07/10/2022

Sabena, Emmanuel Genvrin (par Patryck Froissart)

Sabena, Emmanuel Genvrin (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 04.06.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanGallimard

Sabena, mars 2019, 215 pages, 18,50 €

Ecrivain(s): Emmanuel Genvrin Edition: Gallimard

Sabena, Emmanuel Genvrin (par Patryck Froissart)

 

Emmanuel Genvrin, auteur réunionnais, inscrit les péripéties de cette saga haletante dans un itinéraire historique et géographique qui entraîne le lecteur d’une île à l’autre du sud de l’océan indien, Grande Comore, Anjouan, Mohéli, Mayotte, La Réunion, Madagascar, sur une période d’une quarantaine d’années.

La saga commence avec Faïza, Malgache d’origine Comorienne, qui, enfant, est exfiltrée vers les Comores après avoir échappé de justesse aux massacres perpétrés en 1976 à Majunga par des nationalistes malgaches à l’encontre de la nombreuse population comorienne que comptait cette capitale provinciale du nord-ouest de Madagascar. Les exilés ayant été transportés par la compagnie belge Sabena, chacun d’eux a alors été affublé de l’appellation éponyme.

Aux Comores, Faïza, alias Sabena, devenue une adolescente qui affole les hommes, a une liaison avec… le mercenaire Bob Denard, alors en position de force dans le pays. De cette relation naît une fille, Bibi, qui donnera une quinzaine d’années plus tard elle-même le jour à une fille, Echati, dite Chati.

Le roman entrelace les parcours de ces trois générations de métisses dont la force centripète de la beauté et de la sensualité attire des essaims d’hommes et de femmes à qui elles peuvent faire perdre le bon sens.

Nerveux, Leonel s’éloigna pour fumer. Il faisait chaud, la nuit était magnifique. Pourquoi ne pas partir avec elle ? Le garçon était épris, la scène d’amour de la veille ne le quittait pas. Bah ! La jeune femme était dangereuse : les hommes ne restaient pas avec elle et d’aucuns avaient perdu la vie…

L’un des « trucs » narratifs d’Emmanuel Genvrin consiste à entremêler fiction et réalité, à inscrire chacune de ces trois histoires dans l’Histoire, à réunir figures historiquement connues et personnages de papier, à intriquer étroitement leurs parcours respectifs, à utiliser pour ses décors de théâtre des lieux existants, à insérer les parcours individuels dans un tissu social collectif réaliste, fort représentatif de la vie quotidienne des habitants des îles concernées à chacune des époques évoquées, tout cela de telle sorte que les lecteurs ont l’intime impression d’avoir pu, à un moment ou à un autre de leur propre vie, fréquenter l’espace où s’agitent les personnages, et, à la limite, d’avoir rencontré l’un(e) ou l’autre, voire d’avoir vécu ce que l’un(e) ou l’autre a vécu.

Une autre stratégie qui fait ici de Genvrin un excellent conteur tient au fait d’avoir su multiplier péripéties, rebondissements, coups de théâtre (l’auteur est un homme, précisément, de théâtre et cela se sent), situations tragiques alternant avec des périodes de bonheur, en un récit saisissant, trépidant, où se succèdent à un rythme effréné hauts et bas, réussites et chutes brutales sans jamais être tombé dans l’invraisemblable, en bref d’avoir monté avec une maîtrise diaboliquement efficace une intrigue de montagnes russes que le lecteur parcourt à perdre haleine.

Enfin, l’alliance paradoxale et poignante, en la nature de chacune des héroïnes, d’une part d’une propension catastrophique à céder aux tentations de toutes sortes (sexe, drogue, alcool, passions, trafics en tous genres, petites escroqueries), et d’autre part d’une force de caractère les poussant à chercher par tout moyen et par tout chemin à atteindre le but qu’elles se fixent, force l’empathie du lecteur qui se souviendra après avoir refermé le livre des belles « figures » de Faïza, de Bibi et de Chati.

Dans la série des romans qui se boivent d’une seule goulée…

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 1831

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A propos de l'écrivain

Emmanuel Genvrin

Emmanuel Genvrin

 

Emmanuel Genvrin est un dramaturge français né à Chartres en 1952. Cofondateur du Théâtre Vollard à La Réunion, il est l’auteur de la majorité des pièces jouées par cette troupe, parmi quoi : Marie Dessembre en 1981, Lepervenche, chemin de fer en 1990, ou Votez Ubu Colonial en 1994. Il participe à la revue Kanyar, ce qui le conduit à écrire un premier roman, Rock Sakay, publié dans la collection Continents Noirs chez Gallimard en 2016.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Abattage, Lisa Harding (par Patryck Froissart)

Abattage, Lisa Harding (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.06.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesJoelle LosfeldRoman

Abattage, mars 2019, trad. anglais (Irlande) Christel Gaillard-Paris, 368 pages, 22,50 €

Ecrivain(s): Lisa Harding Edition: Joelle Losfeld

Abattage, Lisa Harding (par Patryck Froissart)

C’est l’histoire de Nicoletta et de Samantha.

Ce n’est pas un roman à l’eau de rose.

Ce n’est pas un roman d’amour.

Ce n’est pas un roman d’aventures.

Ce n’est pas un roman historique.

C’est un roman mais ce n’est pas seulement un roman.

 

C’est l’histoire tragique de Nicoletta et de Sammy.

Samantha, dite Sammy, vit une histoire tourmentée à Dublin. A quinze ans, elle ne cesse d’avoir d’âpres histoires traumatisantes avec sa mère, alcoolique, mauvaise, sadique, jalouse de la beauté croissante de sa fille qu’elle violente et veut enlaidir, et avec son père passif et dominé qui ne veut surtout pas chercher des histoires à sa femme. Pour compenser les sévices qui lui sont infligés à la maison, Sammy, partout suivie par sa meilleure amie Lucy, s’adonne à l’alcool et au sexe débridé.

Nicoletta, dite Nico, aime courir dans les prés, grimper aux arbres et se baigner dans la rivière avec l’un de ses frères, Luca, et sa meilleure amie, Maria. Nico n’a pas d’histoire mais rêve de publier un jour des histoires qu’elle invente. Excellente élève, la meilleure de sa classe, elle a toujours la plus forte note en rédaction. Son histoire commence après ses premières menstruations, alors qu’elle n’a pas encore treize ans, lorsque son père, tyran domestique vénal, prend une ignoble et fatale décision.

Sammy fugue, est monnayée à des proxénètes irlandais par son petit ami. Nico est vendue par son père, agissant en pleine connaissance de cause, au membre local d’un réseau de prostitution.

L’une à Dublin, l’autre en Moldavie sont « prises en charge », examinées et jaugées comme du bétail avant d’être revendues, puis « dressées » par les membres abjects d’une même et vaste organisation européenne de traite d’esclaves sexuelles.

Quand nous avons fini de manger, ils nous demandent de nous déshabiller. Et c’est le moment où l’une des filles commet l’erreur de crier. Je me garde bien de faire la même chose. J’enlève mes vêtements, en regardant droit devant moi, imaginant que je m’apprête à monter dans une baignoire pleine d’eau chaude et de mousse que Maman m’aurait préparée. Nous sommes là debout, toutes nues, certaines des filles tremblent, et celle qui hurle se fait violemment gifler…

A l’issue d’un double itinéraire chaotique, jalonné de violences accompagnées d’un conditionnement continu par la menace constante et les prises forcées de psychotiques, les deux filles sont affectées dans une même maison de la banlieue de Dublin où, avec d’autres filles tout aussi jeunes capturées ou achetées dans toute l’Europe, elles sont « louées » soir après soir à des notables locaux amateurs de déflorations et de vices et sévices en tous genres à perpétrer de préférence sur de très jeunes adolescentes.

Oui, c’est l’histoire tragique, douloureuse, sordide, révoltante de Nicoletta et de Sammy.

C’est l’histoire effroyable, inhumaine, ignominieuse de dizaines de fillettes et de jeunes pubères qui atterrissent et passent dans cette maison infernale, et qui après avoir « servi » jusqu’à l’usure à assouvir les pulsions perverses de personnalités respectables et respectées dans leur vie publique et monstrueusement hideuses dans leur vie occulte, disparaissent sans laisser de traces…

C’est, hélas, la mise en narration d’abominables histoires réelles.

