31/07/2025

La mémoire délavée, Nathacha Appanah, par Patryck Froissart

La mémoire délavée, Nathacha Appanah (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 02.07.25 dans La Une LivresLes LivresCritiquesMercure de FranceRoman

La mémoire délavée, Nathacha Appanah, Mercure de France, collection Folio, 6 février 2025, 150 pages, 7,60 €

Ecrivain(s): Nathacha Appanah Edition: Mercure de France

La mémoire délavée, Nathacha Appanah (par Patryck Froissart)

 

La République de Maurice se qualifie de « nation arc-en-ciel » en référence à la pluralité, à la diversité des composantes de sa population, officiellement classée en quatre catégories de citoyens : les Sino-Mauriciens, les Musulmans, la Population Générale (dont les Cafres descendants des esclaves africains et les Franco-Mauriciens issus des colons), et les Indo-Mauriciens, catégorie à laquelle appartient Nathacha Appanah, journaliste et  romancière bien installée dans le paysage littéraire francophone.

C’est à l’occasion de l’observation des complexes, inextricables, inexplicables circonvolutions du vol migratoire d’une nuée d’étourneaux que l’autrice est saisie par la résurgence de la blessure plus ou moins refoulée, néanmoins toujours latente, de l’angoissante présence de larges zones d’ombre contrastant avec des bribes ténues, fragiles, de rares faits connus dans la chaîne nébuleuse de la migration familiale dont elle constitue l’un des maillons actuels.

« Trente-neuf ans séparent l’arrivée des premiers coolies et la naissance de mon grand-père. Si ces trente-neuf ans ressemblaient à un vide noir et opaque, j’aurais pu écrire qu’il n’y a rien et ça aurait été facile. […] Mais il existe quelques traces… ».

 

Le roman se construit dès lors dans la difficile et douloureuse tentative de raccorder entre eux les chaînons indiciels permettant de reconstituer, au mieux possible, par un subtil jeu de yo-yo, le fil ascendant/descendant des générations dont la genèse est le débarquement à Maurice en 1872 du couple ancêtre, accompagné d’un fils âgé de onze ans, dans le cadre de l’engagisme massif d’Indiens mis en oeuvre par les autorités suite à l’émancipation des esclaves africains.

 

« Je ne veux pas simplement raconter mes grands-parents, je veux dépasser le récit, de la complexité à l’envers mais de la simplicité à l’endroit. Je rêve d’un livre qui dirait le passé, le présent et tout ce qu’il y a entre ».

 

Foncièrement, logiquement, naturellement, thérapeutiquement, pour la narratrice, une meilleure connaissance du « d’où viens-je ? » devient la condition nécessaire à la construction du « qui suis-je ? ».

 

La quête, pluridirectionnelle, vise à réunir, comparer, confronter les traces administratives clairsemées de l’existence misérable des premières strates générationnelles dans les plantations coloniales

- avec la transmission mémorielle éparse, transmise des uns aux autres dans un branchage généalogique confus, de faits divers, de fragments d’histoires, d’événements plus ou moins avérés, peut-être, pour certains, fantasmés

- avec de bienvenues révélations, par l’un ou l’autre, sur un passé dont on a occulté, consciemment ou non, tel ou tel détail, par souci d’oublier l’indigence, jusqu’à la sordidité parfois d’un quasi-esclavage

 

L’autrice entretient, avec talent, un suspense efficace dans un schéma narratif, souvent poétique, empreint d’émotion, de nostalgie, d’un désir (d’un besoin) puissamment exprimé d’aboutir à un renouement satisfaisant des fils de ce canevas familial enchevêtré, troué et fragmenté, ponctué de découvertes de pistes nouvelles aboutissant tantôt à de décevantes impasses, tantôt à de réconfortantes trouvailles constituant autant de modestes pièces s’ajustant au puzzle.

Parallèlement à cette quête essentielle, la romancière se livre à une intéressante analyse rétrospective de ses œuvres, au cours de quoi se révèlent à elle, a posteriori, les empreintes, sur ses écrits, de la confusion affligeante des branches d’un arbre généalogique somme toute pas très ancien et de ce désir rémanent d’en combler l’intermittente lacune.

