25/03/2024

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.03.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsEssaisEditions Maurice Nadeau

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau, Ed. Maurice Nadeau, novembre 2022, 1824 pages, 49 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Ce volume impressionnant de 1824 pages est la dernière partie d’une somme réunissant en trois tomes l’ensemble des articles, éditoriaux, portraits, chroniques sociales, biographies d’artistes et critiques littéraires de Maurice Nadeau. Le tome premier, paru en novembre 2018, sous-titré « Les années combat », recueillait les publications de Nadeau de 1946 à 1952. Le second, sous-titré « Les années Lettres Nouvelles », présenté dans le magazine de La Cause Littéraire sous ce lien reprenait les écrits publiés de 1952 à 1965.

Le tome tiers est consacré à la suite de l’œuvre du journaliste littéraire, publiée entre 1966 et 2013, année de sa disparition. Avec l’édition de ce troisième volume, l’intégrale, soigneusement et magistralement reconstituée par Gilles Nadeau, fils du critique, avec l’assistance de Laure de Lestrange, couvre donc désormais l’œuvre d’une vie.

Laissons Gilles Nadeau présenter cette troisième période :

« Ce recueil de 1824 pages offre au lecteur plus de six cents œuvres chroniquées ainsi que cent soixante études et portraits d’écrivains où l’on peut distinguer les noms d’Aragon, Baby, Beauvoir, Blanchot, Breton, Céline, Chalamov, Douassot, Le Clézio, Leiris, Miller, Simon, Sartre, Wolfe. Ils côtoient ceux de Bourdieu, Chamoiseau, Deleuze, Derrida, Eco, Finkielkraut, Girodias, Gracq, Houellebecq, Kundera, Primo Levi, Magris, Mascolo, Michon, Modiano, Samoyault, Schulz, Sciascia, Semprun, Siniavski, Soljenitsyne, Sollers, Spianti, Tabucchi, Zinoviev. Avec les deux premiers tomes parus de Soixante ans de journalisme littéraire, l’ensemble prend la dimension d’un véritable monument littéraire ».

Le présent tome est introduit par une préface très documentée de Tiphaine Samoyault intitulée fort justement « L’autonomie ». Ce titre exprime en effet le statut, la posture éditoriale que se donne Maurice Nadeau lorsqu’il fonde, avec François Erval, La Quinzaine Littéraire, après les années « Lettres Nouvelles » (Tome 2) qui ont été déjà, rappelle la préfacière, « celles d’une libération de la parole, dans tous les champs qui forment le territoire de l’intellectuel : l’écriture, la politique, la prise de position et la prise de risque. Il a gagné son indépendance dans un milieu qui n’aime pas les hommes libres ».

Homme libre, Nadeau le fut jusqu’à sa mort.

L’œuvre fait l’homme autant que l’homme fait l’œuvre.

C’est sans doute ce qui explique que tout ce qu’il a pensé, observé, critiqué, découvert, tout ce qu’il en a écrit, qui traverse la deuxième moitié du XXe siècle et les treize premières années du XXIe, tout ce qui grave textuellement dans le marbre l’histoire littéraire quasiment mondiale de cette vaste période, et dont la somme impressionnante est listée, pour l’ensemble des trois volumes, dans le Sommaire des œuvres chroniquées classées par auteur, figurant à la fin de ce tome trois reste et restera d’une pertinence, d’une authenticité, d’une honnêteté et d’un intérêt qui ne peuvent que perdurer.

« Les temps changent, Nadeau reste.

La longévité de Nadeau ne tient pas seulement à l’âge qu’il avait quand il est mort, mais à cette présence absolue au temps présent qu’il maintient active dans la longue durée. Ses engagements antérieurs – ceux dont témoignent les deux premiers volumes de ses œuvres complètes – en font une référence morale, et sa mémoire prodigieuse ajoute encore à cette valeur de grand témoin. C’est lui que l’on rejoint, au moins autant que son journal, et on accepte de lui la sorte de despotisme éclairé par laquelle il conduit son entreprise, très à l’écoute mais décidant de tout… » (Tiphaine Samoyault).

Nadeau, journaliste et historien, aussi…

Outre ses innombrables chroniques littéraires, sont reproduites dans ce tome et les précédents les analyses, évidemment subjectives mais d’un précieux intérêt, que par son esprit critique et parfois visionnaire il effectue de la société dont il est partie prenante, et dont il suit, accompagne, et observe avec acuité l’actualité et les évolutions morales, politiques, philosophiques, technologiques, ce qui n’est pas sans rappeler les Choses vues, de Hugo.

Quelques exemples dans ce troisième tome :

La France en révolution (1968)

La liberté – Prague (1968)

Qu’est-ce qu’un intellectuel ? (1973)

Sa Majesté le sexe, éditorial (1976)

Le Président de la République et les intellectuels de gauche (1977)

Une « nouvelle philosophie », vraiment ? (1977)

Changement de cap ? Le livre et l’informatique (2000)

Les caricatures du Prophète (2006)

Et, parmi ce foisonnement, extrait du numéro 997, N° spécial de l’été 2009 consacré à « La critique littéraire en question », l’article intitulé « Qu’est-ce qu’écrire ? » en référence à l’interrogation de Mallarmé.

En conclusion, car il faut bien se limiter, on ajustera la fin de la recension du tome 2, publiée dans La Cause Littéraire en 2020 :

Ce tome 3 devra donc forcément figurer, à côté des deux premiers, sur le bureau ou sur les rayons de la bibliothèque personnelle de toute personne s’intéressant à la littérature, à la critique littéraire, à l’histoire littéraire, à l’histoire des idées au XXe siècle.

Annexe : Nadeau, la postérité éditoriale.

Outre le travail remarquable que réalise Gilles Nadeau en recueillant et publiant les œuvres de son père et en perpétuant son travail d’éditeur, on retrouve par ailleurs dans la revue EAN quelque chose de l’esprit et de la lettre de l’œuvre de Maurice.

En attendant Nadeau (EAN)

Le premier numéro d’En attendant Nadeau paraît le 13 janvier 2016. La direction éditoriale, d’abord assurée par Jean Lacoste, Pierre Pachet et Tiphaine Samoyault, est depuis septembre 2022 assurée par Jeanne Bacharach, Pierre Benetti et Hugo Pradelle. À travers En attendant Nadeau, les collaborateurs cherchent à promouvoir une parole critique libre et indépendante, l’objectif étant de parler du monde et de la société de manière réfléchie et argumentée. Pour cela, le magazine réunit des collaborateurs spécialisés dans des disciplines différentes mais conservant un lien étroit avec la littérature. La revue organise, soutient et participe à des évènements en lien avec ses activités littéraires tels que le Salon de la revue ou les Rencontres de MEET (Maison des écrivains étrangers et traducteurs).

Le comité de rédaction est composé d’anciens collaborateurs de La Quinzaine littéraire. Le nom du journal est une référence directe à Maurice Nadeau et à la pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot (Wikipédia).

 

Patryck Froissart

 

Maurice Nadeau, né à Paris le 21 mai 1911 et mort dans la même ville le 16 juin 2013, est un instituteur, écrivain, critique littéraire, directeur littéraire de collections, directeur de revues et éditeur français. Il est le père de l’actrice Claire Nadeau et du réalisateur et éditeur Gilles Nadeau.

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Pas la défaite, de Gilles Moraton, par Patryck Froissart

Pas la défaite, Gilles Moraton (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.03.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanEditions Maurice Nadeau

Pas la défaite, Gilles Moraton, Editions Maurice Nadeau, janvier 2023, 240 pages, 18 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Pas la défaite, Gilles Moraton (par Patryck Froissart)

 

Faire d’un déserteur un héros, ce peut paraître un paradoxe, une gageure, une boutade, ou un contresens. Il n’en est rien en ce roman de Gilles Moraton faisant du franco-espagnol Paco un personnage on ne peut plus sympathique qui, se retrouvant seul dans la tourmente et le chaos de la débâcle de 1940, aux environs de Noyon, son régiment ayant été décimé par les Allemands, jette l’uniforme aux orties et le fusil au fossé et tente de rentrer chez lui, dans le sud, en se cachant à la fois des forces ennemies qui avancent sur la même ligne que lui, voire devant lui, des autorités françaises qui pourraient le condamner pour désertion ou le remettre aux forces d’occupation par zèle pétainiste, et de villageois xénophobes enclins en ces temps troublés à agresser tout étranger de passage.

Quant à lui, « Il ne se considère pas comme un déserteur mais comme un vaincu en fuite ».

« Enlever l’uniforme, c’est déjà mettre fin symboliquement à la guerre. A la sienne en tout cas ».

Animé par un narrateur omniscient qui se coule intégralement dans la peau, l’esprit et les sens de son personnage, le récit est intégralement en focalisation interne, y compris lorsque la troisième personne se substitue, ici et là, au jeu du JE/TU auquel se livre constamment Paco, qui s’interpelle, s’apostrophe, se questionne, se répond, se morigène, s’invective, se morfond, se reproche, se fait honte, invoque Lénine, se fait enguirlander par cet autre soi qu’il appelle « L’autre »…

Ah ben, tant pis, hein, on ne peut pas faire la guerre et vendanger. Tu devrais penser à autre chose au lieu de ruminer ces évidences, parce qu’après avoir dit ça, t’es aussi couillon qu’avant. Tu crois qu’on va te demander de donner ton avis ? Alors pense à autre chose. C’est ça, penser à autre chose alors qu’on peut partir sur le front à tout moment, il en a de bonnes, l’autre. Tu sais ce qu’il te dit, l’autre ? D’accord, d’accord, laisse tomber…

Paco, ce communiste invétéré, a « fait » la guerre d’Espagne dans les rangs, évidemment, des Républicains. Immigré en France avec sa famille six ans avant l’entrée en guerre de notre pays, il est naturalisé français et, conséquemment, mobilisé dans l’armée française en 1939. Le fil narratif s’articule sur la succession des étapes quotidiennes d’une lente et périlleuse traversée de la France, de la région de Noyon jusqu’aux environs de Perpignan, à la progression marquée par le décompte qu’effectue régulièrement Paco des cigarettes qu’il lui reste à fumer dans son havresac.

Tout au cours des phases rythmées de cette pérégrination dans la descente d’un pays dont il ne perçoit que de façon bien floue la géographie, Paco, a contrario, remonte en mémoire, et à rebours, l’enfilade des circonstances qui l’ont amené à cette ultime bataille qui a consacré la déroute des forces armées françaises, où ont été tués devant ses yeux les deux amis avec qui il s’était lié dès leur conjointe incorporation. Ce procédé narratif, de nature à retenir le lecteur, instaure un double mouvement dont la boucle est bouclée au moment où d’une part Paco retrouve sa famille, et au point où d’autre part le lecteur a fini d’apprendre tout ce qui importe de son passé, de son engagement politico-syndical et de sa vision marxiste inébranlée, inébranlable d’un monde où paradoxalement les certitudes collectives sont mises à mal.