Car Lisa Harding est une militante contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Et son livre est un témoignage, est une dénonciation, et, subliminalement, est un long hurlement de révolte.

Si l’intrigue et les personnages sont ici fictifs, ils sont fondés sur l’existence effective, l’auteure s’étant abondamment, précisément et consciencieusement documentée sur ce scandale, de réseaux d’acheteurs, de vendeurs, de passeurs de filles et de femmes à destination de clients turpides, payeurs infâmes, abuseurs forcenés de ces victimes déshumanisées, réduites à un état de servilité des plus immondes.

Le lecteur, immédiatement conscient du dramatique parcours des deux jeunes héroïnes forcées, fait d’elles par empathie ses filles, sœurs, voisines et autres proches, et s’oblige à avaler jusqu’à la lie le breuvage amer, caustique de sa lecture. Car il est exigé de lui, de façon cruciale, qu’il réponde au dessein de Lisa Harding : « Sachez, prenez conscience, faites savoir, et agissez, et militez ! ».

Il y est contraint, littérairement, par le procédé narratif employé par l’auteure, qui alterne systématiquement tout au long du récit :

– d’abord, en focalisation interne, par le truchement du JE, le cheminement individuel respectif des deux filles, leurs émotions, leurs dégoûts, leurs souffrances, leurs désirs, leurs réactions ;

– puis, toujours à la première personne, les voix et la vision de Sammy et de Nico, en de courts chapitres mettant chacun en scène de manière linéaire les épisodes scabreux du parcours conjoint des deux adolescentes à partir de leur jonction et de l’amitié sororale qui les lie très vite dans la maison prison irlandaise. Ainsi, dans cette seconde partie du livre, la romancière fait voir, par les yeux de Nico, ce qui arrive à Sammy, et fait savoir ce qu’elle en ressent, et réciproquement. Double JE où chacun observe et plaint l’autre, son double, et souffre de ce qui lui arrive, dans une sorte de mise en parallèle, puis de gémellisation, de superposition, voire de fusion.

Attention ! Bien que le sujet du livre soit l’exploitation sexuelle, le lecteur ne trouvera pas ici de description complaisante de scènes de sexe. Seuls sont dits, de façon documentaire, presque clinique, la vérité objective des actes perpétrés et les ravages physiques, psychiques, émotionnels qu’ils provoquent chez les victimes. Réalisme cru, qui atteint douloureusement le lecteur, jusqu’à la nausée parfois, mais réalisme nécessaire, qui donne à savoir, à s’émouvoir, à se mouvoir dans l’action militante.

Très belle traduction de Christel Gaillard-Paris.

A noter : cette chronique met en scène, tout comme mes deux précédentes lectures (L’île aux enfants d’Ariane Bois et Sabena d’Emmanuel Genvrin), de jeunes filles ballottées, brisées, exploitées par des personnes sans scrupules dans une société faisant fi des valeurs universelles de liberté, d’égalité, de fraternité. Est-ce un simple hasard des calendriers éditoriaux, ou la mise en évidence d’une dégradation morale et sociale en cours, et/ou, vision plus optimiste, une recrudescence de la prise de conscience, chez les romanciers, des combats à mener pour le mieux-être de tous et de toutes ?

 

Patryck Froissart

 

  • Vu : 1879

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A propos de l'écrivain

Lisa Harding

Lisa Harding

 

Lisa Harding est dramaturge et actrice. Elle vit à Dublin. Abattage, son premier roman, a reçu le Kate O’Brien Award. Elle-même est engagée dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Dernières lettres de Montmartre, Qiu Miaojin (par Patryck Froissart)

Dernières lettres de Montmartre, Qiu Miaojin (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 23.01.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieRomanEditions Noir sur Blanc

Dernières lettres de Montmartre, octobre 2018, trad. chinois de Taïwan, Emmanuelle Péchenart, 262 pages, 17 €

Ecrivain(s): Qiu Miaojin Edition: Editions Noir sur Blanc

Dernières lettres de Montmartre, Qiu Miaojin (par Patryck Froissart)

Le roman épistolaire est un exercice complexe puisqu’il consiste à faire apparaître le fil continu d’une intrigue romanesque dans la juxtaposition/succession de fragments narratifs discontinus rapportés dans une collection de lettres. Depuis les Héroïdes d’Ovide jusqu’à l’apogée du genre au XVIIIe siècle, le roman par lettres a connu des succès retentissants dont, entre autres, les Liaisons dangereuses, les Lettres Persanes, les Lettres portugaisesLa Nouvelle-Héloïse

Qiu Miaojin renouvelle le genre.

L’intrigue est simple :

Le personnage principal est Zoé. Chinoise, elle séjourne à Paris pour approfondir sur place sa connaissance de la littérature française dont elle est une amatrice inconditionnelle, tout en s’adonnant parallèlement à l’écriture. Elle y vit une liaison passionnelle avec Xu, une jeune femme taïwanaise, durant trois ans. L’ensemble des lettres constitue, par l’accumulation de détails épars, un tableau en puzzle de cette relation et en exprime l’atmosphère par touches intermittentes, le sujet principal du roman étant toutefois la rupture de cette union que Zoé nomme elle-même « mariage ».

Dans le premier texte du roman, non signalé comme lettre, Zoé s’adresse à une amie, Xiaoyong, qui semble avoir connu un destin similaire au sien.

Xiaoyong, toi et moi avons en commun un idéal d’amour qui n’a pas pu se réaliser.

Zoé lui fait part de la rupture qui s’est brutalement produite quarante-cinq jours plus tôt, et de la mort toute récente du petit lapin offert par Xu à son amoureuse pour le troisième anniversaire de leur union, mort qui, pour la narratrice, signe le caractère définitif de la séparation.

Cette exposition initiale du sujet du roman est un condensé saisissant, poignant, d’une intensité violemment, puissamment impressive des états d’âme, longuement développés ensuite jusqu’au terme dramatique de l’écriture, d’un personnage-narrateur-auteur qui cherche quelque raison de continuer d’être.

L’unique personne à qui j’ai dédié ma vie m’a abandonnée.

Je ne veux plus être celle qu’on blesse ou qui blesse, je refuse une existence où l’on ne cesse de se faire souffrir continuellement.

La suite est toute contenue dans ces deux extraits : d’une part une incessante et magnifique litanie, jamais monotone, jamais ennuyeusement répétitive, exprimée sur une infinie et douloureuse variation de tons, de reproches à Xu ; d’autre part une analyse faite de la multiplication de vaines tentatives d’explication, de justification, d’interrogation des actes et paroles ayant abouti au départ de l’amante ; enfin une profonde auto-psychanalyse, alternant de façon amèrement cruelle de déchirants accès de mea culpa et des dénis tourmentés de sa propre culpabilité…

On en vient parfois à une catégorisation systémique de l’autoréflexion, quand apparaissent des sous-titres numérotés :

– Sur la trahison

– Sur la passion et le sexe

– Sur mes rages et tes fermetures

La plupart des lettres, dont la totalité couvre la période du 27 avril au 17 juin 1995, sont de Zoé à Xu. Elles sont donc à la fois cantiques d’amour, expressions de colère, d’accusations et de révolte, et lamentations de désespérance, mais elles sont aussi, de bout en bout, un hymne aux amours saphiques dont la narratrice évoque, parfois très crûment, les expériences passées avec diverses partenaires.

J’ai rêvé de Laurence, des lignes courbes de ses fesses et de son dos.

Laurence a fait l’éducation de mon corps ; comme ces trois années en France ont fait l’éducation de mes sens artistiques et m’ont ouvert les yeux, les oreilles et l’âme, elle a fait naître mon corps.

Mais ce qui contribue à l’originalité structurelle de ce roman épistolaire est justement le fait qu’il n’est pas constitué que de lettres à Xu (bien que celle-ci soit toujours la destinataire, explicite ou implicite, des mille et une formulations de cette souffrance lancinante), ni même de lettres à proprement parler.

Certaines « lettres », non adressées, sont plutôt des fragments de journal intime rapportant de brefs instantanés de la vie de la narratrice dans le temps de l’écriture, ou des « notes » sur tel ou tel sujet, ou des confidences au cours desquelles la narratrice joue sur la première et sur la troisième personne, puis intègre des interférences destinées directement tantôt à Xu l’amante tantôt à Xiaoyong l’amie confidente en passant abruptement au discours du Je au Tu.

