusion brutale des missionnaires et la christianisation désastreuse de membres de plus en plus nombreux de la communauté, avec pour promptes conséquences l’acculturation et la déstructuration sociale. Et le lecteur ne peut qu’entrer en rébellion, aux côtés de son héros, contre les envahisseurs, pour un combat qui apparaît hélas rapidement comme irrémédiablement perdu.
« Okonkwo était profondément affecté. Il pleurait sur le clan, qu’il voyait mis en pièces et s’effondrer, et il pleurait sur les hommes d’Umuofia, hier si belliqueux, inexplicablement devenus mous comme des femmes ».
Il se produit là comme une espèce de revanche, une acculturation inversée, à des siècles de distance.
Pour le lecteur, comme pour Okenkwo, « le pays des vivants ne se [trouve] pas très loin de celui des morts. Il y [a] entre les deux de nombreuses allées et venues, surtout pendant les fêtes et aussi quand un vieil homme [meurt] ».
Pour le lecteur, comme pour Okenkwo, la normalité est Ibo, et la barbarie est européenne.
Alors, pour le lecteur, comme pour Okwenko, avec l’arrivée du Blanc, « tout s’effondre » !
On ne peut que féliciter Actes Sud pour cette réédition.
Patryck Froissart
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10:49 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Zuhayra, Quatre poèmes à sa fille sur la vieillesse et la mort, Abû Kabîr Al-Hudhalî
Zuhayra, Quatre poèmes à sa fille sur la vieillesse et la mort, Abû Kabîr Al-Hudhalî
Zuhayra, Quatre poèmes à sa fille sur la vieillesse et la mort, édition bilingue arabe et française, traduction, présentation et annotations Pierre Larcher, janvier 2014, 76 pages, 15 €
Ecrivain(s): Abû Kabîr al-Hudhali Edition: Sindbad, Actes Sud

Ce court dîwân est composé, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, de quatre poèmes, de longueur variable, comprise entre 15 à 48 vers, tous centrés sur le thème de la vieillesse et de la mort.
Le poète arabe, sentant sa fin prochaine, adresse à sa fille chérie, Zuhayra, une longue complainte en laquelle il regrette ce qui a été et qui ne sera plus, ce qu’il a vécu et ne revivra pas, l’homme qu’il a été et qu’il ne peut plus être.
Dans la trame de cette nostalgique évocation se dessine le tableau de la vie des Bédouins d’avant l’Islam, et apparaissent des éléments essentiels de leur culture, de leurs mœurs, de leurs valeurs :
– La guerre, la vaillance, la force du guerrier, valeurs primordiales :
« Zuhayra ! Si ma nuque a blanchi, pourtant
Que d’escadrons vaillants j’ai l’un à l’autre unis ! »
– L’amour, qui, pour l’homme, se décline au pluriel :
« Guéri je suis des belles […] ! Finie,
Ma vie : j’ai renié, ce matin même, mes folies ! »
– Les plaisirs festifs :
« Ou n’est-il point de voie vers la jeunesse, plus chère
A ma mémoire que le vin pur et gouleyant ? »
Le poème exprime intensément tout au cours des distiques la souffrance du vieil homme constatant son impuissance à freiner la fuite du temps. Le ton, tragique, est donné dès la première adresse à Zuhayra :
« Zuhayra ! De la vieillesse peut-on dévier
Ou n’est-il point de voie vers la prime jeunesse ? »
Et redonné à chacune des entrées des trois poèmes suivants, ce qui confère à l’ensemble un poignant caractère incantatoire :
« Zuhayra ! A la vieillesse échappe-t-on ?
Ou n’est-il point de voie vers jeunesse qui fuit ? »
Cette édition érudite, présentée et annotée par Pierre Larcher, offre au lecteur, en sus du plaisir que procure à tout amateur de poésie la lecture d’un texte de grande et pure beauté, une mine d’informations sur les caractéristiques de la poésie arabe, bédouine, d’avant l’Islam et sur le raffinement spirituel de ces cultures nomades antiques.
