23/11/2022
Journal secret (1941-1944), Curzio Malaparte (par Patryck Froissart)
Journal secret (1941-1944), Curzio Malaparte (par Patryck Froissart)
Journal secret (1941-1944), février 2019, trad. italien Stéphanie Laporte, 322 pages, 23,70 €
Ecrivain(s): Curzio Malaparte Edition: Quai Voltaire (La Table Ronde)

Œuvre inédite
Quel voyage !
Quel périple spatio-temporel, historico-géographique dans l’Europe en guerre ! Quelle bouleversante intrusion/incursion aussi, dans l’univers intime des faits et gestes quotidiens et dans la vision intérieure et secrète d’un écrivain journaliste correspondant de guerre, controversé, blâmé, interpellé, menacé d’emprisonnement, brièvement incarcéré pour sa proximité apparente avec les milieux fascistes italo-germaniques dont il ne partage toutefois nullement l’idéologie fangeuse !
Les notes, écrites au jour le jour, pourraient faire penser tantôt aux Choses vues de Victor Hugo par le style, la précision et l’expression sans fausse pudeur d’une vision personnelle, tantôt au journal de bord, sec, utilitaire, pressé et réglementaire d’un navigateur solitaire, et couvrent en deux parties deux périodes distinctes dans des lieux différents, la première s’étalant de la Bulgarie à la Laponie d’avril 1941 à juillet 1943, la deuxième se situant en Italie, principalement à Capri et à Naples de septembre 1943 à juin 1944.
La première période, très itinérante, très dynamique, s’achève lors de la destitution de Mussolini, et la seconde, beaucoup plus statique, commence au moment où l’auteur, ayant rejoint sa villa de Capri, apprend que l’Italie a signé l’armistice et combat dès lors son ex-alliée l’Allemagne nazie au nord tandis que les troupes anglo-américaines ont débarqué dans le sud et affrontent les factions fascistes restées fidèles au Duce.
Plusieurs strates narratives se superposent et s’entrecroisent dans la première période :
– Une galerie de tableaux descriptifs des paysages naturels, des campagnes cultivées ou sauvages, des villes, des quartiers, des résidences, des châteaux, des églises, des hôtels ou des simples chambres d’amis que l’auteur, durant ses pérégrinations européennes et scandinaves, est amené à traverser et invité à visiter et à habiter. Les représentations des décors agrestes, des scènes pastorales et des pratiques culturales sont, pour une grande part, poétiques, lyriques, bucoliques, romantiques, faisant parfois penser, par leur puissance impressive, à l’écriture picturale de certains passages des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand traversant l’Europe. L’énonciation des cadres urbains, des monuments, des lieux d’habitation est toujours très détaillée, précise voire pointilleuse.
Il faut connaître la terrible solitude de l’Argolide, le silence intact de Mycènes, aux heures du crépuscule, pour parvenir à se représenter, imparfaitement, ce qui se produit dans le paysage lapon au moment où l’incendie mord l’horizon. La fuite des fleuves, la fuite des forêts dans le vent, la fuite des feuilles dans le tremblement fuyant, fugitif, d’arbre en arbre, l’écoulement des troncs vers le nord […] : c’est le mouvement même de l’aiguille de la boussole dans le liquide de l’alcool…
– Une galerie de portraits, tantôt d’une objectivité quasi photo scientifique, tantôt volontiers accentués jusqu’à la caricature de caractère à la manière de La Bruyère, des innombrables personnalités rencontrées ici et là, dans le macrocosme mondain des diplomates, militaires, artistes, savants, plus et moins connus, plus et moins importants, de toutes nationalités, que l’auteur croise et recroise dans les grands hôtels, dans les conférences, dans les résidences locales, dans des soirées et des dîners, en ces pays nordiques où s’effectue un intense chassé-croisé de consuls, représentants, émissaires officiels ou non, intrigants en tous genres, tantôt encore d’études presque anthropologiques de types de femmes et d’hommes indigènes anonymes.
Le ministre Vincenzo Cicconardi, napolitain, avec sa figure de Bourbon : un grand nez, une grande bouche, de grands yeux, et cette application évidente mais indéfinissable à la grandeur, inscrite dans le crâne, dans la forme et les dimensions de la boîte crânienne, du front, de la mâchoire. […] Il parle napolitain en tordant la bouche et en joignant ses mains dans un geste de prière…
– Une succession, scrupuleusement journalière, de chroniques locales, de notes, observations et commentaires sur l’actualité mondiale, de récits concis d’activités triviales, de réflexions philosophiques, de constats intimistes de problèmes de santé personnels ou de rapports sur l’évolution de l’état pathologique d’amis malades… au milieu de quoi apparaissent de brèves allusions à une liaison amoureuse compliquée avec une certaine Damaris ou à la souffrance qu’il éprouve à l’évocation de la mort de son chien Febo.
Dans la deuxième partie, plus courte, le procès littéraire est le même, mais les notes quotidiennes sont plus brèves, parfois télégraphiques, plus tourmentées aussi, marquées à la fois par les ennuis politico-judiciaires, par un séjour en prison, et par une relation chaotique, douloureuse, pleine de disputes, de ruptures, d’éclats, de réconciliations avec la jeune Loula, l’épouse du gérant d’un grand hôtel de Capri, présentée comme menteuse, frivole, infidèle.
Un intérêt supplémentaire, non des moindres, consiste en un fil continu qui traverse en pointillés les deux époques, constitué de notes sur la lente gestation et sur l’écriture parallèle parfois difficile du roman Kaputt, qui sera publié en 1944 et dont la substantifique matière sera tirée de ce Journal Secret.Passionnant exemple d’auto-analyse de la composition romanesque et du processus narratif !
29 septembre, mercredi
Travaillé. Un peu fatigué. Commencé « Les chiens », la troisième partie de Kaputt…
3 octobre, mardi
Splendide journée chaude. Travaillé, mais pas très bien. J’ai peu dormi, il est vrai, cette nuit encore…
Voilà une opportunité rare de découvrir la personnalité complexe d’un grand écrivain, dévoilée au jour le jour par lui-même, toute pudeur écartée, tout au long d’une phase cruciale de sa vie profondément inscrite dans le contexte tumultueux d’une tragédie mondiale dont il est observateur et victime circonstancielle.
Il faut signaler le style remarquable de la traduction de Stéphanie Laporte.
Patryck Froissart
Curzio Malaparte, né sous le nom de Kurt-Erich Suckert le 9 juin 1898 à Prato en Toscane, mort le 19 juillet 1957 à Rome, est un écrivain, cinéaste, journaliste, correspondant de guerre et diplomate italien. Il est surtout connu en Europe pour deux ouvrages majeurs : Kaputt et La Peau. Il fit inscrire sur son mausolée, en majuscules : « Io son di Prato, m’accontento d’esser di Prato, e se non fossi pratese, vorrei non esser venuto al mondo » (Je suis de Prato, je me contente d’être de Prato, et si je n’y étais pas né, je voudrais n’être jamais venu au monde). C’est dire l’importance affective qu’il attachait à la Toscane et aux Toscans, mais surtout aux habitants de Prato et de sa région. Dans la lignée de l’auteur du Décaméron, qui fut le créateur de la prose italienne, Malaparte demeure par son goût de la chronique un fils spirituel de Boccace, et l’un des prosateurs majeurs de la littérature italienne du XXe siècle.
