10/06/2022
La Villa du Jouir, Bertrand Leclair
La Villa du Jouir, Bertrand Leclair
La Villa du Jouir, décembre 2014, 262 pages, 17 €
Ecrivain(s): Bertrand Leclair Edition: Serge Safran éditeur

Le titre localise le roman et en définit les fondements.
Il s’agit bien d’un récit érotique se déroulant quasiment intégralement dans l’espace fermé d’une villa, dans l’enceinte infranchissable d’une maison fort close, dont la propriétaire, une mystérieuse princesse noire, absolue maîtresse des lieux, jouit… d’une fortune et d’une puissance considérables.
Symbolisme topologique et connotations : la Villa du Jouir est insulaire, isolée sur une île grecque, comme celle où Ulysse rencontra Circé, et porte la même appellation, explicitement hédonique, que la dernière demeure de Gauguin aux Marquises.
Intertextualité : filiation indubitablement sadienne, réminiscences d’histoires d’Ô, inscription dans le réseau textuel classique et moderne des récits de domination-soumission sexuelle et des liaisons périlleuses.
Spécificité : inversion de la distribution des rôles féminin et masculin généralement observée dans les œuvres du genre, et, concomitamment, inversion du schéma historique de l’esclavage. Le dominant est une femme riche et noire, le dominé est blanc et a besoin d’argent.
Ancrage, en guise de clin d’œil, de la fiction dans le réel : allusions aux relations qu’aurait eues la déesse avec un certain directeur du FMI d’une part, et avec un premier ministre italien très cavalier par ailleurs.
Maillage plus dramatique dans l’actualité mondiale : le combat que mène, en filigrane, la princesse nigériane contre les oligarchies financières qui pillent les ressources pétrolières de son pays.
Prétexte à la mise en scène des tableaux érotiques qui chapitrent l’histoire : le narrateur et personnage principal, Marc, écrivain, après avoir été physiologiquement testé, sans savoir qu’il s’agissait d’un étalonnage, par la belle Hannah, envoyée très spéciale de la princesse, est recruté par cette dernière pour une retraite d’écriture pas du tout commune puisque son contrat, des plus juteux, stipule qu’il doit pendant un temps donné se mettre au service particulier et se soumettre aux sévices très réguliers de son employeuse et, simultanément, écrire le récit de ce qu’il voit, vit et subit.
L’entretien d’embauche est décisif et le contrat promptement signé.
Je suis tombé sous le charme, immédiatement […] en voyant une grande femme noire, sculpturale, s’avancer aérienne vers ma table, aimantant tous les regards de la salle.
Une fois le marché conclu, muni de son baise-en-ville, il part se joindre aux reclus du secret sérail de l’île.
Car la domina entretient au sous-sol de ses appartements privés un harem de mâles tenus constamment en chaleur, qui n’ont évidemment pas subi le traitement privatif faisant les eunuques des harems traditionnels.
Marc, sous la coupe de la déesse nymphomane et de ses vestales, devient très vite, à rebrousse-poil de l’idée qu’il se fait de sa propre dignité, et à son corps fort peu défendant, tout comme ses compagnons de captivité, ilote sexuel prêt à toutes les servilités pour être un soir l’un des favoris, mieux, idéalement, l’élu du jour, la créature privilégiée soumise aux caprices les plus avilissants de la dea ex machina.
Et il souffre de cette emprise croissante, il supporte de plus en plus mal les périodes au cours desquelles l’adorée se désintéresse de lui, et il se morfond, après coup, de son asservissement, après chaque scène à laquelle il est appelé à participer en tant qu’acteur ou, supplice, comme simple figurant.
Peut-être que la honte d’avoir été si docile la veille alimentait le feu de mon ressentiment, sans même que j’aie la capacité de laisser ce sentiment de honte remonter jusqu’à ma conscience, sous peine de m’effondrer dans les larmes du repentir…
Se déprendra-t-il de cette dépendance dans laquelle il sombre jour après jour ?
Patryck Froissart
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Autour de ton cou, Chimamanda Ngozi Adichie
Autour de ton cou, Chimamanda Ngozi Adichie
Autour de ton cou (The things around your neck), décembre 2014, traduit de l’anglais (Nigéria) par Mona de Pracontal, 312 pages, 7,50 €
Ecrivain(s): Chimamanda Ngozi Adichie Edition: Folio (Gallimard)

Avec cette édition, Gallimard nous donne accès à un florilège de courts récits d’une richesse sociologique stupéfiante, témoignant d’un éclatant talent littéraire.
Chimamanda Ngozi Adichie, nigériane, qui a quitté le Nigéria à l’âge de 19 ans pour étudier puis s’installer aux Etats-Unis, exprime avec une sensibilité à fleur de peau, dans la plupart de ces nouvelles, dont certaines ont obtenu des prix prestigieux, les chocs culturels qu’a provoqués et que provoquent encore chez les individus et les groupes humains la rencontre brutale des civilisations occidentale et africaine.
On ne peut pas ne pas penser ici à cet autre immense écrivain nigérian, Chinua Achebe, dont La Cause Littéraire a présenté plusieurs œuvres qui tournent fondamentalement autour des mêmes thématiques et mettent en évidence la même problématique.
Ici, Chimamanda Ngozi Adichie dénonce, en les mettant simplement en scène, les violations des droits de l’homme et l’arbitraire des décisions judiciaires dont sont victimes les habitants des régions où le pouvoir des potentats locaux est resté de règle après le départ des puissances coloniales et leur remplacement par des dictatures indigènes (Cellule Un).
Là, le lecteur aimera la rencontre a priori improbable de deux femmes, l’une ibo, chrétienne, étudiante en médecine et bourgeoise, l’autre haoussa, musulmane, et pauvre, qui se terrent dans une cave où elles se sont réfugiées alors que le quartier est mis à feu et à sang par des violences entre communautés religieuses, deux femmes que tout sépare, deux femmes que la haine qui pousse au-dehors les hommes à s’entre-tuer va rapprocher, va faire sœurs dans cet espace clos, le temps d’une brève parenthèse dans le cours de leur vie (Une expérience intime).