Patryck Froissart
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Maladie d’amour, Nathalie Rheims
Maladie d’amour, Nathalie Rheims
Maladie d’amour, janvier 2014, 297 pages, 19 €
Ecrivain(s): Nathalie Rheims Edition: Léo Scheer

Alice et Camille, trentenaires, amies depuis le collège, suivent des chemins différents, ont chacune leur existence propre, mais, restées intimement liées, ne peuvent vivre sans se retrouver régulièrement pour échanger les détails matériels et sentimentaux qui font leur quotidien.
Le parcours d’Alice est celui, dynamique mais aléatoire, souvent précaire, ponctué de déceptions pour celle qui est persuadée que son talent n’est pas reconnu, d’une intermittente du spectacle obligée, pour arrondir ses fins de mois, d’accepter des emplois accessoires. Alice raconte à son amie ses aventures amoureuses, mais refuse systématiquement de lui présenter physiquement ses partenaires successifs.
La vie de Camille est celle, statique, confortable et linéaire, à la limite de l’ennui, d’une mère de famille bourgeoise, épouse d’un notaire aux revenus copieux et constants.
Telle est la situation au moment où le récit commence.
A partir de ce canevas très simple, la romancière met en œuvre une machinerie insidieuse, dont les deux rouages principaux se révèlent progressivement au lecteur :
– elle rapproche peu à peu les lignes de vie de Camille et d’Alice, parallèles jusqu’au temps initial du récit, jusqu’à ce qu’elles se touchent, se superposent, puis se croisent et s’enchevêtrent : Alice met tout en œuvre pour devenir une épouse, Camille est tentée par l’aventure extraconjugale.
– elle transforme progressivement chacune en un nouveau personnage. La lente transmutation s’effectue de manière timide, honteuse, lourde de culpabilité en ce qui concerne Camille, et de façon brutale, passionnée, destructrice de la part d’Alice.
« Camille était obsédée par cette notion de mariage, de tromperie… »
Le docteur Costes, célèbre chirurgien esthétique, beau, riche et brillant, dont Alice apprend à Camille qu’il est son nouvel amant, et qu’il est disposé à bientôt divorcer pour l’épouser, est le pivot, l’épicentre du drame que se jouent alors les deux amies.
A la faveur de ce scénario, s’opère un long et double dédoublement de personnalité, qui permet à l’auteure d’explorer les marges dangereuses du comportement, en cet espace où l’imaginaire et le réel se mêlent, où le jeu du « Je suis l’autre » peut précipiter l’acteur, le joueur, dans la folie.
Une fois fracassé le cadre dans lequel Alice s’efforce d’afficher le portrait qu’elle veut donner d’elle au monde, quel désastre apparaîtra derrière le miroir brisé ?
Le lecteur, pris dans la trame, ne se doute lui-même longtemps de rien…
La surprise est totale.
Patryck Froissart
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02/06/2022
Furibardes, Anne Gosztola
Furibardes, Anne Gosztola
Furibardes, juillet 2013, 195 pages, 15 €
Ecrivain(s): Anne Gosztola Edition: Les Contrebandiers

Deux femmes, épaule contre épaule, déambulent dans une galerie d’art.
Le lecteur, en leur compagnie, va de tableau en tableau, et lit, à chaque arrêt sur image, le commentaire du narrateur-guide.
Chaque œuvre décrite est mise en relation avec un épisode de la vie de l’une, ou de l’autre.
Deux femmes que rien, ni leur origine, ni leur milieu social ne prédestinait à se rencontrer, à se découvrir, à s’aimer.
Leurs trajectoires, initialement distantes, se croisent pourtant, rapprochées l’une de l’autre par leur commune passion pour la peinture.
« Elles ne se quittèrent plus… Jamais elles n’évoquaient leur passé et très rarement leur vie privée ; nul besoin, la peinture remplissait le silence ».
Page après page, bribe par bribe, se dévoilent, en discontinu, en alternance, des fragments de l’existence antérieure de chacune de ces femmes, Léa, Sophie, deux destins dont la mise en parallèle fait émerger les similitudes : enfance brisée, révoltes, souffrances, quête éperdue d’amour, besoin de reconnaissance de l’être, de la personne, de l’identité.