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La Paria, Claude Kayat (par Patryck Froissart)
La Paria, Claude Kayat (par Patryck Froissart)
La Paria, Claude Kayat, octobre 2019, 235 pages, 19 €
Edition: Editions Maurice Nadeau

La Paria met en scène une sombre et émouvante transposition du Roméo et Juliette de Shakespeare. Au décor de Vérone dans le contexte du XIVe siècle se substitue le cadre de deux villages voisins en Galilée au XXe siècle. Ici les Montaigu sont les Appelbaum, colons israéliens d’une part, et les Capulet sont représentés par la famille bédouine de Karim d’autre part. Yoram Appelbaum endosse le statut de Roméo, et Juliette est réincarnée en Fatima. Quant à Tybalt, le cousin jaloux de Juliette, il se nomme ici Brahim, cousin germain de Fatima.
Le théâtre nocturne du jardin des Capulet, où se rencontrent Roméo et Juliette, est transposé dans un site archéologique désert entre les deux villages de Galilée où Yoram et Fatima se déclarent initialement leur amour puis se retrouvent plusieurs nuits de suite pour des étreintes de plus en plus ardentes, et forcément fatales. Evidemment, les similitudes se limitent à cette trame héritée de la tragédie classique.
Les Appelbaum sont de riches propriétaires terriens, les membres du clan de Karim sont des ouvriers et ouvrières agricoles qui se louent en saison chez les Appelbaum pour la récolte annuelle des amandes. C’est d’ailleurs dans cette circonstance que Yoram et Fatima tombent passionnément amoureux l’un de l’autre. Les Appelbaum sont en position de colons dominants, et les Bédouins les tiennent pour accapareurs, spoliateurs et oppresseurs. Dans ce contexte, l’amour que se vouent les deux jeunes gens sera considéré comme une indécence à peine imaginable par la communauté juive, comme la pire des trahisons par le clan bédouin, et comme une relation contre nature par les deux parties.
L’auteur entretient habilement la tension narrative nécessaire pour tenir les lecteurs en haleine. L’intrigue est construite sur un équilibre toujours volontairement en instance de crise entre opposants et adjuvants, entre des scènes de vie ordinaires et tranquilles et de violentes ruptures événementielles, entre de brutales querelles opposant les uns et les autres et des scènes d’amour parfois empreintes de quelque salacité, entre les interventions de personnages modérateurs (le père et la grand-mère de Yoram d’un côté, le père de Brahim de l’autre), et celles de farouches partisans et partisanes d’une irrémissible incompatibilité entre les deux communautés. Le malaise général est accentué par le contexte historique, celui de la guerre du Liban, qui engendre ses propres tragédies au sein de familles juives apprenant la mort d’un fils tombé au combat, et qui accroît le ressentiment que nourrissent à l’encontre des autorités israéliennes les Bédouins de l’endroit, solidaires des Palestiniens réfugiés outre-frontière.
Le destin tragique de Yoram et de Fatima n’est en définitive que la représentation allégorique du drame que vivent depuis plus de soixante-dix ans deux communautés que l’Histoire a dressées l’une contre l’autre, drame fondé sur un sanglant rapport de force et sur une situation apparemment sans issue de domination et de révolte.
L’humanisme et la générosité dont fait preuve Arié, le père de Yoram, à l’égard de Fatima pourraient être un rayon d’espérance dans la funeste perspective, que vient renforcer le drame central, d’une sombre destinée commune aux deux clans, destinée irréductiblement marquée par la haine de l’autre. Cette lueur de bienveillance suffira-t-elle à l’avènement d’un dénouement optimiste pour cette répétition passionnante de la tragédie shakespearienne ? Laissons aux lecteurs la latitude de le découvrir.
Patryck Froissart
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
Claude Kayat est un écrivain franco-suédois né à Sfax (Tunisie) en 1939. Il vit en Suède depuis 1959. Il a enseigné pendant 40 ans le français et l’anglais dans un lycée de Stockholm et a publié en parallèle 8 romans en France. Traducteur, artiste peintre, il est l’auteur de 28 pièces de théâtre écrites en français et en suédois.
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Europa Hôtel, Farhad Pirbal (par Patryck Froissart)
Europa Hôtel, Farhad Pirbal (par Patryck Froissart)
Europa Hôtel, Farhad Pirbal, novembre 2019, trad. kurde, Gaspard Karoglan, Arthur Quesnay, 180 pages, 19 €
Edition: Editions Maurice Nadeau

Farhad Pirbal, Kurde irakien, auteur narrateur de cette chronique romanesque originale, raconte ses années d’exil politique en France.
Le centre géographique et névralgique du roman, le point de couture de l’intrigue se situent dans un hôtel parisien de standing, Europa Hôtel, où Farhad fait profession de veilleur de nuit. Il y noue une authentique et croissante amitié avec le propriétaire, M. Luciana, un homme immensément riche, cultivé, féru de littérature persane, qui revendique ses origines judéo-portugaises et qui nourrit le rêve, utopique compte tenu de ses origines et du fait qu’il possède des biens en Israël où il se rend annuellement, d’aller rejoindre en Iran Ziba, avec qui il a eu une liaison passionnée lorsqu’elle effectuait ses études à Paris.
Artiste peintre, Farhad gravite en dehors de son service dans la sphère cosmopolite des exilés orientaux et dans l’espace bohême des peintres de Montmartre. Parmi ses fréquentations régulières figure l’un des protagonistes principaux de l’intrigue, Mohammad Hadji Zadeh, qui se présente partout comme « mollah » iranien contraint à l’exil suite aux persécutions qu’il aurait subies de la part du régime khomeyniste, alors que les informations recueillies par des compagnons d’exil font de lui tantôt un espion du régime tantôt un criminel en fuite auteur du viol d’une jeune Azérie, vierge, communiste, réfugiée dans un camp de transit… Un personnage trouble, qui vit d’expédients dans l’attente de l’obtention de l’asile politique en France et qui a pour particularité remarquable d’être physiquement le parfait sosie de M. Luciana.
C’est par l’entremise de Mohammad Hadji Zadeh que Farhad fait la rencontre financièrement bénéfique de l’élégante intellectuelle Saqui Gulchine, Iranienne réfugiée aux Etats-Unis, propriétaire d’une galerie de peinture à San Francisco, avec laquelle il signe un contrat de vente de ses tableaux et entretient une relation probablement amoureuse lors de chacun des séjours qu’elle effectue à Paris. Entre M. Luciana d’une part et Mohammad Hadji Zadeh d’autre part va se dérouler un louche et tragique jeu de dupes, va se mettre en œuvre une machination machiavélique dont Farhad est l’instigateur, le pivot, voire le dramaturge involontaire. Ce qui se révèle être, dans les dernières pages, un stratagème diabolique émerge progressivement du tableau social animé, finement mis en scène, de la vie quotidienne d’une communauté coupée de ses racines culturelles, au sein de quoi se nouent et se dénouent des relations fondées initialement sur ces affinités électives qui s’établissent spontanément entre exilés partageant peu ou prou la nostalgie de racines plus ou moins communes. A l’occasion se pose la question du communautarisme :
« Pourquoi toutes ces péripéties pour arriver jusqu’en Europe s’il ne s’agit pour vous que d’y vivre enfermés au milieu de votre culture et de vos traditions ? ».