Et puis, comme Xu ne répond pas, Zoé s’invente des lettres qui auraient pu/dû être écrites par l’amante, et se les envoie.

La narratrice, femme de lettres comme l’auteure (on peut d’ailleurs aussi classer l’ouvrage dans le genre autobiographique) multiplie les références aux grandes œuvres de la littérature, dans un riche canevas de cette intertextualité chère au docteur en linguistique Issa Asgarally.

La préface d’Hélène Cixous, dont Qiu Miaojin suivait les cours au Collège national de Philosophie, avant et au moment de son suicide, est en soi un émouvant hommage à l’auteure.

La traduction d’Emmanuelle Péchenart rend admirablement sensible l’expression de la romancière.

Voilà un roman testamentaire d’une exceptionnelle intensité, qu’il n’est peut-être pas incongru de rapprocher, en sautant deux siècles, du romantisme tragique des Souffrances du jeune Werther, avec ce bel avertissement de Goethe au lecteur :

J’ai rassemblé avec soin tout ce que j’ai pu recueillir de l’histoire du malheureux Werther, et je vous l’offre ici. Je sais que vous m’en remercierez. Vous ne pouvez refuser votre admiration à son esprit, votre amour à son caractère, ni vos larmes à son sort.

Et toi, homme bon, qui souffres du même mal que lui, puise de la consolation dans ses douleurs, et permets que ce petit livre devienne pour toi un ami, si le destin ou ta propre faute ne t’en ont pas laissé un qui soit plus près de ton cœur.

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 1646

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A propos de l'écrivain

Qiu Miaojin

Qiu Miaojin

 

Qiu Miaojin (1969-1995) est une écrivaine taïwanaise. Diplômée de psychologie, elle exerce la profession de journaliste avant de s’installer à Paris en 1994, où elle suit l’enseignement d’Hélène Cixous dans son Centre d’études féminines de Paris VIII. Sa première nouvelle publiée, Prisoner, a reçu le prix du Daily News. Parutions posthumes, Notes of a crocodile (roman sur les aventures d’une bande de queers découvrant l’amour, l’amitié et l’art), et Dernières lettres de Montmartre sont rapidement devenues culte en Asie, faisant de Qiu Miaojin une icône de la contre-culture LGBTI. Elle se donne la mort à Paris, à l’âge de 26 ans.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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La Morale des sens, Vicomte de Mirabeau (par Patryck Froissart)

La Morale des sens, Vicomte de Mirabeau (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 01.02.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssaisLibretto

La Morale des sens, novembre 2018, 214 pages, 8,70 €

Ecrivain(s): Vicomte de Mirabeau Edition: Libretto

La Morale des sens, Vicomte de Mirabeau (par Patryck Froissart)

 

Quelle riche initiative que la réédition de cet ouvrage exquis, et probablement quasiment inconnu, du Vicomte de Mirabeau !

André Boniface Louis Riquetti, vicomte de Mirabeau, passait, tout comme son frère le célèbre Comte de Mirabeau, pour libertin, au sens classique.

Rappelons qu’au XVIIe siècle ce mot désigne la liberté de pensée affranchie de toute doctrine religieuse et qu’au XVIIIe siècle s’ajoute à ce sens une idée de transgression morale. L’Encyclopédie en donne cette définition : « C’est l’habitude de céder à l’instinct qui nous porte aux plaisirs des sens » (source : Intellego).

Le roman libertin d’époque s’inscrit dans cette posture intellectuelle. La Morale des Sens en est une parfaite illustration.

Sur un ton léger, dans une expression piquetée d’humour, ce roman initiatique à la première personne met en scène les aventures amoureuses et les pérégrinations rocambolesques d’un jeune homme du siècle sur fond de réflexions socio-philosophiques.

Les tableaux et les assauts amoureux n’y sont jamais obscènes, la description du déroulement et de l’aboutissement des entreprises de conquête n’y est jamais graveleuse.

On aime par exemple le titre gauloisement courtois que donne le vicomte à la scène au cours de laquelle son personnage tente l’assaut à la forteresse de chasteté au sein de quoi s’est enceinte la belle Eglé : Siège et prise d’Egléopolis

Cependant tout reste à demi-dévoilé, sans préciosité ni vulgarité ni, toutefois, autocensure, et le lecteur est irrésistiblement pris simultanément aux intrigues qui se succèdent, aux succès et échecs des tentatives de séduction, et au charme de cette langue française à l’élégance inimitable que pratiquèrent nos bons écrivains des siècles passés.

Les scènes ont généralement pour décors boudoirs, salons intimes, chambres dérobées et alcôves à demi-enténébrées, mais peuvent se dérouler également en plein air, prenant alors des aspects sympathiquement bucoliques. Les initiatives sont le plus souvent prises de prime abord par le soupirant, qui doit vaincre les pudeurs sincères ou feintes, les refus motivés ou simulés, les dérobades et les déchirants soupirs de contrition de la désirée… Mais l’inverse se produit aussi, lorsque des dames de la haute société rencontrent par exemple sur un chemin de campagne notre héros et un de ses compagnons de libertinage déguisés en jeunes pâtres à l’affût de leur passage et se préparent avec gourmandise à s’offrir sans vergogne un moment de plaisir coquin à l’ombre complice d’un orme feuillu.

« Qu’en dites-vous, marquise, disait à demi-bas la présidente, ces deux paysans-là ne sont point trop mal tournés ?

– Oui, je les trouve assez bien.

– Voilà deux grands yeux, bleus… une taille… et un air de santé qui promet… ».

On appréciera, dans cet ordre des choses, l’amusant attentat libertin auquel se livre clandestinement sur le jeune héros la vieille tante d’une de ses amantes, connue pour ses sermons moralisateurs et sa bigoterie… écho lointain d’un certain Tartuffe.

Car, en dépit de sa posture antirévolutionnaire (il a levé en Allemagne la légion des Hussards Noirs contre les armées de la révolution), cet ex-député de la noblesse en exil brasse et mixe en son roman les classes sociales dont le héros transgresse allègrement les codes et les frontières. Le personnage narrateur s’enrôle dans l’armée et en sort antimilitariste, entre dans les ordres au Liban et s’enfuit plus tard du couvent en affirmant une position antireligieuse, multiplie les expériences de séduction tout en attribuant à la femme un statut social d’une grande modernité, tombe tout autant amoureux d’une aristocrate que d’une bourgeoise et, tant qu’à faire, de sa soubrette…

Notre personnage, animé par ces mouvements contradictoires qui agitent l’occident au XVIIIe siècle, réfléchit et philosophe sans cesse sur le sens de sa propre vie et sur tous les aspects de la société, ce qui confère au libertin une dose d’amertume et une posture d’humilité qui contribue à nous le rendre fort aimable.

Ainsi, dans sa cellule monastique au Liban, où il croit avoir trouvé un refuge palliatif à sa soif d’aventures et aux déceptions venues de la fréquentation de ses semblables :

Me voilà sans soucis, sans inquiétudes ; je suis outre cela solitaire, et j’ai des livres ; mais suis-je heureux ?… Hélas ! L’homme n’est pas fait pour l’être.

A signaler, dans le courant aventurier du roman, des portraits de personnages de rencontre d’une telle facture qu’on les dirait brossés par La Bruyère.

Le roman, à contre-sens de son titre, connaît une fin heureuse, dans le cadre d’une morale foncièrement bourgeoise et fort catholique, puisque le héros, renonçant au libertinage après un dernier acte consistant en l’enlèvement cavalier de la belle Sophie, de nuit comme il se doit, du monastère où elle dépérit d’amour, épouse cette dernière « conquête » et mène une vie « normale »…

C’est dans les bras de ma Sophie que j’ai abjuré mes erreurs […] Je coule avec elle, depuis vingt ans, des jours délicieux, ignorant la satiété, et dans l’ivresse perpétuelle du bonheur.

Un bonheur qu’il mérite amplement pour nous avoir régalés de ses aventures et de ses réflexions.

A noter : la reproduction, dans ce délicieux volume, de huit illustrations coquines de l’ouvrage original, véritables joyaux polissons du genre.