Ames à vif !
Leurs relations avec les hommes, avant puis après leur rencontre, sont jalonnées d’espoirs, de passions, de désillusions, de ruptures, de querelles, de violences, chaque conquête se transformant immanquablement en désastreuse bérézina.
Cœurs à vif !
A partir du point de jonction de leurs destins, leurs lignes de vie se mêlent, s’intriquent, se heurtent, puis s’opposent, se séparent, jusqu’à se rejoindre à nouveau au moment extrême de la mort de Léa.
En effet, quelque temps après le début de leur amitié, vite suivie de leur cohabitation et de leur coexistence, Léa apprend « son cancer ».
D’abord refus du diagnostic, puis nouvelle révolte, contre la maladie, contre les médecins, contre la vie, contre l’amour, contre la mort, contre l’amant, contre l’amie, contre la bête immonde qui lui dévore les entrailles.
« Elle ne m’aura pas, la salope ! Ce démon, ce déchet tant maintenu dans mes tréfonds que maintenant il s’y est développé et va et vient sans se préoccuper d’être convié ou non, glisse et ondule la peur ce serpent dans mes veines et mes canaux… »
Corps à vif !
Corps qui se tordent, se déforment, se défont, se disloquent sur la toile, sous les traits rageurs du pinceau.
Le ton est acerbe, la composition est hachée, l’expression est belliqueuse, la syntaxe est, souvent, volontairement, agressée, rompue, violée, riposte à cette déliquescence agressive et progressive du corps, que refuse âprement Léa. On saute abruptement d’une voix narratrice à une autre, de Sophie à Léa, de Léa à un narrateur extérieur, sans avertissement, et les visions s’entremêlent, reflet voulu de la confusion dans laquelle se trouvent les deux personnages et représentation lucide de l’incohérence du monde qui les entoure.
Phrases à vif !
Livre à vif, dont la lecture, en soi poignante, prend une réalité douloureuse quand on sait qu’Anne Gosztola l’a écrit alors qu’elle se battait contre son propre cancer.
Patryck Froissart
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20:15 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Sinalcol, Le miroir brisé, Elias Khoury
Sinalcol, Le miroir brisé, Elias Khoury
Sinalcol, Le miroir brisé (Sînâlkûl), traduit de l’arabe libanais par Rania Samara, septembre 2013, 480 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Elias Khoury Edition: Sindbad, Actes Sud

L’histoire du Liban et de la mosaïque inextricable de communautés religieuses et de factions politiques, qui coexistent sur son petit territoire pris en tenaille entre Israël et la Syrie, est, pour le non-Libanais, une espèce de kaléidoscope tournant à grande vitesse en tous sens.
Ce roman bondissant d’Elias Khoury en est une puissante illustration.
Le récit commence par sa fin, au moment où le docteur Karim Chammas, le personnage central, qui vient d’avoir quarante ans, se prépare à quitter Beyrouth où il est revenu pour construire un hôpital à la demande de son frère Nassim, juste après la mort, dans des circonstances suspectes, de leur père.
Insomniaque, solitaire, dans la ville natale qu’une coupure de courant a plongée dans une obscurité zébrée par les éclairs des tirs d’une guerre civile qui vient de reprendre, en des fragments narratifs discontinus, faits d’excursions vagabondes dans l’espace et d’incursions désynchronisées dans le passé, Karim revit à la fois son retour à Beyrouth, sa vie antérieure en un pays déchiré, son départ, sa fuite, pour la France, son intégration et son mariage « là-bas » avec une Française.
« Assis tout seul, il décida de recomposer son histoire ».
Pour un romancier libanais, recomposer l’histoire d’un Beyrouthin entre 1950 et 1990 ne peut se faire sous la forme d’un récit classiquement linéaire.