L’auteur, narrateur et personnage central, parvient avec un talent certain à entraîner son lecteur/sa lectrice dans les faits, gestes, pensées et sentiments des protagonistes, les uns exprimant leur obsession d’obtenir droit de séjour définitif et travail décent dans le pays d’accueil et leur angoisse à la perspective d’être un jour reconduits dans leur pays d’origine, les autres leur aspiration irréversible à pouvoir repartir au plus tôt dans leur patrie, d’autres encore, Français natifs, leur dessein, a contrario, de s’expatrier dans des régions que leur voisin a été forcé de quitter.
Fantasmes contradictoires ?
– L’illusion pour l’homme est plus utile que la vérité.
– Comment ça ?
– L’illusion te donne un certain espoir.
Outre son intérêt romanesque, celui d’une histoire qui prend le lecteur/la lectrice et ne le/la lâche plus, Europa Hôtel décrit une réalité propre à chambouler les préjugés véhiculés communément quant aux conditions d’existence et aux motivations des immigrants. Que veut donc dire Saqui, l’amie iranienne de l’auteur, en cette formule lapidaire ? L’Europe pour nous est comme un hôtel.
Un récit bien ficelé, des personnages attachants, un suspense tout en finesse, presque en filigrane sur une trame socio-psycho-philosophique qui remue et donne à penser, une belle traduction, voilà les « ingrédients » qui font le bon livre.
Patryck Froissart
VL 3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
Farhad Pirbal est né en 1961 dans la région d’Erbil au Kurdistan irakien. Venu en France en 1986 pour étudier la littérature à la Sorbonne, il est retourné au Kurdistan en 1994. Écrivain, philosophe, chanteur, poète, peintre et critique, il est une figure importante et turbulente de son pays. Poursuivi au Kurdistan en 2010 pour avoir publié des textes érotiques dans le magazine Wreckage dont il était l’éditeur, il a suscité une mobilisation des écrivains et journalistes autour de lui. Auteur de nombreux ouvrages et pièces de théâtre, Europa Hôtel est son premier livre édité en français.
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De l’amour et autres, Poésies et Notes, Alain Marc (par Patryck Froissart)
De l’amour et autres, Poésies et Notes, Alain Marc (par Patryck Froissart)
De l’amour et autres, Poésies et Notes, Le Petit Véhicule, coll. L’or du temps, mars 2019, ill. Œuvres de Lawrence, 87 pages, 25 €
Ecrivain(s): Alain Marc

Alain Marc et les Editions du Petit Véhicule nous ont habitués à guetter la sortie de leurs superbes publications. Ce nouvel opus du poète amateur d’art, incrusté de magnifiques reproductions de tableaux du peintre picard Lawrence ne décevra pas les afficionados. L’ouvrage est luxueux.
La majeure partie de cette compilation est présentée par l’auteur comme une « recomposition d’une sélection issue d’un premier recueil qui contenait des poésies de facture plus classique », publié en 1989. On y reconnaît l’intention constante d’Alain Marc de se démarquer de toute forme de prosodie contraignante pour inventer une nouvelle expression poétique qui serait sienne exclusivement. Quel est l’aboutissement de ce qui, en fin de compte, constitue en soi, par force, une contrainte de substitution ?
Le recueil comprend deux parties, conformément au titre.
Première partie : De l’amour
Cette partie est précédée d’un texte incantatoire fondé sur la répétition lancinante, exacerbée, sur deux pages, des verbes « aimer » et « je voudrais », ce qui peut se comprendre comme un douloureux aveu de la difficulté d’aimer.
La récurrence multipliée à l’excès de ce cri d’impuissance et de souffrance (rappelons que le CRI est la manifestation obsédante de toute l’œuvre d’Alain Marc) devenant tellement insupportable à la lecture que le lecteur ne peut qu’en ressentir et en partager toute la violence. Si c’est bien là l’intention de tout artiste, le résultat est ici incontestable.
Les textes qui suivent sont à l’avenant de cette thématique. Un pointage rapide du champ lexical met en évidence ce mal d’aimer.
Les mots qui traduisent l’isolement, l’emmurement, l’ennui, le « marasme », la solitude… Les termes « cacher », « voile », « illusion », « rêves », « interdits », « se meurt », « s’en va », « chavire », « divague », « rude », « détour », etc.
La recherche de l’Autre (majuscule traduisant la distance jamais franchie).
La main qui s’est tendue puis qui s’est tue (belle transposition du geste à la parole).
Mon corps qui se dresse
Et qui prend froid
déçu
L’écriture est épurée, dépouillée, réduite à l’essentiel, à l’essence même, éthérisée par un passage forcé dans l’alambic du dessein poétique de l’auteur, débarrassée évidemment de toute descriptivité qui l’alourdirait, mais aussi dévêtue de tout habillage lyrique qui risquerait de brouiller la manifestation du cri.
A quoi bon, d’ailleurs, s’embarrasser d’une esthétique poétique autre que le cri frugal puisque :
Le ROMANTISME n’existe plus :
La société l’a ASSASSINÉ
Ce qui pourrait passer pour la réduction de la poésie à sa plus simple expression est ici une contraction à sa primitive (primordiale ?) et substantielle manifestation.
L’auteur se l’écrit ainsi, en opérant la transsubstantiation du cri de souffrance en matière dure et concrète :
Je ne suis pas peintre
de beauté imaginée
Mais plutôt sculpteur
d’instants de transes
Deuxième partie : Et autres
Cette partie se compose de deux textes plus longs.
Le premier est un hymne à la danse qui unit les corps, un chant à la fête qui fiance les âmes. C’est de la joie, c’est du bonheur qui s’exprime ici, même si les derniers mots resituent brutalement toute la scène dans un passé révolu et replongent le lecteur dans le thème nostalgique de l’amour non partagé et de la fugacité d’un plaisir qui fut et n’est plus :
Parce Que
je
T’aimais
Le second, intitulé Le fil à plume, est une réflexion originale, très réussie, sur l’acte d’autocréation poétique, sur la genèse de l’écriture, symboliquement représentée par l’utilisation tout au long du texte, à la place de la lettre « p », d’un idéogramme stylisant joliment l’image du spermatozoïde. Ainsi la génération fécondée du texte poétique devient-elle immédiatement, visuellement, dans le temps et l’espace de la page une activité perceptible…
Plaisante idée d’artiste en vérité…
Ce beau livre se termine par quelques pages de notes et de « préalables ». Le poète y retrace l’historique des textes, leurs reprises, leurs réécritures, leurs variantes et variations d’une publication à l’autre, les circonstances de leur génération. Voilà un exemple intéressant de métapoétique.
L’ensemble plaira sans aucun doute aux amateurs d’arts littéraire et pictural.
Patryck Froissart
Alain Marc est un poète, écrivain et essayiste français né en 1959 à Beauvais. Il effectue également des lectures publiques. Œuvres principales : Écrire le cri (L’Écarlate, 2000) ; Regards hallucinés (Lanore, 2005) ; La Poitrine étranglée (Le Temps des cerises, 2005) ; Méta/mor/phose ? (1ère impression 2006) ; En regard, sur Bertrand Créac’h (Bernard Dumerchez, 2007/2008) ; Le Monde la vie (Zaporogue, 2010) ; Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ? (Zaporogue, 2014). Compléments : CD Alain Marc, Laurent Maza, Le Grand cycle de la vie ou l’odyssée humaine (1ère impression Artis Facta, 2014).