Ailleurs, et c’est le thème le plus récurrent, l’écrivaine puise dans son vécu d’exilée pour traduire le désarroi des nigérianes qu’on marie, en leur répétant avec emphase que c’est la grande chance de leur vie, avec un compatriote qui a obtenu le permis de résidence aux Etats-Unis, le sésame rêvé qui permet à ces femmes, parfois à leur grand dam, d’émigrer à leur tour vers ce pays qu’on leur a décrit comme celui où la vie est facile (Imitation – Autour de ton cou).
« Tu croyais qu’en Amérique tout le monde avait une voiture et une arme à feu. Tes oncles, tes tantes et tes cousins le croyaient aussi. Quand tu as gagné à la loterie des visas américains, ils t’ont dit : dans un mois tu auras une grosse voiture. Bientôt une grande maison… »
Les désillusions ne tardent pas. Mais on les garde pour soi. La famille, au pays, ne connaîtra pas la dure réalité de l’immigré. Au passage, Chimamanda, dans un dialogue de retrouvailles entre deux anciens étudiants militants de l’époque glorieuse où se construisait la nation juste après l’indépendance, met en lumière la corruption ambiante qui, quelques décades après ces années porteuses d’espérance en un avenir prospère, gangrène le pays et dévalorise l’image de ses institutions a priori les plus respectables.
« Josephat […] a dirigé cette université comme si c’était le poulailler de son père. L’argent disparaissait et puis on voyait des voitures neuves portant le nom de fondations étrangères qui n’existaient pas […]. Il décidait qui serait promu et qui serait mis au placard… ».
Le narrateur est le plus souvent placé en situation de focalisation interne, ce qui permet au lecteur de « voir » avec les représentations, les clichés, les idées préconçues, tout ce prisme déformant au travers de quoi l’Africain voit l’Américain et par le biais de quoi l’Américain « connaît » l’Africain.
Ce procédé narratif est à même de provoquer des chocs salutaires chez le lecteur, contraint de changer de lunettes, d’analyser en empathie avec le personnage les étranges caractéristiques socio-culturelles du monde dans lequel il est soudainement plongé, et de modifier avec lui ses points de vue ethnocentriques.
« Kamara avait fini par comprendre qu’élever ses enfants à l’américaine, ça signifiait jongler d’une angoisse à l’autre, et que cela venait d’une surabondance de nourriture : parce qu’ils avaient le ventre plein, les Américains avaient le temps d’avoir peur que leurs enfants aient une maladie rare sur laquelle ils venaient de lire un article… ».
Le lecteur français, ainsi forcé de s’interroger sur les raisons qui fondent la vision qu’a « l’autre » de la psycho-sociologie du monde occidental, soumettra à la question ses propres modes d’action et de pensée…
Chacune des nouvelles de ce chef-d’œuvre est, en somme, à la fois une histoire passionnante et une leçon de philosophie.
Patryck Froissart
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De haute lutte, Ambai
De haute lutte, Ambai
De haute lutte, février 2015, traduit du tamoul par Dominique Vitalyos et Krishna Nagarathinam, 215 pages, 18 €
Ecrivain(s): Ambai Edition: Zulma

Ce recueil incisif rassemble quatre nouvelles, qu’on pourrait presque qualifier de romans par leur longueur, par le nombre des fragments constitutifs de leur déroulement narratif, par l’amplitude spatio-temporelle de l’intrigue et par la richesse contextuelle de l’histoire individuelle de leur personnage principal.
Le manuscrit : Chentamarai baigne depuis l’enfance dans un milieu d’artistes où sa mère, Tirumakal, une universitaire férue de littérature, de poésie, de chansons et musiques classiques indiennes qui tient salon tous les vendredis, ayant quitté son mari, fait figure de femme libre au sein d’une société dominée par les hommes. Chentamarai découvre un jour un manuscrit dans lequel sa mère raconte les difficultés et humiliations qu’elle a connues dans sa vie conjugale, dans sa relation avec son époux.
Mais dites-moi, qu’y a-t-il de révolutionnaire à dire qu’une veuve ne peut espérer retrouver l’accès à une vie digne de ce nom qu’en se remariant ? […] Quand vous affirmez qu’il est nécessaire de lui associer un homme pour lui offrir une nouvelle vie, c’est comme si vous disiez qu’elle doit toujours rester sous le contrôle d’un représentant du genre masculin…
Les ailes brisées : Chaya, « mince comme une liane », a été mariée à un homme gras, autoritaire et avare. Nourrie de films tamouls, elle rêve de lois qui lui permettraient de vivre autrement sa vie d’épouse, ou de femme qui aurait l’audace de se libérer de l’emprise d’un époux dont elle supporte de moins en moins le comportement mesquin et méchant, et la pingrerie qui peu à peu contamine leur fils et même, à sa grande horreur, finit, par contagion, par l’atteindre elle-même.
Il m’a transmis son obsession de l’argent… Pourquoi est-ce que je me suis mariée ? Le mariage, pour la femme, dénonce la narratrice, est la totale dépossession de soi.
On l’avait offerte à Bhâshkaran, un homme plus âgé qu’elle et plus fort physiquement. Elle était sa propriété au même titre que le sofa et les coussins. Si son mari mourait, on tirerait un trait sur elle. Rideau. « FIN ».
De haute lutte : Cempakam, dès l’enfance, fait montre d’un talent exceptionnel de chanteuse de râgas traditionnels. Sa mère, musicienne et danseuse, persuade le grand maître Ayya de la prendre en pension chez lui, de la traiter comme sa fille, et de lui enseigner les arts musicaux. Pendant des années, Cempakam se perfectionne en chant et devient parallèlement une grande musicienne spécialiste de la vina. Elle a pour condisciple le fils d’Ayya, Shanmugan, qu’elle épouse. Devenue l’élément primordial du groupe musical qui accompagne Ayya dans ses récitals, elle acquiert une grande notoriété. Mais à la mort du maître, Shanmugan, jaloux du talent de son épouse, la relègue dans les coulisses, affectée à des fonctions domestiques, tout en profitant des conseils de celle qui lui est infiniment supérieure. C’est « de haute lutte », grâce à sa ténacité, à son refus obstiné de se soumettre à « la tradition » que Cempakam finira par retrouver dans le monde musical le rang qui lui est dû.