« Sa vie était devenue un miroir brisé… »
Elias Khoury raconte un Liban torturé, à feu et à sang, où le jeu politique, idéologique et partisan, non communautariste des années 50 et 60, a été remplacé par de violents conflits identitaires, religieux, extrémistes, intégristes, attisés par des puissances extérieures, où les familles s’écartèlent, où Karim et Nassim, ces frères que leur père Nasri a toujours gémellisés, se retrouvent dans des camps ennemis…
Relayé par le narrateur, le regard de Karim, qui doute de la réalité de certains éléments de sa propre histoire, est symptomatique du désarroi d’individus ballottés dans une société schizophrène, déboussolée, brinquebalée dans un tourbillon historique dont les acteurs ne maîtrisent ni la direction erratique ni la force destructrice.
Dans ce petit pays où tout se délite, où les combattants de tous bords se livrent à tous les trafics avec des pratiques comparables à celles du grand banditisme, où les ennemis d’hier s’allient contre leurs amis d’avant-hier, où règnent trahisons et désertions, où le marxiste athée se change du jour au lendemain en barbu brandissant le Coran et jurant d’instaurer la charia, dans cette atmosphère délétère où les passions s’exaspèrent, les pulsions sexuelles elles aussi s’exacerbent à mesure, paradoxalement, que les relations entre hommes et femmes sont de plus en plus régies par des règles importées ou créées de toutes pièces par des imams sortis de nulle part.
Karim revoit ainsi se désintégrer l’ordre traditionnel libanais. Sur cette société autrefois joyeuse et festive aux mœurs libres, où le sexe n’était pas tabou, où la prostituée même avait sa place, son rang, sa fonction, s’abattent peu à peu d’extravagants interdits religieux, orientés vers la dévalorisation de la femme et l’instauration d’un pouvoir mâle qui réserve à l’homme le droit à la jouissance.
Karim se recherche. Qui a-t-il été ? Qui est ce Sinalcol que certains de ses anciens amis croient reconnaître en lui et dont il croise, dans sa tentative de réécriture de sa vie, à plusieurs reprises la silhouette fantomatique ? Qu’a-t-il été dans l’histoire du Liban ? Un héros ? Un pion ? Un lâche ? Qu’a-t-il fui lors de son exil précipité ? Qu’a été, qu’est encore pour lui la belle Hind, qu’il était sur le point d’épouser avant de quitter le pays et qui est devenue par la suite la femme de son frère Nassim ? Qu’est pour lui Bernadette, sa femme française, qui attend son retour à Montpellier ? Que sont pour lui Mona et Ghazalé, ces femmes, cette bourgeoise et cette servante, dont il devient l’amant durant son séjour ?
« Il n’était pas revenu au Liban pour l’hôpital, mais à la recherche de Sinalcol et des souvenirs de l’expérience qu’il avait vécue à Tripoli pendant la guerre, sa grande épreuve de vie et de mort ».
Dans le sillage de Karim, au cours de ce cheminement tortueux en la jungle de ses souvenirs plus ou moins incertains, le lecteur est plongé dans l’histoire complexe du pays, dont l’auteur dresse un tableau précis, daté, événementiel, où se fondent, se cherchent, se croisent et se perdent les itinéraires individuels d’une multitude de personnages que l’Histoire a broyés.
Karim s’efforce, dans ce chaos, de retrouver sa « libanité ».
Le roman se termine avec la reprise, mot pour mot, de l’incipit, sur la route vers l’aéroport de Beyrouth.
La boucle de l’aventure libanaise semble se refermer sur elle-même.
Karim parviendra-t-il, comme il l’a fait dix ans plus tôt, à extraire sa personne du désastre collectif de son pays ?
Patryck Froissart
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Femmes du Rajasthan, Ombre et lumière, Eric Sellato
Femmes du Rajasthan, Ombre et lumière, Eric Sellato
Femmes du Rajasthan, Ombre et lumière, Editions Kodda, septembre 2013, 228 pages, 36 €
Ecrivain(s): Eric Sellato

Quand on ouvre un ouvrage de ce genre, on s’attend pour le moins à voir de belles photos.