De 1991 à 1997, Lawrence fréquente les ateliers de la ville de Paris, l’atelier de dessin de Joël Trolliet, puis l’atelier de peinture d’Olivier Di Pizio et de Gonzalo Belmonte. Bourse d’aide à la création arts plastiques du Conseil régional de Picardie 2014. Atelier d’artiste de la Ville de Beauvais, sept. 2005 à oct. 2006 et juin 2014 à juin 2017. A écrit : Journal d’une peinture amoureuse, récit et poèmes (1èreimpression, 2013).
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Fenêtre ouverte sur la poésie de Luc Vidal, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)
Fenêtre ouverte sur la poésie de Luc Vidal, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)
Fenêtre ouverte sur la poésie de Luc Vidal, Editions du Petit Véhicule, décembre 2018, 123 pages, 20 €
Ecrivain(s): Murielle Compère-Demarcy

Luc Vidal est un poète, écrivain et éditeur français originaire du Pays nantais, né le 6 juin 1950. Sur les pas de René Guy Cadou, il a pris de nombreuses initiatives au service de la poésie. Il est ainsi à l’origine de la Maison de la poésie de Nantes et il est le fondateur des éditions du Petit Véhicule dans le cadre desquelles il a créé de nombreuses collections et différentes revues. Citons parmi ces dernières : Signes, Incognita, Les Cahiers Léo Ferré, Les Cahiers Jules Paressant, Les Cahiers René Guy Cadou et de l’école de Rochefort, Chiendents.
Murielle Compère-Demarcy, poétesse elle-même, rédactrice à La Cause Littéraire, délivre une analyse approfondie de l’œuvre poétique de Luc Vidal, dans une superbe édition à quoi sont habitués les lecteurs des publications du Petit Véhicule.
Il est difficile de présenter dans une chronique ce qui est déjà en soi la présentation d’un auteur par une consœur sans en reprendre littéralement l’expression. Nous n’en éviterons pas l’écueil.
Murielle Compère-Demarcy entre dans la poésie de Luc Vidal comme on entre en communion. Il est évident qu’elle la partage, qu’elle la savoure, qu’elle la vit de toute son âme de poétesse, au point qu’elle se l’approprie quasiment, dans une sorte d’osmose permanente, comme si elle la ré-enfantait après en avoir repris la gestation. Il s’agit bien là, sans exagération, d’une ré-génération.
Trois études constituent cet ouvrage, soit autant, pour reprendre le titre, de fenêtres ouvertes sur trois grandes parties de l’œuvre de Luc Vidal, publiées sous le titre global « La Mémoire des Braises » : Orphée du Fleuve ; Le Chagrin et l’Oiseau perdu ; Les Yeux du Crépuscule. Ces trois exégèses sont complétées, en fin de livre, par une longue Lettre à Murielle sur la poésie et son âme, écrite évidemment par Luc Vidal lui-même. L’ensemble donne l’impression de deux poètes œuvrant dans une complicité poétique quasi-fusionnelle.
Luc Vidal, c’est le poète qui défend, tant par la nature de sa poésie que dans ses écrits sur la poésie et dans son projet d’éditeur de recueils et de revues, « une démocratie culturelle authentique […], déclarant son Verbe chair contre le Verbe-marchandise ».
Luc Vidal, c’est le poète qui marche, qui quête, qui traverse le fleuve, « croisant et même poursuivant le chemin d’Orphée et de ses muses – Orphée résolument plutôt que Narcisse ». Le titre Orphée du Fleuve est ainsi signifiant de la (dé)marche du poète.
Luc Vidal, c’est « une poésie au cœur du monde », un monde qu’il embrasse dans une errance orphique, une quête amoureuse de la toujours cherchée toujours trouvée toujours/recherchée, toujours présente absente, une odyssée délire au cours de laquelle les mots préservent l’amant de la folie. La poésie est à la fois la crise permanente et son remède, parce que l’Amour est à la fois désir et révolte contre le désir : l’Amour est risque et ferveur, toujours.
Luc Vidal, c’est le messager oiseau, un oiseau perdu dont le chagrin agite l’aile. La quête amoureuse est portée/transportée par celle des mots. « L’amour et le poème, la poésie et l’amour ne font qu’Un ».
Le Chagrin et l’Oiseau perdu, oui, mais oiseau-poète non plombé par le chagrin, au contraire animé toujours plus haut par le désir d’aimer, par le plaisir d’aimer, par la faculté de voler se perdre dans « la jouissance de la chair ».
Luc Vidal, c’est la Voix qui vient nous rappeler, dans Les Yeux du Crépuscule, « que la Poésie fait notre actualité, qu’Elle fait notre actualité éternelle ; et que nous en sommes si nous le souhaitons, contre vents et marées ».
Luc Vidal, c’est « le Poète crépusculaire », c’est la poésie du Voyage, […] d’un être frontière voyageant entre le monde des ténèbres et le monde de la lumière, entre le monde des Morts et celui des vivants, entre les rives de l’Imaginaire et du Réel… ».
Luc Vidal, c’est « le Poète sans nom [qui] se dépouille des fioritures et tergiversations de la superficialité pour se tourner, essentiellement, vers un Continent neuf, inlassablement refait, de l’Amour rencontré et de la Fraternité retrouvée ».
Luc Vidal, ce pourrait être aussi (car Murielle Compère-Demarcy connaît tellement bien l’œuvre déjà accomplie qu’elle anticipe, extrapole et ouvre plus largement la fenêtre sur celle à venir) « un quatrième volume » qui « répondrait à la question que le lecteur peut se poser en suivant l’itinéraire d’Orphée-Vidal ».
Luc Vidal, c’est le poète qui se définit lui-même, dans Lettre à Murielle sur la poésie et son âme, comme le jardinier du paraclet des mots. Paraclet des mots, para-clé des mots, voilà une sacrément forte définition de la poésie !
Luc Vidal, c’est le poète-peintre dont « certains textes font figure de poèmes-tableaux ».
Luc Vidal, c’est tout cela, c’est l’alchimiste poète-éditeur-chroniqueur qui fait fusionner dans son athanor la poésie (la sienne et celle des autres), la chanson, la musique, la peinture, la science pour en extraire l’or de son Grand Œuvre. C’est ainsi qu’en ouvrant la fenêtre sur la trilogie de Luc Vidal, Murielle Compère-Demarcy, sa commère en poésie, permet au lecteur de rencontrer les poètes René-Guy Cadou, Rimbaud, Nerval, Apollinaire, Vladimir Holan, André Breton, Peret, Desnos, les chanteurs Léo Ferré, Brassens, Julos Beaucarne, Morice Bénin, les peintres Chagall, les scientifiques Yves Coppens et Hubert Reeves, l’illustrateur-peintre-photographe-poète Gilles Bourgeade…
Luc Vidal, c’est bien d’autres choses encore. Mais, comme l’écrit Murielle Compère-Demarcy, dans un post-lude au chant infini des fenêtres, cette fenêtre ouverte sur la poésie de Luc Vidal « n’a pas la prétention d’en dresser un panorama exhaustif ».
Comme il se doit dans un ouvrage consacré à un poète-peintre, l’opus est magnifiquement illustré de tableaux de Nicolas Désiré-Frisque, de Gilles Bourgeade, d’Athali, de Claude Bugeon, de Jean Claude Kiarkk, de Werewere Liking, de Lucie Jack.