Cempakam se pencha vers son micro et répéta le vers chanté à la place du jeune homme. Stupéfié par son intervention, Shanmugan se tourna vers elle. Cempakam le regardait au fond des yeux, le visage rayonnant […]. Lorsqu’un immense applaudissement souleva la salle pour saluer sa voix, Shanmugan la fixa, sonné tel un lutteur au tapis…
La forêt : Chentiru, après des années passées à aider son mari Tirumalai à développer son entreprise, au moment où ce dernier, n’ayant plus besoin d’elle, la met à l’écart de la gestion de l’affaire, décide de se retirer dans la forêt et d’y réécrire les épopées, et en particulier de composer un Sîtâyana contant la retraite dans les bois de la divine Sita dont elle fait la femme libre qu’elle a rêvé d’être, des vains efforts de Râma pour l’en faire sortir, et de la rivalité de ce dernier avec Ravana, autre amoureux de la déesse.
Conte merveilleux, poétique, alternant et entremêlant la vie réelle, les rêves, et les écrits de Chentiru, des fragments évoquant les grandes épopées et des extraits de râgas magiques, cette nouvelle se veut être dans le même temps un autre texte militant sous la forme d’une triple allégorie du combat pour l’émancipation de la femme.
Depuis huit ans ils s’étaient lancés dans le domaine de la maroquinerie […]. Ces nouveautés étaient le fruit de la détermination de Chentiru. Elle était montée en première ligne pour élargir l’éventail de leurs activités commerciales. Tirumalai avait promis de faire d’elle son associée à parts égales, mais ce projet n’avait pu aboutir. Sous le choc elle avait éprouvé le besoin de marcher. Le plus loin possible…
Conclusion :
Qu’ils sont éclatants, ces portraits de femmes qui se rebellent, avec plus ou moins de succès, contre l’affirmation, qui se veut immuable, de la supériorité « naturelle » de l’homme et de son corollaire : la nécessaire soumission de la femme dans le cadre familial, dans son environnement social et culturel, dans sa vie professionnelle lorsqu’elle exerce un métier, dans l’organisation politique de son pays, en somme dans tous les aspects, à tous les niveaux, et à tous les âges de son existence !
De Rabindranath Tagore dans Kumudini, à RK Narayan Dans la chambre obscure, en passant par Farahad Zama dans Les 1001 conditions de l’amour, œuvres commentées pour La Cause Littéraire, de nombreux auteurs et auteures indiens dénoncent cette subordination qui se dit « conforme à la tradition et à la culture » du pays. Le chemin sera long, sans doute, avant la totale émancipation et l’idéale égalité.
Ne focalisons toutefois pas sur ce qui pourrait apparaître comme une question spécifique du monde indien. Nos sociétés occidentales dites démocratiques ont encore beaucoup à faire en ce domaine…
Patryck Froissart
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Chamelle, Marc Durin-Valois
Chamelle, Marc Durin-Valois
Chamelle, 185 pages, 5,50 €
Ecrivain(s): Marc Durin-Valois Edition: Le Livre de Poche

Un village se meurt, quelque part en Afrique sahélienne, accablé par une sécheresse persistante, cerné par l’irrésistible avancée des sables.
Parmi les villageois se distingue un homme, Rahne, qui a fait des études, a vécu plusieurs années en ville, d’où il a dû, déjà, fuir, en y abandonnant aux factions belligérantes maison, femme et enfants dont il n’a jamais su ce qu’ils sont devenus.
Narrateur et personnage principal du roman, Rahne a refait sa vie dans son village natal avec la belle Mouna. Ils mènent là une existence humble, rurale, avec leurs trois fils, leur fille Shasha, leur maigre troupeau de chèvres, parmi lesquelles Imi, que chérit Shasha, et une chamelle, que tous appellent… Chamelle.
Vient le jour fatidique où, aux membres des quelques familles qui n’ont pas déjà pris le chemin de l’exil, s’impose ce terrible dilemme : rester au village avec la certitude d’y mourir bientôt, ou partir vers l’inconnu, au risque, selon la direction prise, de se retrouver capturés, dépouillés, tués par une des bandes innombrables de militaires, rebelles et brigands qui sillonnent les pistes en quête de proies faciles, ou de se perdre à tout jamais dans le désert et y mourir de soif.
Rahne, se fondant sur ses connaissances scolaires en géographie, décide, contre l’avis des sages de la petite communauté, de se diriger vers l’est. Seul son ami Assambo, conseillé par son épouse Salimah, lui fait confiance. Les deux familles se séparent ainsi des autres villageois, dont une petite partie choisit la route du nord, et la majorité celle du sud.
C’est là, à la lettre, la situation de départ du récit. Départ pour une longue et dramatique errance, avec les chèvres et la chamelle.
Au poids factuel des drames qui jalonnent le périple, s’ajoute, sur les épaules de Rahne, celui de la terrible interrogation, qui le taraude, de sa responsabilité quant aux faits tragiques dont sont victimes, successivement, chacun des membres de la famille d’Assambo, qui l’a choisi pour guide, et l’un après l’autre, ses propres enfants et son épouse aimée.
Contre la réussite de cette quête éperdue de l’eau qui anime la petite caravane, la nature et l’homme allient leurs forces opposantes, toutes-puissantes.
La nature est maligne – le sable, l’immensité, l’aridité, la sécheresse qui semble avancer plus vite que l’exode, le soleil, implacable – oui, la nature est hostile, inexplicablement, définitivement.
Je regarde, tout près, la boule de feu qui déjà lance vers nous ses dards brûlants. Il faut marcher vers elle. Sans faiblir, sans peur, la tête baissée, comme des hommes servant un sort auxquels ils ne comprennent rien. Pourquoi ça, pourquoi nous ? Personne ne sait, personne n’y peut rien.
L’autre ennemi, tout autant impitoyable, se manifeste tantôt sous l’image d’errants encore moins bien lotis pour qui le maigre bétail de Rahne et d’Assambo représente un ultime espoir de survie, tantôt sous la forme fantomatique de rebelles fanatiques ou de déserteurs hallucinés prêts à perpétrer les pires atrocités, tantôt sous l’apparence de militaires sans foi ni loi qui feignent d’offrir leur aide, pour mieux les dépouiller, aux hordes de misérables assoiffés sillonnant les pistes.