Avec ce livre luxueux de Sellato on n’est pas déçu. Les vues sont lumineuses. Chacune des pages qu’on ouvre est une fenêtre de lumière dans le cadre de quoi s’imposent, explosent à l’œil les teintes vives des saris que portent les femmes de cette région du nord de l’Inde, en complète harmonie avec les couleurs de leur environnement naturel : les ocres, les rouges, les safranés, les orangés, les mauves, les violets…
Sellato n’a pas recherché de ces visages, de ces silhouettes, de ces corps conformes aux canons de Bollywood. On sait que l’Inde produit en série de ces femmes aux proportions idéales, dont les critères de beauté artificielle sont plus ou moins calquées sur ceux du cinéma américain. En faire un album n’aurait pas eu d’intérêt : il existe des dizaines de magazines people qui s’en chargent.
Non, Sellato a photographié des paysannes, des marchandes, des porteuses d’eau, des travailleuses, des ouvrières, des casseuses de cailloux, des briquetières, des lavandières…
L’artiste a fixé avec amour et bonté la beauté simple, humble, rustique, hâlée, parfois usée, souvent marquée, voire abîmée de ces femmes vaillantes qui s’adonnent de l’aube à la nuit, sans relâche, à de multiples et lourdes tâches pour faire vivre enfants, époux et beaux-parents.
Quel magnifique hommage à ces « galériennes », à ces « forçates », à ces esclaves obscures, dont les yeux rayonnent pourtant de force de vivre et dont les sourires font oublier le fatalisme, l’absence totale de révolte contre le sort qui leur est imposé par la coutume, la tradition, la religion, le système social ancestral toujours prégnant !
Quand on ouvre un ouvrage de ce genre, on ne s’attend pas a priori à lire de beaux textes.
Avec ce livre érudit de Sellato, on est merveilleusement surpris.
Les photos alternent avec des extraits du Mahabharata, du Ramayana, d’émouvants textes poétiques, de Kabir, de Naidu, de Dutt Toru, de Lal Ded, les plus nombreux et les plus éclatants étant ceux de Rabindranath Tagore, poète-voyeur caché qui sublime la grâce et la noblesse de ces femmes rurales.
Quand les deux sœurs vont puiser de l’eau,
Elles viennent ici et elles sourient,
Sans doute, elles ont compris
Qu’il y a quelqu’un derrière les arbres
Chaque fois qu’elles vont puiser de l’eau.
Par contraste, des extraits du Pancatantra font ressortir les représentations traditionnelles négatives, voire maléfiques, de la femme dans la culture et la religion locales.
« … cette mécanique appelée femme,
Ce poison mêlé d’ambroisie,
Qui l’a créée ici-bas, au mépris de la loi ? »
Textes et photos sont organisés d’une part suivant l’ordre chronologique des âges de la vie, de l’enfance à la vieillesse, d’autre part sur la succession symbolique de couples d’éléments : lumière et eau, fer et terre, esprit et pierre, cœur et couleur, feu et cendre…
L’ensemble exprime de manière saisissante la richesse intérieure et le caractère complexe de ces femmes admirables, parfaitement exprimés de façon condensée dans ce poème de Lal Ded :
« Tu es la terre, tu es le ciel,
Tu es l’air, le jour et la nuit,
Tu es le blé et le bois de santal,
Tu es les fleurs et tu es l’eau.
Puisque tu es cela et tout le reste,
A toi quelle offrande puis-je faire ? »
Les traductions, qu’elles soient l’œuvre de Sellato lui-même ou qu’elles soient reprises de diverses éditions, sont de belle facture.
Voilà ce qu’on peut appeler sans conteste un beau livre !
Patryck Froissart
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20:12 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Fugue)s(, Walid Hajar
Fugue)s(, Walid Hajar
Fugue)s(, 20 novembre 2013, 288 pages, version numérique : 6,99 €
Ecrivain(s): Walid Hajar Edition: Ipagination

Lisa Elatre-Levy, de père antillais, de mère polonaise ashkénaze, rêve de « réussir », de sortir de la banlieue, de gravir les échelons, refuse « le système » de la reproduction générationnelle définie par Bourdieu, et rejette la perspective de connaître la vie médiocre qu’ont vécue ses parents.
Fugue.