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 1870

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A propos de l'écrivain

Vicomte de Mirabeau

Vicomte de Mirabeau

 

Le Chevalier de Bar***, écrivain mystérieux de ce petit bijou d’impertinence, n’est autre qu’André Boniface Louis Riquetti, vicomte de Mirabeau, dit « Mirabeau-Tonneau » puis « Mirabeau-Cravates », frère cadet du célèbre tribun comte de Mirabeau, est né à Paris le 30 novembre 1754 et mort à Fribourg-en-Brisgau, Allemagne, le 15 septembre 1792.

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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La Grande Guerre en demi-teintes, Edmund Blunden (par Patryck Froissart)

La Grande Guerre en demi-teintes, Edmund Blunden (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 04.03.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesIles britanniquesRécitsEditions Maurice Nadeau

La Grande Guerre en demi-teintes, novembre 2018, trad. anglais Francis Grembert, 375 pages, 25 €

Ecrivain(s): Edmund Blunden Edition: Editions Maurice Nadeau

La Grande Guerre en demi-teintes, Edmund Blunden (par Patryck Froissart)

En 1916, le jeune Edmund Blunden, sous-lieutenant anglais, est envoyé en France à l’âge de 19 ans sur le front immobile de la Somme, chargé de missions de cartographie, de reconnaissances de terrain, d’entretien, d’extension et de ravitaillement des tranchées…

De 1916 à 1918 il a participé à l’âpre et monstrueuse hécatombe de la bataille de la Somme, puis s’est battu sur le front d’Ypres et sur la ligne des Flandres.

Après la guerre, il s’est consacré à brosser de ces deux années passées à crapahuter dans les tranchées un tableau précis, à en retracer une chronique remarquablement détaillée, à en tisser une narration qu’on peut croire fondée sur les notes minutieuses d’un journal personnel, ou d’un méticuleux carnet de bord… dont les pièces scéniques mises bout à bout constituent une œuvre volumineuse tout autant que captivante.

L’auteur-narrateur, personnage principal du récit, est poète. Ce don lui permet de percevoir la moindre promesse de vie, la moindre lueur de paix dans les brèves et rares périodes de répit qui surviennent dans le vacarme, le chaos et la fureur faisant de cette guerre immobile un enfer permanent.

Mais le jeune militaire n’est pas qu’un doux rêveur, et la vision poétique intermittente n’occulte guère la terrible réalité. Blunden le poète se révèle être un remarquable chroniqueur, un observateur à l’acuité de qui rien n’échappe, un reporter de guerre de haute volée, dont le récit au jour le jour invite le lecteur à vivre comme en direct les affrontements les plus violents, les plus tragiques, les plus délétères entre les belligérants tout autant que les faits et gestes les plus banals, voire les plus triviaux de la vie diurne et nocturne dans les boyaux, tout autant également, a contrario, que les paisibles ou joyeux intermèdes de repos à l’arrière des lignes dans les villages français où la vie campagnarde qui continue constitue un contraste saisissant avec ce qui passe sur le front, à peine distant de quelques kilomètres.

Ceci étant, la force de ce récit ne tient pas à une narration au rythme haletant qui emporterait son lecteur dans des charges héroïques, qui le ferait participer à des épisodes glorieux, qui le rendrait spectateur captivé de quelque fait d’armes spectaculaire… Rien d’épique, rien de démesurément exaltant, rien de… sensationnel.

Rien non plus du sombre romantisme à la Hugo, rien de la vision interne et décalée, au ras du sol, de Fabrice del Dongo, rien de la mélancolie distante de Chateaubriand, rien qui soit comparable à ces trois narrations de Waterloo.

La force de ce récit ne tient à rien de tout cela. C’est à l’inverse de tout cela que l’auteur capte ici l’attention, par la nature même de la narration, consistant à tout relater de manière objective, journalistique, régulièrement technique, souvent documentaire, sans toutefois exclure ni les réflexions personnelles, souvent très critiques quant au caractère de carnage inutile des opérations lancées par les stratèges du commandement général, ni les émotions d’un témoin au cœur sensible à l’horreur de la tragédie dont il est acteur et victime, ni l’expression de la douleur violente ressentie à la vue des blessures effroyables touchant ses frères d’armes ou à celle de leurs cadavres gazés ou explosés en charpie sanglante, ni, fondamentalement, la traduction en filigrane d’un antimilitarisme assumé.

Il est difficile de définir précisément la tonalité singulière de cette relation. Une sorte de regard à la fois neutre, réaliste sans jamais être froid, mais toujours empreint d’une palpable émotion et d’une colère distillée à l’encontre des responsables de l’hécatombe.

Quoi qu’il en soit, le lecteur est pris.

Le lecteur vit ces deux années aux côtés du narrateur dont il partage pleinement les moindres faits, les petits bonheurs, les grandes peurs, les accès de nausée, les moments de ras-le-bol, les horrifiques carnages ponctuels, les perspectives, les rêves et les espoirs…

Et, malgré tout, et à cause de tout, et pour pouvoir supporter tout, et pour cautériser les meurtrissures de l’âme, les brûlures des sens et les blessures des chairs, la poésie…

La poésie, qui accompagne et réconforte le militaire tout au cours de ces deux années de cauchemar, apparaît, jaillit, on l’a dit, tout au long du récit. Mais elle constitue, après la narration, une part importante du volume à elle seule, sur près de cent pages, sous le titre : Supplément d’Interprétations et Variations Poétiques. Cette partie est bilingue, comprenant pour chaque poème le texte original en anglais et, en regard, une traduction proposée par Francis Grembert, dont il faut noter la remarquable facture. En prime, des photos du front prises par le soldat Blunden lui-même.

 

Extrait du poème « Allez, mes gars, bonne chance ! »

 

« Quelle étrange lumière surnaturelle

Réveille ce corps, qui semble être le mien ?

Ces pieds tournés vers les éruptions de sang,

Ces oreilles qui tonnent, ces mains qui s’enroulent

 

Autour de fers grotesques ? Glacé et limpide

En ce jour mortel, l’air a ravi tout sens,

Mes hommes tremblent et me réclament.

Les vapeurs acides pèsent sur nos têtes,

 

Démultipliée, la folie s’abat sur nous,

Le fracas des poutres, les mottes de terre calcinée,

Le sang répandu dans les silex, la piste brune –

J’avise mon uniforme, mon esprit tient bon ».

 

En somme, deux ouvrages exceptionnels en un seul volume».

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Edmund Blunden

Edmund Blunden

 

Edmund Blunden (1896-1974), après de brillantes études à Oxford, interrompues par la guerre, se fixe à Londres, en 1920, comme coéditeur de The Athenaeum, qui fut absorbé peu après par The Nation. Il fait partie du groupe des poètes Georgiens. La renommée internationale lui vient avec La Grande Guerre en demi-teintes (Undertones of War, 1928).

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne, Raphaël Stevens (par Patryck Froissart)

Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne, Raphaël Stevens (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 15.03.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssaisSeuil

Comment tout peut s’effondrer, Postface Yves Cochet, 300 pages, 19 €

Ecrivain(s): Pablo Servigne, Raphaël Stevens Edition: Seuil

Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne, Raphaël Stevens (par Patryck Froissart)

 

Comment tout peut s’effondrer… La forme est affirmative, et sous-entend à la fois l’hypothèse par l’emploi du verbe modal, et la possibilité paradoxale que la probabilité est réelle…

Tout l’intérêt de l’ouvrage est là. Toute la portée de ce titre apparaît en lettres de feu à mesure que la lecture progresse. Analysons chacune de ses quatre unités lexicales.

« peut »

Le titre est annonciateur d’une « possible réelle » catastrophe. Mais attention ! Nous ne sommes pas dans le domaine de la science fiction. Allons plus loin : arrivés au bout du livre, nous pouvons ôter à l’expression « science fiction » son second terme. Nous sommes bien, sans équivoque, dans le champ scientifique.

Ce qui conduit à un paradoxe remarquable : les auteurs exposent la catastrophe… sans faire de catastrophisme. L’exposé est fondé sur la confrontation, l’analyse et la synthèse de cinquante années de données scientifiques analysant l’évolution conjointe et simultanée des sociétés humaines sur la planète et de la planète sous influence des sociétés humaines.

Les publications scientifiques qui envisagent des évolutions catastrophiques globales et une probabilité croissante d’effondrement se font de plus en plus nombreuses et étayées.