Arrêter de marcher, c’est la mort assurée. Continuer d’avancer, c’est espérer repousser la mort jusqu’à l’aléatoire puits salvateur.
Ici ou là, pour ne pas tous mourir, il faut sacrifier celui-ci, ou celle-là, une chèvre, un enfant… faire un choix déchirant…
Hommes, femmes, enfants, bétail, tombent comme s’abattent les mouches sur les cadavres qui jalonnent les pistes.
Seule, dans tout le cours de leur marche infernale, une oasis s’ouvre, pour une nuit, pour une nuit seulement, à Mouna et à Rahne, un havre éphémère de tendresse, une brève parenthèse d’amour, une courte escale de communion, qui sera, pour la jeune femme, le terminus.
Qu’avons-nous fait à Dieu ou aux hommes pour venir mourir dans ce lieu. Il ne faut pas dormir, Mouna […]. Au matin, Mouna ne bouge plus…
L’unique force adjuvante pour Rahne, du début jusqu’à la fin de ce périple multiplement mortel réside en la « personne » de Chamelle, qui donne son lait et porte les plus faibles… Chamelle, avec son caractère de chameau, qui forme un couple inséparable avec Rahne, un vrai couple, avec ses moments d’affection et ses phases de conflit, qui se comprend, s’épaule, et se dispute… Chamelle, qui donne légitimement son nom au roman.
Chamelle, les antérieurs entravés, se tient tout près. Pour une fois, elle ne râle ni ne grinche. Elle broute tranquillement des rameaux que je suis allé chercher en haut de l’acacia. Je peux la contempler des heures durant, cela m’apaise. Elle se doute que je l’observe. Parfois, elle tourne la tête vers moi. Puis, un peu flattée sans doute, retourne à sa mastication, le museau vers l’horizon en prenant un air de très noble indifférence.
Chamelle, ton ombre sur la dune hantera longtemps le lecteur…
Patryck Froissart
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08/06/2022
La Djouille, Jean Pérol
La Djouille, Jean Pérol
La Djouille, août 2014, 288 pages, 20 €
Ecrivain(s): Jean Pérol Edition: Editions de la Différence

Jean Pérol figure dans les chroniques de La Cause Littéraire en tant que poète, pour son recueil Libre livre. On le retrouve ici romancier.
La première partie du livre est un roman du crépuscule. Le narrateur, professeur retraité, retiré dans la solitude « d’un trou, à la frontière de l’Ardèche et des Cévennes », se raconte à la première personne, en une sorte de passage en revue, qui prend parfois l’air du bilan, de certains des chapitres de sa vie, de ses échecs, sur un ton désabusé, avec des accents souvent misogynes et plus généralement misanthropes, le tout empreint d’une forte dose de lucide auto-complaisance.
« […] j’étais las des femmes, de leurs querelles, de leurs becs de vautour et de leur rapacité. J’étais encore plus fatigué des hommes, qui en fait de becs et de serres, n’avaient rien à leur envier. Et finalement lassé aussi de jouer à me faire croire que je ne songeais qu’à la mort. Allez, Valéry, il fallait tenter de vivre ! »
Il fait rapidement la connaissance de Fabien, jeune homme du village, qui apprécie progressivement sa compagnie. Au fil de leurs conversations, le professeur suit le parcours de formation de Fabien et l’évolution de sa liaison avec la jeune Clara, fille du docteur du lieu, provinciale qui ne rêve que de ne plus l’être, tandis que Fabien découvre peu à peu le passé, qu’il aime à trouver aventureux, de son nouvel ami.
« J’interrogeais Fabien, visite après visite, en une série d’avancées prudentes […] Ses remarques, ses brefs commentaires, en coups de fouet, ponctuaient souvent ses propos d’un humour “acid soft”, propre à sa génération… »
Cette première partie, lente, mélancolique, alterne souvenirs d’un séjour que le narrateur, nommé au prestigieux lycée de Kaboul, a effectué en Afghanistan à l’époque de la soviétisation du pays, échanges avec Fabien, confrontations de commentaires sur le contexte du temps de l’écriture (le début du XXIe siècle), et réminiscences douloureuses de la liaison passionnée, du mariage, et de la séparation impardonnable qu’a vécus le professeur avec Justine, qu’il a connue à Kaboul.
L’écriture de Jean Pérol y est celle d’un poète, d’un amoureux des mots, du rythme, du phrasé, et n’est pas sans rappeler au lecteur la majesté, le cours tranquille autant qu’irrésistible de l’expression proustienne, alors que le narrateur ressasse cette interrogation toujours en vaine attente de réponse sur la pertinence du temps perdu et sur celle du temps qu’il reste à perdre, avec la récurrence de l’image symbolique de la Djouille, cet oued afghan qui emporte tout et se perd dans les plaines de l’oubli.
« Passé un certain âge, ce qui nous plombe et nous empêche de réaliser quoi que ce soit, c’est la perception claire, aiguë, fusillante, lancinante, crépitante, de l’inutilité de tout. Tout fut, même l’avenir. Comme ils disent ici au café du village : l’avenir, c’était bien mieux avant ».
L’avenir de Fabien va rejoindre le passé du professeur. Leurs histoires, après s’être rencontrées et avoir eu pendant quelque temps un cheminement parallèle, se croisent soudain en un chiasme narratif inattendu : Fabien s’engage dans l’armée et part en Afghanistan.
Pour le narrateur, mortifié par la trahison de Justine, la femme est couramment responsable de l’histoire de l’homme. Prenant le contre-pied de la phrase d’Aragon devenue lieu commun, il assène sa vision de la gent féminine, tout en se défendant de toute misogynie basique.
« Ce que la femme est, de l’homme, c’est bien plus souvent le malheur, c’est “la négation de son avenir”. Sa douleur. Elle en est son pourrissement, sa décomposition. Sa plaie accrochée à son flanc. Sa cruauté. Son rongement. Souvent son cancer carnassier, à petit feu, à petits pas, métastases glissées au détour des mots, des silences pires, des indifférences ».
Or c’est bien une femme qui, cruelle illustration de cette conviction, provoque le départ, la fuite en avant de Fabien, sujet dynamique de la deuxième partie du roman.
A partir de là, le narrateur s’efface.