David, amant de Lisa, rêve de faire avec elle son alya… et le réalisera sans elle…
Fugue.
Salem Bensayah, fils d’immigrés nord-africains, bac+5, rêve d’échapper à la discrimination à l’emploi que lui vaut son nom arabe. Et quand la réussite est là, que l’avenir professionnel s’annonce financièrement brillant…
Fugue.
« Mes beaux diplômes et mes stages à n’en plus finir devaient m’ouvrir grand les portes des plus beaux fleurons de l’industrie française… »
Malek, frère de Salem, cherche sa place dans le puzzle aux formes fuyantes d’une improbable insertion dans une société française ingrate, rêve pendant quelque temps de djihad, fréquente les barbus, disparaît pour d’obscures missions humanitaires, sur lesquelles s’interroge Salem.
Fugue.
« Au fond nous n’avions jamais vraiment su où tu avais été et qui tu avais vu lors de ton séjour en terre musulmane… »
Matthieu Vincent rêve d’écrire. En attendant de tracer la première lettre du premier mot de la première page de son premier roman, il se complaît dans son personnage dilettante d’écrivain du dimanche tout en effectuant à contre gré son horaire quotidien de répondeur en centre d’appel aux côtés de Djibril, son collègue, ami, et confident. Il refuse toute promotion et crache sur la conception contemporaine de la réussite professionnelle. Et quand un manuscrit qu’il a enfin pu écrire est retenu par un éditeur…
Fugue.
« Je m’étais promis de changer : je trouverais un vrai boulot, je ferais des abdos, j’aimerais Sarko… »
« Alors je prends ma veste et je m’en vais. Et je m’en vais quelque part, nulle part, je ne sais plus. Autre part, au moins. Je fugue ».
Ronnie Elatre-Levy, le frère de Lisa, l’ami, le presque jumeau de Malek jusqu’à la mort de ce dernier, traîne en terminale dans un lycée de banlieue et rêve, au grand dam de son aînée, de devenir chanteur de rap, tout en refusant « le système » de l’édition musicale.
Fugue.
Céline de Verrières, étudiante à Versailles, quelque peu en rébellion contre sa famille petite-bourgeoise, vit en pension à Paris chez Mme Diamanka, vit une liaison passionnelle avec Matthieu, se retrouve enceinte, refuse sa grossesse, puis l’accepte, la cache à son amant, qu’elle fuit…
Fugue.
Rêve, rêve, rêve… Fugue, fugue, fugue…
L’auteur est un marionnettiste doublé d’un programmeur minutieux, qui règle les déplacements, les itinéraires, les rencontres, les croisements sur la foi d’un leitmotiv :
« Dans la vie, tout est une question de timing ».
Le destin de tout un chacun peut basculer, ne cesse-t-il de répéter. Il s’en faut d’un jour, d’une heure, d’une minute…
Mektoub ?
Quelques événements historiquement réels, avérés, ou fictionnels, importants ou anodins, sont les pivots narratifs autour de quoi tournent aléatoirement les personnages en un carrousel tragique, des points de jonction où ils se trouvent et se perdent, de faux repères où les pistes s’embrouillent :
– la mort, à Clichy, le 27 octobre 2005, de Zyed et Bouna, deux adolescents électrocutés alors qu’ils étaient poursuivis par des policiers
– un sanglant attentat terroriste que l’auteur situe le 1er novembre 2004 à la Gare du Nord, faisant 334 morts, dont un des personnages du roman
– une rencontre à la laverie…
Le roman de Walid Hajar est incontestablement celui d’une génération perdue, née dans les années 80, propulsée dans un XXIe siècle où n’existent plus les grandes idéologies structurantes du siècle précédent, ballottée dans un monde sans repères, sans certitudes, sans panneaux indicateurs, où toute recherche de sens semble aboutir au non-sens, une génération en errance, en déshérence et en désespérance dans une France fragmentée qui traite ses enfants en fonction des origines de leurs parents et grands-parents.
Un grand roman, lucide, qui laisse un goût de cendre. Un premier roman. Un coup de maître.
Patryck Froissart
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20:11 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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