« s’effondrer »

Le constat est froidement, parce que scientifiquement asséné : s’il était encore possible vers le milieu du XXe siècle, sinon de revenir vers l’équilibre naturel préexistant à l’explosion industrielle, sinon encore de stopper le processus de dégradation planétaire, du moins d’en ralentir « raisonnablement » le rythme, l’optimisme qui prévalait encore il y a 70 ans, basé sur une confiance aveugle dans les capacités de notre espèce à trouver des solutions systématiques aux obstacles à une croissance exponentielle est aujourd’hui anéanti.

Les auteurs disent. C’est tout.

Nul besoin de fioritures littéraires, ni d’ambages, nulle envolée sentimentaliste, nul sensationnalisme…

Il est trop tard. Point.

Le titre prend alors une autre dimension : quelles que soient les mesures qui seront mises en œuvre dans les années proches, quel que soit le moment où nous prendrons collectivement conscience qu’il est de plus en plus urgent et de plus en plus nécessaire d’agir, effondrement il y aura, inéluctablement.

« tout »

La question n’est donc plus de savoir si l’effondrement adviendra, mais quelle en sera l’ampleur. C’est sur le mot « tout » dans le titre que se développe la réflexion des auteurs. Tout ou partie ? Cela dépendra du moment où on agira : 2020, 2025, 2030, 2050 ? Plus les mesures tarderont à s’imposer aux grands décideurs, moins elles seront d’importance, plus vite la catastrophe arrivera, plus grande sera son amplitude.

C’est une certitude, implacable.

« comment »

La plupart des prévisionnistes catastrophistes, avant l’écriture de cet ouvrage, ont travaillé, constatent Servigne et Stevens, chacun cantonné dans le domaine spécifique correspondant à sa spécialité. Des économistes ont prédit des crises économiques, l’explosion/implosion de bulles spéculatives financières ou immobilières, le déclin brutal des Etats-Unis… Des sociologues ont prévu de grandes révoltes, de plus en plus récurrentes, en conséquence de l’accroissement continu des inégalités et de la concentration insupportable des richesses au profit d’un nombre restreint d’accapareurs. Les écologistes et les climatologues ont établi des diagnostics et pronostics précis sur les conséquences irréductibles des dérèglements climatiques qui portent atteinte au règne animal, au végétal, et ont mesuré les bouleversements météorologiques entraînant des guerres pour l’eau, des désastres agricoles, des famines, des émeutes de la faim, et des migrations massives qui provoquent à leur tour des tensions xénophobes grandissantes suscitant une montée visible des nationalismes fascisants. D’autres études ont été consacrées à l’incidence qu’aura la diminution imminente des ressources en énergies fossiles sur nos modes de production et nos habitudes modernes en matière de consommation d’énergie…

Et cetera, hélas.

Tout cet engrenage complexe est à la merci d’un grain de sable qui bloquerait l’un de ses rouages.

Aujourd’hui nous sommes sûrs de quatre choses : 1/ La croissance physique de nos sociétés va s’arrêter dans un futur proche. 2/ Nous avons altéré l’ensemble du système-Terre de manière irréversible. 3/ Nous allons vers un avenir très instable, non linéaire, dont les grandes perturbations seront la norme. 4/ Nous pouvons désormais être soumis potentiellement à des effondrements systémiques globaux.

Alors ?

Servigne et Stevens, inventeurs du concept de la collapsologie, ont eu le génie de commettre un total décloisonnement de tous ces champs d’études, et ont démontré magistralement les corrélations étroites qui maintiennent ensemble, en équilibre de plus en plus fragile, tous ces systèmes en un seul édifice systémique, faisant apparaître de manière éclatante la terrible précarité de l’état actuel du monde.

Avant 2025, l’économie et la production agricole décrochent et s’effondrent totalement avant la fin du siècle… A partir de 2030, la population humaine se met à décroître de manière incontrôlée…

La machine infernale est lancée, s’est emballée et son emballement s’accélère. Son carburant : la croissance, que s’acharnent à soutenir les tenants du libéralisme capitaliste au motif que la production continue de richesse finira par profiter à tous, théorie du ruissellement que démentent les récentes études socio-économiques.

Seule une remise en question globale de ce système productiviste et consumériste pourrait, selon nos auteurs, ralentir et non pas arrêter sur place son emballement suicidaire, car il faut du temps pour freiner et stopper un véhicule propulsé à pleine vitesse et dont le contrôle a totalement échappé à ceux qui l’ont mis en marche (la métaphore de l’automobile est récurrente dans l’ouvrage).

Il faudra une volonté politique partagée mondialement pour que s’opèrent les premiers coups de frein, sur le mode d’une décroissance, ou d’un arrêt de la croissance avec une redistribution mondiale des richesses pour un mode de vie plus simple… Utopie ?

Mais d’ores et déjà, l’autocar fou du monde fonce dans les premiers murs. Leur effondrement est programmé, il est tout proche… A quels moments les suivants s’écrouleront-ils, l’un après l’autre, en rangs de dominos, dans les décennies à venir ? C’est la question.

Pour l’instant, les politiques à l’œuvre appuient encore inconsidérément, criminellement, sur l’accélérateur…

Notre monde s’est clairement dirigé vers le scénario « business as usual », c’est-à-dire le pire scénario…

Cet ouvrage, publié en 2015, devrait nous inciter fortement à l’action individuelle et collective…

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Pablo Servigne, Raphaël Stevens

 

Raphaël Stevens, éco-conseiller. Expert en résilience des systèmes socio-écologiques, cofondateur du bureau de consultance Greenloop.

Pablo Servigne, docteur en agronomie, chercheur indépendant et transdisciplinaire.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Anthologie littéraire décadente, Textes et nouvelles (fin XIXe-début XXe siècle), Marianne Desroziers (par Patryck Froissart)

Anthologie littéraire décadente, Textes et nouvelles (fin XIXe-début XXe siècle), Marianne Desroziers (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 18.03.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Anthologie littéraire décadente, Textes et nouvelles (fin XIXe-début XXe siècle), Editions de l’Abat-Jour, décembre 2018, préface Eric Dussert, 213 pages, 15 €

Ecrivain(s): Marianne Desroziers

Anthologie littéraire décadente, Textes et nouvelles (fin XIXe-début XXe siècle), Marianne Desroziers (par Patryck Froissart)

Quelle bonne idée !

Rééditer des auteurs méconnus ou tombés dans les oubliettes littéraires peut être risqué, parce qu’on pourrait a priori penser qu’ils ont été mis au placard en raison de leur piètre talent ou du peu d’intérêt que présentent leurs œuvres.

Il n’en est rien ici.

Les créateurs des œuvres compilées sous la direction de Marianne Desroziers ont été plus ou moins reconnus de leur vivant par leurs pairs, et certains de ceux qui ont été oubliés post-mortem ont été remis ponctuellement à l’honneur par les surréalistes dont on connaît le goût pour les contes et nouvelles fantastiques.

Selon Tzvetan Todorov (Introduction à la littérature fantastique), le fantastique se distingue du merveilleux par l’hésitation qu’il produit entre le surnaturel et le naturel, le possible ou l’impossible et parfois entre le logique et l’illogique.

Aucun doute : c’est bien dans le domaine générique du fantastique, sublimé, rappelons-le en vrac, en une énumération non exhaustive, par Poe, Lovecraft, Hoffmann, Nodier, Maupassant, Mérimée, Gautier, Balzac, Villiers de l’Isle Adam, Ann Radcliffe, Tieck, et autres conteurs bien connus que les Editions de l’Abat-Jour sont allées à la recherche, pour leur y redonner la place qui leur est due, des écrivains présents dans cette Anthologie Littéraire.

Le lien avec les écrivains cités ci-dessus étant fait, il convient de cerner la spécificité de ceux qui nous concernent ici, au regard de l’adjectif « décadente » qui qualifie l’anthologie.

Ce florilège, qu’on nous présente comme étant le premier volume d’une collection, édite ou réédite des textes de Maurice Level, Pétrus Borel, William Hope Hodgson, Renée Vivien, Xavier Forneret, Maurice Renard, Charles-Marie Flor O’Squarr, Gabriel Mourey et Matthew Phipps Shiell.

On constate que ces auteurs ne sont pas tous des inconnus.

Question posée à l’éditeur : pour quelle raison le titre comporte-t-il le qualificatif « décadente » ?

