26/06/2022

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Stefan Zweig

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Stefan Zweig

Ecrit par Patryck Froissart 20.01.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Langue allemandeNouvelles

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (Vierundzwanzig Stunden aus dem Leben einer Frau), février 2015, Edition bilingue (allemand/français) annotée par Jean-Pierre Lefebvre, trad. français Olivier Le Lay, 201 pages, 4,10

Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Stefan Zweig

 

Toujours doublement précieuses sont les éditions bilingues des grands textes littéraires. Le lecteur français germanophone et le lecteur allemand francophone apprécieront certainement celle-ci en particulier, mais nulle nécessité d’être bilingue pour se laisser prendre aux qualités intrinsèques du récit, qui bénéficie de l’excellente traduction d’Olivier Le Lay.

La scène a pour cadre, au début des années 30, une pension hôtelière bourgeoise de la Riviera, où se côtoient les membres d’une société à la Somerset Maugham, à la Maupassant, où chacun observe chacun, où chacun commente, critique, juge et sanctionne les gestes et les paroles de chacun, au nom d’une morale étriquée appliquée de manière immédiate et arbitraire au vu de la seule superficialité des faits.

Le récit est à tiroirs.

Le narrateur premier séjourne à l’hôtel, où l’arrivée d’un jeune homme seul, un Français, élégant, courtois, rompt la monotonie des heures et l’indolence guindée des vacanciers. Le nouveau venu fait en effet montre d’une telle amabilité qu’il s’attire l’attention générale et la sympathie de tous, et surtout de ces dames… singulièrement de l’une d’entre elles, Madame Henriette, une trentenaire qui se trouve là en villégiature avec son époux et ses deux enfants.

Coup de théâtre : vingt-quatre heures plus tard le dandy et la digne Madame Henriette s’envolent sans préavis on ne sait où, au grand dam du mari cocu et au grand scandale de la petite communauté d’estivants conformistes.

« On comprendra aisément qu’un tel événement, coup de tonnerre pour nos yeux et nos sens, était de nature à troubler violemment des êtres qui n’étaient accoutumés qu’à l’ennui et à des passe-temps insouciants… »

L’incident déclenche des discussions, des débats, des controverses voire des disputes sans fin qui permettent à l’auteur de confronter les points de vue bourgeois et l’opinion plus ouverte du narrateur sur l’importance ou non du respect des codes moraux conservateurs et des normes sociales puritaines à propos d’une « Bovary » qui plaque enfants et mari vingt-quatre heures après avoir fait la connaissance d’un jeune « bellâtre ».

Une dame âgée, Mrs C., qui semble touchée par le discours mesuré, non moralisateur du narrateur, le seul de la compagnie à ne pas jeter la pierre à la femme adultère, finit, avec beaucoup de pudeur, d’hésitation et de retenue, par lui proposer de lui confier par écrit une aventure qu’elle a vécue elle-même autrefois, à l’âge de quarante ans, et qui offre une certaine similitude avec l’affaire qui agite et révolte les bien-pensants de la pension.

Alors s’ouvre le tiroir recelant le récit second.

Cette nouvelle dans la nouvelle entraîne le lecteur dans le monde infernal des casinos. La narratrice raconte avec une intense émotion les circonstances en série qui l’ont conduite, sur un temps identiquement court de vingt-quatre heures, à une relation dont elle conserve grande honte avec un jeune joueur qu’elle décide de sauver du suicide auquel il veut se livrer après avoir tout perdu, y compris son honneur, par addiction irrépressible au jeu.

Zweig se livre ici à une captivante étude de la psychologie du joueur, et en particulier à une analyse extraordinaire des mouvements des mains et des expressions du visage du jeune fils de famille, descendant alors ruiné d’une branche de la noblesse ancienne de la Pologne autrichienne, pendant le temps qu’il s’abandonne à sa passion sous le regard épouvanté de la narratrice.

La superposition des deux nouvelles, des deux situations, des deux personnages féminins invite le lecteur à réfléchir sur la notion de « faute » et de « culpabilité sociale », à méditer sur la tendance qui prévalait encore au milieu du siècle dernier à condamner a priori la femme « infidèle » (cette tendance s’est-elle estompée ?), plus généralement à mesurer l’importance des circonstances par rapport à la nature de l’événement, à admettre que la vie d’une personne peut prendre tout à coup une direction totalement imprévisible, à prendre en compte la liberté privée face au poids de la morale publique, à s’interroger sur le rapport de l’individu à l’argent et au gain, à considérer avec commisération la propension de personnes oisives à discourir avec suffisance sur le comportement d’autrui…

L’analyse sociologique, quasi anthropologique et l’étude psychanalytique rappelant que Zweig et Freud ont entretenu une abondante correspondance, intégrées dans un mouvement narratif intense qui emporte le lecteur, font de cette nouvelle à deux niveaux un exemple parfait du genre réaliste.

A lire d’une traite.

 

Patryck Froissart

 

 

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Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette (nouvelles), Stefan Zweig

Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette (nouvelles), Stefan Zweig

Ecrit par Patryck Froissart 12.01.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesLivres décortiquésFolio (Gallimard)Nouvelles

Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette, décembre 2014, trad. allemand (Autriche) Isabelle Kalinowski et Nicole Taubes, 115 pages, 2 €

Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)

Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette (nouvelles), Stefan Zweig

 

Les deux nouvelles de Stefan Zweig qui constituent cette édition de poche établie sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre ont été extraites de Romans, nouvelles et récits, tome II de la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard).

Découverte inopinée d’un vrai métier

Le narrateur, de la terrasse d’un grand café de Paris, en avril 1931, observe les mouvements de foule des badauds quand son attention est attirée par le manège d’un homme évoluant furtivement ici et là parmi la masse. Il formule une première hypothèse sur le métier de l’individu jusqu’au moment où son observation attentive l’amène, par analyses, déductions, accumulations et confrontations d’indices, à la conviction que l’homme exerce une profession qui se situe à l’opposé du postulat initial. Lorsque le personnage quitte la place, le narrateur, saisi d’une irrésistible envie de le surprendre en pleine occupation, le suit jusqu’au célèbre Hôtel Drouot où se déroule une vente aux enchères. Leurs destins vont ici se croiser concrètement, physiquement, d’une manière singulière…

Une vieille dette

Margaret, la narratrice, écrit une lettre à son amie d’enfance Ellen pour lui faire part de sa rencontre, inattendue, dans une auberge rustique, isolée dans les montagnes du Tyrol où elle a décidé de passer quinze jours à se reposer d’une longue période de surmenage, avec un personnage, Sturzentaler, qui a fortement compté pour elles deux à l’époque de leur adolescence, un chanteur d’opéra qui a eu son heure de gloire, et qui en est réduit dorénavant à quémander une bière chaque soir sous les quolibets et les vexations des paysans du coin. Margaret raconte à Ellen ce qu’elle a entrepris de faire pour rendre à l’idole déchue une part de la dignité et du respect à quoi elle a décidé qu’il a droit.

 

L’art de Zweig

Ces deux nouvelles, du genre réaliste, ont, par définition, pour élément fondateur une rencontre, pour cadre un lieu défini, réel, parfaitement identifié, pour temps narratif une période courte datée, pour intrigue une action suffisamment remarquable pour en faire toute une histoire, bien qu’elle se résume à un fait presque divers, à une de ces histoires qu’on se raconte dans un salon.