Ainsi sont reconstituées les conversations de bivouac entre Paco et ses amis Jules, et Miguel, un autre franco-espagnol ayant lui-même « fait » sa guerre d’Espagne. Leurs disputes fraternelles, en particulier celles qui ont pour objet les positions controversées de Staline dans le déroulement de la guerre d’Espagne, reviennent hanter la marche hasardeuse de Paco, ponctuées par des extraits du journal de Jules, que notre homme a récupéré sur le cadavre de son camarade.

25 mai. Paco et Miguel sont toujours en bisbille avec leur guerre. C’est sans doute une douleur pour eux mais ils me font rire, c’est plus fort que moi. Paco voudrait élever une statue à Staline alors que pour Miguel ils ont perdu la guerre [d’Espagne] à cause de lui. Je ne m’en mêle pas, ce serait indécent, d’ailleurs je ne sais pas où est la vérité.

Ainsi se recomposent, par intercalations récurrentes dans le récit principal, les péripéties, parfois comiques, parfois tragiques, de la lutte syndicale menée avant la mobilisation générale par notre Paco, journalier dans une grande propriété vinicole, lutte qui s’achève par une victoire cinglante des ouvriers agricoles contre le patronat local, victoire que porte haut le héros entre la défaite de son camp républicain en Espagne et celle, tout fraîchement douloureuse, de son pays d’adoption contre l’Allemagne. Pas la défaite, en l’occurrence, à l’issue de ce combat dont certaines scènes ne sont pas sans avoir quelques accents du Germinal de Zola.

Ainsi s’écrit, en d’autres intervalles, l’histoire qui rapproche Pilar, la sœur de Paco, de José, autre compagnon de la guerre d’Espagne, resté là-bas dans une résistance acharnée aux milices fascistes jusqu’aux massacres extrêmes qui contraignent les rescapés à la Retirada vers une France leur ayant ouvert, non sans réticence, in extremis, sa frontière pyrénéenne où Paco est allé clandestinement le récupérer pour lui éviter l’internement forcé dans les camps où les réfugiés espagnols, qualifiés de « Rouges », seront traités de façon fort peu hospitalière par les autorités françaises.

Ainsi sont mises en scène la naissance et l’évolution de la relation affective, née au village peu avant la mobilisation, entre Paco et Margot et scellée par la promesse du mariage qui doit advenir dès le retour du soldat. Cette perspective heureuse est le moteur premier de la marche du déserteur, bien que l’aiguille figée de la boussole qu’il se donne ainsi soit un temps désorientée par la rencontre, dans une ferme isolée sur la route menant à Auxerre, de Jeanne, jeune femme seule, propriétaire, bourgeoise à l’attraction de qui il ne peut réussir à échapper, après plusieurs jours d’une halte qui tend à s’éterniser dans une ambiance de confusion amoureuse, qu’en se répétant obstinément des formules toutes faites extraites ou adaptées de son idéal communiste.

L’amour est un concept bourgeois.

La Révolution est une affaire sérieuse.

La lutte des classes interdit le mélange des classes.

Les circonstances particulières d’une rencontre ne font pas de cette rencontre le creuset d’une histoire possible.

Il n’y a rien à attendre du hasard.

Un révolutionnaire ne court pas après les femmes.

Le lecteur est dans le mouvement permanent, dans le mouvement physique aléatoire de la marche du fuyard et de la marche du temps, dans le mouvement des pensées contradictoires et du dialogue intérieur face aux événements concomitants et à ceux du passé, dans le mouvement de la remémoration, et, ponctuellement, dans le mouvement prospectif, projectif du récit que Paco prévoit de faire, à son retour, de ses aventures, avec ses variantes, ses omissions volontaires, ses fioritures, ses enjolivures, ses outrances héroïques.

Plus tard il dira peut-être qu’il a failli se noyer dans le fleuve, emporté vers le fond par un tourbillon, ou qu’il a croisé un requin, le Loch Ness, un contre-torpilleur allemand, va savoir ce qu’il dira, plus tard.

Tout cela, finalement, ce ne sont que des histoires.

Eh bien, de celles-ci, on ne peut que se régaler !

Un sacré personnage, le camarade déserteur Paco ! Merci à Gilles Moraton de nous avoir permis de faire sa connaissance et de l’accompagner dans ses périples.

 

Patryck Froissart

 

Gilles Moraton, né en 1958, est bibliothécaire à la Médiathèque André Malraux de Béziers. A partir de 1990 il a commencé à publier des nouvelles dans diverses revues (Nouvelles Nouvelles, Noir et Blanc, Décharge/Polder, etc.). En 1995, la rencontre avec Christian Molinier des Editions de l’Anabase déclenche la publication de deux romans, Le magasin des choses probables, et La promiscuité des vaches est mauvaise pour la santé des jeunes filles. Un autre roman, écrit avec Fabrice Combes, Trois heures trente à feu vif, a été publié en 2002 chez Gallimard.

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Les naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, de Primo Levi par Patryck Froissart

Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 03.02.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsBiographieEssaisGallimard

Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi, Gallimard (Arcades), 1989, trad. italien, André Maugé, 200 pages, 12,50 €

Ecrivain(s): Primo Levi Edition: Gallimard

Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi (par Patryck Froissart)

 

Paru initialement en 1986 sous le titre original I sommersi e i salvati, cet ouvrage est l’ultime écrit publié du vivant de Primo Levi, mort l’année suivante. Le titre ne permet pas de saisir avant lecture la thématique fondamentale de cette longue et profonde et féconde réflexion sur les raisons ou plutôt les déraisons historiques, sociologiques, politiques, qui ont provoqué la solution finale, mettant à la fois en parallèle et en opposition d’une part ceux et celles qui ont disparu dans la nuit et le brouillard de la plus horrifiante et la plus insensée des abominations mises en œuvre par l’homme contre sa propre espèce, d’autre part ceux et celles qui y ont survécu, victimes, bourreaux et complices, et posant un certain nombre d’interrogations cruciales. Il y a eu d’abord celles qui se sont imposées à l’auteur lorsqu’il a appris la parution, en 1959, en Allemagne, d’une version en allemand de Si c’est un homme.

Je me sentis envahi par une émotion violente et nouvelle, le sentiment d’avoir gagné une bataille.

[…]

A l’annonce de ce contrat, tout était changé et m’était devenu clair : j’avais bien écrit ce livre en italien, pour les Italiens, pour nos enfants, pour ceux qui ne savaient pas, pour ceux qui ne voulaient pas savoir, pour ceux qui n’étaient pas encore nés, pour ceux qui, de bon gré ou non, avaient donné leur consentement à l’offense, mais ses destinataires véritables, ceux contre qui le livre était pointé comme une arme, c’étaient eux, les Allemands.

Alors Primo Levi veut savoir, et cela lui est vital, quel regard portent rétrospectivement sur l’Holocauste les Allemands et consorts qui ont traversé le Troisième Reich en adultes doués sensément de raison.

Il faut se rappeler que quinze années seulement s’étaient écoulées depuis Auschwitz : les Allemands qui allaient me lire étaient « ceux-là », non leurs héritiers. D’oppresseurs, ou de spectateurs indifférents, ils deviendraient des lecteurs, j’allais les attacher devant un miroir. L’heure de rendre des comptes, de jeter cartes sur tables, était venue. Et surtout l’heure du dialogue. La vengeance ne m’intéressait pas…

Il entame alors une correspondance suivie avec de nombreux lecteurs Allemands, et adresse deux questions essentielles, claires, nettes, directes à ceux-ci et celles-ci, citoyens et citoyennes germaniques de tout grade plus ou moins impliqués dans l’entreprise d’extermination et à tous ceux et celles qui ont laissé faire, ce qui inclut pour l’auteur le peuple allemand dans sa totalité (à quelques rares exceptions près) et les populations des pays alliés à Hitler et activement ou passivement associés à son immonde entreprise génocidaire : « Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous rendiez-vous compte que vous commettiez un crime »

Le chapitre VIII de l’ouvrage est consacré à ces échanges épistolaires, à l’analyse et au commentaire d’une quarantaine de lettres envoyées à l’auteur par les Allemands de 1961 à 1964, en pleine période de construction du Mur.

Les réponses [que j’ai reçues] à ces deux questions, ou à d’autres du même genre, se ressemblent beaucoup, indépendamment de la personnalité de celui qu’on interroge, que ce soit un homme de profession libérale ambitieux et intelligent comme Speer, un fanatique glacé comme Eichmann, des fonctionnaires aux vues courtes comme Stangl, de Treblinka, et Höss, d’Auschwitz, ou des brutes obtuses comme Boger et Kaduk, inventeurs de tortures…

Celle qui suscite le plus la colère de Primo Levi, écrite par un docteur, qui rejette toute la responsabilité, entière et totale, qui disculpe sa propre personne et le peuple allemand qui aurait été contraint de choisir entre Staline et Hitler, dont « l’élection » a été reconnue à l’international par tous les états puisqu’ils ont maintenu leurs relations diplomatiques avec l’Allemagne, et par le pape puisqu’il y a eu signature du Concordat… Et ce brave docteur, qui a vécu en Allemagne toute l’époque nazie, qui se lave non seulement les mains mais surtout la conscience, d’aligner ces terribles insanités qui ne pouvaient manquer de provoquer chez le destinataire de sa lettre une compréhensible fureur :

Et maintenant la question la plus délicate, la haine insensée [d’Hitler] contre les Juifs : eh bien cette haine n’a jamais été populaire. L’Allemagne était estimée à juste titre le pays le plus amical envers les Juifs du monde entier. Jamais, pour ce que j’en sais et ce que j’ai lu, durant toute la période hitlérienne jusqu’à sa fin, jamais on n’a eu connaissance d’un seul cas d’outrage ou d’agression spontanée aux dépens d’un Juif. Toujours, et uniquement, de (très dangereuses) tentatives pour leur venir en aide…

Laissons les futurs lecteurs de cet ouvrage découvrir la réponse, pesante et pesée, de Primo Levi. Les autres réponses reçues sont « très différentes. Elles ébauchent un monde meilleur ». Quoi qu’il en soit, cette correspondance entre un rescapé de l’Holocauste et les citoyens de la nation qui l’ont monstrueusement décrété et organisé est édifiante.

L’ouvrage de Levi ne se limite pas à la publication de cette documentation épistolaire, qui n’en constitue qu’un des huit chapitres, respectivement intitulés :

– La mémoire de l’offense, ou comment l’Histoire, officielle ou non, les récits, les témoignages, les procès, les mensonges, le révisionnisme des uns, le négationnisme des autres, ou tout simplement le temps qui passe, qui efface, qui falsifie, simplifie, ou modifie consciemment ou non la mémoire du vécu chez l’oppresseur et la victime, et chez leurs héritiers, influent, d’une manière ou d’une autre, de façon collective et individuelle, sur la réalité de ce qui s’est passé.

– La zone grise, ou le statut des « privilégiés » parmi les déportés de chacun des camps d’extermination.

– La honte, tentative d’analyse de cet étrange sentiment de culpabilité éprouvé, non pas tant par le peuple oppresseur que par nombre de rescapés eux-mêmes.

– Communiquer, réflexion sur les difficultés de communication à l’intérieur des camps, entre déportés de nationalités et de langues diverses, entre déportés et gardiens et bourreaux, entre les rescapés et leur entourage au retour de l’horreur.