Au terme de cette lecture d’une infinie richesse, il ne reste plus au lecteur évidemment alléché qu’à se hâter de (re)découvrir l’œuvre de Luc Vidal.
Patryck Froissart
Murielle Compère-Demarcy est tombée dans la poésie addictive (ou l’addiction de la poésie), accidentellement. Ne tente plus d’en sortir, depuis. Est tombée dans l’envie sérieuse de publier, seulement à partir de 2014. Rédactrice à La Cause Littéraire, écrit des notes de lecture pour La Revue Littéraire (éd. Léo Scheer), Les Cahiers de Tinbad, Poezibao, Traversées, Sitaudis.fr, Revues en ligne Texture, Zone Critique, Levure Littéraire, Recours au Poème en tant que contributrice régulière.
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Quand les ténèbres viendront, Isaac Asimov (par Patryck Froissart)
Quand les ténèbres viendront, Isaac Asimov (par Patryck Froissart)
Quand les ténèbres viendront, trad. anglais (USA) Simone Hilling, 700 pages, 10,20 €
Ecrivain(s): Isaac Asimov Edition: Folio (Gallimard)

Les amateurs de science-fiction en général et les lecteurs d’Isaac Asimov en particulier devraient fort goûter cette volumineuse anthologie des nouvelles d’un des maîtres du genre. L’ouvrage ne rassemble pas moins de vingt nouvelles publiées dans diverses revues et autres anthologies entre 1941 et 1967, choisies par l’auteur lui-même dans l’impressionnant corpus de ses œuvres, et présentées ici dans l’ordre chronologique de leur publication originale.
Outre l’intérêt que représente, pour les aficionados d’Asimov, l’occasion de découvrir ou de redécouvrir des textes allant des plus connus pour les uns aux moins diffusés pour d’autres, ce florilège offre, en prologue à chaque récit, une présentation exceptionnelle, par l’auteur lui-même, de l’intrigue, de sa genèse, de l’historique et des circonstances de sa publication, des échanges circonstanciels avec les éditeurs des revues qui l’ont initialement accepté ou refusé. A ceci s’ajoute une auto-analyse de la création narrative souvent empreinte d’humour, parfois teintée d’autodérision, toujours pleine de saveur métalittéraire. Le procédé, rare quand il est appliqué de manière ainsi systématique, jette sur la pratique personnelle de l’écrivain un éclairage tout autant susceptible de plaire au lecteur lambda que de se révéler précieusement utile pour un éventuel exégète.
Illustration : Quand les ténèbres viendront, la nouvelle dont le titre est repris pour être celui de l’ensemble du recueil, est celle qui, révèle Asimov, l’a véritablement « lancé », et qui lui a valu, à l’âge de vingt-et-un ans, cependant qu’il se considérait déjà comme un écrivain professionnel, d’être soudain pris au sérieux, alors que ses deux douzaines d’écrits précédents, affirme-t-il avec agacement et humour, n’avaient guère fait sensation, la moitié d’entre eux ayant même purement et simplement été refusés.
Au fil des ans, je commençai à ressentir quelque irritation à m’entendre inlassablement dire et répéter que « Quand les ténèbres viendront » était ma meilleure nouvelle. Après tout, quoique je sois toujours aussi ignorant qu’alors en ce qui concerne l’Art d’Ecrire, il me semblait que la seule pratique aurait dû améliorer ma technique d’année en année…
D’évidence, l’auteur a eu le dessein de montrer, par la sélection qui a abouti à cette collection, toute la diversité de son inspiration qui, fondée sur ses connaissances scientifiques, s’inscrit d’abord en grande part dans le domaine de la science-fiction telle que la délimitent les puristes du genre. En ce cadre, pour la plupart, les histoires collectées ont pour décor multidimensionnel l’espace infini des univers inter et intra galactiques, pour contexte temporel l’anticipation sans bornes de futurs proches ou incommensurablement lointains, et pour acteurs tantôt des humains téléportés ou génétiquement modifiés, tantôt ou en même temps des êtres extraterrestres à qui l’imagination sans limite d’Asimov attribue des caractères physiques, philosophiques, sociologiques, sexuels, culturels, biologiques, robotiques des plus surprenants et des pouvoirs intellectuels, technologiques, expansionnistes des plus redoutables.
Ceci étant posé, tel récit paraît plutôt relever du surnaturel, comme l’angoissante nouvelle intitulée Et si…, tel autre du genre fantastique, c’est le cas de l’étrange texte Les mouches, tel autre de l’étude de caractère (Personne ici, sauf…), tel autre, paradoxe selon l’auteur lui-même qui avoue « avoir horreur du beau temps » et pour qui « la belle vie consiste à monter dans |son] grenier et à taper allégrement sur [sa] machine électrique », du militantisme écologique sous forme d’un hymne à la nature (Quelle belle journée !). L’une des plus belles surprises est probablement la présence de Introduisez la tête A dans le logement B, dont il convient de laisser au lecteur le plaisir de découvrir l’intrigue et les circonstances pour le moins originales de son écriture.
La parole est à l’auteur pour la conclusion de cette présentation, avec cet extrait, dans lequel il s’adresse au lecteur, et qui « donne le ton » de l’ensemble de ses commentaires :
Vous pourrez donc enfin vous rendre compte par vous-même comment mon style a évolué (ou comment il n’a pas évolué) au cours des ans.
Je suis trop ignorant en l’Art d’Ecrire pour être capable d’en décider moi-même.
Forcément savoureux…
Patryck Froissart
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Echo Saharien, L’inconsolable nostalgie, Intagrist el Ansari (par Patryck Froissart)
Echo Saharien, L’inconsolable nostalgie, Intagrist el Ansari (par Patryck Froissart)
Echo Saharien, L’inconsolable nostalgie, Editions Alfabarre, 2018, 160 pages, 19 €
Ecrivain(s): Intagrist el Ansari

De Paris à Tombouctou, en passant par l’Andalousie, Tanger, Tan Tan, Kidal, Timiawen, Gao, Tamanrasset, Nouakchott, Ménaka, Bamako, la lente trajectoire d’un fils du désert quittant la terre d’exil après dix-huit ans de déracinement en deçà des Pyrénées pour marcher sur les traces de ses ancêtres, de sa tribu, de sa famille, de son passé.
Intagrist el Ansari, de la tribu touarègue des Kel Ansar comme son nom l’indique, met en mots ce long périple suivi d’une halte régénératrice d’une année à Tombouctou, le point central du rayonnement pérégrinatoire des Kel Ansar à travers les siècles sur une grande partie de l’ouest saharien.
Qu’on ne s’y trompe pas ! Il ne s’agit pas d’un récit de voyage. Bien qu’il se réfère à maintes reprises à ces illustres prédécesseurs, Intagrist n’est ni l’explorateur René Caillé, ni l’historien géographe Ibn Battûta, ni le conteur voyageur sociologue Ibn Khaldoun.
Il s’agit ici tout à la fois d’un voyage en écriture et d’une écriture en mouvement. Il s’agit précisément tout autant d’une odyssée poétique que d’une poésie en itinérance. Il s’agit parallèlement d’une quête nostalgique génératrice de nouvelles vagues de nostalgie en un va-et-vient qui fait mal et qui fait baume. Il s’agit simultanément d’un cheminement intérieur qui s’opère au fur et à mesure du parcours de retour dans les extérieurs infinis du Sahara natal retrouvé.