Le titre de la première nouvelle constitue d’ailleurs en soi quasiment la définition de la nouvelle réaliste : découverte inopinée réfère au hasard, à cette rupture du banal qui est le trait essentiel de la nouvelle, vrai renvoie explicitement à la réalité, et métier à la thématique sociale.

L’art de Zweig consiste à insérer l’intrigue dans une peinture pointilliste du contexte social, ordinaire, spatio-temporel, avec un sens du détail juste, de l’observation précise, de la description minutieuse grâce à quoi il réussit à faire d’une scène de la vie quotidienne un tableau mouvant, vivant, parlant, et à rendre extraordinaire (au sens premier du terme) un spectacle à première vue banal.

Ainsi, dans la première nouvelle, l’auteur procède comme un cinéaste, choisissant ses points de vue, ses focalisations, passant du plan de foule au zoom isolant un personnage, en une succession de prises de vue constituant un diaporama d’un quartier célèbre du Paris des années trente qui plonge le lecteur dans une saisissante apparence de réalité, avec l’impression de visionner un court métrage en noir et blanc. Cependant, ce qui pourrait s’apparenter à un documentaire en est l’antithèse : le mouvement physique de l’objectif est soumis au mouvement subjectif intérieur de la pensée et des sentiments de l’observateur. Le narrateur voyeur refuse que le spectacle vienne et s’impose à lui. Le narrateur acteur provoque le spectacle. Le narrateur spectateur, qui a pris place à la terrasse de ce café comme au premier rang d’une salle de théâtre, sait que quelque chose se passera, il attend, espère l’action. Le narrateur écrivain sait que, si rien ne se passe, l’imagination prendra le relais. Le narrateur personnage entretient avec le personnage de premier plan une relation affective qui, bien que limitée dans le temps court de la rencontre, connaît une succession de phases allant de la simple curiosité à la sympathie, en passant par l’indignation, la colère, la jalousie, la pitié, la compassion, le pardon…

Zweig fournit allusivement lui-même a priori, au début de cette nouvelle, une hypothèse sur la possible genèse de son écriture.

« Je peux rester indéfiniment en arrêt devant une fenêtre et fantasmer le destin de l’inconnu qui habite peut-être là ou pourrait y habiter, observer et suivre n’importe quel passant pendant des heures, happé par une curiosité magnétique et absurde… »

Si ce premier récit se situe dans l’agora, le deuxième se déroule en milieu fermé, dans une salle d’auberge de montagne. La narratrice, Margaret, là aussi, incite l’action, qui va modifier le comportement du personnage central et la nature de la relation sociale qui s’est installée au fil du temps entre les personnages secondaires (les paysans clients et la tenancière du café) et l’icône déchue, par transfert, en l’esprit et en le regard de ces derniers, de l’admiration que Margaret et Ellen ont conservée à l’endroit de l’ancien Grand Comédien des Théâtres Princiers.

« J’espère que ces messieurs auront l’obligeance de raccompagner jusque chez lui Monsieur le Comédien des Théâtres Princiers.

– Avec le plus grand plaisir, répondirent-ils tous en chœur.

Quelqu’un lui apporta cérémonieusement son chapeau décrépi, un autre l’aida à se lever, et dès lors je sus qu’on ne se moquerait plus de lui, qu’on ne rirait plus à ses dépens, qu’on ne lui ferait plus de chagrin… »

Etude de mœurs, peinture sociale, typologie des statuts, analyse psychologique, paradoxe de la « fiction réaliste », l’écriture de Zweig se situe dans la droite lignée du maître du genre, notre grand Maupassant.

Un pur moment de délectation.

 

Patryck Froissart

 

 

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Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ?, Alain Marc

Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ?, Alain Marc

Ecrit par Patryck Froissart 07.01.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssaisPoésie

Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ?, Ed. du Zaporogue, septembre 2014, 215 pages

Ecrivain(s): Alain Marc

Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ?, Alain Marc

 

Mais où est la poésie ?

Tel est le titre de la première partie de cet ouvrage très fouillé, très dense, fourmillant de milliers de références sur la poésie contemporaine.

L’auteur, Alain Marc, ardent militant de la cause poétique, dresse le bilan de sa quête de la poésie dans les espaces dédiés à la littérature, que ce soient des édifices en dur conçus pour en abriter les volumes (librairies, bibliothèques, centres culturels) ou des refuges de papier reliés et édités pour en accueillir des extraits (revues, journaux, magazines), ou encore des vitrines audiovisuelles (radio, télévision) ou virtuelles (sites, blogs).

Le constat est amer : la poésie brille généralement par son absence, ou par la place scandaleusement réduite, insupportablement occulte, qui lui est attribuée.

« Le cinéma, le théâtre, la danse ou la musique ont trouvé dans nos villes des lieux où s’épanouir, mais pas la poésie ».

Quelles sont les raisons de cette relégation ? Pour Alain Marc, la responsabilité en incombe d’une part aux éditeurs, trop réticents à publier des ouvrages de poésie ou à n’en faire paradoxalement que des objets de luxe destinés aux rares amateurs, d’autre part aux libraires et aux bibliothécaires, trop enclins à cloisonner dans un rayon « spécial » situé sciemment dans des recoins d’arrière-boutique les quelques poètes patentés, seuls susceptibles, selon l’opinion surfaite et subjective qu’ils se font de l’actualité et de l’histoire du genre poétique, d’intéresser un lecteur égaré.

Il y a les poètes qui nous sont proposés comme tels par les éditeurs qui ont pignon sur rue. Il y a les poètes qui ne sont édités que par de petits éditeurs. Puis il y a les poètes « sans grade ».

Mais pour l’auteur, les premiers responsables sont les poètes eux-mêmes. Les uns, dénonce Alain Marc, se cantonnent par héritage forcé dans une langue dont ils considèrent que l’hermétisme seul lui confère le statut de poésie, confortés par les porteurs, universitaires ou critiques autorisés, de la norme officielle et souveraine que Marc assimile à ce que Barthes qualifie de littérature bourgeoise.

La vision monolithique, exclusive, passéiste et destructrice de la poésie qui censure, condamne, accuse et rejette… Jacques Gaucheron (1) la nomme poésie « éternelle » : C’est toujours la poésie éternelle, dont personne ne sait ce qu’elle est, puisqu’elle n’existe pas, qui commande les points de vue critiques ou les attitudes de la sensibilité. D’où en fait une absence de critique, et plutôt un grand geste d’anathème.

La plupart sont fatalistes, admettent à l’avance que leur recueil ne sera lu que par quelques dizaines, peut-être quelques centaines, au mieux quelques petits milliers de lecteurs.

Un auteur note dans son journal publié : j’ai probablement cent lecteurs occasionnels, dix réguliers et un fanatique (moi-même).

Le poète d’aujourd’hui, accuse encore l’auteur, écrit pour des revues qui ne sont lues que par d’autres poètes qui à leur tour y publieront leurs textes. Les sociétés de poésie ne seraient plus que des cercles ésotériques restreints d’initiés s’éditant, se lisant, se commentant et se congratulant, mais aussi se jalousant les uns les autres. Alain Marc va jusqu’à utiliser le mot « secte », en arguant du fait que cette poésie-là se coupe volontairement du public.