– La violence inutile, illustration de l’acharnement et de l’imagination infinie des bourreaux à déshumaniser et à torturer « gratuitement » dès l’entassement dans les wagons à bestiaux jusqu’à la chambre à gaz et le four crématoire en passant par toutes les phases de la vie, de la survie quotidienne des déportés.

– L’intellectuel à Auschwitz, polémique courtoise de l’auteur sur les positions d’un « ami disparu », Jean Améry, exprimées dans un « essai amer et glacé qui porte deux titres : L’intellectuel à Auschwitz, et Aux frontières de l’esprit », portant sur la question : « Être un intellectuel à Auschwitz, était-ce un avantage ou un inconvénient ? ».

– Stéréotypes, ou comment un rescapé répond aux questions naïves, parfois, hélas, agressives ou potentiellement culpabilisantes, du genre :

Pourquoi ne vous êtes-vous pas enfuis ?

Pourquoi ne vous êtes-vous pas révoltés ?

Et cetera…

– Lettres d’Allemands

Conclusion : un ouvrage aussi incontournable que Si c’est un homme.

 

Patryck Froissart

 

Né à Turin en 1919, chimiste de formation, Primo Levi, déporté à Auschwitz en 1944, est mort en 1987. Son livre, Si c’est un homme, est justement considéré comme l’un des plus importants témoignages sur l’univers concentrationnaire. Il a été traduit dans le monde entier.

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12/01/2023

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) (par Patryck Froissart)

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.01.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanJulliard

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) Traduit du hongrois par Jérôme Hardoin, Julliard (Les Lettres Nouvelles), 317 pages

Edition: Julliard

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) (par Patryck Froissart)

 

Dans le tome 3 de Soixante ans de journalisme littéraire, somme publiée en novembre 2022 par les Editions Maurice Nadeau, portant sur Les années “Quinzaine littéraire” (1966-2013), Maurice Nadeau évoque et commente l’ouvrage de Bela Sàndor Szasz, alias Vincent Savarius, intitulé dans sa traduction française "Volontaires pour l'échafaud ».

Voici un extrait de ce qu’en dit le célèbre critique :

« S’il planait encore un mystère sur les Procès de Moscou, on savait déjà par l’admirable livre de Savarius sur l’Affaire Rajk que tout le système reposait sur un truc, une astuce enfantine :  amener l’accusé à collaborer avec son juge instructeur, de façon qu’ils fabriquent tous deux ensemble un produit qui s’appelle l’aveu. Savarius avait refusé de jouer le jeu et, finalement, s’en était miraculeusement tiré. »

L’ensemble des commentaires de Nadeau incitant à la lecture de l’ouvrage résumé dans cet extrait, il convenait qu’on s’en procurât un exemplaire. On a pu en retrouver un, d’occasion, l’édition initiale étant épuisée. On ne l’a pas regretté.

Bela, auteur, narrateur et victime historique des purges ayant décimé en 1949 une partie des hauts dirigeants du Parti Communiste hongrois, reconstitue les différentes étapes des « procès préfabriqués », arrestations, incarcérations, mises au secret, interrogatoires, tortures, planifiés par le sinistre Màtyàs Ràkosi, secrétaire général du Parti Communiste puis du Parti des Travailleurs, pratiqués par les membres de la non moins sinistre AVH, acronyme du hongrois Államvédelmi Hatóság, soit en français Autorité de Protection de l’Etat, et ayant abouti à un nombre important d’exécutions.

Ces procès, commandités et supervisés par les autorités soviétiques dont les agents participent secrètement à une partie des interrogatoires menés dans des lieux strictement clos et ignorés du public, ont pour objectif de discréditer la politique mise en œuvre en Yougoslavie par le camarade Tito, accusé d’hérésie par le Kremlin pour avoir déclaré sa non allégeance aux directives staliniennes, et de dissuader à tout jamais les communistes hongrois de suivre ce fâcheux exemple de scission au sein de la sphère soviétique.

La force du texte tient au fait que l’auteur est acteur malgré lui, et l’un des principaux protagonistes de cette farce tragique. Chef, à partir de la fin de 1848, du Service de Presse et d’Information du Ministère de l’Agriculture, il est arrêté en mai 1949, à son profond abasourdissement, à la porte de son bureau.

Emmené en voiture, un bandeau sur les yeux, dans un bâtiment pourvu de cellules, déshabillé, fouillé, insulté, il est dans la foulée conduit devant un collectif de cinq hommes présidé par Gàbor Péter, chef de la police politique.

« Ce dernier me regarda sévèrement et me demanda :

-Pour quelle organisation d’espionnage avez-vous travaillé ?

-Non, mais…répondis-je en éclatant de rire.

En effet, ce tribunal trônant à une table en forme de T paraissait assez comique, il ne me vint même pas à l’esprit de prendre au sérieux la question de Péter.

[…]

Je lui répondis en le tutoyant :

-Gàbor, ne me fais pas rire…

-Nous verrons bien qui rira le dernier, s’écria Gàbor Péter en bondissant de sa chaise… »

 

Cette scène absurde marque le début de longs mois d’un calvaire au cours de quoi ses bourreaux tentent vainement de lui faire avouer qu’il a, en relation avec le principal accusé, son ami de longue date Làzlo Rajk, ministre de l’Intérieur et des Affaires Etrangères, fait partie d’un réseau d’espionnage contre son pays, au service de l’activisme américano-titiste et de l’impérialisme occidental œuvrant pour la fin du communisme et la restauration du capitalisme en Hongrie en particulier et dans la sphère soviétique en général.

Rajk et la plupart des co-accusés finirent par se laisser convaincre qu’en avouant publiquement ils serviraient la cause du communisme et qu’ils seraient ensuite libérés et même honorés pour cette marque insigne d’engagement. Portés donc par cette intime conviction, inculquée par d’innombrables séances d’interrogatoires ponctuées de tortures et de lavage de cerveau, que leur procès conforterait le Parti, ils firent « l’aveu », avec un nombre incroyable de détails qu’on leur avait fait apprendre par cœur, au cours d’un procès public retentissant, de crimes qu’ils n’avaient pas commis. Inconsciemment volontaires pour l’échafaud, ils furent évidemment exécutés peu après pour haute trahison.

Bela, parce qu’il n’a jamais voulu, malgré d’horribles sévices répétés et des menaces de mort à l’encontre de sa personne et des membres de sa famille, échappe grâce à une exceptionnelle force de résistance et une pleine lucidité quant aux visées et aux promesses de ses tortionnaires, à la fois au procès public et à la peine capitale. Condamné à 10 ans d’incarcération par un tribunal secret, il sortira de prison en 1954.

Deux ans après les procès de Budapest eurent lieu ceux de Prague, dans lesquels se retrouva piégé à son tour dans les mêmes circonstances et pour les mêmes motifs fallacieux Arthur London qui publiera en 1968 L’Aveu, récit qui servira de fondement au célèbre film éponyme de Costa-Gavras sorti en 1970.

Les deux témoignages se complètent, se superposent, dans leur dénonciation, par deux auteurs qui les ont subies, des mêmes méthodes utilisées pour des purges politiques de masse sur le modèle de celles orchestrées par Staline. Il convient d’ajouter qu’à Budapest comme à Prague le choix des principales cibles des procès préfabriqués se fit sur fond nauséabond d’un antisémitisme non avoué mais historiquement établi.

A lire ou à relire, à la fois pour la qualité littéraire que traduit clairement la version française, et pour le travail d’historien qui accompagne, encadre et recadre les éléments biographiques.

 

Patryck Froissart

Plateau Caillou, mercredi 30 novembre 2022

 

Vincent Savarius (Bela Szasz)

Vincent Savarius est le pseudonyme de Béla Szasz (1910-1999). Né dans une famille prospère de Szombathely (Savaria en latin…) il entame ses études universitaires à Budapest en 1928, fait de la prison et part pour Paris en 1937 où il suit des cours à la Sorbonne, travaille comme assistant metteur en scène de cinéma (notamment pour Jean Renoir) et fréquente les milieux d'extrême-gauche. En 1939, un contrat de cinéma le fait partir en Argentine, où la guerre le surprend. Il y reste sept ans, militant dans des organisations antifascistes. Il rentre à Budapest en 1946. En 1948, il est chef du Service de presse et d’informations du ministère des Affaires étrangères puis de celui de l'Agriculture. En mai 1949, il est arrêté ; jugé secrètement en 1950, il est condamné à 10 ans de prison. Libéré en 1954, il refuse tout poste dans l'administration et devient traducteur. Il quitte la Hongrie fin 1956 après le soulèvement de Budapest et vit à Londres, où il travaille notamment pour les émissions en hongrois de la BBC

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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21/12/2022

Elvis à la radio, Sabine Huynh (par Patryck Froissart)

Elvis à la radio, Sabine Huynh (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.12.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanEditions Maurice Nadeau

Elvis à la radio, 304 p. 22€

Ecrivain(s): Sabine Huynh Edition: Editions Maurice Nadeau

Elvis à la radio, Sabine Huynh (par Patryck Froissart)

 

Dans le cadre de leur jeune collection « A vif », les Editions Maurice Nadeau – Les Lettres nouvelles viennent de publier cet ouvrage de Sabine Huynh, fortement autobiographique, dans lequel auteure, narratrice et personnage principal se confondent, même si, à intervalles réguliers, le JE devient EllE, en une sorte de dédoublement, d’une mise en miroir et d’une distanciation à l’occasion de quoi la narratrice, ayant déporté sa propre personne, fait d’elle un sujet d’observation pour se donner l’illusion d’en saisir plus objectivement les caractéristiques.

Le texte met en scène Sabine, née au Vietnam dans une famille vietnamienne francophone, petite bourgeoise, qui se retrouve socialement déclassée après la victoire du Vietcong et le départ de l’armée américaine.

Sabine a quatre ans, et vit une petite enfance paisible chez sa grand-mère lorsque ses parents prennent le risque de fuir le pays avec leurs enfants jusqu’en France où ils vont vivre une insertion difficile et désenchantée. La période heureuse de l’enfance chez l’aïeule est maintes fois évoquée avec une profonde nostalgie, accompagnée de ressentiment à l’encontre des parents pour l’avoir arrachée à cette femme aimée qu’elle croyait être sa mère.

Le père est embauché comme ouvrier à la chaîne dans une usine d’emballage de bouteilles d’une célèbre marque de boisson gazeuse, la mère travaille à domicile, à coudre à la machine du matin au soir, au noir, des pièces en séries pour une société occulte de confection.

Le déclassement est vite encore plus amèrement ressenti qu’au pays d’origine.

Plusieurs fils s’entrecroisent dans une trame narrative dense et captivante.