Réponse : les caractéristiques du décadentisme correspondent bien aux œuvres réunies ici : des textes d’auteurs européens, en majorité fin XIXe–début XXe siècle, se démarquant par leur noirceur, leur dimension fantastique et leur ton provocateur, avec certaines audaces de style et une volonté d’aller à contre-courant du naturalisme.

Le texte central du recueil, « Xélucha », se retrouve on ne peut mieux dans cette définition.

Rappelons ce qu’est ce mouvement « décadentiste » de nature plutôt floue :

Le sentiment de décadence est lié à une réaction contre l’importance prise, en art, par le Romantisme. L’esprit décadent, dit encore « fin de siècle », se situe en décalage par rapport aux idées d’une beauté d’harmonie et d’équilibre telle qu’on la concevait jusqu’au Romantisme. La foi dans le progrès n’est plus, et l’harmonie dans la représentation ne convient plus aux artistes de cette génération désenchantée dont les aspirations deviennent la désillusion, la dérision et la démystification. Le décadent préfère à l’harmonie et à l’équilibre la recherche de l’étrangeté et du bizarre, comme si au lieu de contempler le fruit luisant et magistral qui est en haut de l’arbre, on le laissait mûrir un peu trop et se décomposer pour observer tout ce que les phénomènes naturels parfois dégoûtants peuvent avoir d’attrayant. Ainsi, les valeurs deviennent des contre-valeurs, et c’est avant tout « à rebours » (en référence à l’œuvre de Huysmans, illustre décadentiste) que se construit la conception de l’art de cette génération : le laid participe de l’art… (Elodie Gaden, in Lettres et Arts, mars 2006).

Xélucha, premier texte du livre, est une nouvelle jusqu’ici inédite en français, traduite de l’anglais par Patricia Houéfa Grange en exclusivité pour ce recueil.

Le narrateur à la première personne, qui se nomme Mérimée (sic), est obsédé par Xélucha, personnage féminin évanescent qui a jadis, croit-il, croisé son chemin. Est-il fou ? A-t-il des hallucinations ? On le suit dans ses errances fantasmatiques jusqu’à cette nuit fantomatique où il rencontre une étrange femme menue qui l’entraîne dans un sombre manoir désert où les attendent festoiement, luxe et… volupté (ou plutôt désir de volupté de la part de Mérimée). Le lecteur assiste alors à une conversation délirante, surréaliste, macabre, violente. Qui est cette femme gracile, belle, désirable et terrifiante ?

Je me précipitai vers elle. J’entendis le mot « Fou ! » sifflé comme par les langues de dix mille serpents à travers l’appartement ; un remugle de corruption pestilentielle s’éleva en bouffées empoisonnées dans l’air putride…

Cette nouvelle pleine de ténèbres et de fulgurance, où la démence se mêle à la terreur, illustre en effet, de façon parfaite, le décadentisme.

Il n’y a plus qu’à se laisser porter dans les univers parallèles, sub-naturels, para-naturels ou surnaturels, des autres auteurs.

On rencontrera, grâce à Renée Vivien, le temps de deux nouvelles, une femme saurienne dévoreuse d’hommes, puis la sublime et terrifiante Myriam, la proxénète vierge.

On découvrira, dans la « maison du crime », l’inquiétante horloge sans aiguille de Maurice Level, et on assistera, dans un second texte du même auteur, à un combat sordide entre un prisonnier fou et un crapaud répugnant dans l’obscurité totale d’un cul de basse-fosse.

On partagera avec Xavier Forneret les affres d’une quasi morte-vivante harcelée, dans un pavillon perdu, par des vers luisants qu’elle croit être les yeux, brillants dans la nuit, de son amant assassiné.

On subira avec Maurice Renard l’immixtion, par l’interstice spatio-temporel de La Fêlure, de la fiction dans le réel vécue par le narrateur écrivain qui aperçoit à la terrasse d’un café le personnage qu’il est en train de créer.

On s’étonnera, avec Charles-Marie Flor O’Squarr, de l’étrange ressemblance des dix enfants de Mme Lantibois avec chacun des plus puissants pontifes et souverains du XIXe siècle, puis on s’amusera à suivre la singulière relation qui se noue entre Larmejane et un revenant qui se trompe de cible.

On participera au combat affolant auquel se livrent, sous la plume de W. H. Hodgson, dans une mystérieuse Chambre Grise, un chasseur de fantômes et un monstre délétère.

On se régalera du portrait du Croque-Mort que brosse Petrus Borel avec une nostalgie pleine d’humour qui fait penser aux Funérailles d’antan du grand Brassens.

On fera enfin, à l’invitation de Gabriel Mourey, au hasard d’une promenade fort poétique, fort impressive et fort réaliste au sein des Fêtes Foraines de Paris, la découverte de la femme à trois jambes, de monstruosités en cages, bocaux et formol, et d’un cul-de-jatte sur chariot.

Et, au terme de ce premier recueil, on se surprendra à souhaiter la prochaine sortie du suivant.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Marianne Desroziers

Marianne Desroziers

 

Née en 1978, Marianne Desroziers vit et travaille à Bordeaux. Lauréate de la bourse Aquitaine-Hesse et de la résidence d’écriture à la Villa Clémentine en 2015, elle écrit nouvelles, poèmes et romans. Directrice de la revue littéraire et graphique L’Ampoule des Editions de l’Abat-Jour, elle y publie en 2018 Fantasmagories, un recueil de contes noirs et flamboyants sur le thème de l’enfance.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Les cigognes sont immortelles, Alain Mabanckou

Les cigognes sont immortelles, Alain Mabanckou

Ecrit par Patryck Froissart 21.08.18 dans La Une LivresAfriqueLa rentrée littéraireLes LivresCritiquesRomanSeuil

Les cigognes sont immortelles, août 2018, 293 pages, 19,50 €

Ecrivain(s): Alain Mabanckou Edition: Seuil

Les cigognes sont immortelles, Alain Mabanckou

 

L’action se déroule à Pointe-Noire, au Congo, sur trois jours, du 19 au 21 mars 1977, au lendemain de l’assassinat du camarade président Marien Ngouabi.

Le narrateur est Michel, un jeune garçon qui vit avec sa mère, Maman Pauline, et le second mari de celle-ci, Papa Roger, qui, bigame, entretient dans un autre quartier une première épouse et leurs nombreux enfants.

Le lecteur partage pendant ces trois jours historiques le quotidien de Michel, ses allées et venues dans la proximité de la case familiale, et sa vision apparemment naïve mais paradoxalement extrêmement lucide des relations sociales, économiques au sein de sa parentèle et de son environnement proche, et des retombées qu’ont sur elles les turbulences tragiques d’une actualité politique jalonnée de révolutions de palais faisant des amis d’hier les ennemis du jour.

Car Michel observe, écoute, critique, construit et déconstruit ce qui constitue son univers, au travers des leçons d’histoire politique que lui donne son beau-père en commentant avec lui, sous l’arbre de la cour (symbolique de l’arbre à palabres), les informations que diffuse à longueur de jour un vieux transistor, au travers aussi de ce qu’il apprend du maître d’école dont il est l’élève favori, malgré sa propension irrémissible à la rêverie, pour sa vivacité d’esprit, au travers encore des conversations pas toujours sereines qu’échangent ses parents, au travers toujours de ses lectures, au travers des visites qu’il rend occasionnellement à des parents « capitalistes noirs » dans les quartiers plus huppés, au travers enfin des remarques que lui adressent les protagonistes secondaires comme, en particulier, la boutiquière Mâ Moubobi.

Voici la boutique Au cas par cas de Mâ Moubobi, située à deux pas de l’avenue de l’Indépendance. Elle n’est pas bien rangée, c’est tout petit, ça sent le poisson salé et la pâte d’arachide. Les prix ne sont pas fixés pour de bon, ça dépend de si vous connaissez ou pas Mâ Moubobi, voilà pourquoi la boutique s’appelle Au cas par cas.

Facétieux, le jeune narrateur suggère de façon amusante, sans les décrire, les situations équivoques mettant en jeu tout ce qui touche à la toilette intime, au sexe, aux fonctions corporelles d’excrétion, par une formule répétée régulièrement :

Elle avait soulevé son pagne pour montrer « ce que je ne vais pas expliquer ici, sinon on va encore dire que moi Michel j’exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir ».