Au passage, Alain Marc attaque l’édition à compte d’auteur et l’autoédition qui aboutissent à la publication d’œuvres de qualité littéraire médiocre, voire nulle.

L’autocongratulation – je te publie parce que tu me publies, je parle de toi parce que tu parles de moi – […] mais aussi le compte d’auteur, et le manque de rigueur […] les plus graves maux qui rongent la poésie…

Pourquoi la poésie ne s’afficherait-elle pas ? s’indigne Alain Marc. Pourquoi, lorsqu’elle le fait, lorsqu’elle se met par exception en scène, le fait-elle par la voie, par la voix d’acteurs qui ne savent pas la mettre en valeur, coincés qu’ils sont dans les stéréotypes d’une diction classique théâtrale, figée et frigide ?

Alors ? Quelle poésie pour Alain Marc ?

Il est urgent, martèle-t-il, que la poésie sorte des cryptes, émerge du mystère dans lequel elle s’est volontairement immergée depuis plus d’un siècle. Il est urgent que la poésie ait à nouveau du sens, non pas un sens caché, qu’il faut aller déchiffrer, interpréter, feindre de comprendre, non pas une poésie qui ne fonderait sa beauté que sur la forme, le style, la figure, mais une poésie sociale, voire sociétale, une poésie du réel, du quotidien, du tangible, une poésie militante, une poésie agissante, une poésie de la résistance, du citoyen, une poésie sur « le sens du monde » et non plus, ou non plus seulement, sur le sens… de la poésie…

Et de citer à nouveau Jacques Gaucheron : « On peut du reste très bien envisager une poésie d’actualité, une poésie de réponse immédiate à l’événement, dans le sens même de l’exigence de modernité ».

Pour une poésie publique

Après avoir exposé ces causes, et d’autres encore, selon lui, de la rupture entre la poésie et son destinataire naturel, le public, tout le public (et non pas « un » public), après avoir distingué les fonctions potentielles de la poésie dans la société, Alain Marc retranscrit sur cent-quarante pages les notes et chroniques quasi quotidiennes, dûment datées, qu’il a consignées dans ses carnets de 1990 à 2013.

Réflexions immédiates, réactions à vif, prises de position, discours polémiques sur tous les événements, grands et inaperçus, de l’actualité de la poésie sur presque un quart de siècle, citations de poètes et de critiques, extraits de ses lectures de journaux, de revues, de magazines, de recueils, rapports de visites en une multitude de librairies, l’ensemble constitue une mine extraordinaire d’éléments et d’arguments sur lesquels Alain Marc fonde son combat et ses propositions pour une poésie publique fondée sur une écriture du « Cri », à rapprocher de la thèse exposée par Alain Milon dans La Fêlure du Cri (Editions Encre Marine, 2010).

Quelques propositions :

Que la poésie sorte du schématisme imposé et des poncifs d’un art poétique que l’auteur juge dépassé, inadapté, formaliste, intégriste, dictatorial et élitiste !

Que pour autant elle ne tombe pas dans la facilité, vite synonyme de médiocrité !

Qu’elle rende la primauté au sens !

Que les poètes cessent de se considérer a priori comme des créateurs incompris, voire maudits ! Qu’ils sortent du défaitisme et du fatalisme !

Qu’ils se battent, et que leurs éditeurs se battent avec eux, pour la poésie !

Mais que la poésie elle-même soit une poésie offensive, participative, ouverte sur l’époque et sur ce qui s’y passe !

Les poètes et leurs lecteurs ne devraient pas manquer d’approuver…

 

Patryck Froissart

 

(1) Sur un chemin de poésie, la Poésie, la résistance, Ed. Messidor, 1989

 

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Le paysage intérieur, Psaumes tamouls, Marek Ahnee et Kavinien Karupudayyan

Le paysage intérieur, Psaumes tamouls, Marek Ahnee et Kavinien Karupudayyan

Ecrit par Patryck Froissart 17.12.15 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsiePoésie

Le paysage intérieur, Psaumes tamouls, L’Atelier d’écriture, novembre 2015, édition bilingue français-tamoul, 222 pages

Ecrivain(s): Marek Ahnee et Kavinien Karupudayyan

Le paysage intérieur, Psaumes tamouls, Marek Ahnee et Kavinien Karupudayyan

Paru en novembre 2015 dans la collection Littératures de l’Atelier d’Ecriture, collection dirigée par Barlen Pyamootoo, cet ouvrage bilingue français-tamoul (l’un des très rares exemples du genre) est sans doute l’événement littéraire de l’année dans une île Maurice qui est historiquement un bouillonnant athanor où fusionnent les cultures indianocéaniques, africaines et européennes, et d’où surgissent depuis toujours à foison les talents artistiques les plus divers.

Les deux (très) jeunes orfèvres mauriciens de ce joyau poétique se sont donné le défi et ont réussi la gageure de sélectionner, reclasser et traduire en français quatre-vingt-treize poèmes extraits du Kurunthogai (littéralement : recueil d’odelettes), une œuvre majeure, monumentale de l’univers poétique tamoul, compilation de quatre-cent-un textes lyriques à déclamer composés par une pléiade de deux-cent-cinq « trouvères » qui se sont succédé du 1er au 3e siècle de notre ère au sein d’une académie (sangam) de poètes et de grammairiens située par les exégètes dans la région de l’actuelle Mathurai.

Le Kurunthogai est lui-même un des livres (le deuxième) qui composent l’ensemble phénoménal de l’Ettuthokai (Les huit recueils), anthologie de la littérature Sangam, comptant 2381 poèmes composés par 473 poètes, hommes et femmes, dont 102 anonymes, du 3e siècle avant JC au 3e siècle après JC, époque après laquelle ce chef-d’œuvre de portée universelle tombe peu à peu dans l’oubli jusqu’à sa redécouverte au 19e siècle par S.V. Damodaram Pilai et U.V. Swaminatha Aiyar, entre autres.

Dans la pure tradition de la poétique tamoule, les poèmes choisis par Marek Ahnee et Kavinien Karupudayyan ont été regroupés dans Le paysage intérieur en 5 tinai dont le titre toponymique évoque chacun des décors métaphoriques, qui constitue le contexte romantique de chaque ensemble de textes : La Vallée fleurie (tinai des acanthacées), La Forêt brumeuse (tinai du jasmin), Les Bocages (tinai du lilas), Le Désert de pierres (tinai de la friche) et Les longs Rivages (tinai du nénuphar).

La tonalité générale est celle de la mélancolie romantique, sur le thème de l’absence, des départs, de la séparation. La structure de chaque poème, bien que monologique, met en scène deux personnages : un locuteur/une locutrice se confiant à une confidente/un confident à qui n’est pas donnée la parole. Il est en effet remarquable qu’il n’y a jamais d’échange direct entre la délaissée/le délaissé et l’absent/l’absente. On parle de et non pas à l’amant/l’amante, qui est toujours la troisième personne. La situation de communication est présentée, en didascalie, dans le titre de chaque pièce :

Lui à propos d’elle

L’amie à lui

Elle à son amie (situation fréquente)

Lui à son compagnon de route

Plus rarement, le monologue est la transposition des pensées d’un personnage tiers, ou encore plus rarement d’un narrateur extra-diégétique, à propos de l’un ou de l’autre des amants, ou des deux :

La nourrice à la mère de la jeune fille

Rumeur sur elle et lui aperçus de loin

Enfin il arrive que l’absent soit à l’écoute, caché non loin, tandis qu’on parle de lui :

L’amie à la lune tandis que le héros écoutait à côté

Le caractère systématique de ces procédés, inhabituels dans la poésie occidentale (mais souvent présents dans notre théâtre, en particulier lorsqu’il met en scène le rôle classique du confident/de la confidente), confère à la complainte une étrange intimité, un intimisme singulier, une étroite localisation qui instaure paradoxalement une forte distanciation entre les amoureux par interposition de cet interlocuteur tiers.