Le premier est la remémoration, en tableaux discontinus, de l’enfance et de l’adolescence de la narratrice Sabine, s’inscrivant dans une ambiance familiale marquée par le comportement dévastateur d’une mère aigrie, dominatrice, méprisante, cumulant violence et humiliations à l’encontre de ses enfants, et d’un père soumis que son épouse oblige à battre lui aussi la fratrie, au sein de laquelle la jeune Sabine semble être la cible « privilégiée » des coups et des apostrophes dégradantes. C’est une galerie de tableaux intimistes d’une jeunesse en souffrance, en de courtes séquences évitant toute excessive tonalité larmoyante, victimaire, misérabiliste, et disant les choses tantôt sur un ton léger pouvant n’être pas dénué d’humour et d’auto-dérision, tantôt en se laissant aller à un déchaînement de virulence, de colère, voire de haines exultées en un flot de parole dans le courant de quoi la phrase ponctuée se coule libérée de manière poétique, impétueuse, tumultueuse en des pages saisissantes qui constituent ici une des grandes réussites de l’écriture de Sabine Huynh.

Le second est constitué d’une série d’anecdotes, dont le souvenir ressurgit au hasard d’une écriture non linéaire, référant aux vicissitudes quotidiennes d’une trajectoire familiale caractérisée par une précarité permanente tant pour ce qui concerne ses aspects socio-économiques que pour ce qui touche à la fois au comportement des parents envers les enfants et à la relation incessamment conflictuelle entre le père et la mère qui aboutira à une violente scène de rupture, profondément traumatisante pour la fratrie, qui subira plus tard un second choc brutal provoqué par la mère, avec, cette fois, désintégration totale de ce qui reste de la cellule familiale et plongée, pour Sabine, dans l’errance sans domicile fixe et toutes les horreurs que cette chute comporte. Sabine Huynh a su avec pertinence mettre en scènes brèves mais crues, sans toutefois en faire absolument un réquisitoire grincheux contre le pays de transplantation, les problèmes concrets que peuvent avoir à affronter en France des parents immigrés dont l’intégration est rendue compliquée par l’inadéquation des qualifications professionnelles et que rend amers une désillusion brutale par rapport aux espoirs initiaux, ceux-là même qui ont provoqué le désir d’exil, pour des francophones francophiles, d’être accueillis les bras ouverts par la nation en leur qualité d’amoureux de la France, de sa culture, de sa civilisation.

Le troisième est d’ordre de la réflexion sur les interactions entre la littérature, l’écriture, le récit, les souvenirs prenant racine dans le vécu d’une part, dans l’imaginaire personnel, dans les lectures d’autre part.

 

« Je suis bien incapable de démêler la fiction du réel : au fil des ans j’ai forcément dû reconstruire, colmater des trous, mais qu’ai-je ajouté, ou retiré, pour accomplir mon dessein ? »

 

« Depuis l’adolescence, je sais qu’un jour j’écrirai sur ces îles dévastées que furent mes enfances… »


Ainsi récurremment l’auteure s’interroge, et questionne le lecteur, sur la nature et le statut de la vérité dans le récit, autobiographique en particulier, et sur ses corollaires, le mensonge, le déguisement, l’omission, sur l’éventualité d’une obligation morale, et intellectuelle, d’objectivité dans le rendu du souvenir, sur l’influence de l’intertextuel dans le discours narratif, sur la nécessité impérative d’écrire pour se connaître, sur la fonction psychanalytique et thérapeutique d’une écriture ayant pour dessein la quête, la conquête, la reconquête du passé au prix d’une fouille constamment renouvelée dans le limon des vies antérieures (il y a quelque référence à la recherche proustienne du temps perdu), au prix d’une résurgence de souffrance lors du remuement récursif du couteau dans les plaies qu’on rouvre.

 

« L’écriture m’a permis de redonner de la perspective, de la profondeur et de l’espoir à mon existence, en y réintégrant ce qui a pu être repéché après avoir jeté inlassablement ma ligne à l’eau. »

 

« Des trames et des trames se tissent à partir de presque rien, de quelques souvenirs infimes et douteux qui me prendraient moins d’une demi-heure à raconter si je devais essayer d’en faire part à l’oral, alors qu’à l’écrit je peux tisser, tresser, superposer, joindre, et peut-être même arriver à créer quelque chose, un ouvrage de l’esprit, brodé à l’aiguille… et au fil d’araignée. »

 

Le quatrième fil est celui du surgissement constant, dans la reconstitution de la mémoire, de l’intertextualité, comprise autant dans le champ littéraire que dans le domaine musical (d’où la référence à Elvis Presley dans le titre) et dans l’univers cinématographique.

Du livre d’apprentissage de la lecture « Daniel et Valérie », dont les textes et les illustrations brossent le quotidien d’une famille française « normale », à l’existence « réglée », dans un cadre rural tranquille, et dont Sabine oppose de façon récurrente, quasi systématique, les aspects trompeurs face au journalier heurté de sa propre enfance et à l’image « vécue » de son environnement familial et sociétal, aux références innombrables à des personnages et personnalités dont l’immixtion, fortuite ou recherchée, ponctuelle ou répétée, lui paraît être constitutive de la construction de sa mémoire. On relève ici en vrac et de façon très partielle les noms insérés dans le texte, ceux de Pic de la Mirandole, Francis Scott Fitzgerald, le Curé d’Ars, Watt Whitman, JMG Le Clézio, Jane Birkin, Jim Harrison, Elvis Presley et cetera et de multiples citations, faisant corps avec le récit, dont le référencement des noms des auteurs et auteures remplit pas moins de six pages en fin d’ouvrage (entre autres : Pérec, Brecht, Duras, Higelin, Bernhard, Arendt, et cetera), et, même lorsqu’il n’est pas cité, l’omniprésence, en arrière-plan et en filigrane, de Proust.

Exemple réussi de « littérature du fragment », tentative – tentation - acharnée de reconstruction du puzzle mémoriel, roman autobiographique (ou autobiographie romancée), voilà qui peut faire vivre un fort intéressant moment de lecture.

 

Patryck Froissart

Plateau Caillou, le 28 novembre 2022

 

Sabine Huynh est née en 1972 à Saïgon. Elle a grandi en France et a vécu en Angleterre, aux Etats-Unis, au Canada et en Israël. Traductrice de poésie, elle a publié entre autres un roman, un recueil de nouvelles et de nombreux recueils de poèmes.

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A propos de l'écrivain

Sabine Huynh

Sabine Huynh

 

Sabine Huynh est née en 1972. Docteur en linguistique (Université hébraïque de Jérusalem), auteur d’ouvrages de poésie et de prose, et d’une anthologie de poésie française contempo­raine, livres publiés entre autres aux éditions Galaade, Voix d’encre, La Porte et Publie.net. Elle écrit en anglais et en français, traduit quotidiennement, anime parfois des ateliers, et contribue régulièrement aux revues Terre à ciel, Terres de femmes et Recours au poème.

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 30.11.22 dans La Une LivresEn VitrineCette semaineLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Iles britanniquesRoman

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry, 594 pages, 10,60 €

Edition: Folio (Gallimard)

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

 

Il serait pour le moins présomptueux, et probablement ridicule, de prétendre apprendre quoi que ce soit aux « initiés » à l’occasion de la réédition en Poche chez Gallimard de cette œuvre monumentale, magistralement traduite de l’anglais par Stephen Spriel avec la collaboration de Clarisse Francillon et de l’auteur lui-même. Cette présentation ne s’adresse donc qu’aux lecteurs de notre magazine qui n’auraient pas eu encore l’inappréciable loisir de vivre l’expérience inoubliable que constitue cette journée à passer « au-dessous du volcan ».

L’exercice est d’ailleurs rendu particulièrement ingrat par le fait que le texte de la présente édition est encadré par une préface lumineuse de Maurice Nadeau et, en postface, par une analyse précise et érudite de Max-Pol Fouchet. Si on y ajoute cette autre préface rédigée en 1948 par Malcolm Lowry lui-même, il ne reste guère d’espace critique à un modeste rédacteur de chroniques littéraires, qui se trouvera contraint, au milieu de quelques modestes commentaires personnels, de reprendre entre guillemets convenus et convenables quelques particules élémentaires des décryptages brillamment opérés par Nadeau et Fouchet, et une phrase ou deux de la présentation de l’ouvrage par l’auteur.

Le personnage central est Geoffrey Firmin, Consul de Grande-Bretagne au Mexique, en résidence « dans un lieu où il n’y avait ni intérêts anglais ni Anglais, d’autant moins, à y réfléchir, que l’Angleterre avait rompu ses relations diplomatiques avec le Mexique ». Au moment où commence le récit de cette journée unique et particulière de 550 pages, soit le jour de la Toussaint de l’année 1938, Geoffrey, alcoolique invétéré, qui s’est démis de ses fonctions consulaires aléatoires, accessoires voire inexistantes, mais qui est resté dans la petite ville mexicaine, perdue, poussiéreuse, fantôme de Quauhnahuac, et qui semble porter sur ses épaules le poids d’une faute qui est à peine évoquée ici ou là dans le fil du récit, est sur le point de revoir et recevoir son épouse Yvonne, ex-actrice de cinéma, qui souhaite reprendre la vie conjugale après une rupture et un exil d’un an, alors que le couple est officiellement en instance de divorce.

Le même jour entre en jeu, de passage dans la résidence consulaire, le demi-frère de Geoffrey, Hugh, auteur compositeur de chansons sans succès, marin au long cours malgré lui, qui fut durant une période, courte heureusement, antisémite forcené, et qui aime Yvonne d’un amour resté platonique. Hugh a, ou a eu, un ami, qui réside également dans la ville. Jacques Laruelle, compagnon de jeunesse du Consul, a été l’amant d’Yvonne à Quauhnahuac, où il était venu retrouver Geoffrey. Le premier des douze « chapitres » est totalement consacré à la surprise et au désarroi, à la crise de jalousie, au dépit voire au dégoût qu’il éprouve lorsqu’il apprend, ce matin-là, l’arrivée d’Yvonne.

« Mais, hombre, Yvonne est retournée ! C’est ce que je ne comprendrai jamais ! Elle est retournée à cet homme ! ».

C’est pour échapper semble-t-il à la situation évidemment scabreusement dramatique qu’entretenait un an auparavant leur liaison qu’Yvonne avait pris brutalement alors ses distances, rompant ainsi simultanément avec l’époux et l’amant.

Ce sont quatre acteurs qui évoluent sur la scène à ciel ouvert de ces lieux eux-mêmes désespérés et sans perspective, à l’ombre constante et menaçante du volcan Popocatepetl, et, de manière plus intermittente, du volcan Ixta, interprétant une pièce d’une longueur anticonventionnelle dans le cadre, paradoxalement classique, de l’unité de temps, de lieu et, certainement, d’action, ce qui fait de ce texte envoûtant un « roman théâtre » unique en son genre. Texte envoûtant, oui, absolument mais incompréhensiblement envoûtant. Un « roman » de 550 pages quasiment sans aucune de ces péripéties haletantes qui par convention littéraire « font » les bonnes histoires, sans aucun de ces rebondissements susceptibles de tenir le lecteur en haleine, sans aucun de ces grands coups d’éclat qui ont pour fonction de raviver l’appétit, sauf tout à la fin :

– lors de la mort du Consul, mort tragique, atroce, misérable, absurde, qui pourrait se résumer à celle d’un ivrogne dans une rixe à la sortie d’un bistrot, et qui serait en soi, dans une lecture toute superficielle, assimilable à l’un de ces faits divers sordides récurrents dans les journaux régionaux,

– et, juste avant dans la linéarité du texte mais à la même heure, pas très loin de là, lors de la scène fantastique, nocturne, au fond des bois, à l’issue de laquelle le lecteur présume, sans que le narrateur le confirme, que meurt également Yvonne, sous l’assaut d’un cheval fantôme, au même moment donc que son mari.

