09/12/2022

Une méduse au soleil, Chantal Michel (par Patryck Froissart)

Une méduse au soleil, Chantal Michel (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.02.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRoman

Titre : Une méduse au soleil, Chantal Michel, Orphie G. doyen Editions 193 pages

Une méduse au soleil, Chantal Michel (par Patryck Froissart)

 

La puissance impressive d’un texte ne se mesurant pas au nombre de pages qu’il occupe, voici un petit roman qui fait forte impression.

L’auteure, la narratrice et le personnage principal se confondent, le caractère autobiographique du récit, bien que non-dit dans le texte, étant perceptible.

L’histoire commence dans l’euphorie de l’enfance heureuse pour la narratrice née juste après la seconde guerre mondiale dans une Algérie dont elle ne peut percevoir tout d’abord, dans le cocon familial qui l’entoure et l’isole de la réalité historique, les tensions croissantes.

Le héros qui domine tout le cours de la narration, toutefois, tantôt explicitement, tantôt en filigrane, c’est le père, pharmacien français installé en Algérie, respecté, parti de rien, qui a créé et qui fait marcher son officine sans mesurer sa peine, pater familias exemplaire, référence exclusive, père modèle pour sa fille, qui l’adore et l’adule.

[Ce] père qui sait tout, le nom des fleurs, la vie des papillons, chanter la seconde voix, faire des ricochets dans l’eau, préparer des potions magiques et rire avec l’écho…

 

Et puis il y a la mère, les frères, l’école, le quartier, les ami(e)s, les apprentissages, les découvertes, les escapades, les bonheurs, les chagrins, les bobos au corps et à l’âme, les pudeurs, les émois. Tableau vivant, touches intimistes, vision naïve du paradis éternel qu’est alors, pour l’enfant, le pays natal retrouvé après des vacances décevantes à la montagne en ce pays étranger qu’est pour la fillette la France métropolitaine.

 

Quel plaisir, vraiment, de se plonger à nouveau dans ce monde préservé, immuable, de retrouver chaque chose à sa place.

Quelle paix ! Quelle impression de sécurité sur cette terre sans crevasse ni avalanche !

 

Et puis il y a l’Histoire, qui bouge, qui bouillonne, qui s’accélère, dont les turbulences et les effluves interfèrent peu à peu avec l’histoire de l’enfant qui grandit, qui découvre avec étonnement que le monde n’est pas aussi harmonieux qu’elle le croyait, que certaines personnes  la considèrent comme une ennemie qu’un jour « on foutra à la mer », l’Histoire dont les incidences de plus en plus inquiétantes, de plus en plus menaçantes, viennent troubler de façon croissante la quiétude de la sphère socio-familiale dans laquelle évolue la pré-adolescente, jusqu’à atteindre un soir ses frères plus âgés, pris eux-mêmes inéluctablement dans les tourbillons d’un conflit de plus en plus meurtrier dont la jeune fille a encore du mal à comprendre les raisons.

 

Une nuit, la police est entrée en forçant notre porte. Ils ont tout fouillé.

Ils ont dit :

« Puisque celui que nous cherchons n’est pas là, nous emmenons son frère ».

 

Et puis il y a l’adolescence, les premiers flirts, les premières déceptions, le premier grand amour, les premières révoltes contre les règles établies, les premières infractions à l’ordre familial, les premiers actes qu’on commet à l’insu des parents et en bravant leurs interdictions, les rebellions, l’impatience d’une presque femme à atteindre l’âge de seize ans, l’âge où, peut-être, on pourra tout « faire comme les grands ».

 

De plus en plus curieuse et attentive, je fourbissais les armes de mes seize ans…

 

Et puis…

 

Et puis il y a ce qui est devenu une guerre, le déferlement des rancœurs, le raz-de-marée des haines, la multiplication des attentats, des représailles, des vendettas…

Et puis l’histoire tourne à la tragédie.

Et dans le bruit, la fureur, le sang et la mort, le monde s’écroule. Et la jeune fille brusquement projetée dans l’âge adulte doit se résigner à admettre que ce pays qu’elle aimait n’est pas, n’est plus le sien, et qu’il lui faut, sur le coup d’un exil forcé et précipité, se reconstruire une patrie.

 

Nous avons tous rassemblé quelques vêtements dans des valises.

Nous avons fermé notre porte à clé comme d’habitude.

J’ai laissé mes poupées en peluche, les grands arbres de Noël, les rocailles arides, le ciel bleu, mes robes de petite fille.

 

Outre le fait qu’elle fait preuve, sur ce premier ouvrage, par la puissance du style, par la variation des voix, par l’évolution de la vision du monde qu’exprime la narratrice en même temps que mûrit son personnage, par les différences de tonalité et de langage qui traduisent efficacement le passage de la candeur à l’étonnement, de l’étonnement à la curiosité, de la curiosité au désenchantement puis à la révolte, d’une authentique maîtrise de la construction romanesque et de la mise en œuvre du suspens qui s’empare du lecteur, Chantal Michel révèle un réel talent de poète en insérant à intervalles réguliers dans le cours du récit les fragments lyriques d’un discours poétique fondé sur la métaphore filée de la méduse assujettie aux flux et fluctuations des éléments marins, au risque de l’échouage sur le sable, au danger de la brûlure mortelle du soleil, au péril de la dessication sous le souffle du vent : ainsi est la destinée de l’homme soumis, malgré qu’il en ait, aux éléments dont il est le produit.

 

C’est fort, c’est beau, c’est émouvant, c’est bien écrit, et c’est à lire.

 

Patryck Froissart

Plateau Caillou (Réunion)

Mardi 21 janvier 2020

 

Chantal Michel est née à Alger alors que l'Algérie était française. A peine sort-elle de l’enfance qu’éclate la guerre d’indépendance...

  • Vu : 1963

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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

20:53 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

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