Les auteurs précisent que ces psaumes ont été composés pour être dits, déclamés, sur un accompagnement musical. On comprend alors la structure scénique de ces saynètes monologiques. On est dans de la poésie théâtre.

Les éléments, le temps, l’environnement, la nature, la mer, la montagne, les étoiles, les cascades, les vents, la pluie, la ville, mais aussi les plus petits détails du quotidien sont constitutifs de ces confidences, les champs, les éléphants, les vaches, les oiseaux, les fleurs, les abeilles, les bambous, le mil, le riz, les vignes, les mangues, les poissons, la musique, les tambours, la danse, les fêtes, les saltimbanques, les bijoux…

L’amour, le désamour, la souffrance de l’absence, les paroles d’espérance, la foi en la promesse d’un retour s’inscrivent, s’écrivent ainsi comme des éléments naturels parmi d’autres dans les cycles des saisons, dans le rythme des moissons, dans l’arrivée des moussons, dans les ébats des poissons…

Amour mystique, amour cosmique, amour physique aussi, car ces stances ne sont pas exemptes d’érotisme.

Le sentiment et le sensible, les sens et la sensation s’unissent, s’entremêlent jusqu’à ne plus faire pour le poète qu’un paysage intérieur syncrétiquement recomposé par les cinq sens auxquels s’ajoute ce sixième qui serait la perception amoureuse.

La traduction, relativement et volontairement libre, rend merveilleusement bien cette poésie de l’union entre microcosme et macrocosme et offre au lecteur la découverte envoûtante d’un art littéraire frais, jeune, enchanteur, dont la maîtrise n’a rien à envier aux plus grands classiques de la littérature occidentale.

A découvrir, à savourer.

Propos recueillis auprès de Marek Ahnee :

« Notre travail est le fruit d’une amitié, et d’une passion commune pour tout passage ou glissement d’une littérature à l’autre. Notre traduction a été un vrai travail d’équipe, Kavinien et moi nous complétant parfaitement. De longs moments passés à plancher sur un quatrain devant un thé rose-hillien, le même quatrain faisant l’aller retour entre le Canada et Maurice par courriel, lorsque j’étais étudiant à Montréal ».

« Nous comptons bien sûr continuer la traduction des 308 autres poèmes, mais aussi nous attaquer à d’autres grands textes, ceux de la tradition tamoule mauricienne ».

Soyons certains que nombreux sont déjà les lecteurs en attente de la réalisation de cette promesse.

 

Pièces choisies :

 

1) L’amie à lui

 

Hé toi descends de ta colline là-haut

où les bambous tendres veillent sur le

fruit du jaquier dès la racine.

 

Remue-toi

J’espère bien un mariage.

 

Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir en tête ?

Son amour est lourd et son souffle court

comme les larges fruits s’accrochant

aux branches des arbustes.

 

2) Elle à son amie tandis que l’amant n’écoutait pas

 

Ma beauté couleur pierre

et la pâleur escaladant

la courbe de mes reins

ne peuvent m’épanouir

ni encore moins lui plaire.

 

Mon corps est comme le lait doux

de la plus belle vache que l’on avait...

 

Patryck Froissart

 

 

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L’idée maçonnique, Henri Tort-Nouguès

L’idée maçonnique, Henri Tort-Nouguès

Ecrit par Patryck Froissart 01.12.15 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssais

L’idée maçonnique, Dervy éditions, Coll. Petite Bibliothèque de la Franc-Maçonnerie, janvier 2014, 264 pages, 13 €

Ecrivain(s): Henri Tort-Nouguès

L’idée maçonnique, Henri Tort-Nouguès

 

Essai sur une Philosophie de la Franc-Maçonnerie : ce sous-titre bien apparent sur la couverture donne une idée d’emblée précise du dessein de l’auteur, Henri Tort-Nouguès, passé Grand Maître de la Grande Loge de France.

Cet ouvrage en effet n’est pas un de ces manuels publiés à l’usage exclusif des initiés parmi les dizaines du genre, ayant pour finalité leur instruction complémentaire sur les symboles, sur les rituels, sur la tradition maçonnique.

Cet ouvrage n’est pas non plus une de ces compilations plus ou moins répétitives de descriptions plus ou moins pertinentes prétendument destinées aux non-initiés à seule fin de leur offrir une approche plus ou moins dévoilée, plus ou moins vulgarisée des valeurs, des idéaux, des rituels, de la place des francs-maçons dans la société.

Cet ouvrage n’est pas un panégyrique dithyrambique des grands Francs-Maçons qui ont marqué l’Histoire politique, sociale, médicale, scientifique durant ces trois ou quatre derniers siècles.

Cet ouvrage n’a donc pas non plus pour objectif de tenter d’inciter des profanes à frapper à la porte des ateliers pour en demander l’entrée.

Non ! Cet ouvrage est d’abord l’œuvre d’un historien qui met en relation érudite l’émergence et le développement de la franc-maçonnerie et de ses obédiences originelles avec les grands bouleversements religieux de l’Europe postmédiévale et post-Renaissance, de cette Europe encore chrétienne mais déchirée depuis le milieu du XVIe siècle par les schismes et les guerres de religion dont la violence et l’absurdité favorisent l’émergence de l’agnosticisme et de la libre pensée, de cette Europe de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècles où « se développent, s’amplifient l’idée de tolérance, l’idée de la liberté de conscience ».

Cet ouvrage est aussi l’expression de la pensée d’un philosophe qui analyse les textes fondateurs de la Franc-Maçonnerie (en particulier le Regius, le manuscrit Cook et les Constitutions d’Anderson), d’un exégète qui met en lumière leur étroite correspondance avec les valeurs fondamentales des grandes religions et avec les écrits des philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles (Locke, Spinoza, Bayle, Malebranche, Leibniz, Hobbes, Bossuet, etc.), et qui y puise sa conviction personnelle de l’indissociabilité entre l’initiation franc-maçonne et la croyance en un dieu créateur que, par esprit d’universalité et par nécessité de dépasser les querelles inter-religieuses et leurs tendances irréductiblement bellicistes, tout Franc-Maçon, quelle que soit par ailleurs sa confession, est appelé à invoquer sous l’appellation de Grand Architecte de l’Univers.

« Il y a un Etre transcendant, et les hommes du XVIIe siècle le nomment Dieu […]. Le maçon ne saurait être athée […], c’est-à-dire qu’il ne peut nier Dieu, c’est-à-dire qu’il ne saurait nier l’idée d’une Transcendance, celle d’un Etre ou d’un principe de transcendance ».

C’est également des textes fondateurs que l’auteur, philosophe citoyen, tire l’obligation pour tout franc-maçon de respecter le contrat social qui le lie à sa cité, à son pays, et qui lui fait un devoir de respecter les droits historiques des autres « nations ».