Un « roman » de 550 pages au fil des premières 500 pages de quoi il ne se passe quasiment rien en matière d’événements dynamiques, voilà qui pourrait être d’un ennui mortel. Mais non ! On est pris, dès le début, dans un double cheminement : les protagonistes se déplacent, incessamment, et leurs pensées, leurs visions, les paysages qu’ils contemplent ou qui s’imposent soudain à leur regard, le temps qu’il fait et qui change, l’éclairage mouvant du jour, les couleurs, les bruits, les décors intérieurs (maison, estaminets, autobus), les mots qu’ils échangent, intensément, les accompagnent dans leurs déplacements à pied, à cheval, en autobus, en solitaires, à deux, à trois. Le lecteur effectue avec chacun un long voyage introspectif qui se poursuit durant les rares moments où les personnages s’immobilisent physiquement soit dans une des pièces de la maison du Consul ou de celle de Laruelle, soit dans un jardin, soit sur les gradins d’où on suit les diverses phases d’une série de rodéos, soit encore, le plus souvent, dans les bars et cantinas qui jalonnent les itinéraires ponctués de multiples libations, bière, tequila, mescal, whisky… surtout pour ce qui concerne Geoffrey qui combat en outre le risque d’atonie auquel l’expose son excès permanent d’alcool par de pleines goulées de strychnine.

Car l’alcool est en réalité l’élément primordial du récit, le moteur de l’action (ou de l’inaction, comme on voudra). Geoffrey Firmin ne peut, mais surtout ne veut, pas se passer de boire, de boire à outrance, certain qu’il est, a contrario des idées reçues, que la boisson est le seul remède qui lui permette de rester lucide, qui lui évite de perdre la raison dans une existence qu’il considère comme irrationnelle, dépourvue de sens.

Max-Pol Fouchet : « Il y a, chez le Consul, une soif infrangible. Non d’alcool. Mais d’ontique, de statique, d’être. L’alcool, pour lui, n’est pas vice : il est le moyen d’une connaissance. Par l’alcool, il espère sortir de lui-même, sortir d’une temporalité dirigée par le péché préalable, sortir de l’historicité et de la conscience historicienne. Par l’alcool, il voit, il se fait voyant, dans l’acception rimbaldienne du terme… ».

En premier lieu de cette sensation d’un non-sens existentiel prend place, autre ressort du récit, l’amour qu’il éprouve pour Yvonne, laquelle, il le sait, n’a jamais cessé de l’aimer. L’histoire, s’il en est une, tient en cette relation brisée que tous deux aimeraient sincèrement renouer tout en étant foncièrement conscients, malgré leur rêve, qu’ils savent utopique, d’une renaissance, d’un recommencement originel dans une cabane au Canada, que leurs chemins ne peuvent plus, définitivement, se rejoindre, ce qui sera hélas tragiquement, physiquement démontré par le dénouement (terme ici qui prend un sens littéral) que constitue la course haletante, inachevée d’Yvonne à travers bois vers Geoffrey qui l’attend dans la taverne où il est sur le point d’être assassiné.

« Ne te reste-t-il donc plus de tendresse ou d’amour pour moi ? » demanda soudain Yvonne, presque piteusement en se tournant vers lui, et il pensa : “Si, je t’aime, il me reste pour toi tout l’amour du monde, mais cet amour me paraît si loin de moi, et si étrange aussi, je pourrais prétendre l’entendre, un bruit sourd et un sanglot, mais loin, très loin, un son triste, perdu, et qu’il s’approche ou s’éloigne, je ne saurais le dire” ».

Pour le Consul, boire serait donc à la fois la raison de vivre et le moyen, par le suicide quotidien morbide que constitue un éthylisme volontairement renouvelé d’heure en heure, de mettre un terme à une vie devenue insupportablement pesante ?

Maurice Nadeau : « Au centre du tourbillon, dans cette zone de calme où l’air paraît raréfié parce qu’il est aspiré de tous côtés, se tient le Consul. Il souffre, il délire, il cherche à se fuir, il appelle au secours… ».

A chacun de découvrir, de ressentir, sans forcément pouvoir se l’expliquer, quel est le sens profond d’un tel roman, en quoi l’écriture en est extraordinairement piégeante, en quoi ses personnages sont prodigieusement attachants, en quoi s’exprime et s’imprime puissamment dans l’âme du lecteur la fonction poétique caractérisant de multiples pages, en quoi la minutie avec laquelle sont décrits les moindres détails des décors tant naturels que domestiques insère, enserre si intiment le lecteur dans un contexte déprimé, en quoi l’auteur a su, page à page, créer et maintenir une sorte d’atmosphère qui émane si magiquement de la lecture qu’il soumet ledit lecteur entièrement à son omnipotence de démiurge.

On a coutume, à juste raison sans doute, de comparer Au-dessous du volcan avec A la Recherche du temps perdu. De fait, Lowry opère une belle jonction romanesque entre les deux œuvres lorsque Laruelle se souvient, comme d’une certaine madeleine, d’une séquence de sa jeunesse française, qu’il rattache abruptement dans une rêverie solitaire à une virulente résurgence de sa passion pour Yvonne : « … cette première fois où, seul, marchant dans les pâquis au sortir de Saint-Prest […], il avait vu s’élever lentement et merveilleusement et dans une infinie beauté au-dessus des chaumes semés de fleurs sauvages, s’élever lentement au soleil […] les deux flèches jumelles de la cathédrale de Chartres… ».

Un lien intertextuel plus anecdotique est créé facétieusement par l’auteur avec l’une de ses autres propres œuvres, lors de l’apparition inopinée et fugace du personnage Quattras, le noir dézingué qui danse et chante dans l’asile d’aliénés où se déroule Lunar Caustic, roman récemment recensé dans notre magazine.

Les quelques considérations personnelles ci-dessus exprimées ne peuvent certainement pas suffire à expliquer le pouvoir qu’exerce cette œuvre qui, comme celle de Proust, possède ses admirateurs inconditionnels et ses détracteurs définitifs.

Maurice Nadeau : « Il existe une étrange confrérie : celle des amis d’Au-dessous du volcan. On n’en connaît pas tous les membres et ceux-ci ne se connaissent pas tous entre eux. Mais, que dans une assemblée, quelqu’un prononce le nom de Malcolm Lowry, cite Au-dessous du volcan, les voici qui s’agrègent, s’isolent, communient dans leur culte. Ils plaignent les non-initiés et si, d’aventure, ils ont affaire à un adversaire ou à un sceptique, ils l’accablent ».

« On gloserait à l’infini à propos d’une œuvre aussi riche et aussi profonde… ».

Malcolm Lowry : « Ce roman […] a pour sujet les forces dont l’homme est le siège, et qui l’amènent à s’épouvanter devant lui-même. Le sujet en est aussi la chute de l’homme, son remords, son incessante lutte pour la lumière sous le poids du passé, son destin. L’allégorie est celle du jardin d’Eden, le jardin représentant ce monde dont nous risquons d’être rejetés un peu plus encore qu’au moment où j’écrivais ce livre. […] Tout au long des douze chapitres, le destin de mon héros peut être considéré dans sa relation avec le destin de l’humanité ».

L’initiation est hautement recommandée.

 

Patryck Froissart

 

Né dans le port anglais de Birkenhead en 1909, décédé à Ripe en 1957, Malcolm Lowry s’engage à dix-huit ans comme steward pour aller jusqu’en Chine, et il interrompt ensuite ses études à l’Université de Cambridge pour s’embarquer comme chauffeur sur un cargo. Ce goût des voyages, dont le court roman Ultramarine (1933) est le reflet, le mènera en France, aux États-Unis, au Mexique, au Canada. Mais sa plus grande aventure sera celle de son roman Au-dessous du volcan (Under the Volcano, 1947).

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)

Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 10.11.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)BiographieRoman

Fils unique, Stéphane Audeguy, 322 pages, 8,40 €

Edition: Folio (Gallimard)

Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)

 

Jean-Jacques Rousseau mentionne en quelques lignes dans Les Confessions l’existence d’un frère aîné contraint, suite à quelques écarts de conduite et surtout à une altercation ayant provoqué mort d’homme, de quitter la demeure familiale et Genève pour échapper à la police. Il semble que notre Jean-Jacques national n’ait ensuite plus jamais eu ou plus jamais cherché à avoir de nouvelles de son frère. L’auteur s’est emparé de cette révélation pour faire écrire l’histoire de François Rousseau, né en 1705, par lui-même à la première personne, comme en une sorte de « Confessions » parallèles.

L’adolescence de François se déroule à Genève. Le jeune Rousseau, qualifié de « polisson » par Jean-Jacques, son cadet de dix ans, effectue un séjour en maison de correction à l’âge de treize ans et s’initie ensuite au métier d’horloger, tout en bénéficiant, selon l’auteur, de la tutelle équivoque et de la férule pédago-philosophique d’un certain marquis de Saint-Fons, grâce à la protection, aux relations et à l’assistance de qui, après l’homicide involontaire, le fugitif vivra quelques années tranquilles en France.

La suite de son existence, que l’auteur fait longue puisque le personnage raconte dans les dernières pages sa participation anonyme au transfert au Panthéon des cendres de son frère en 1794, est essentiellement romanesque. Le récit brasse, recouvre, enfouit, assimile en une fiction assurément captivante les quelques rares détails concrets qui aient pu être retrouvés de la vie du véritable François et les quelques allusions faites par Jean-Jacques dans les Confessions, mais le lecteur peut n’en rien savoir et cela n’a pour lui aucune importance. Le fait est qu’on se laisse facilement entraîner dans le cours aventureux d’une vie qui se déroule et s’inscrit, et c’est là que le roman prend toute sa consistance, tout son intérêt, et toute sa raison d’être, dans un contexte historique soigneusement reconstitué sur la base d’une documentation particulièrement fouillée. Alors la fiction trouve là, paradoxalement, une plausible réalité.

Tout devenant possible de la part de l’auteur, destinateur omnipotent, François Rousseau traverse le XVIIIe siècle tantôt brimbalé dans les turbulences de cette époque riche en événements de toute nature, tantôt témoin rapporteur, tantôt figurant anonyme dans des reconstitutions de scènes historiques, tantôt promu et institué participant, voire acteur de premier plan dans de grands événements. Tout en observant, notant, contant, agissant, le narrateur commente, analyse, critique l’actualité, les faits, la politique, les prises de position des célébrités du siècle, les mœurs et leur évolution, les courants philosophiques contradictoires qui agitent cette période tumultueusement féconde.