Toutes les relations sociales courantes, tous les petits arrangements qui font le contrat tacite attribuant à chacun, à chacune, rôle, personnalité, caractère, fonction, tous les codes de conduite de bon voisinage, tous les signes tranquilles d’une coexistence assumée de citadins venus de régions diverses et appartenant à des ethnies autrefois rivales, tout cet ordre paisible qui résiste aux disputes conjugales, aux jalousies plus ou moins contenues, aux désaccords ponctuels, aux commérages normaux, tout ce qui constitue les repères rassurants permettant au jeune Michel de se faire son monde, tout cela est brutalement secoué, bousculé, déconstruit par l’assassinat du président.

L’événement réveille les communautarismes, dresse les uns contre les autres les partisans du chef tué et ses opposants, et chamboule l’ordre moral.

Les milices favorables au nouveau régime débarquent, quadrillent le quartier, traquent les citoyens susceptibles de porter le deuil de Ngouabi.

Pris dans la tourmente, Michel, interrogé par les membres d’un tribunal d’exception sur la parenté de sa maman avec un haut gradé proche du défunt président et lui aussi exécuté par les rebelles au pouvoir, est placé devant un dilemme moral consternant : dire la vérité et mettre sa famille en danger, ou mentir pour la première fois de sa vie, a contrario des principes fondamentaux de son éducation morale.

Le juge joue avec le Bic noir, et je me rappelle que ça veut dire qu’il peut envoyer Maman Pauline en prison pendant des années et des années…

Je pense à l’oncle Kimbouala-Nkaya : si je le trahis il va dire que je suis un lâche…

Je pense en même temps à Maman Pauline, et je me demande : si elle était moi Michel et si j’étais elle Maman Pauline, qu’est-ce qu’elle répondrait au juge… ?

Le théâtre prenant, dépaysant, en ses décors pittoresques, de la vie quotidienne est pour l’auteur prétexte en arrière-plan à une subtile dénonciation de la corruption des hautes sphères, du népotisme, du poids de la coutume, de l’importance des réseaux familiaux, ethniques, politiques, du rôle toujours prégnant de la France, ancienne (et encore ?) puissance coloniale.

En somme, sous l’apparente fraîcheur de la voix du jeune Michel, sous la légèreté de ton de la narration des scènes successives, se devine en filigrane la pesante fragilité d’un microcosme social qui peut basculer à tout instant dans le chaos en contrecoup de toute secousse ébranlant le macrocosme national et supranational.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Alain Mabanckou

Alain Mabanckou

 

Alain Mabanckou, romancier, poète, est né au Congo-Brazzaville en 1966. Après avoir vécu en France pendant une quinzaine d’années, il réside maintenant aux Etats-Unis où il fut d’abord invité comme écrivain en résidence en 2002. Il est professeur de Creative Writing et de littérature francophone à l’université du Michigan-Ann Arbor. Il est l’auteur de cinq romans, de plusieurs recueils de poèmes, ainsi que de nouvelles. Il a reçu en 1995 le prix de la Société des Poètes Français et en 1998 le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire. Verre Cassé, roman paru au Seuil en janvier 2005, a été finaliste du prix Renaudot 2005, et a été récompensé par trois distinctions : Le Prix du roman Ouest-France-Etonnants-Voyageurs 2005 ; Le Prix des Cinq Continents de la Francophonie 2005 ; Le Prix RFO du livre 2005. Mémoires de porc-épic, paru au Seuil en 2006, a reçu le Prix Renaudot 2006 (Source : Editions du Seuil).

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Soluble dans l’œil, Yusuf Kadel

Soluble dans l’œil, Yusuf Kadel

Ecrit par Patryck Froissart 30.08.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Soluble dans l’œil, éd. Acoria, Coll. Paroles poétiques, 2010, Préface Shenaz Patel, 100 pages, 14 €

Ecrivain(s): Yusuf Kadel

Soluble dans l’œil, Yusuf Kadel

 

Yusuf Kadel figure assurément parmi les poètes mauriciens contemporains les plus talentueux. Son écriture poétique brille par une recherche incessante d’originalité, par la spontanéité avec laquelle elle sort des sentiers littéraires battus, par l’audace (certes non singulière ni véritablement novatrice si on pense à Apollinaire, ce précurseur de la rupture des codes de la poésie dite classique) avec laquelle elle défie le lecteur et cherche constamment à le dérouter de toute possibilité de sens unique.

Le recueil est en deux parties, intitulées respectivement Soluble dans l’œil et En marge des messes.

Chacun de ces ensembles fonde sa propre problématique, qu’il convient donc de distinguer, même si le second est l’illustration et l’amplification des spécificités poétiques du premier.

Soluble dans l’œil :

Les textes de cette première partie, qui se caractérisent tous par leur brièveté, sont relativement structurés, et présentent même, de l’un à l’autre, presque régulièrement, une certaine identité formelle, ce qui les inscrit dans un champ sémantique globalement cohérent, constitué d’une succession quasi taxinomique de thèmes élémentaires : l’élément liquide (eau, sang, sueur, larmes, mer), l’élément aérien (vent, ciel, lumière, horizon, âme), le minéral (montagne, verre, terre, os), le métal (fer), le feu (feu, soleil, été, couleur), le temps (saisons, nuit, neige, givre), l’espace (désert, page), le végétal (arbres), le règne animal, le cosmos (lune), les temps de la vie (rire, silence, bonheur).

Ce premier ensemble commence avec des quintils de forme identique, dont la première ligne peut tenir lieu de titre, comme le montrent les deux beaux textes initiaux qui donnent le ton et le style :

 

La rivière

ne se retourne pas  la rivière

ignore d’où elle vient

« rivière » est le nom que porte l’eau lorsque

tenue en laisse

 

L’eau

nous bouscule de l’intérieur  l’eau

est plus pointue qu’on ne pense

l’homme !

est une idée de l’eau

 

Mais très vite, après six poèmes ainsi construits, le poète prend ses distances avec cette contrainte formelle qu’il s’est de prime abord imposée, tout en y revenant ici et là dans la succession des pages. Le quintil n’est plus systématique ; l’espace séparant, dans la deuxième ligne, la première partie du vers et la récurrence du titre se déplace dans la strophe, s’élargit, se distend ; des ruptures se font, brutales, inattendues, dans la mise en page, dans l’observance de la contrainte syntaxique ; des enjambements écartèlent et rompent la cohésion des groupes grammaticaux ; des italiques intrigantes marquent abruptement un mot, des élisions surprenantes éclatent comme des bulles…

 

Le verre

est frêle car tracé de regards  le verre

volontiers regagnerait l’sable

 

La vision du poète semble, de page en page, se troubler comme s’il entrevoyait progressivement, le temps passant, non plus un objet, ou un paysage, ou un être dans son intégrité, mais en éclats, ce qui s’exprime alors de plus en plus en bris de vers… On n’est pas loin de ce qui, dans l’art pictural, s’apparenterait au cubisme…

Comme si les choses se diluaient dans la perception, comme si le visible devenait, explicitement, « soluble dans l’œil »… pour se recristalliser en blocs nouveaux.

Le lecteur, par la magie de cette dissolution/recomposition, assiste ici et là à la fusion de la matière avec l’immatériel, et de façon constante à cette alchimie dont seuls les poètes ont le secret et qui permet liquéfaction des solides, solidification de l’élément liquide, sublimation…

L’été a un cou de girafe, le feu est pourvu de dents, le vent cherche ses reins, la mer se souvient, l’eau est pointue, la lumière « écorche ce qu’elle touche » et l’homme « est une idée de l’eau »…

Mais ce n’est qu’un début. L’illusion, ou, plutôt, la « dés-illusion » du regard, qui s’imprime de façon croissante au cours des pages de cette première partie n’est que le symptôme annonciateur de ce qui attend le lecteur dans la deuxième phase du recueil, ayant pour titre En marge des messes.

En marge des messes :

Dès l’entrée dans ce second ensemble s’accentue la fonction d’effraction du prisme au travers de quoi le poète voit les choses. Les lignes se disloquent et ont tendance à s’étirer, les syntagmes se dilatent, les lexèmes se brisent en morceaux horizontaux et verticaux, puis se décomposent jusqu’à la séparation des graphèmes, voire de chacune des lettres, des éléments de ponctuation et des majuscules surgissent de façon anti conventionnelle.