« Un maçon est un paisible sujet à l’égard des pouvoirs civils en quelque lieu qu’il réside ou qu’il travaille, et ne doit jamais être mêlé aux complots et conspirations contre la paix et le bien-être de la nation, ni manquer à ses obligations envers les magistrats… » (Article 2 des Constitutions)

Cette recherche des correspondances entre les sources de la franc-maçonnerie et les grands courants philosophiques contemporains de la naissance des obédiences et des loges constitue la première partie de l’essai de Tort-Nouguès et sert de base pour l’auteur, dans une seconde partie, à une réflexion savante et riche en références et correspondances littéraires et philosophiques (Aristophane, Socrate, Platon, Descartes, Alquié, Alain, Eliade, Stendhal, Goethe, Hugo, Nerval, Nodier, Baudelaire, Guénon, etc.) sur les significations profondes, universelles, du cheminement initiatique, de la pensée symbolique, des rites maçonniques, de la vie des Loges.

« L’initiation maçonnique exprime une expérience humaine, comme traduisent une expérience humaine la poésie, la littérature, l’art, la philosophie, et on peut les éclairer l’une par l’autre si l’on veut comprendre la nature de l’homme et de sa destinée… »

La dernière partie de cet ouvrage remarquablement dense recadre la Franc-Maçonnerie dans la modernité, dans sa relation avec « les Eglises » au sens large, dans son rapport au politique, dans le rôle qui peut être le sien dans la recherche constante de l’amélioration de l’homme et de la société, en somme dans la philosophie qui doit encore guider le maçon d’aujourd’hui vers l’idéal défini par les premiers maçons.

« La vérité ou la recherche de la vérité, la liberté ou la conquête de la liberté, le travail, la fraternité sont les idées forces autour desquelles s’organise le projet maçonnique. Et si aujourd’hui notre monde nous semble en plein désarroi moral et spirituel, c’est qu’il a perdu la vocation de la vérité et du travail, le sens de la liberté et de la fraternité… »

A méditer…

 

Patryck Froissart

 

 

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15/06/2022

Les Amazoniques, Boris Dokmak

Les Amazoniques, Boris Dokmak

Ecrit par Patryck Froissart 22.09.15 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPolarsRomanRing Editions

Les Amazoniques, avril 2015, 430 pages, 19,95 €

Ecrivain(s): Boris Dokmak Edition: Ring Editions

Les Amazoniques, Boris Dokmak

 

Voici un roman qui est tout le contraire d’un long fleuve tranquille, même si la majeure partie de son cours narratif se déroule sur les eaux généralement languides d’un immense réseau fluvial plus ou moins imaginaire que l’auteur situe dans une région inconnue aux confins de la Guyane et des pays limitrophes.

Dans cet enfer vert et quasi-vierge d’exploration, vit depuis des années le professeur Loiseau, un ethnologue français, en immersion dans des ethnies amérindiennes mal connues.

Un jour, à la stupéfaction des autorités locales, surgit de la forêt un Indien malade à l’agonie, « complètement radioactif », appartenant à la tribu considérée comme totalement éteinte des Arumgaranis cannibales. L’homme, porteur d’un mystérieux carnet noir rend l’âme immédiatement.

Dans le même temps est annoncée la disparition de Loiseau, soupçonné d’avoir assassiné ou fait assassiner au cœur de la jungle, pour des raisons obscures, Mc Henry, un agent américain représentant d’importants intérêts politico-économiques états-uniens. En conséquence, la vie de Loiseau est officiellement tenue pour fortement menacée.

Saint-Mars, alias S.M., alias La Marquise, policier parisien en délicatesse avec sa hiérarchie, fait l’objet d’une mutation disciplinaire en Guyane, avec mission de retrouver Loiseau et de le ramener aux autorités françaises de la région au motif d’assurer sa protection.

Saint-Mars, opiomane, perpétuellement sous morphine pour raisons de santé, se retrouve insupportablement plongé dans un microcosme malsain, sordide et torride.

Là se croisent et s’entretuent des garimpeiros, des aventuriers chasseurs d’Indiens à réduire en esclavage dans de grandes plantations des pays voisins, des Indiens vindicatifs chasseurs d’aventuriers, des trafiquants en tous genres, et, pour compléter la liste des périls de toute nature, une faune féroce et une flore oppressante.

Là végètent, dans des bourgades perdues, des Européens désenchantés dont le cours s’est un jour arrêté là, des Indiens déculturés réduits à accomplir en contrepartie de salaires de misère les travaux les plus difficiles pour alimenter leur alcoolisme chronique, des prostituées locales et pléthore de filles de joie importées…

Dans cet univers où le temps ne compte pas, où les heures paressent et s’appesantissent, où le moindre détail des préparatifs du voyage qui doit mener Saint-Mars au cœur de la jungle à la recherche de Loiseau se heurte à des obstacles démesurés tantôt dus à l’inertie inexplicable des autorités chargées de l’aider, tantôt mis en place par le clan McHenry, le policier va découvrir fort lentement, le mystère et le suspense étant magistralement entretenus par l’auteur, que l’affaire Loiseau-McHenry n’est que l’épisode collatéral d’une gigantesque et scandaleuse histoire d’expérimentation de l’impact de la radioactivité sur des cobayes humains.

On n’en dira pas plus…

Mêlant éléments historiques réels et pseudo-informations de pseudo-services secrets français et américains, Dokmak dénonce, entrecroisant verve truculente, descriptions d’un réalisme brut, voire brutal, et actions scéniques de nature à exprimer sans pudibonderie la cruauté de protagonistes pour qui une vie humaine est de valeur absolument nulle, d’une part et à la fois la cupidité sans limite des envahisseurs blancs ayant pour conséquence l’extermination des peuples indigènes et la destruction massive du patrimoine forestier local, d’autre part l’impitoyable « raison » d’état des puissances se livrant à la course sans fin du surarmement nucléaire et chimique…

Ça bouscule ! Ça « interpelle », comme on dit vulgairement ! Mais ça fait réfléchir…

Attention, toutefois : âmes sensibles s’abstenir !

 

Patryck Froissart

 

 

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La septième fonction du langage, Laurent Binet

La septième fonction du langage, Laurent Binet

Ecrit par Patryck Froissart 23.10.15 dans La Une LivresLa rentrée littéraireLes LivresCritiquesRomanGrasset

La septième fonction du langage, Qui a tué Roland Barthes ?, août 2015, 495 pages, 22 €

Ecrivain(s): Laurent Binet Edition: Grasset

La septième fonction du langage, Laurent Binet

 

On a beaucoup parlé, on parle toujours beaucoup, et on parlera longtemps de ce deuxième roman de Laurent Binet.

Parmi les critiques en vogue qui se sont exprimés, il y en a eu qui ont affirmé, parfois avec une étrange emphase, l’ennui qu’ils auraient ressenti à la lecture de ce livre. Ceux-là sont des cuistres, des ignares, des béotiens, évidemment incapables d’apprécier l’ouvrage, qui croient pouvoir dissimuler leur inculture en dénigrant ce qu’ils ne peuvent comprendre, à la manière de tel personnage politique s’exclamant à propos de La Princesse de Clèves qu’il n’y a pas de texte plus ennuyeux…

Car ce roman est le chef d’œuvre de l’année, c’est une évidence.