Ainsi, par exemple, est relatée l’affaire Damiens, du nom de l’auteur d’un attentat au couteau contre Louis XV. Après avoir rappelé les circonstances de l’attentat, l’arrestation, le procès et la condamnation à mort de Damiens, François se retrouve aux premières loges, et avec lui le lecteur, pour suivre les supplices successifs qui sont infligés à l’agresseur en place de Grève.

L’homme avait dormi attaché sur un lit afin d’éviter qu’il n’attentât à sa propre vie. Sa cellule avait été entourée d’une nuée de gardes. Les despotes n’aiment guère qu’on leur dispute le droit de tuer, et font en sorte de vous l’appliquer du plus lentement qu’ils le peuvent.

L’auteur ne se prive pas d’évoquer à l’occasion un travers populaire de toujours qui connaît à notre époque, avec les réseaux sociaux, ses plus irraisonnables développements.

Et puisque aucune hypothèse concernant ceux qui avaient armé le bras de Damiens ne soutenait un examen sérieux, on se mit en devoir d’en former de plus vagues, de plus fumeuses, de plus extravagantes, de plus enivrantes : on inventa des complots inextricables, des conspirations géniales, des menées si ténébreuses que le diable lui-même ne s’y serait point reconnu.

Stéphane Audeguy sait écrire, manier la langue, la belle, l’élégante, celle du siècle de Rousseau, ce qui contribue à accorder un feint crédit à ce qui est présenté comme un récit autobiographique, à considérer comme vraisemblables ces Confessions et conséquemment à donner corps, chair et âme à ce personnage dont on oublie aisément qu’il est de fiction.

Alors on s’y laisse prendre. On sympathise. On s’intéresse aux aléas d’une existence dense et pleine de péripéties. On plonge dans le siècle. On entre dans l’intimité présumée de la famille Rousseau, on découvre les relations distendues entre les parents, les années d’enfance de François, choyé, chouchouté, gâté par les femmes de la maison (le père ayant pour un temps disparu), et la perte brutale de son statut d’enfant unique à la naissance de Jean-Jacques suite à la réapparition inattendue du père et au rabibochage du couple parental.

Et on suit François philosophe, parfois à contre cours du système de pensée du célèbre frère avec qui, avant l’exil, il lui est arrivé de débattre, par exemple de la prédestination, François rebelle, François critique social, François athée, libre penseur, François libertin dont la première affirmation philosophique se manifeste à l’âge de quatorze ans dans une thèse qu’il fait lire à son mentor Saint-Fons.

Le clitoris m’apparut comme la preuve irréfutable de l’inexistence de Dieu. […] Enchanté de moi-même et de mon système, je donnai à Saint-Fons une belle copie de ma philosophie première. Il la lut aussitôt, et je ne me souviens pas de l’avoir vu jamais autant rire…

François ami d’une proxénète de haut rang dont il devient le conseiller dans la gestion de la maison de rendez-vous, François ballotté dans les tourbillons de la Révolution, François embastillé, François qui devient, à la Bastille, l’ami, le confident de notre divin marquis, qui sauve de la destruction du bâtiment, en 1789, le manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome, François libéré qui obtient le privilège de récupérer et de vendre les pierres de la forteresse, François qui utilise son savoir d’horloger à la fabrication d’un automate pouvant servir d’infatigable et puissant amant, avec coups de boutoir appropriés et prétendues vraies éjaculations, aux dames de la bourgeoisie, voire à leurs maris… On en passe, et des meilleures.

François, dont le caractère, les pérégrinations, la morale, l’agitation sociale, les fréquentations, les intrigues, les manigances, les trafics en tout genre apparaissent comme une image inversée de ce qu’on imagine de l’existence de Jean-Jacques…

Truculence, turbulence, fantaisie, critique socio-historique font de ce roman qui eût pu être écrit par un libertin du XVIIIe siècle un savoureux morceau de littérature.

 

 

Patryck Froissart

 

 

Né à Tours en 1964, Stéphane Audeguy étudie tout d’abord la littérature anglo-saxonne, et séjourne un an aux États-Unis, en tant qu’assistant à l’université de Charlottesville (Virginie). Puis il revient à Paris, où il obtient l’agrégation de lettres modernes. Attiré par le cinéma, il collabore à divers courts métrages. Il enseigne ensuite l’histoire du cinéma et des arts dans les Hauts-de-Seine. En 2005, les éditions Gallimard publient avec succès son premier roman, La Théorie des nuages. Ce roman inclassable et poétique est récompensé par de nombreux prix, dont le Grand Prix Maurice Genevoix de l’Académie Française. En 2007 paraît aux éditions Gallimard son deuxième roman, Fils unique : ces mémoires fictives du frère aîné de Jean-Jacques Rousseau, érudit et libertin, reçoivent le prestigieux prix des Deux-Magots. Suivent un roman situé dans le Kenya contemporain, Nous autres (2009), et un roman d’Histoire et d’amour donnant la parole à la ville de Rome, Rom@ (2011).

 
 
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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)

Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.10.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanPointsSeuil

Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart, Points, 448 pages

Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)

Est-il un roman plus bouleversant, plus poignant, plus accablant, plus désespérant que celui-ci ? On a écrit, on a dit, on a fait des documentaires et on a publié, à juste raison, des sommes de documents écrits, photographiques, audiovisuels sur la Shoah, sur l’Holocauste. Primo Levi en a livré un effroyable témoignage. Steiner a « raconté » Treblinka. Il y a eu Nuit et Brouillard, les minutes du Procès de Nuremberg. Des survivants ont témoigné, douloureusement. On a filmé, on a « visité » Auschwitz, Buchenwald… Qui affirme n’avoir aucune connaissance de l’horreur est ignare, hors du temps, ou menteur. Bien sûr, hélas il y a les immondes révisionnistes, les crapules négationnistes. Ceux-là, qu’ils aillent au diable ! La puissance du Dernier des Justes annihile leur puante existence. Car la haine antisémite n’est pas, l’expose ici magistralement Schwarz-Bart, « seulement une histoire du XXe siècle » : ça dure, ça se répète, ça revient, c’est récurrent, depuis les siècles des siècles de « l’ère chrétienne » fondée sur « l’amour du prochain ». Du début à la fin du récit que le présent ouvrage fait commencer précisément le 11 mars 1185, on constate, on confirme, on ne peut que reconnaître que notre « civilisation », loin de s’améliorer, de « s’humaniser », tombe et retombe, régulièrement, dans l’inhumanité, la bestialité, la barbarie, en particulier et de façon odieusement systématique à l’encontre des communautés juives.

Le texte, marqué par une tonalité constante de cinglante antiphrase, de glaçante dérision, d’amère ironie, de fausse légèreté dont on pourra mesurer la foncière désespérance ou le fatalisme définitif dans les extraits qui suivent, est consacré en majeure partie à Ernie Lévy, citoyen juif européen, ashkénaze, du 20ème siècle. Mais il est longuement et précisément précédé de la saga de la lignée des Lévy, ses ancêtres que la tradition range, explique l’auteur, parmi les trente-six Justes qui, de siècle en siècle et de génération en génération, sont élus parmi les élus par la volonté divine pour concentrer en eux, porter sur eux, prendre à leur compte toutes les souffrances de tous les Juifs du monde.

En effet, « la véritable histoire d’Ernie Lévy commence très tôt, vers l’an mille de notre ère, dans la vieille cité anglicane de York. Plus précisément : le 11 mars 1185. Ce jour-là, l’évêque William de Nordhouse prononça un grand sermon et aux cris de “Dieu le veut !” la foule se répandit sur le parvis de l’église ; quelques minutes plus tard, les âmes juives rendaient compte de leurs crimes à ce Dieu qui les appelait à lui par la bouche de son évêque ».

Le récit est fondé sur « l’antique tradition juive des Lamed-waf que certains talmudistes font remonter à la source des siècles, aux temps mystérieux du prophète Isaïe. Des fleuves de sang ont coulé, des colonnes de fumée ont obscurci le ciel ; mais franchissant tous ces abîmes, la tradition s’est maintenue intacte, jusqu’à nos jours. Selon elle, le monde reposerait sur trente-six Justes, les Lamed-waf que rien ne distingue des simples mortels ; souvent, ils s’ignorent eux-mêmes. Mais s’il venait à en manquer un seul, la souffrance des hommes empoisonnerait jusqu’à l’âme des petits enfants, et l’humanité étoufferait dans un cri. Car les Lamed-waf sont le cœur multiplié du monde, et en eux se déversent toutes nos douleurs comme en un réceptacle ».

Afin que puisse être pleinement appréhendée la litanie ininterrompue des persécutions, l’auteur procède par une succession chronologique de récits biographiques mettant en coïncidence la tragique destinée collective des Juifs et les destins individuels s’inscrivant dans la filiation des Justes.

Cette lignée des Justes qui sert de fil romanesque commence lors du massacre de York évoqué tout au début, avec « la survie extraordinaire du jeune Salomon Lévy, fils benjamin de rabbi Yom Tov Lévy », lequel Yom Tov, réfugié avec quelques dizaines de coreligionnaires dans une vieille tour de la ville, y procéda, après six jours de siège, à un suicide collectif en réponse aux exhortations d’apostasie que leur lançaient incessamment les assiégeants en échange d’une hypothétique vie sauve.

« Et voici encore : D’entre le charnier couvert de mouches renaquit son benjamin, Salomon Lévy, que soignèrent les anges Uriel et Gabriel. “Et voici enfin : Quand Salomon eut atteint l’âge de raison, l’Éternel lui vint en songe et dit : Écoute, Salomon, prête l’oreille à mes paroles. Le dix-septième jour du mois de Sîvan 4945, ton père rabbi Yom Tov a été pitoyable à mon cœur. Il sera donc fait à sa descendance, et dans les siècles des siècles, la grâce d’un Lamed-waf par génération. Tu es le premier, tu es celui-là, tu es saint” ».

Salomon vécut à Troyes et finit au bûcher sur décision du roi Saint Louis « de précieuse mémoire », en l’an de grâce 1240. Son fils unique, Manassé dit « le beau » regagna l’Angleterre, plaida la cause des Juifs, journellement accusés de sorcellerie, meurtre rituel, empoisonnements de puits et autres gracieusetés, jusqu’au jour où ses plaidoiries se retournèrent contre lui. Aussi le 7 mai 1279, devant un parterre des plus jolies dames de Londres, dût-il souffrir la passion de l’hostie au moyen d’une dague vénitienne, bénie et retournée trois fois dans sa gorge. Son fils Israël exerça discrètement l’humble métier de cordonnier à Londres jusqu’à l’édit d’expulsion des Juifs d’Angleterre. Devenu président de la communauté juive de Toulouse, il mourut en 1348 des suites de la gifle pascale administrée traditionnellement chaque année par le comte de Toulouse au représentant des Juifs locaux.