Le récit se fait plus rapide, plus cruel, plus incisif, en prise sur l’événement, sur l’action, sur le tragique de situation, et la tension croît à mesure que se présentent à l’esprit du lecteur les possibles scénarios du dénouement.
Deux romans en un, en somme…
Patryck Froissart
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16:50 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Le clan du sorgho rouge, Mo Yan
Le clan du sorgho rouge, Mo Yan
Le clan du sorgho rouge, septembre 2014, traduit du chinois par Sylvie Gentil, 444 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Mo Yan Edition: Seuil

Phénoménal roman de bruit et de fureur, Le clan du sorgho rouge entraîne le lecteur dans la Chine profonde, rurale, aux traditions ancestrales, du milieu du XXe siècle, à partir de l’occupation de la Chine par les armées japonaises, et le plonge dans une série d’événements chaotiques faits de guérilla contre l’envahisseur, de brigandage de grand chemin, et de guerre civile permanente entre de puissantes bandes de fripouilles, des partisans du Kuomintang, des clans villageois et des maquisards du Parti Communiste Chinois.
En toile de fond permanente, les champs de sorgho rouge.
Entre ces multiples bandes armées se font et se défont alliances et contre-alliances, défections et trahisons, au milieu de ces champs de sorgho qui constituent un élément fort, en quelque sorte un personnage immanquablement présent, doué de sentiment, dont la vie et les humeurs saisonnières accompagnent les épisodes guerriers et les entractes romantiques, ceux-ci étant d’ailleurs souvent aussi empreints de violence que ceux-là.
A l’odeur de poudre des fusils se mêle le parfum suave du sorgho rouge.
Derrière lui le sorgho s’est douloureusement débattu. Certaines tiges étaient brisées, d’autres sont restées ployées, d’autres encore se sont relevées et, dans le vent d’automne, comme victimes d’une crise de paludisme, se sont mises à trembler.
Dans ce contexte historique trouble, dans ce rude décor paysan de la région de Gaomi, où est né l’auteur, se déroule une saga familiale sur deux générations, dont les figures primordiales sont Yu Zhan’ao et Dame Dai, le grand-père et la grand-mère du narrateur, deux caractères puissants, deux personnages héroïques et, paradoxalement, humainement triviaux. Dans leur sillage évolue Douguan, le père du narrateur, qui se bat dès l’enfance dans le maquis des champs de sorgho rouge aux côtés de Yu. Le rouge âcre et poisseux des flots de sang se perd dans la rutilance nourricière et apaisante des champs de sorgho rouge.
Les scènes de guerre qui jalonnent le récit sont décrites dans les moindres détails, le sang y coule à flots, les blessures y apparaissent béantes, brutales, horribles, à vif, les pires cruautés y éclatent à la face du lecteur, jusqu’à la possible nausée. A la barbarie des militaires japonais répond celle des résistants assoiffés de vengeance. Aux exactions, sévices, tortures, viols, exécutions des membres d’une bande répliquent les atrocités des séides de l’autre. A la bestialité des hommes s’oppose celle des chiens, qui sont redevenus sauvages après avoir dévoré les cadavres dans les champs de sorgho, qui s’organisent en meutes hiérarchisées et n’hésitent plus à s’attaquer frontalement aux hordes humaines en débandade.
Stimulant les combattants, exacerbant les pulsions de violence domestique des protagonistes, coule en leur gorge, en longues goulées, l’alcool de feu produit par la distillerie de Dame Dai, sur une recette secrète, à partir des grains de sorgho rouge.
Comment le sorgho du nord-est de Gaomi devenait-il cet alcool au parfum capiteux, à l’arrière-goût suave et mielleux, qui enivrait sans faire mal à la tête ? Ma mère me l’a expliqué. Mais ainsi qu’elle ne cessait de le dire, c’était notre secret…
Le dévoilement de ce secret par le narrateur ne manquera pas de provoquer quelque haut-le-cœur chez le lecteur… C’est l’une des multiples surprises du roman.
On l’aura remarqué dans l’extrait ci-dessus, le narrateur s’exprime à la première personne, procédé narratif qui a pour résultat de donner au récit un certificat de vérité et de réalisme, et qui confère aux événements une proximité telle que le lecteur y est aspiré, et qu’il y est pris jusqu’au bout du livre dans les rapides effrayants et effrénés d’un torrent de fureurs et de haines qui ne lui ménagent que de rares répits de paix et de tendresse.
Après l’avoir embrochée de sa baïonnette, le bel adolescent envoyait la fillette dans les airs. Comme un oiseau aux ailes déployées, lentement elle plana avant de s’écraser sur le sol…
L’auteur brosse ici un effarant tableau de la nature humaine, hélas d’un réalisme terrifiant quand on pense à ce qui se passait à la même époque en Europe, hélas, hélas, hélas quand on voit ce dont les monstres humains sont capables de faire subir à leurs semblables, toujours, aujourd’hui, quasiment sous nos yeux.
A l’auteur d’en tirer sa conclusion : Il m’arrive de me dire que le déclin de l’espèce humaine est dû à l’amélioration de notre niveau de vie et à un surplus de confort. D’un autre côté, richesse et bien-être ont toujours été le but de l’humanité, sa motivation ultime. D’où cette épouvantable contradiction : elle mettrait toute son énergie à éradiquer certaines de ses plus belles qualités…
A méditer.
Ce roman a été porté à l’écran en 1986 par Zhang Yimou sous le titre Le sorgho rouge.
Patryck Froissart
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16:49 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Le ruisseau de cristal, Dermot Bolger
Le ruisseau de cristal, Dermot Bolger
Le ruisseau de cristal (The Woman’s Daughter), septembre 2014, traduction de l’anglais (irlandais) par Marie-Hélène Dumas, 262 pages, 21 €
Ecrivain(s): Dermot Bolger Edition: Joelle Losfeld

Le moins qu’on puisse dire de ce ruisseau de cristal, c’est qu’il charrie des eaux turbides.
Quatre histoires s’entremêlent, de manière transchronique, quatre histoires de couples, troubles, dont certains éléments sont à la limite du sordide, mais dont le courant laisse apparaître ici et là, comme il advient d’en trouver dans le limon de toute rivière, à la périphérie ou au plein centre des remous nauséabonds, des pépites d’or d’amour et de noblesse.