Mais c’est un chef d’œuvre qui se mérite.

Plusieurs trames narratives s’y superposent, plusieurs intrigues s’y intriquent.

Première trame : l’auteur prend prétexte d’un fait divers célèbre : Roland Barthes, fauché par la camionnette d’une entreprise de blanchisserie alors qu’il se rend au Collège de France le 25 février 1980, meurt des suites de ses blessures le 26 mars à la Salpêtrière.

Binet imagine qu’il ne s’agit pas d’un accident.

Barthes aurait été détenteur d’un document donnant la clé d’accès à une mystérieuse « septième fonction du langage » que Roman Jakobson, « inventeur » des six premières, aurait volontairement occultée, et qui aurait été « redécouverte » par John Austin (Quand dire c’est faire) puis par John Searle (Les actes de langage). L’homme qui se l’approprierait posséderait sur les foules un pouvoir illocutoire sans limite. Un an avant l’élection présidentielle qui deviendra un moment marquant de l’Histoire de France, mettre la main sur cette formidable arme linguistique ne peut qu’intéresser les giscardiens, les mitterrandistes et les diverses factions politiques qui se réclament, en pleine guerre froide, de tous les mouvements libéro-capitalistes d’un côté et socialo-communistes nationaux et internationaux de l’autre.

Ce fil narratif primitif à suspense est celui d’un roman policier.

L’inspecteur Bayard (sans peur et sans reproche ?) mène l’enquête.

D’entrée de jeu, Bayard décide de fureter dans ces milieux autant illustres pour les uns que ténébreux pour les autres. Il assiste par hasard et par curiosité à un cours donné à l’UFR de Culture et communication de Vincennes par un jeune professeur de sémiologie, Simon Herzog, dont il fait immédiatement son assistant, son guide dans les méandres de ces milieux bourgeoisement gauchistes et, pour quelqu’un comme lui, obscurément constellés d’esprits brillants.

Bayard demande : « Quelle est la nature exacte de ce document, monsieur le Président ? »

Giscard se penche en avant et, les deux poings sur son bureau, prononce d’un air grave : « C’est un document vital qui met en jeu la sécurité nationale […]. Vous devrez agir en toute discrétion. Mais vous aurez carte blanche ».

Deuxième trame : Bayard se retrouve brutalement confronté à ce monde, qui le déconcerte, des universitaires, des intellectuels de gauche et de droite, des philosophes et pseudo-philosophes à la mode de chez nous. Binet s’amuse, Binet se lâche, Binet se fâche, Binet feint et feinte, Binet assure effrontément, Binet n’exclut point, Binet se paie la binette de ces vedettes semi-mondaines de l’actualité politico-littéraire effervescente du début des années quatre-vingt, dans le vent annonciateur de ce qui sera l’éphémère révolution de la victoire de Mitterrand.

Il fallait oser : Binet fait de ces personnalités des personnages de roman et met en scène, en mêlant avec art leur image publique, ce qu’on sait de leurs idées et de leur caractère et ce qu’il imagine de leur vie privée dans ses moindres détails, des plus anodins aux plus intimes, des plus amusants aux plus triviaux.

C’est caricatural, c’est souvent cocasse, c’est parfois pathétique, c’est ici et là délicieusement méchant, c’est savoureusement langue de pute, c’est globalement une salutaire entreprise de démythification.

Ainsi sont rapportés, entre autres, en des lignes narratives qui s’entrecroisent :

– un déjeuner réunissant Mitterrand et Barthes avant « l’accident »

– la vie de couple de Julia Kristeva et Philippe Sollers dans l’intimité, et les rôles publics qu’ils se partagent de façon complémentaire

– les délires morbides d’Althusser avant et pendant qu’il assassine sa femme Hélène, son internement, ses célèbres Lettres à Hélène en lesquelles il tente, sans y parvenir, de savoir pourquoi il l’a étranglée

– des fragments amoureux de la liaison de Michel Foucault avec un certain Slimane

– la participation à l’enquête d’un certain Hamed qui aurait été le petit ami de Barthes

– la rivalité Derrida Deleuze

« Foucault fait une crise de panique dans les couloirs de l’hôtel parce qu’il a vu Shining juste avant de partir. Slimane le borde, Foucault réclame un bisou et s’endort en rêvant de lutteurs gréco-romains ».

Troisième trame : c’est la plus rocambolesque. Parodiant et moquant les fumeuses thèses complotistes mondiales qui polluent l’histoire et l’actualité, Binet monte une invraisemblable et excitante histoire d’espionnage international faisant intervenir, parallèlement à l’émergence d’une mystérieuse piste bulgare (inspirée par Tzvetan Todorov et Julia Kristeva ?), des James Bond confluant du monde entier, chargés, afin de mettre la main sur la fameuse septième fonction du langage, de traquer nos éminents linguistes et philosophes, ainsi que Bayard et Simon, conséquemment à leur intrusion de plus en plus active dans les activités et les allées et venues de ces stars de l’intelligentsia.

Autre ligne de force, dans la même veine : nos illustres linguistes sémiologues structuralistes sont supposément, pour la plupart, membres actifs ou visiteurs d’une loge secrète, le Logos Club, émanation d’un Logi Consilium créé au IIIe siècle par des hérétiques…

Bayard et Simon se font introduire dans des séances de joutes oratoires organisées par la Loge en France, en Italie, aux Amériques, à l’issue desquelles les perdants sont amputés au minimum d’un doigt. Philippe Sollers, au terme d’un duel oratoire surréaliste dans les hauts grades, y subit le sort que connut Abélard pour ses lettres à Héloïse… Dur, dur, la littérature !

Quatrième trame : c’est celle qui peut paraître la plus ardue à suivre pour le lecteur lambda, mais qui est assurément la plus jouissive et la plus enrichissante pour qui a quelque peu étudié la linguistique et la sémiotique en général et qui s’est intéressé en particulier à la période passionnante et foisonnante des trente dernières années du 20e siècle.

Au fil des rencontres que font Bayard et Simon tout au long de leur enquête, et de leurs conversations avec les intellectuels mis en scène, l’auteur tisse et développe un cours complet de linguistique générale qui pourrait être une idéale référence à tout étudiant inscrit dans un cursus de ce domaine.

On ne peut que recommander de ne pas manquer à aucun prix ce prenant et surprenant voyage, cette fantastique occasion de rencontrer dans des postures ridicules et des impostures caricaturales un Louis Althusser, un Philippe Sollers, un Gilles Deleuze, un Jacques Derrida, un Michel Foucault, un BHL (eh oui !), une Julia Kristeva, un PPDA (!!!), un Umberto Eco, un John Searle, un Giscard d’Estaing en phase terminale, un Mitterrand prêt à prendre le pouvoir (s’est-il servi de la septième fonction du langage lors du mémorable affrontement télévisé avec son adversaire ?), un Jack Lang qui monte, et on en passe, et des meilleures !

En bref : un pavé, une mine, une somme, un monument…

Alors ? Qui a tué Roland Barthes et pourquoi est-il mort ?