Rabbi Mathatias Lévy, son fils, était un homme si versé dans les sciences mathématiques, l’astronomie, et la médecine que certains Juifs eux-mêmes le soupçonnaient de pactiser avec le diable. Constamment menacé de sorcellerie, obligé de fuir et de se cacher durant toute sa carrière de médecin, il finit, après l’édit de Charles VI ordonnant l’expulsion des Juifs de France, en Espagne au milieu du siècle suivant, sur l’immense dalle blanche du Quémadéro de Séville. Autour de lui, entremêlés aux fagots, se tenaient les trois cents Juifs de la fournée quotidienneSon fils Joakim témoigna avec éloquence de sa vocation. A moins de quarante ans, il composait un recueil de décisions spirituelles, ainsi qu’une vertigineuse description des trois séphiroth cabalistiques : Amour, Intelligence, Compassion. Il dut néanmoins fuir au Portugal à la publication de l’édit décrétant l’expulsion des Juifs d’Espagne, et fut ensuite vendu aux Turcs comme esclave quand Jean III du Portugal chassa à son tour les Juifs de son royaume. Un doute plane sur la fin du rabbi. Une ballade sentimentale la situe en Chine, sur la pointe d’un pal ; mais les auteurs plus réfléchis avouent leur ignorance.

Son fils Haïm, promis à Christ et baptisé d’abondance dans plusieurs couvents, connut un prodigieux destin ; élevé au couvent, ordonné prêtre, il judaïsait sous la soutane… Après maintes vicissitudes, trahi par un coreligionnaire, il est reconduit en Portugal. Là, on brise ses membres au chevalet ; on coule du plomb dans ses yeux, ses oreilles, sa bouche, son anus, à raison d’une goutte par jour ; on le brûle enfin.

Son fils Ephraïm Lévy fut pieusement élevé à Mannheim, Karlsruhe, Tübingen, Reutlingen, Augsbourg, Ratisbonne, toutes villes dont les Juifs furent non moins dévotement chassés. Enfin, il prit le chemin de la mort des Justes, frappé d’une pierre qui l’atteignit à Kassel.

Son fils Jonathan eut une vie plus recommandable. Il parcourut de longues années la Bohême et la Moravie – colporteur d’occasion, et prophète […] En ce temps-là, tous les Juifs d’Occident portaient l’uniforme d’infamie ordonné par le pape Innocent III […] Une heureuse indiscrétion révélant son essence de Lamed-waf, […] on le maria, il fut admis au séminaire du grand Yehel Mehiel où onze ans pour lui s’écoulèrent comme un jour. Lors, Ivan IV le Terrible annexait Polotzk en coup de foudre ! Comme on sait, tous les Juifs furent noyés dans la Dvina, à l’exception de ceux qui baiseraient la Sainte Croix, prélude à l’aspersion salvatrice d’eau bénite. Le tsar se montrant désireux d’exhiber à Moscou, dûment aspergé, « un couple de frétillants rabbinots », il fut donc procédé à la conversion méthodique de rabbi Yehel et rabbi Jonathan. En désespoir de cause on les fixa à la queue d’un petit cheval mongol, puis leurs dépouilles furent hissées à la branche maîtresse d’un chêne, où les attendaient deux cadavres de chiens ; enfin, à la masse balançante de chair, on apposa la fameuse inscription cosaque : DEUX JUIFS DEUX CHIENS TOUS QUATRE DE LA MÊME RELIGION.

Suivront Néhémias Lévy, puis Jacob (mort à Kiev en 1723), Haïm Lévy dit Le Messager installé à Zémiock en Pologne. Le récit se pose en ce lieu avec la vie, beaucoup plus longuement et intimement contée, de manière beaucoup plus détaillée, de Mardochée Lévy et de la belle Judith, laquelle donne naissance à Benjamin Lévy. Le couple et Benjamin échappent de peu au massacre des Juifs de Zémiock par les Cosaques durant la première guerre mondiale. A partir de cet épisode tragique les quatre cinquièmes restants de cet imposant roman se situent dans le contexte historique du XXe siècle. Benjamin s’exile en Allemagne car les Juifs allemands, lui avait-on dit, étaient si gentiment installés dans ce pays que nombre d’entre eux s’estimaient « presque » plus allemands que juifs. Ceci était sans doute fort curieux sinon louable, mais n’en démontrait que mieux la bonhomie et la douceur du caractère allemand.

Sic !

Il s’installe et fait venir sa famille à Stillenstadt, en français : « La ville tranquille ».

Re-sic !

C’est là que naît Ernie, qui devient le personnage principal des 250 dernières pages, Ernie dont l’enfance, l’adolescence se déroulent, marquées par la haine, les exactions, la Nuit de Cristal, dans l’Allemagne nazie, et dont la vie se poursuit dans la clandestinité en France, au rythme des rafles, des fuites, jusqu’à Drancy où, pour y rejoindre Golda, la femme qu’il aime et qui a été raflée à Paris, il convainc, après maintes supplications, les gardiens de l’interner :

– Je voudrais entrer au camp, s’il vous plaît. Je suis juif. Puis il assura sous son bras le petit baluchon des anciens de Zémyock et fit une courbette. – Tu entends ? dit le premier gendarme en désignant l’étoile d’Ernie, il est juif. Alors subséquemment que moi je suis gendarme.

La suite, l’horreur, le train, le wagon plombé, l’horreur, l’enchevêtrement des corps, l’horreur, la faim, la soif, l’horreur, les mourants, les cadavres, les vivants, enfants, vieillards, femmes, l’horreur, des jours et des nuits, la gare factice du camp d’extermination, le tri, l’horreur, la douche létale, l’horreur, l’horreur, l’horreur, la mort du Dernier des Justes…

Nos chroniques invitent souvent à lire les ouvrages sur lesquels elles portent. En l’occurrence, ce n’est pas une invite, c’est une incitation, une recommandation, une injonction : il faut lire, relire et faire lire Le Dernier des Justes, contribution majeure à notre devoir de mémoire collectif. Lecture souvent insoutenable, certes, mais la démonstration de la vérité, aussi immonde soit-elle, oblige, sans relâche, sans réserve, à mettre les mots sur l’innommable, à dire l’indicible. André Schwarz-Bart l’a fait, de façon puissamment expressive. Rendons-lui hommage en entrant dans son livre.

 

Patryck Froissart

 

Né à Metz en 1928, mort à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) en 2006, André Schwarz-Bart (né sous le nom d’Abraham Szwarcbart) est un écrivain français. Il est issu d’une famille juive polonaise dont trois des membres disparaissent après leur déportation au cours de la Seconde Guerre mondiale. Engagé dans la Résistance au cours de la guerre, puis, à son issue, ouvrier en usine, membre des jeunesses communistes, il passe son baccalauréat et obtient une bourse pour entreprendre des études à la Sorbonne. André Schwarz-Bart est surtout connu comme l’auteur du Dernier des justes qui obtient le prix Goncourt en 1959. Sept ans après ce prix, André Schwarz-Bart publie avec son épouse antillaise Simone Schwarz-Bart Un plat de porc aux bananes vertes, puis en 1972, La Mulâtresse solitude.

Finalement, après ce tour du monde affligeant, Benjamin opta en faveur du mot : Allemagne. Car les Juifs allemands, lui avait-on dit, étaient si gentiment installés dans ce pays que nombre d’entre eux s’estimaient « presque » plus allemands que juifs. Ceci était sans doute fort curieux sinon louable, mais n’en démontrait que mieux la bonhomie et la douceur du caractère allemand. Sur-le-champ et comme transporté d’enthousiasme, Benjamin imagina une sensibilité allemande, si exquise, si raffinée, si noble enfin que, pris de scrupule et saisis d’admiration, les Juifs en devenaient allemands jusque dans l’âme (Schwarz-Bart, André, Le Dernier des Justes, Cadre rouge, French Edition, p.108, Editions du Seuil, Édition du Kindle).

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)

Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 06.10.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresRoman

Biribi, Georges Darien, Editions de Londres, réédition format Poche, 2011, 360 pages 7,10 €

Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)

 

Biribi est un terme officieux qui désignait, non un lieu unique, mais un ensemble de compagnies disciplinaires installées dans des camps pénitentiaires, dans l’Afrique du Nord en cours de colonisation au XIXe siècle, où étaient déportés et internés les militaires français réfractaires ou indisciplinés.

Biribi est le titre d’un roman écrit en 1888 par Georges Darien et publié en 1890 par l’éditeur Alfred Savine, dont les éléments se fondent sur l’expérience personnelle de l’auteur.

« Le récit s’inscrit, dit en préface l’éditeur, dans la catégorie des romans et récits carcéraux, dont Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler, Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, ou encore Letter from Birmingham jail de Martin Luther King et les textes de Nelson Mandela. Il est aussi à l’origine du reportage d’Albert Londres sur ces mêmes camps disciplinaires, Dante n’avait rien vu, dont la publication entraînera la fermeture de… Biribi ».

L’auteur est un révolté. Tout au long de sa vie et de sa carrière littéraire, il s’attachera à dénoncer les bourgeois, la guerre, les catholiques, les antisémites, les nationalistes revanchards, les colonialistes, les exploiteurs, les pauvres soumis (dans une tradition littéraire qui n’est pas sans rappeler La Boétie et le Discours de la servitude volontaire (préface de l’éditeur).

Le personnage narrateur, portant le nom de Froissard (sic) et s’exprimant à la première personne, raconte sans fioritures les circonstances qui l’ont amené à prendre ses distances, dès son adolescence, avec le quotidien bourgeois, à la morale étriquée, de sa famille et, dédaignant le mode aléatoire de la conscription obligatoire par tirage au sort, à s’enrôler comme volontaire, tout en saisissant au moment même de la signature la contradiction entre cet engagement dans une structure soumise à un règlement rigide et sa volonté de se libérer du carcan des valeurs bourgeoises et des règles sociales en vigueur dans la vie civile, mais en acceptant cette contradiction comme étant le seul moyen de rompre avec son milieu.

La chose que je viens de faire, je le sais, était une chose forcée ; mais je sens que c’est aussi une chose bête, triste, et, qui plus est, irréparable.

Dès son incorporation, Froissard est confronté à la discipline forcenée que font régner dans l’armée française de cette époque des galonnés convaincus que leur mission est de faire de chaque homme sous leurs ordres un automate prêt à exécuter les ordres les plus insensés. Malgré les efforts louables qu’il fait durant les premiers mois pour s’intégrer, il devient vite par son comportement, de petites « réponses inconvenantes » en légers retards, l’un des troupiers portant sur son livret, pour les motifs les plus futiles, le plus grand nombre de « punitions », et il s’attire en conséquence la hargne des sergents qui, cercle vicieux, guettent de plus en plus la moindre occasion que leur offre volontairement ou non Froissard, un geste, une grimace, un mot, pour ajouter une ligne à son palmarès et pour signaler aux officiers supérieurs la conduite non réglementaire, puis l’indiscipline récurrente de ce mauvais Français. Il y met pourtant du sien, le Froissard. Mais cela ne marche pas. Même pas capable d’astiquer convenablement, comme un vrai soldat doit savoir le faire, ni ses bottes, ni la crosse ni le canon de son fusil, ce que notre homme rapporte avec humour :

Il y a encore une autre chose qui achève de me mettre mal dans les papiers de mes chefs. J’astique d’une façon déplorable ; et, malheureusement, on est assez porté, dans l’armée, à juger de l’intelligence d’un homme d’après le degré de luisant et de poli qu’il est capable de donner à un bout de fer ou à un morceau de cuir. « Faites-vous astiquer ! » me répète le capitaine, qui maintenant me fourre dedans, régulièrement, à chaque revue. Je n’ai pas le sou. Je ne peux pas me faire astiquer.