D’abord il y a Sandra et Johnny, le frère et la sœur, et leurs jeux interdits, de ceux, fraternels et innocents, de l’enfance, à ceux, ardents et passionnés, de plus en plus accomplis, attisés par le sentiment religieux du péché et par la connaissance de la transgression du tabou culturel, de l’adolescence, dont les conséquences peuvent devenir dramatiques dans une société victorienne qui ne peut les tolérer.
Mais après je restais allongée éveillée, sachant que ce que je faisais était mal, terrifiée à l’idée que quelque chose révélerait peut-être mon péché…
Ensuite il y a Sandra, devenue femme, et sa fille, fruit de la faute, tenue recluse et ignorée du monde puritain dont elle aurait subi l’opprobre, dans le fond d’une chambre obscure. Sandra et sa fille, non voulue, aimée et haïe, cajolée et rejetée, protégée de façon obsessionnelle, jusqu’au jour que des représentants de la violence extérieure viennent détruire, lors d’une scène atroce, le cours régulier de cette occulte violence domestique.
A la fin de la semaine j’ai arrêté de travailler, de peur qu’on ne te découvre. […] Puis une nuit tu as pleuré pendant des heures et j’ai failli t’étouffer avec l’oreiller pour assourdir tes cris. […] J’étais une hors-la-loi, je savais qu’on me condamnerait…
Et puis il y a cet autre narrateur, bibliothécaire en bibliobus, qui vit une histoire d’amour débridée avec Joanie, une de ses collègues. La jeune femme, imprévisible, insaisissable lorsqu’elle ne souhaite pas être saisie, habite chez sa grand-mère, qu’elle déteste et qui le lui rend bien, avec une mystérieuse fillette, Roseanna, dont elle évoque l’existence comme étant sa sœur, mais qui est peut-être sa fille…
Une fois dehors, je voulus prendre sa main.
« Je ne donne jamais la main, dit-elle. Ça me donne l’impression d’appartenir à l’autre ».
Enfin il y a Bridget, femme de ménage, fille sauvage, simple d’esprit, qui aime courir dans les bois en échappant à la garde de son père chez qui elle vit, de qui tombe éperdument fou de désir le jeune précepteur de latin Soan, appelé Johnny, puceau lors de leurs premières rencontres. Bridget, qui cohabite, affirme-t-elle, dans sa chambre, depuis son enfance, avec une spirite qu’elle appelle Babyface, tente d’entraîner cet autre Johnny dans son délire.
J’étais encore vierge. Peut-être aurais-je dû le préciser. Quoique cela ne suffise pas à expliquer cette obsession qui, dans les jours suivants, sembla frôler de près la folie.
Ces histoires se déroulent à des époques différentes, et leurs épisodes s’entrelacent, leur point commun étant le décor, fondé d’une part sur la présence récurrente du ruisseau qui traverse bucoliquement le village durant la période la plus ancienne du récit, et qui, devenu maigre ruisselet, circule souterrainement, emprisonné dans une buse, inexistant dans la mémoire de la plupart des habitants, sous les parcs à voitures et les immeubles de la période narrative la plus contemporaine, et d’autre part sur la permanence fantasmagorique « de la maison du bout, celle de la chambre dont cette fille n’était jamais sortie ».
L’autre point de jonction est la résurgence énigmatique du prénom Johnny, que portent plusieurs personnages, et en particulier ce Johnny Whelan aux contours flous, tantôt fou du village, tantôt témoin, tantôt acteur, tantôt fantomatique, que le lecteur a l’impression de recroiser à chaque âge du récit.
C’est le tordu qui a découvert la chambre où la fille était enfermée, dit-elle. Johnny Whelan. Il vit avec sa grand-mère en haut de la North Road. Depuis ce jour-là il est complètement jeté.
L’auteur nous offre ici un passionnant roman de l’étrangeté, de l’à-côté, de la marge, où le paranormal propre aux légendes des mondes celtiques semble à tout moment être près de sourdre à la surface d’un réalisme pourtant affirmé, un roman, aussi, où la folie rôde, où la limite qui la sépare de la raison est dangereusement fragile. Maupassant, Brontë, Poe ne sont pas loin…
Je deviens folle, maître Johnny, dit-elle. Est-ce qu’il n’y a rien qui puisse m’aider ?
A noter : le style plaisant de la traduction de Marie-Hélène Dumas.
Patryck Froissart
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16:48 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Les buveurs de lune, Pierre Chazal
Les buveurs de lune, Pierre Chazal
Les buveurs de lune, juin 2014, 480 pages, 19 €
Ecrivain(s): Pierre Chazal Edition: Alma Editeur

Fin 2011, Paris, période de fin de règne sarkozyste, début du roman.
Les vagues générationnelles se succèdent, de plus en plus rapprochées, jusqu’à se bousculer. Un jeune de dix-huit ans en 2011 n’a plus grand-chose à voir avec un jeune du même âge dix ans plus tôt.
Plusieurs générations ayant chacune une vision du monde, une réflexion politique, une pratique sociale, des habitudes alimentaires, une culture artistique, littéraire et musicale, totalement différentes, se côtoient, cohabitent, se rencontrent, ne se comprennent pas, n’ont plus de points communs, n’ont pas les mêmes codes vestimentaires, ni le même langage, ne savent donc plus communiquer entre elles, s’opposent, s’affrontent dans un Paris où chacune a ses quartiers, ses îlots, ses propres repères.
Le roman commence par un long prologue au cours duquel le narrateur, qui s’adresse au personnage principal, Balthazar Rigaud, 26 ans, à la deuxième personne, comme à « un ami, un frère », le lance à la recherche de son frère aîné, aimé, et passionnément admiré, son idole, Stan, musicien en fugue, à la dérive, en rupture de liens sociaux et familiaux, dans un surprenant périple à travers Paris, ses cafés, ses squares, ses places, ses stations, son métro, ses parcs, ses coins plus ou moins bien famés… La quête, stérile, se termine, pour Balthazar, en cellule de dégrisement. Il apprendra un peu plus tard que sa mère et son beau-père ont fait interner Stan.
Alors Balthazar, comme pour partager à distance le malheur de Stan, se punit en refusant toutes les occasions d’être heureux, au grand désespoir de sa mère.