Intagrist el Ansari est un poète érudit.
Sa (dé)marche poétique, tranquille et sûre comme celle des longues caravanes de dromadaires, est d’une tonalité toute lyrique, qui rappelle celle de JMG et Jemia Le Clezio dans Gens des Nuages, celle du même Le Clezio dans Voyage à l’île Rodrigues, celle de Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, celle de Nerval dans son Voyage en Orient…
Inconsolable nostalgie
Le pèlerinage est ponctué d’émotion. La ressouvenance jaillit qui provoque le frisson (ré)créatif à chaque pas, à chaque geste, à chaque rencontre, à chaque point du parcours, à chaque manifestation de l’irrépressible écho saharien, lors du thé cérémonial, au contact, la nuit, du sable matriciel qui sert de lit au beau milieu du désert, à la vue des venelles de la ville d’étape, à la révélation de la beauté simple d’une théière, à la présence inquiétante des Djinns nocturnes qui s’animent au passage du voyageur et l’accompagnent sur un bout de piste, à l’évocation, en entrant dans Abelessa où se situe son mausolée, de l’une des plus célèbres héroïnes touarègues, la belle reine guerrière Tin Hinan, cette autre itinérante, et puis encore le saisissement qui l’envahit à chaque arrivée, à chacune des retrouvailles, à chaque départ, à chaque séparation, à chaque redéchirure…
Le poète ne peut se retenir d’exprimer par ailleurs, à maintes reprises, par une écriture emphatique empreinte de sensualité, l’exaltation, voire l’exultation qui le transportent lorsqu’il redécouvre, provoquant le ressouvenir de ses amours de jeunesse, au hasard des rencontres, parfois par la seule vision furtive des yeux de braise d’une touarègue enveloppée dans ses voiles bleu ciel, la beauté tant célébrée de ces femmes du désert.
Les légers voiles multicolores flottent au gré des mouvements gracieux, qui attisent les désirs et alimentent les tentations d’une nuit saharienne – un moment divin, sous un ciel bleu, de mille et une étoiles, une soirée de l’imaginaire, de mille et une histoires…
Son itinéraire géographique, se dévidant sur les pistes tracées par les migrations de sa parentèle au sein d’un immense territoire ayant Tombouctou pour centre nombrilique, est aussi une (ré)exploration historique, sociologique (vue de l’intérieur), politique des origines, de l’expansion, de l’épanouissement puis de l’éclatement, conséquence de la colonisation française et des frontières irrationnelles tracées au couteau par la puissance coloniale, des communautés touarègues à l’intérieur de plusieurs nations dont ils ne reconnaissent pas la souveraineté, et qui par ailleurs les considèrent parfois comme « étrangers ».
A noter en parenthèse qu’Intagrist reprend à son compte la thèse controversée de Jacques Hureïki (Essai sur les origines des Touaregs) selon qui les Touaregs seraient originaires du royaume de Saba et non, selon la théorie la plus communément admise, d’origine berbéro-libyenne… Ce qui ne l’empêche pas de se sentir en totale symbiose avec la culture berbéro-touarègue dans l’espace linguistique berbéro-tamasheq, et d’en faire découvrir au lecteur de multiples aspects, tous aussi attirants. Ce qui l’amène à déplorer la situation actuelle des populations touarègues écartelées, dont des centaines de milliers de membres vivent dans d’immenses camps de réfugiés en conséquence des conflits régionaux et de la mainmise des groupes terroristes djihadistes sur une partie de leurs territoires par ailleurs ravagés par les sécheresses successives.
Que sont révolus, hélas, ces temps fastes où « l’abondance du lait procurait vitalité et prospérité » et où « les femmes étaient si belles que l’on pouvait se voir en les regardant ». Toutefois, signe d’espoir, heureusement, « les sécheresses sont passées mais la beauté est restée intacte ».
A l’issue de ce riche itinéraire culturel, l’auteur offre au lecteur un florilège de ses compositions poétiques, un ensemble d’odes sensuelles constituant un savoureux hymne à la femme, symbole, point de mire, aboutissement sans cesse approché, sans cesse distancé, du voyage comme l’est le mirage que poursuit le voyageur à l’appel du désert.
Je traverse le silence, je l’entends murmurer en moi ses désirs,
La sensation du paysage égale l’invisible main qu’elle me passa furtivement sur le corps,
Comme un esprit errant, laissant une trace sensitive de son passage.
[…]
Je marcherai pieds nus sur cette dune, ondulation charnelle, évoquant parfaitement son corps…
Patryck Froissart
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14:40 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Touaregs L’exil pour patrie, Intagrist el Ansari (par Patryck Froissart)
Touaregs L’exil pour patrie, Intagrist el Ansari (par Patryck Froissart)
Touaregs L’exil pour patrie, Editions Alfabarre, 2018, 200 pages, 25 €
Ecrivain(s): Intagrist el Ansari

Auteur de l’itinéraire poétique Echo saharien L’inconsolable nostalgie, Intagrist el Ansari est aussi journaliste et historien. C’est à ce titre qu’il a compilé sous le titre Touaregs L’exil pour patrie une sélection d’articles de presse et d’analyses géopolitiques et sociologiques qu’il a publiés dans divers magazines sur la situation de belligérance perpétuelle dans laquelle vivent les diverses populations du Sahel, et particulièrement les Touaregs du nord du Mali, depuis 2012. Cette somme est à la fois un ouvrage pédagogique et l’expression d’une révolte. Ouvrage pédagogique efficace par la redondance et la précision des éléments factuels de texte en texte et par la possibilité offerte au lecteur de suivre quasiment de mois en mois l’évolution des événements contemporains dans cette partie agitée du monde sahélien.
Ouvrage pédagogique nécessaire à qui veut tenter de démêler l’écheveau a priori inextricable des groupes armés et des forces politiques locales et externes impliqués dans l’histoire récente de ce vaste espace quasi-désertique englobant la moitié nord du Mali et les régions périphériques.
Ouvrage pédagogique indispensable pour comprendre le jeu tactique perpétuellement mouvant et trouble des alliances, des mésalliances, des désalliances, des réalliances militaires, des trahisons politiques, des défections, des regroupements stratégiques entre différentes tribus touarègues d’une part, entre certaines de ces tribus et des factions djihadistes, entre ces groupes djihadistes eux-mêmes…
Ouvrage pédagogique décisif pour appréhender les relations des uns et des autres d’une part avec les gouvernements centraux officiels du Mali, de l’Algérie, de la Lybie en plein chaos, de la Mauritanie, autonomistes, indépendantistes du MNLA (1), loyalistes ou ralliés, d’autre part avec la France, ex-puissance coloniale qui n’en finit pas de décoloniser, et ses troupes déployées dans le cadre de l’opération Serval puis dans celui de l’opération Berkhane à la demande du pouvoir malien pour stopper l’avancée fulgurante sur Bamako des islamistes d’Aqmi (2), d’Ançar Dine et du Mujao au début de l’année 2012.
Expression d’une révolte, celle d’Intagrist el Ansari en personne, Touareg né à Tombouctou, membre de la grande tribu des Kel Ansar dont le territoire est le théâtre central de ces mouvements alternatifs prenant en étau et en otage la population civile de la région.
Expression d’une révolte naturelle puisque l’auteur subit un exil forcé en Mauritanie, comme plusieurs centaines de milliers de Touaregs originaires de la zone de guerre civile déplacés depuis des années dans des camps de réfugiés au sud de la Mauritanie, en Algérie, au Niger et au Burkina Faso.