Et tout cela n’est pas un artifice de composition « pour faire genre ».

Non, en vérité, tout cela fait sens !

Illustration :

 

L’ici le main

tenant s’ é t e n d e n t

toujours

montant

 

Dégringole !

qui déguerpit

 

Texte après texte, la vision se disperse dans l’espace de la feuille, jusqu’à s’y perdre sous la forme d’une courte strophe que le lecteur doit aller chercher tout au bas d’une page blanche. Le temps lui-même se rétracte et s’inverse de façon paradoxale :

 

…et suivons

sereins

nos traces

laissées demain

 

Le poète ainsi recrée l’être, destitue puis reconstitue le réel, qu’il fait sien. Il se refait le monde, et, ce faisant, refait un monde, cet autre monde fascinant dont le lecteur en vient vite à pressentir, à discerner l’existence, en ajustant le visible (et l’invisible) à son regard, à son œil de voyant, de voyeur, de sorcier pourvu du talent magique d’éveiller tous les sens de celui ou de celle qui accepte de se faire son complice en poésie.

Il convient de citer pour conclure cet extrait de la belle préface que consacre à cette œuvre remarquable la romancière mauricienne Shenaz Patel :

Lire ce recueil de Yusuf Kadel, c’est s’immerger dans une expérience sensorielle particulière. Au fil des pages, comme venue de très loin, de l’autre versant de soi-même, l’écho d’une sensation, diffuse, étrange, approchée lorsqu’on en vient à poser, doucement, ses mains sur ses paupières.

 

Patryck Froissart

 

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A propos de l'écrivain

Yusuf Kadel

Yusuf Kadel

 

Auteur dramatique et poète né en 1970, Yusuf Kadel est l’auteur entre autres de : Un septembre noir (1998, prix Jean Fanchette), Surenchairs (1999, sélection prix Radio France du Livre de l’océan Indien), Soluble dans l’œil (2010) et Minuit (2013, sélection prix SACD de la dramaturgie de langue française). Il contribue régulièrement à divers ouvrages collectifs notamment à Maurice, en France et au Québec. Boursier du CnL (Centre national du Livre) et cofondateur de la revue de poésie Point barre, il est nommé en 2009 pour le prix Continental du jeune espoir littéraire africain. En 2014, il assure pour le compte des éditions Acoria à Paris la direction de Anthologie de la Poésie mauricienne contemporaine d’expression française.

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Les Paroles Communes, Lancelot Roumier (par Patryck Froissart)

Les Paroles Communes, Lancelot Roumier (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.09.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Les Paroles Communes, Lancelot Roumier, Editions La Renverse, 2017, 120 pages, 15 €

Ecrivain(s): Lancelot Roumier

Les Paroles Communes, Lancelot Roumier (par Patryck Froissart)

 

Lancelot Roumier, poète obsédé-possédé par le MOT, fait partager en publiant ce recueil aux Editions de La Renverse sa fascination pour le langage, ses mécanismes, ses fonctions, son rôle social, ses limites en matière de communicabilité entre émetteur et récepteur d’une part, entre la chose et lui d’autre part et, subtilement, sa nature dans les relations qui le constituent en tant que tel entre référent, signifiant et signifié selon les concepts saussuriens.

L’ouvrage est en fait une somme de trois recueils :

– Les Paroles Communes

– La Carte des Eaux

– Album photo

Les Paroles Communes :

Cet ensemble est présenté par l’auteur comme le « récit » poétique d’un séjour en Ardèche où vivent en colocation des personnages retirés « dans une maison perdue dans un petit village, cachés dans le fond des bois, des routes, cachés au milieu de nulle part ».

Situation éminemment propice à la contemplation poétique…

Dans une première partie, intitulée Les affluents, la parole semble tantôt contenue, contrainte, tantôt vide, tantôt, a contrario, suffisante pour évoquer la banalité de la vie qui passe, le décor tranquille, la vanité du dire, et, tout autant, du non-dire. On a l’étrange impression que le parler se situe soudain dans le silence, qu’il n’est nul besoin que les mots s’ex-tériorisent, que le langage s’ex-prime, comme si, dans le cours simple et naturel de la vie de ces gens-là, le discours pouvait n’être que pensé, ou alors comme si, paradoxalement, on avait tellement de choses à se dire que la somme des mots ferait moraine à vous boucher la bouche…

 

On utilise des paroles pas prêtes à parler

On se sert des mots sans les dire

On parle des mots qui ne sont pas mots

 

On est poussé par des fermetures profondes

à faire dans le silence

 

Dans la deuxième partie, Les Estuaires, on assiste à une sorte de libération. Les digues se rompent, les retenues craquent, les mots passent le sas, le bâillon saute, l’oralisation se (re)fait fluide :

 

Après des jours des nuits et des jours

On ouvre les silences sur des souvenirs

qui nous parlent

On boit à cette nouvelle source

des mots reconnus

 

Que s’est-il donc passé ? Fallait-il que le citadin, au contact de la nature et de personnes à la vie naturelle, passe par un temps d’ingestion et de rumination pour finalement régurgiter le vrai sens des mots ?

Au lecteur d’interpréter la succession de ces deux temps, avec les indices que constituent les deux titres : Les affluents/Les estuaires.

 

La Carte des Eaux :

Cette suite se subdivise également en deux temps : Routes profondes, et Hydrographie des bouches.

On y retrouve, cette fois récurrentes, obsédantes, les analogies entre flots de paroles et toutes sortes de manifestations de l’eau en son état liquide.

Ainsi en va-t-il de l’aridité des terres désertiques et de la sécheresse des bouches où la parole a tari.

Ainsi en est-il des bouches et des puits.

Ainsi de l’écho des mots dans la tête et de celui de l’égouttement des stalactites au fond des cavernes.

Ainsi du bruit des paroles et de celui des cascades ou des torrents.

Ainsi du discours nourricier des relations sociales et de la sève des arbres.

Ainsi de l’émission des mots et du jaillissement des sources vives…

 

Des mots s’échappent et coulent de nos trous

On refait des mers

 

A mesure qu’on avance dans le texte, l’élément liquide se heurte aux racines, aux cailloux, se perd dans l’humus, s’y enracine, s’évapore vers les cimes… tout comme les paroles se cognent dans la réalité sociale aux murs de l’incommunicabilité, se dissolvent dans l’inextricabilité des relations humaines ou au contraire les enlacent et en font le fondement, ou, plus couramment, s’envolent.

 

On a les bouches pleines de terre…

 

On a les pieds en fougères et, en dessous,

des racines qu’on ne voit pas

 

Album photo :

Le troisième recueil est d’un tout autre registre. De la description brève, concise, de petites scènes triviales, comme autant de photographies ça et là prises sur le vif, le poète tire sa musique, son univers, sa parole, son rêve, son imaginaire, sa dérive, son envol.

Les photos d’exposition traduites en lettres italiques forment didascalies, brossent à gros traits des décors concrets, d’où est exclue a priori toute probabilité de vision poétique : un banc sur une place, un lit dans une chambre, une terrasse de café, une cabane en bois avec des chiffons, un bonnet de bain rouge, la façade d’une gare, l’intérieur d’un bar, etc.

Ces lieux sont généralement habités : un homme gros, une fille jeune, plusieurs hommes et plusieurs femmes, un enfant…

Tout est anonyme, tout semble anodin, sans caractère, sans le moindre élément spectaculaire. Pourtant, à la suite de chacun de ces tableaux en gris et en mode banal, éclate en un texte de quelques lignes une vision flamboyante.

On n’en donnera qu’un exemple :

De cette photo d’une banalité affligeante…

La façade d’une gare. Une grosse horloge sur la façade marque 17h37. Plusieurs hommes et plusieurs femmes attendent devant la gare, certains ont des valises, d’autres non. Tout le monde est décoiffé.

… jaillissent ces quatre lignes de toute beauté :

ta main comme autant de noms perdus

l’odeur des entrailles qui

brille

par delà les vieux voyages

Avis aux amateurs de poésie : tout est à prendre ici.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Lancelot Roumier

Lancelot Roumier

 

Lancelot Roumier est né en 1989 à Paris. Devenu libraire après des études de lettres, il essaye désormais de donner le plus de temps possible à l’écriture et à la poésie quotidienne. Il réside dans le Finistère. Les Paroles communes est son premier recueil.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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