 

Patryck Froissart

 

 

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Le règne de barbarie, Abdellatif Laâbi

Le règne de barbarie, Abdellatif Laâbi

Ecrit par Patryck Froissart 29.10.15 dans La Une LivresLes LivresCritiquesMaghrebPoésiePays arabesSeuil

Le règne de barbarie, 1980 (Préface de Ghislain Ripault), 160 pages, 13 €

Ecrivain(s): Abdellatif Laâbi Edition: Seuil

Le règne de barbarie, Abdellatif Laâbi

 

Ce recueil de poèmes est un long cri de souffrance et de révolte. Publié en 1972 alors que son auteur, le poète marocain Abdellatif Laâbi, fondateur de la revue Souffles, dépérissait et pourrissait au secret des cellules de la prison de Kenitra, livré au bon vouloir sadique des tortionnaires de Hassan II, en pleines années de plomb, Le règne de barbarie se lit avec les tripes, avec les poings serrés, avec des saccades de sanglots, durs comme du fer, qui vous montent, ligne après ligne, exploser à la gueule.

Ce recueil de colères est un long hurlement de loup blessé, aux chairs prises dans les crocs de l’arbitraire du traqueur de liberté.

Préfacé par Ghislain Ripault, autre poète, qui en 1972 était coopérant français au Maroc, Le règne de barbarie ne se lit pas, mais se vit, se chevauche, se galope comme la noire monture de l’apocalypse, annonciatrice de la fin des temps des sombres seigneurs et de l’époque des vengeances éclatantes et justes des peuples : « Il est temps de dire pourquoi je dégueule ce monde ».

Ce recueil de crachats est un long chapelet d’insultes aux visages du potentat et de ses valets de chiourme, dérisoirement armés de leurs pinces d’inquisition.

Car Abdellatif Laâbi possède le vrai pouvoir, celui face auquel la puissance souveraine devient factice, ridicule, inefficiente : Abdellatif Laâbi est détenteur de la puissance infinie du Verbe, qui traverse les murailles des geôles les plus épaisses et s’en vient gronder à celles des palais, et puis qui enfle et gonfle, jusqu’à les renverser.

« La poésie est tout ce qui reste à l’homme pour proclamer sa dignité, ne pas sombrer dans le nombre, pour que son souffle reste à jamais imprimé et attesté dans le cri ». « Ma plume est meurtrière » dit encore le poète, qui ne craint pas les bourreaux :

« A nous deux geôliers de l’espoir

Tenez !

Je vous jette mon stylo

Si vous croyez qu’il est seul l’instrument de ma colère

Brisez-le !

Je deviendrai orateur… »

Tant qu’il y aura des poètes, les dictatures auront la vie dure…

 

Patryck Froissart

 

 

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Les Clameurs de la Ronde, Arthur Yasmine

Les Clameurs de la Ronde, Arthur Yasmine 

Ecrit par Patryck Froissart 06.11.15 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Les Clameurs de la Ronde, Carnet d’Art Editions, mai 2015, 85 pages, 9 €

Ecrivain(s): Arthur Yasmine

Les Clameurs de la Ronde, Arthur Yasmine (2ème critique)

 

« Pour quel éclair, hein ?  On l’a jeté, le miroir… On l’a jeté… comme ça… au puits… au temps !… Un essaim de cendres que c’était ! Oh, toutes les brisures, tous les éclats qu’on a bouffés… Oh oui, le feu, on l’a payé ! Avec beaucoup de nuits même ! Bien pauvre ! Bien puant ! Tout seul qu’on était ! Tout seul à se ronger la peau pour des poèmes… Bien sûr qu’elles y étaient les plaies ! La poisse, le vertige, le sol, le ciel, on les a raclés sur la lyre… ».

Ces premières lignes fulgurantes de l’Avis au Lecteur servant de prologue à l’éclatant recueil d’Arthur Yasmine contiennent à la fois sa profession de foi personnelle, son manifeste poétique, une affirmation de la spécificité de son écriture, et une introspection douloureuse dans son âme de poète.

Car Arthur Yasmine est un poète – un vrai ! – qui, dans cet opuscule, hurle sa colère et son désespoir de voir que l’expression poétique est donnée pour moribonde, voire est déclarée morte par les éditeurs qui rechignent de plus en plus, pour des raisons trivialement commerciales, d’inscrire la poésie dans leur ligne éditoriale.

La poésie, pour Arthur Yasmine, c’est toujours ce pays des merveilles de derrière le miroir où les poètes et leurs lecteurs savent et aiment s’aventurer. Mais, s’indigne-t-il, l’homme moderne, le sapiens sapiens sapiens, l’a jeté, le miroir… pour se mettre au diapason du temps, de ce temps-ci où s’est imposé le matérialisme consumériste, de ce temps-ci où on ne prend plus, où on ne se donne plus le temps, où on se refuse le droit de rêver.

Evidemment, les éclats du miroir brisé ont pour victime primordiale le poète, qu’ils assaillent comme un essaim de flèches empoisonnées, alors que le commun des mortels n’a même pas conscience que l’humanité est en train de se déposséder de son essence poétique, de ce sixième sens qui permet de percevoir l’invisible, l’insaisissable, le secret des choses.

« Je dis qu’il faut faire de la poésie pour chanter et danser le Feu sacré ».

Oui, la poésie, pour Arthur Yasmine, c’est toujours le feu sacré, le principe ardent et créateur, cette flamme intérieure qui allume et illumine l’âme du poète, qui brasille dans ses nuits blanches, et dont les étincelles sont les projections poétiques qui à leur tour provoquent chez le lecteur ou l’auditeur de flamboyantes sensations.

Mais attention, le feu, hélas, c’est aussi celui, mauvais, destructeur, des autodafés, c’est la lente combustion des œuvres oubliées, ou inconnues, ou à jamais inédites…

Le feu sacré, la flamme vive et douloureuse de l’imagination poétique va, vient, vacille, feu follet, luciole, flammèche, dans la nuit d’insomnie du poète autophage, seul, tout seul dans la solitude immense de la page blanche. Tout seul à se ronger la peau pour des poèmes. Car la procréation poétique s’accomplit dans l’angoisse et la souffrance. C’est un fragment de lui-même que le poète projette sur le papier. Et ce qu’il s’arrache de lui-même laisse évidemment des plaies…

La poisse, le vertige, le sol, le ciel, on les a raclés sur la lyre…

Alors, en vérité, cet émouvant Avis au Lecteur donne le ton, déjà perceptible dans le titre, celui de la clameur, au sens classique de la plainte, du cri de colère, du hurlement de protestation, lancé à la ronde du monde ou émis par la ronde des poètes et des muses.

L’écriture d’Arthur est fragmentée, fragmentaire, elliptique, discontinue, de nombreux textes portant en évidence et entre parenthèses auprès de leur titre, comme pour mieux revendiquer cette fragmentation, la mention « fragments ». L’usage surabondant des points de suspension, des lignes de pointillés participe de cet éclatement textuel, de ces ruptures, de ces brisures

La fonction métalinguistique, présente tout au cours des poèmes formels et des textes en prose poétique, fait de cette écriture un acte qui s’auto-analyse tout en s’accomplissant.

Les formes sont variées, tantôt proches de la prosodie classique, par exemple du sonnet, tantôt délivrées de toute contrainte autre que le passage régulier à la ligne, tantôt structurées en quasi-calligrammes, tantôt relevant du genre épistolaire (échanges de lettres entre E. et F. sous le titre « Je t’espère »).