Expression d’une révolte douloureuse puisque ces exils récents font suite à des exodes successifs depuis plusieurs décennies, avec, dans le même temps, un nombre effarant de victimes (estimé à hauteur de 120.000 à 150.000 civils tués).
Expression d’une révolte légitime que le lecteur est amené à partager à la lecture des récits des réfugiés ayant échappé depuis 2012 à l’oppression, aux exactions et crimes perpétrés par l’application de la charia, aux exécutions sommaires et aux massacres commis à l’occasion de chacune des opérations de « libération » réussies à tour de rôle par les factions ennemies traquant dès leur arrivée ou dès leur retour sur zone ceux et celles ayant « collaboré » avec l’occupant précédent puis par des éléments revanchards de l’armée nationale malienne lors de la reconquête menée avec l’appui des troupes françaises bientôt renforcées par celles de la MINUSMA (3).
Expression d’une révolte, et d’un désespoir qui refuse, malgré la tragédie que vit le peuple touareg du Nord-Mali de génération en génération depuis l’époque coloniale, d’être définitif puisque le dernier chapitre s’intitule « L’espoir malgré tout ».
« Comment se relève-t-on quand on est brisé par la colonisation et ébranlé par les sécheresses, les rebellions, les exactions et l’incessant exil ? L’assombrissement des horizons ne permet pas, hélas, de voir les voies de sortie de sitôt.
Cependant un peuple qui subit les affres de l’extermination, quand la menace de l’extinction plane, est toujours capable d’un sursaut et d’une résurrection, parfois là où on ne l’attend pas… ».
Et le poète qu’est, aussi, Intagrist el Ansari comme le sont tous les hommes et toutes les femmes touarègues, conclut son œuvre de pédagogie, son témoignage, son analyse, ses réactions, sa révolte par un long poème, un hymne émouvant à la riche et indélébile culture millénaire de son peuple qui n’a plus, depuis des lustres, que « l’exil pour patrie ».
Je suis le tambourin résonnant dans les tréfonds de vos cœurs
Transe et vibrations séculaires de jadis à l’immuable
Respect !
Patryck Froissart
(1) Mouvement National de Libération de l’Azawad, dont les éléments armés, ex-militaires maliens de l’armée libyenne, sont rentrés au Mali après la chute de Kadhafi
(2) Al-Qaïda au Maghreb Islamique
(3) MINUSMA : Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation du Mali
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14:39 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Appel à la réconciliation, Foi musulmane et valeurs de la République Française, Tareq Oubrou (par Patryck Froissart)
Appel à la réconciliation, Foi musulmane et valeurs de la République Française, Tareq Oubrou (par Patryck Froissart)
Appel à la réconciliation, Foi musulmane et valeurs de la République Française, mai 2019, 347 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): Tareq Oubrou Edition: Plon

Ne pas trop prendre, peut-être, à la lettre, a priori, avant même d’avoir parcouru l’ouvrage, un titre un peu alarmiste qui pourrait laisser à penser qu’il s’agit par cette publication de cibler une situation gravement conflictuelle entre communautés vivant en France. Le sous-titre circonscrit de façon plus précise le sujet, lequel pourrait être justement intitulé « Appel à la conciliation ». La thématique est certes de celles qui agitent et divisent notre société, et qui délimitent les sphères d’action idéologique de nos partis politiques. Tareq Oubrou, imam de Bordeaux, franco-marocain cultivé, ne cache pas qu’il a été (mais dit qu’il n’est plus) membre de la confrérie des Frères Musulmans. Il s’interroge, et interroge, sur la compatibilité de l’islam avec les valeurs de la République, et il donne sa réponse : la foi musulmane, fondamentalement (à condition que cet adverbe n’ait rien à voir avec ceux et celles qui s’affirment « fondamentalistes » dans une mouvance wahhabite militante, intégriste et provocatrice), n’est pas opposable aux valeurs, aux lois, aux traditions qui fondent la culture, évidemment plurielle, la vie quotidienne, incontestablement métissée, et le contrat social, constitutionnellement laïque, de la nation.
L’auteur affirme la faisabilité de la mise en forme, et de la mise en place d’un islam de France pensé, débattu, défini, établi par un consistoire de sages, théologiens éclairés, savants, laïcs, hommes et femmes de lois, personnalités politiques, croyants et non-croyants. Ainsi cadré, l’islam en France trouverait un statut similaire à celui des autres cultes pratiqués sur le territoire national dans le respect des lois démocratiques définissant la spécificité de la laïcité à la française. L’islam n’est pas du seul ressort des musulmans, n’hésite-t-il pas à écrire.
« Le non-musulman peut dire des choses pertinentes sur l’islam. […] Il est reconnu par tous les savants de l’islam que le statut de mujtahid est le grade intellectuel le plus élevé en matière de savoir religieux. Certains ouvrent ce statut à des non-musulmans, même à ceux qui renient Dieu… ».
Exposant sa propre conception de cette adaptation/intégration selon lui obligatoire et inéluctable sous peine de voir continuer à croître en notre pays des tendances partisanes extrémistes xénophobes et islamophobes, Tareq Oubrou développe les conditions selon lui préalables à l’instauration d’un islam spécifiquement français dont les pratiques cultuelles et les adeptes se fondraient dans la modération, la neutralité, la tolérance, la non-ostentation. Il n’hésite pas à intituler l’un des chapitres de sa thèse : « Tout dans le Coran n’est pas praticable », ce qui ne peut manquer, il en est conscient et il en assume les risques, de lui attirer les foudres des fondamentalistes intégristes.
En bon exégète du Coran, Tareq Oubrou met en évidence les erreurs de lecture, omissions, interprétations fallacieuses, dévoiements volontaires, applications rigoureuses totalement inadaptées aux modes de vie des sociétés contemporaines de commandements et recommandations coraniques historiquement explicables dans le seul contexte de la contemporanéité de sa genèse.
« Il y a en effet des prédicateurs qui doivent apprendre à se taire, car ils ne savent pas de quoi ils parlent. Ils incitent les musulmans à témoigner de leur foi là où ils se trouvent, au lieu de les inciter à vivre intelligemment, pudiquement et sereinement celle-ci.
Se pensant antisystèmes, ils font de leur religion une arme de combat identitaire. Pour moi, c’est de l’inconscience… ».
Sans en passer sous silence les causes historiques (le passé colonial français par exemple) et sociologiques (les enclaves péri-urbaines où sont concentrées des communautés frappées particulièrement par la précarité et le chômage), il dénonce les comportements communautaristes générationnels actuels de repli, d’entre-soi, de fermeture à l’autre, de règlements de vie intrinsèques aux quartiers mais non conformes aux lois nationales, d’affichage ostentatoire d’appartenance religieuse, de manifestations cultuelles empiétant sur l’espace public au motif de la liberté d’expression et de culte, qui sont le fait de sécessionnistes communautaristes militant au sein de la société française trop laïque à leur goût.
« On parle beaucoup d’un réveil de l’islam. Il s’agit d’un tellement mauvais réveil que je lui préférerais un sommeil paisible ».
Il effectue sa mise au point à l’endroit, entre autres éléments sociétaux, de la loi interdisant le port de la burqa, du voile intégral : il la justifie sur le plan sécuritaire tout en souhaitant qu’elle n’apparaisse pas comme une décision anti-religieuse.