Les gens comblés ne peuvent pas tout voir, et surtout pas les raisons qui en poussent d’autres à refuser les clés d’un bonheur trop facile. Car il y a en toi, muchacho, une fêlure, que tous les Fil de la terre ne sauront jamais déceler.
Balthazar, cultivant sa fêlure, hébergé la plupart du temps chez son copain Fil, revenu un peu forcé d’une mission humanitaire en Afrique, mène alors une vie chaotique, en pente descendante, erratique, tentant d’étouffer son mal-être, dû en partie à la souffrance que lui cause l’absence de son frère, sous l’alcool et la drogue, accumulant boire et déboires jusqu’à ce que, de façon classiquement romanesque, au fond du trou où il s’enfonce, le touche le rayon de la renaissance à soi.
C’est dans un bien étrange lieu de retraite (qui évoque la grotte utérine du Robinson de Michel Tournier) qu’il se refait une santé physique et mentale, pour renaître au monde au terme d’une réclusion totale de plusieurs semaines, peu après avoir fait la connaissance de la jeune lycéenne Sarah.
L’amour, toujours, donne un nouveau sens à l’existence. Et voici que les cercles sociaux, qui jusque-là s’ignorent, de l’adolescente représentative du XXIe siècle et du jeune homme type de la fin du XXe, se rencontrent, s’emmêlent et s’opposent, dans un nouveau cycle, cette fois partagé, de fiestas dont les règles, finalement, qu’on soit de cette génération-ci ou de celle-là, se rejoignent de façon concentrique sur un point essentiel, voire existentiel : la défonce.
En compagnie de Stan évadé de l’asile, de Stan retrouvé, de Stan flanqué de l’amoureuse Noémie, il faudra à Balthazar et Sarah une échappée bucolique, un séjour dans la maison rustique, perdue dans les Pyrénées, propriété des Rigaud, où les frères ont passé toutes leurs vacances en famille avant la mort de leur père et l’éclatement de la cellule familiale, pour que s’affirme leur amour et leur désir de s’intégrer ensemble, unis, dans les normes du contrat social en vigueur. Il faudra surtout que cette retraite en communauté soit tragiquement marquée par le drame fatidique qui délivrera définitivement Balthazar de l’emprise de Stan…
Entre le style volontairement « mode jeune » des dialogues et le lexique spécifique, réaliste du récit des virées dézinguées et des soirées défoncées, c’est souvent fort poétiquement que l’auteur insère ses commentaires, très critiques, sur l’état dans lequel se trouve, en 2011/2012, notre société, et sur les raisons qui pourraient expliquer les comportements déphasés, décalés, d’une partie de sa jeunesse.
La tour Eiffel, intriguée, a allongé son cou par-dessus les grilles, elle qui promène ses yeux comme une mante religieuse sur tous ces pucerons que Paris lui colle entre les pattes. Mais quant à sonder les cœurs, la vieille bonne femme a depuis longtemps renoncé à s’y essayer. Les chagrins d’amour des collégiennes, le spleen lycéen des enfants du siècle pataugeant dans la boue laissée par leurs parents, madame s’en cure le nez comme de ses premiers boulons…
Actualité thématique réaliste, audacieuse modernité linguistique, contemporanéité du contexte, prégnance de l’intrigue, maîtrise narrative, beauté du style, autant d’ingrédients qui font de cette œuvre un des grands romans de l’année 2014.
Patryck Froissart
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16:47 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Charlotte, David Foenkinos
Charlotte, David Foenkinos
Charlotte, août 2014, 224 pages, 18,50 € (version numérique : 12,99 €)
Ecrivain(s): David Foenkinos Edition: Gallimard

C’est un roman qui n’en a pas l’air.
A première vue.
Ce pourrait être un simple alignement de notes,
En quelque sorte un pré-roman.
L’ébauche d’un récit.
Mais c’est un vrai roman.
C’est le roman de Charlotte Salomon.
Ou, plutôt, c’est la vie de Charlotte Salomon.
Sa vie, son œuvre, ses dessins, sa peinture.
Sa vie reconstruite, épisode par épisode.
Son œuvre redécouverte.
La genèse de son œuvre, son essence, ses sources.
Sa raison d’être, d’avoir été.
L’œuvre qui a donné du sens à l’existence de Charlotte Salomon.
Qui prend son sens dans l’histoire de Charlotte.
Dans l’Histoire de l’Humanité.
Dans la tragédie du siècle dernier.
Dans le nazisme et la Solution Finale.
L’œuvre qui prend son sens dans la mort de Charlotte.
Dans le meurtre de Charlotte par les barbares hitlériens.
Dans l’Holocauste.
L’œuvre qui retrouve tout son sens tragique dans ce roman qui n’a pas l’air d’être un roman.
Charlotte est le personnage de ce roman qui n’a pas l’air d’en être un.
Mais Charlotte, avant d’être le titre d’un roman qui n’a pas l’air d’en être un, a été une personne.
Une personne comme les autres, comme vous et moi, comme ceux qu’elle a aimés.
Comme ceux qui l’ont assassinée.
Charlotte est Allemande.
Juive.
Allemande et juive.
Somme toute, une personne faite de chair, de sang, d’os, d’esprit, d’âme, de talent,
Faite de joies, de pleurs, d’amour, de beauté, en deux mots : de vie…
De tout cela et de bien d’autres choses.
De tout cela qui a pris fin en quelques minutes dans un amoncellement de cadavres nus.
Dans l’horreur glaçante de la chambre à gaz.
Charlotte n’est pas la créature de David Foenkinos.
Au contraire, Charlotte possède Foenkinos.
Charlotte détient tous les droits d’auteur sur Foenkinos.
Sur ce roman de Foenkinos qui n’a pas l’air d’en être un.
Depuis des années Charlotte poursuit Foenkinos qui poursuit Charlotte.
Charlotte est à la fois dans David Foenkinos et devant lui qui suit sa trace.
L’image de Charlotte, ses drames, la Mort qui accompagne Charlotte.
La Mort qui joue sa danse macabre autour de Charlotte.
Dès sa naissance.
Avant sa naissance, s’acharnant sur sa famille, de suicide en suicide.
Charlotte est l’obsession de Foenkinos.