La tonalité générale est du registre de la violence, de la révolte, de l’aboiement. Elle est artistiquement entretenue par la fréquence de l’exclamation, de l’interrogation, de l’invocation, du tiret, de l’omission volontaire du « ne » de la locution adverbiale de négation (qui est considérée comme une « faute » à l’écrit), par l’intrusion brutale, prosaïque, de la photocopie d’un avis de procédure d’expulsion pour non-paiement de loyer, par la récurrence de l’apostrophe (au lecteur ?), de l’imprécation, de l’interpellation, de l’impératif, de l’interjection (en particulier du « hein ? » agressif), par l’insertion de termes lexicaux considérés ordinairement comme éléments du registre oral grossier (connerie, foutre, je m’en fous, putain, recraché à la gueule…), par les phrases infinitives, les phrases nominales…

« Vous me trouverez insolent, arrogant, irrespectueux, insultant… Pardon, car tout est vrai… Mais ne vous indignez pas si facilement : on me le rend bien. C’est ce que la France a toujours réservé aux poètes de ma race : déshonneur, misère, marginalité, hypocrisie, violence, lâcheté… Je le confirme tous les matins en nettoyant sa crasse… ».

En un long et retentissant cri de douleur, Arthur Yasmine profère son image de nouveau poète maudit.

« Depuis, c’est moi le malade. J’étouffe sous un nuage noir. C’est devenu irrespirable. J’en ferai plus de la poésie » (Lettre sur l’animalité).

« Poésie ! Poésie !

J’envoie nos clameurs chérir ton cadavre… » (Invocation à la Jeune Morte).

La consommation (quel vilain mot !), la prise quotidienne de cet ouvrage à petites doses ne peut qu’être bénéfique pour la santé mentale du lecteur.

 

Patryck Froissart

 

Lire la critique d'Arnaud Le Vac sur la même oeuvre

 

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Un mot sur Irène, Anne Akrich

Un mot sur Irène, Anne Akrich

Ecrit par Patryck Froissart 12.11.15 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanJulliard

Un mot sur Irène, Julliard, mai 2015, 206 pages, 18 €

Ecrivain(s): Anne Akrich Edition: Julliard

Un mot sur Irène, Anne Akrich

 

Léon Garry est professeur émérite à La Sorbonne. L’action commence alors qu’il est assuré d’être bientôt élu président de la prestigieuse université. Ecrivain au succès moyen, peinant à faire avancer « Le fou meurtrier », l’ouvrage sur Althusser sur lequel il est en train de travailler, il donne des cours sur le thème de « la mort de l’Auteur » (référence à l’ouvrage de Barthes portant ce titre).

Léon Garry est marié à Irène, l’une des ses anciennes étudiantes, elle-même enseignante et écrivaine célèbre, à la mode, dont la parution, chaque année à date fixe, de ses thèses fait régulièrement sensation.

Le couple vit selon des rituels relationnels peu ordinaires, au sein de quoi Irène assume et gère sans complexe, tant en privé qu’en public, l’homosexualité de son personnage.

Léon supporte plutôt bien cet état de choses, constituant la situation initiale du récit, jusqu’à l’apparition, dans sa vie conjugale, d’une nouvelle, jeune et belle étudiante, Judith, qui éclipse très vite toutes celles qui constituent le cercle des groupies d’Irène.

En préambule et en épilogue, l’auteur aligne une succession d’articles de presse relatant, comme un fait divers sensationnel, les détails sordides des circonstances de la mort d’Irène dans un hôtel new-yorkais et la disparition de Léon puis la découverte de son cadavre.

Alors qu’on ignore toujours les circonstances de la mort d’Irène Montès, le vent de scandale n’en finit plus de souffler sur cette affaire. Twiz, un site internet américain, a relayé les propos d’un commandant de la police new-yorkaise indiquant qu’Irène Montès serait décédée à la suite d’un acte sexuel qui aurait mal tourné…

L’un des points forts du roman est l’insertion de cette tranche de vie – qui se déroule entre le temps de l’arrivée de Judith et celui de la mort du couple d’universitaires – dans l’actualité politico-mondaine et universitaire de 2011, et l’irruption, en particulier dans le cours narratif, des rebondissements de l’affaire DSK/Sofitel.

Coïncidence, rencontre télépathique de grands esprits d’auteurs, effet de mode ? On trouve chez Anne Akrich, comme chez Laurent Binet (La septième fonction du langage) des « fragments narratifs » relatifs aux Deleuze, Foucault (Qu’est-ce qu’un auteur ? Conférence donnée en 1969) Derrida, Althusser, Barthes (La mort de l’auteur), etc.

Certes, chez Akrich, ces personnalités ne sont pas personnages du roman, comme ils le sont, « en chair et en os » si on peut dire, chez Binet. Mais ils sont présents, en filigrane, dans les travaux et les pensées de Léon Garry.

Les courants philosophico-linguistiques et sémiologiques des années 70/80 qui se sont développés dans la mouvance du post-structuralisme deviendraient donc des thèmes de romans…

L’apparition, dans le cours du récit fictionnel, des représentants les plus éminents de ces mouvements deviendrait-elle caractéristique du roman contemporain, ainsi que la collision, la confusion, ou la collusion entre personnages de papier et personnalités publiques, entre le monde romanesque et la mondanité, entre la réalité du fait divers médiatisé et la recherche de réalisme dans l’écriture ?

L’avenir le dira.

Autre fil rouge : la référence, récurrente, explicite dans les dialogues, implicite dans les comportements d’Irène, à l’ouvrage Cinquante nuances de Grey, permet à la brillante universitaire, tout en en faisant l’exégèse avec ses étudiantes, d’affirmer, voire de justifier son combat féministe en faveur de la liberté d’expression et de la pratique décomplexée d’un érotisme spécifiquement féminin.

Irène, présentée comme une disciple de Monique Wittig, militante féministe auteure du roman L’Opoponax (Prix Médicis 1964), publie, alors que son mari ahane sur le roman qu’il n’arrive pas à écrire, un roman sulfureux qui connaît immédiatement un succès retentissant, illustration intradiégétique (pour parler comme Genette) du constat selon lequel les thématiques de l’émancipation sexuelle de la femme semblent être très « tendance » dans la littérature contemporaine.

A propos de contemporanéité, Anne Alkrich inscrit son récit dans l’environnement moderne des technologies de la communication.

Léon, atteint puis progressivement rongé par une double jalousie, à l’égard de la liaison d’Irène et de Judith d’une part, et du succès phénoménal des œuvres, des travaux et des conférences de son épouse, se met en tête de séduire Judith, d’abord pour la « prendre » à Irène, pour la « posséder » à la place d’Irène, par pure rivalité, pour les séparer l’une de l’autre, puis mû par un désir amoureux croissant.

Ce désir tourne peu à peu en un délire croissant, où se confondent progressivement la trame des frasques, des publications et des apparitions publiques hautement médiatiques d’Irène, des bribes de relations sadomasochistes extirpées ici et là du roman d’E. L. James, la lecture des textes d’Althusser tentant l’auto-analyse de sa propre folie meurtrière qui l’a conduit à étrangler sa femme, les confidences d’Henri, l’éditeur des thèses de Léon, sur sa frénésie de conquêtes féminines…

Roman à entrées multiples, récit d’une descente aux enfers avec fin annoncée…

On ne s’ennuie pas !

 

Patryck Froissart

 

 

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