« Le droit des musulmans doit être le droit français ».
Il conseille à ses coreligionnaires d’être discrets, de se vêtir comme tout le monde dans un contexte occidental, de respecter les règles de vie commune propres au pays, et d’adopter une apparence physique normée. Ridiculisant par ailleurs, dans son désir de promouvoir une relation sereine de ses coreligionnaires avec les membres de la communauté juive française, les fondements conspirationnistes du fameux et fumeux « complot juif mondial », replaçant dans les limbes de l’affabulation raciste le puant « Protocole de Sion », Tareq Oubrou étaie ses propos pacifistes et fraternels en se référant à de multiples sources, islamiques, chrétiennes, hébraïques, philosophiques, métaphysiques, psychanalytiques, linguistiques, littéraires, sociologiques, scientifiques dont la diversité érudite confère à sa thèse une crédibilité certaine.
La conclusion est claire :
« Nous avons démontré tout au long de cet ouvrage que l’allégeance au politique et aux contrats moraux et politiques de la République prime […] sur l’appartenance religieuse musulmane ».
Lecture faite, on ne peut que souhaiter que ce livre soit un important élément de réflexion dans le débat sur la place de l’islam en France.
Patryck Froissart
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Quatre saisons en enfance, Catherine de la Clergerie (par Patryck Froissart)
Quatre saisons en enfance, Catherine de la Clergerie (par Patryck Froissart)
Quatre saisons en enfance, Catherine de la Clergerie, éd. Maurice Nadeau, mai 2019, 163 pages, 17 €

Candide au féminin ?
La narratrice à la première personne de ce « roman éclaté » se campe en effet comme une ingénue qui, depuis l’enfance, découvre et subit l’autre et le monde au hasard des circonstances, au gré des rencontres, au cours des transformations de son corps et de l’évolution de sa psyché.
Première saison : Née en 51
Candide au féminin ?
Oui et non, puisque tout au long de la première de ces quatre saisons, intitulée Née en 51, Catherine, alias Cathou, de sexe féminin pour l’état civil et l’entourage familial, agitée par des pulsions antagonistes, éprouve une sourde et puissante inclination pour les filles qu’elle fréquente, développe de la répulsion à l’encontre des garçons après qu’un « grand » a tenté de l’embrasser de force, et connaît son premier grand amour lors de vacances partagées avec son cousin Sylvain.
La narratrice traduit ce vertige non seulement en mettant en scène ses réactions, ses sentiments, sa relation avec les uns et les unes mais encore, par le truchement d’une confusion subtile des genres grammaticaux en passant ici et là brusquement en parlant d’elle/de lui du… féminin au masculin et inversement, plongeant ainsi dans le trouble lecteurs et lectrices.
Mademoiselle Le Quéret […] a serré ses doigts sur mon bras en hochant la tête tellement elle en était certaine :
– C’est un garçon manqué.
J’ai tout de suite su qu’elle avait raison ; maman a même souri, donc c’est vrai […], bon, mais alors elle ne peut pas continuer à me parler comme si j’étais une fille…
Deuxième saison : Près du Loing
Sous ce titre amusant, alternant allers et retours de Châlette, lieu de naissance et résidence familiale, à Montargis, l’auteure revit ses années d’école, de collège et de lycée, sous formes successives d’anecdotes villageoises, de portraits de personnages locaux, de figures et de propos d’enseignants l’ayant marquée, de commentaires critiques sur tel ou tel contenu d’enseignement, de déambulations contemplatives de promeneuse solitaire dans les rues d’une ville présentée comme figée, et figeant ses résidents de façon oppressante dans le passé, et de récits expressifs de ses relations complexes et épisodiques avec ses condisciples.
Vision intérieure, personnelle, subjective du déroulement de cette seconde période, que l’auteure inscrit dans un cercle sociocentrique qui s’élargit peu et qui s’achève au moment où, son cursus scolaire terminé, elle quitte Montargis et l’adolescence pour entrer dans l’âge adulte.
Nous quitterions Montargis et ses vestiges qui tentaient une dernière fois de nous attirer dans le gouffre du temps, nous irions à Paris, la ville éternelle qui ne parle que de l’esprit…
Troisième saison : Un amour en 74
D’Avignon à Paris, Auteuil, la chambre sous les toits, les boulots précaires, mal payés, peu attractifs et éphémères, la dèche, mais un livre, la rencontre, l’amour, le partage, l’insouciance… Un tableau qui peut faire penser à La Bohème d’Aznavour…
La narration, non linéaire, est alerte, toute de petites touches, en pointillés ; un patchwork de prises de vues sur le vif, un kaléidoscope de souvenirs, un puzzle d’impressions et d’émotions. Cela pourrait paraître décousu, mais tout se tient, l’ensemble reconstituant une nouvelle tranche de vie à la tonalité globalement harmonieuse, toute de tendre dérision et de douce mélancolie. Transition heureuse en dépit de la précarité.
Il n’y a pas de travail pour Théo. Mais Théo travaille. Son lieu privilégié est le café. La main tournant la petite cuiller dans l’expresso, les yeux dans la rue, il travaille.
Nous nous rendons à son lieu de travail préféré. Je commande un chocolat.
Quatrième saison : Un squelette lumineux
Les années passent… Révélations mal vécues de secrets de famille… La mort d’un frère, la mort du père, la mort de la mère… D’âcres remontées de bile contre les petites et grandes injustices vécues à diverses périodes de la vie… Ici le temps du récit rejoint le présent de l’auteure, alors que survient la maladie, ultime injustice… qui fait ressurgir celles du passé.
Beaucoup de colère en vous… Votre foie chargé de toxines.
[…]
Je ne supporte pas l’injustice. Ça pourrait être ça, la colère dans mon foie ?
Dans cette dernière saison, le ton change. La narratrice, sexagénaire, porte sur les années écoulées un regard rétroactif qui a gagné en lucidité dans sa vision du monde dégagée en partie du filtre d’ingénuité des saisons antérieures bien que comportant toujours une bonne dose d’étonnement et de candeur face au comportement d’autrui, et l’écriture se charge en conséquence d’un goût d’amertume.
Et l’auteure boucle la boucle avec ironie dans un épilogue intitulé Après-tout :
Je ne suis pas devenue un homme. Je suis resté un garçon pour qui le « e » était absent.
[…]
Mais à ce qu’il paraît, je suis devenue une autrice. Je n’arrive pas à m’y faire.
Roman éclaté, donc, dont la composition non linéaire, fragmentée, correspond bien à ce qui se passe chez celui/celle qui laisse son esprit librement vaquer dans les méandres d’un passé d’où ressurgissent plus ou moins aléatoirement écueils de souffrance et îlots de bonheur.
Une belle lecture.
Patryck Froissart
Catherine de la Clergerie a écrit de nombreuses pièces pour la jeunesse, diffusées dans l’émission « Les Histoires du Pince-Oreille » sur France Culture. Son plus grand succès, Padipado, la Sorcière du TGV, a été créé en 1997 au théâtre Le Sémaphore à Nantes par Janick Fiévet et sa troupe d’enfants. Cette pièce, éditée chez Retz, est disponible en CD Radio France. Elle a animé durant une dizaine d’années en région parisienne des ateliers d’écriture et de jeu théâtral avec des enfants de classes primaires.
- Vu: 1415
14:35 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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