– Alors, vous n’arriverez à rien.

Ça ne m’étonnerait pas.

En attendant, je couche en permanence à la salle de police.

C’est dans cette salle de police que se joue la suite, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire :

Un soir, on vient m’y chercher. Il paraît qu’il y a du nouveau. On mobilise une batterie pour l’envoyer en Tunisie. On a dressé une liste des hommes qui la composent et je suis inscrit un des premiers. – Quand part-on ? – Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux, sans harnachement, sans rien…

En Tunisie, Froissard découvre avec dégoût les réalités triviales de la mission civilisatrice de l’armée coloniale.

Les femmes, le jeu, l’alcool, voilà les trois produits de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte aux indigènes de leurs mœurs grossières et sauvages.

Dans un premier temps, le train-train militaire, ponctué par les permissions de sortie dont il profite pour observer avec intérêt le pays et ses habitants, paraît presque supportable. Mais deux heures de retard au retour d’une de ces excursions lui valent à nouveau la prison. Dès lors les punitions, infligées en rafales par des sous-officiers lui ayant collé la qualification définitive d’irréductible insoumis, s’enchaînent et s’aggravent jusqu’à son internement dans un des bagnes disciplinaires de Biribi, puis dans un autre, des endroits épouvantables, isolés, enclos concentrationnaires hideux où il vivra dans les conditions les plus inhumaines trois longues années de galère.

La lecture en est poignante, jusqu’à en être souvent insoutenable. L’auteur reproduit crûment, dans une langue à la fonction violemment impressive, l’état de brute en lequel on s’obstine à le réduire par la succession interminable des brimades, des coups, des humiliations, des privations, des exactions dégradantes, des sévices accompagnant l’accomplissement forcé de tâches n’ayant aucun sens, aucune utilité. Le lecteur d’aujourd’hui ne peut s’empêcher de reconnaître dans ces tableaux infâmes une tragique esquisse des horreurs des camps de concentration du siècle qui a suivi celui de Biribi.

Malgré tout, une indomptable force de volonté lui permet de survivre, au milieu de l’hécatombe qui sera fatale à nombre de ses misérables compagnons de bagne, officiellement déclarés « morts pour la France » au terme d’un odieux calvaire. Le récit, évidemment postérieur à sa libération, de cet autre témoignage de ce que l’homme est capable de faire subir à ses semblables, en est, souvent marqué d’un humour caustique, cinglant, de toute la dérision et de l’ironie propres à faire ressortir, par un violent écart entre le fait relaté et la tonalité de la relation, avec une acuité maximale la globalité sordide du tableau et les souffrances personnelles du bagnard. Y sont dénoncés ainsi avec virulence :

– les effets pervers, sociaux, économiques, culturels, sur les populations locales, des conquêtes coloniales, le racisme affirmé, les spoliations, l’exploitation, les meurtres gratuits,

– la corruption systématique qui gangrène sur place tous les échelons de l’armée, consistant par exemple pour les officiers responsables des compagnies à réduire drastiquement les rations pour revendre à leur profit les surplus ainsi dégagés,

– le caporalisme bête et méchant, la volonté expresse d’asservir, d’assujettir et d’abrutir les soldats indisciplinés,

– l’encouragement à la délation, à la pratique de l’espionnage mutuel, au rapportage, à l’invention de faux témoignages,

– l’obséquiosité, le léchage de bottes, le souci effréné de plaire au supérieur, ce qui donne lieu à cette saillie moqueuse : « J’ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l’habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu’il aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué »,

– et par-dessus tout l’ignominie, le sadisme et l’infinie inventivité des bourreaux dans la déclinaison des supplices à infliger aux victimes.

Froissard s’en sort sauf mais meurtri. Sa vengeance, il la mûrit, il l’élabore. Il a décidé qu’elle sera littéraire. Il n’en veut point d’autre. Ce qui donnera ce roman antimilitariste à l’extrême, dont on peut citer en conclusion l’une des expressions les plus acerbes :

L’armée, c’est le cancer social, c’est la pieuvre dont les tentacules pompent le sang des peuples et dont ils devront couper les cent bras, à coups de hache, s’ils veulent vivre. Ah ! Je sais bien : le patriotisme !… Le patriotisme n’a rien à faire avec l’armée, rien…

Lire Biribi, c’est prendre une douche glacée : ça fait mal, mais ça lessive, et ça remet les idées en place.

 

Patryck Froissart

 

Georges Darien, né Georges Hippolyte Adrien en 1862 et mort en 1921, à Paris, est un écrivain français de tendance anarchiste, frère du peintre Henri Gaston Darien.

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally (par Patryck Froissart)

J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 08.09.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes Livres

J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally, Editions Le Printemps, 2020, 83 pages

J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally (par Patryck Froissart)

 

Issa Asgarally, ami de JMG Le Clézio et exégète régulier de son œuvre, livre en cet essai une intéressante et pertinente analyse d’un des fondements spécifiques de l’écriture du lauréat du Prix Nobel, à savoir la récurrence de sa vision particulière, militante, de l’interculturel. L’origine de cette posture de l’interculturalité comme pilier de l’humanisme est d’abord familiale, ensuite conjugale. Le Clézio, né à Nice dans une famille d’origine mauricienne, cumule dès l’enfance la double culture créole et française. Tout jeune, JMG rejoint son père, médecin anglophone de nationalité britannique, au Nigéria, où il appréhende les cultures locales (L’Africain). Plus tard, il marchera, à Rodrigues, sur les traces de son grand-père mauricien, chercheur d’or, et se plongera dans l’environnement créole de cette île isolée (Le Chercheur d’or, et Voyage à Rodrigues).

Par ailleurs, par l’entremise de son épouse marocaine Jemia, et en sa compagnie, il part sur la piste des origines de sa compagne avec qui il partage un temps « le quotidien des Aroussiyine », dans l’extrême-sud du royaume, dans cette région aride et rude nommée Seguia El Hamra (Gens des nuages et Désert).

Tout naturellement, dans le contexte spatio-temporel de cette histoire familiale, Le Clézio lui-même devient précocement et reste un éternel voyageur, non pas tel un visiteur qui passe, mais tel un découvreur, un humaniste positivement curieux, qui s’installe, qui séjourne, longuement, ici puis là, qui prend le temps d’appréhender, de comprendre les cultures au sein desquelles il en vient à se fondre, à s’en imprégner et à les intégrer dans sa vision globale du monde : celles de l’Afrique et du Maroc dans lesquelles il a passé de longues périodes, celles, amérindiennes, d’Amérique du Sud et du Mexique où il a longtemps résidé, celles, asiatiques, en particulier de cette Corée où il a vécu également, et celles, cosmopolites, des Mascareignes dans lesquelles il vient régulièrement rechercher et retrouver les racines de son arbre généalogique dont de multiples branches locales partagent toujours son patronyme.

Exploitant ces diverses pistes, ces itinéraires complexes, Asgarally les confronte d’une part à l’œuvre littéraire qu’il connaît intimement, qu’il a souvent analysée, commentée en critique éclairé, d’autre part aux nombreux discours publics de Le Clézio et au contenu des colloques, conférences et émissions radiophoniques et télévisuelles auxquels l’écrivain prolifique a participé. Il en tire une douzaine de constantes :

– la récurrence de ce qu’il appelle « rapprochements », que sont les réminiscences, comparables à la madeleine proustienne, dans le fil des écrits de JMG, réminiscences survenant au hasard des voyages et rapprochant des lieux fréquentés à des époques parfois lointaines l’une de l’autre ;

« Parfois je marche dans les rues d’une ville, au hasard, et tout d’un coup, en passant devant une porte au bas d’un immeuble en construction, je respire l’odeur froide du ciment qui vient d’être coulé, et je suis dans la case de passage de Abakaliki… ».

– l’importance de l’interculturalité en lieu et place de la confrontation des cultures pour espérer voir un jour disparaître les guerres. A noter qu’Issa Asgarally est lui-même l’auteur d’un ouvrage intitulé L’interculturel ou la guerre, préfacé par Le Clézio ;

– les dérives potentiellement conflictuelles des revendications identitaires (avec évidemment des références aux Identités meurtrières d’Amin Maalouf)

– une tendance assumée à tenter de déconstruire l’histoire officielle, dominante, comme dans cet autre livre de Maalouf : Les Croisades vues par les Arabes. Asgarally cite des extraits de cet essai dans lequel JMG renverse la vision européenne de la conquête des Amériques : Le rêve mexicain ou la pensée interrompue

– une opposition affirmée aux théories de Samuel Huntington sur l’avènement inéluctable d’un Choc des civilisations.

« Je ne crois pas à l’affrontement. Je déteste Huntington et sa théorie du choc des civilisations […] Je ne crois pas qu’il y ait ‘nous’ et ‘les autres’, le monde occidental d’un côté et, de l’autre, une sorte de monde barbare, à l’affût de la moindre de nos faiblesses ».

– l’enrichissement culturel personnel et les conséquences humanistes bénéfiques qui découlent de vraies « rencontres » avec l’autre, toute velléité jetée aux orties d’imposer à cet autre ce dont on est culturellement porteur ;

– la volonté délibérée de traverser/transgresser, pour finalement les abattre, les frontières socio-culturelles ;

– dans le domaine particulier de la philosophie, le souci répété d’une ouverture, dans les universités occidentales, aux philosophies orientales, arabes, asiatiques, amérindiennes, afin de sortir du vase certes important mais fermé et exclusif de l’héritage grec ;

– une passion fortement exprimée pour l’interculturalité cinématographique, sans exclusive aucune (par exemple un intérêt déclaré pour le cinéma bollywoodien)

– la mise en parallèle de cultures paraissant a priori n’avoir aucun trait commun, par exemple en « ré-unissant » entre elles l’île Maurice et l’île de Jeju (Corée) ;

– la nécessaire intégration de l’interculturel dans l’enseignement ;

– enfin et par-dessus tout, l’importance fondamentale de la littérature mondiale dans l’appréhension du multiculturalisme et de l’interculturel.

En conclusion, on ne peut que constater qu’Issa Asgarally marche dans l’œuvre de Le Clézio en absolu connaisseur des lieux et des faits. Cet essai pourra être fort utile, certes, aux étudiants en littérature ayant à entrer et à évoluer dans l’univers Le Clézien, et sera aussi pour tout amateur des écrits de JMG d’une lecture propre à lui apporter un éclairage érudit sur les traits fondamentaux d’une œuvre monumentale.

 

Patryck Froissart

 

Issa Asgarally, né à Port-Louis, Ile Maurice, est docteur en Linguistique de l’Université Paris V-René Descartes, professeur à l’Institut de l’Education de Maurice, présentateur du magazine littéraire Passerelles à la télévision mauricienne, directeur de publication de Italiques, magazine des livres, coordinateur du Prix littéraire Jean-Fanchette de la Mairie de Beau-Bassin/Rose-Hill.

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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