Fascination de l’écrivain pour le destin bouleversant d’une âme-sœur,
D’une artiste dont l’existence est une succession d’actes tragiques,
D’une peintre de génie qui a représenté sa vie dans ses tableaux.
Qui a inscrit tous ses dessins dans un dessein global, terriblement lucide :
« Ce jour-là, c’est la naissance de son œuvre Vie ? ou Théâtre ?
En marchant, elle pense aux images de son passé.
Pour survivre, elle doit peindre son histoire.
C’est la seule issue.
Elle le répète encore et encore.
Elle doit faire revivre les morts ».
Vie ? ou Théâtre ?
De cette vie, de ce théâtre, Foenkinos fait un roman qui n’a pas l’air d’être un roman.
Mais qui, bon sang, en est un !
Indiscutablement !
Puissant.
Disant.
Criant.
Hurlant.
Simplement, terriblement émouvant.
Un de ces romans qui rouvrent des blessures et qui laissent des séquelles.
Pour la forme, l’auteur s’explique :
« Pendant des années, j’ai pris des notes.
J’ai parcouru son œuvre sans cesse.
J’ai cité ou évoqué Charlotte dans plusieurs de mes romans.
J’ai tenté d’écrire ce livre tant de fois.
Mais comment ?
Devais-je être présent ?
Devais-je romancer son histoire ?
Quelle forme mon obsession devait-elle prendre ?
Je commençais, j’essayais, puis j’abandonnais.
Je n’arrivais pas à écrire deux phrases de suite.
Je me sentais à l’arrêt à chaque point.
Impossible d’avancer.
C’était une sensation physique, une oppression.
J’éprouvais la nécessité d’aller à la ligne pour respirer.
Alors, j’ai compris qu’il fallait l’écrire ainsi ».
Magnifique exemple de méta-littérature, dirait tout professeur de lettres.
Au milieu d’un roman qui a l’air d’être un poème, un chant, un hymne.
Mais qui est un roman.
Et quel roman !
Patryck Froissart
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16:44 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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L’idiot du palais, Bruno Deniel-Laurent
L’idiot du palais, Bruno Deniel-Laurent
L’idiot du palais, août 2014, 140 pages, 16 €
Ecrivain(s): Bruno Deniel-Laurent Edition: La Table Ronde

Ce court roman traite de façon crue des rapports de force entre les nantis et ceux qui n’ont rien.
Certes la toute-puissance de l’argent n’est pas spécifique de notre époque, mais l’auteur nous introduit dans ces kystes modernes d’omnipotence qui ont tendance à s’incruster un peu partout, à se généraliser, à se mondialiser par-delà toute forme de frontière.
En l’occurrence, on dénonce ici, en usant évidemment du filtre fictionnel, l’installation en toute légalité, en France par exemple, de nababs venus d’ailleurs, qui rachètent de luxueux hôtels particuliers où ils entretiennent en permanence, pour les y accueillir dignement lors de leurs séjours plus ou moins brefs dans l’hexagone, un régiment de domestiques recrutés aux quatre coins du monde, sur lesquels règnent en maîtres absolus les régisseurs de ces maisons, closes aux regards et aux intrusions, dont l’auteur décrit les rouages d’une organisation et d’une vie quotidienne échappant aux lois de la République.
C’est dans cet univers impitoyable que pénètre un jour, au hasard de sa quête d’emploi, le jeune Dušan, fils d’immigrés serbes. On fait immédiatement comprendre à Dušan que la seule règle en vigueur est la soumission silencieuse, le secret, la prompte obéissance aveugle aux décisions, leurs tenants et aboutissants fussent-ils les plus incompréhensibles, des intendants, et aux caprices en tous genres des souverains eux-mêmes lorsqu’ils sont présents.
C’est ainsi que Dušan se retrouve un soir chargé par le factotum du Prince, venu assouvir quelques-uns de ses vices à Paris, de recruter parmi les péripatéticiennes parisiennes nocturnes une jeune fille répondant à des critères très précis, pour effectuer auprès de Sa Majesté un service de nuit très particulier.
« Son Altesse vous demande de bien vouloir apporter votre contribution à une petite mission. Voilà, il aimerait, cette nuit, aider une jeune fille en difficulté, lui apporter pour quelques heures un répit dans sa précaire existence, et faire montre de générosité. Aussi je vous demande de bien vouloir guider M. Saïd Saad vers les endroits où sont concentrées ces pauvres personnes… »
On devine la délectation turpide avec laquelle sont prononcés ces propos si policés…
C’est le début des ennuis pour Dušan, qui jusqu’à ce jour fatidique, s’était efforcé d’accomplir dans l’ombre et l’anonymat des étages inférieurs des fonctions kafkaïennes dont la rémunération lui paraissait absolument satisfaisante.
Car, faute impardonnable, insupportable crime de lèse-majesté, le Serbe tombe amoureux de la jeune et belle Khadija, la proie qu’il livre pourtant ce soir-là au Prince.
Son Altesse, que les plaisirs facilement procurés par des servantes sexuelles d’un soir, toujours achetables quel qu’en soit le prix, ne distraient que de manière éphémère et superficielle d’un ennui chronique, trouve une jouissance beaucoup plus intense à jouer au Shah et à la souris en tirant alors les ficelles d’une intrigue dont il est, sans que les acteurs s’en doutent, le démiurge machiavélique et pervers.
Il trouve en Dušan, que l’amour rend vulnérable, et en Khadija, qui est novice dans la prostitution des victimes de choix, qu’il peut humilier à loisir et dont il bave de déchirer à pleines dents l’ébauche d’une liaison, la possibilité d’une histoire commune.
L’auteur institue entre les personnages du palais tout un système, un entrelacs de relations fondées sur le caractère arbitraire d’une hiérarchie au sein de laquelle chacun, à son propre échelon, s’efforce de ne rien faire, de ne rien dire qui puisse offrir à son supérieur motif à exercer son pouvoir.
Toute liberté est laissée au lecteur d’opérer telle transposition dans la réalité, de se laisser aller à telle comparaison avec le système social dans lequel il occupe tel statut…
On appréciera l’amusante référence à Valéry que constitue la première phrase du roman :
« La Princesse sortit à cinq heures ».
Patryck Froissart
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16:42 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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