 

« Je me demande si on peut être étreint par une croyance ancienne qui n’est pas à proprement parler la vôtre. Je me demande si les peurs peuvent rester tapies pendant plusieurs générations et resurgir. C’est un sentiment, une incapacité, un tabou qui seraient transmis comme on transmet un trait, une manière de tenir sa cuiller, une façon de marcher ».

 

On participe sans se forcer.

 

Patryck Froissart

Jeudi 12 juin 2025

Plateau Caillou (Réunion)

 

 

 

L’autrice :

 

Nathacha Devi Pathareddy Appanah, née à Mahébourg en 1973 est une journaliste et romancière mauricienne qui vit en France.

Elle descend d'une famille d'engagés indiens de la fin du XIXe siècle, les Pathareddy-Appanah. Elle travaille d'abord à l'île Maurice comme journaliste puis, en 1998, elle vient s'installer en France, à Grenoble, puis à Lyon, où elle termine sa formation dans le domaine du journalisme et de l'édition.

Bibliographie :

Les Rochers de Poudre d'Or, sur l'histoire des engagés indiens, récompensé par le prix RFO du Livre 2003

Blue Bay Palace

Le Dernier Frère (2007) a reçu le prix du roman Fnac 2007, le prix des lecteurs de L'Express 2008, le prix de la Fondation France-Israël.

En 2016, Tropique de la violence  reçoit le Prix Femina des lycéens 2016 ainsi que le prix France Télévisions 2017.



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A propos de l'écrivain

Nathacha Appanah

Nathacha Appanah

 

Auteur d’une dizaine de titres, dont cinq sont disponibles en Folio, Nathacha Appanah est née le 24 mai 1973 à Mahébourg ; elle passe les cinq premières années de son enfance dans le Nord de l’île Maurice, à Piton. Elle descend d’une famille d’engagés indiens de la fin du XIXe siècle, les Pathareddy-Appanah. Après de premiers essais littéraires à l’île Maurice, elle vient s’installer en France fin 1998, à Grenoble, puis à Lyon où elle termine sa formation dans le domaine du journalisme et de l’édition. C’est alors qu’elle écrit son premier roman, Les Rochers de Poudre d’Or, précisément sur l’histoire des engagés indiens, qui lui vaut le prix RFO du Livre 2003. En 2007, elle reçoit le prix du roman Fnac pour Le dernier frère.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre permanent des jurys des concours nationaux de la SPAF (Société des Poètes et Artistes de France)

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL (Société des Gens De Lettres)

Membre de la SPF (Société des Poètes Français)

Il a publié :

- Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

- Li Ann ou Le Tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

- L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)

- Contredanses macabres, poésie (Editions Constellations)

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En ménage - A Vau-l'zau JK Huysmans, par Patryck Froissart

En ménage suivi de A vau-l’eau, J.K. Huysmans (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 15.06.25 dans La Une LivresLes LivresRecensionsFolio (Gallimard)Roman

En ménage suivi de A vau-l’eau, J.K. Huysmans Folio Classique février 2025 519 p. 10 €

Ecrivain(s): Joris-Karl Huysmans Edition: Folio (Gallimard)

En ménage suivi de A vau-l’eau, J.K. Huysmans (par Patryck Froissart)

 

Gallimard présente en un volume cette réédition de deux œuvres de Huysmans, agrémentée de sept gravures d’époque, d’une préface érudite signée Pierre Jourde, d’un riche dossier constitué en première partie de la biobibliographie de l’auteur et en deuxième partie d’une fort intéressante notice sur « la genèse et la réception » des deux textes, de notes précieuses sur les éléments lexicaux de ce registre de langue propre au romancier et d’informations sur les variantes connues.

 

En ménage :

 

Ce premier texte, long, couvre 300 pages du livre.

L’un des deux anti-héros du roman, le journaleux André, critique littéraire obscur et aléatoire, est un écrivaillon velléitaire ne parvenant guère à mettre en œuvre le « début du commencement » de l’écriture du grand roman qui lui assurerait la reconnaissance d’un talent peinant à se révéler.

Il a pour ami intime un protagoniste de premier plan du roman Les sœurs Vatard. Cet ex-amant tourmenté de Céline Vatard est un artiste peintre médiocre dont les toiles sont toujours aussi peu appréciées et dont la relation avec la gent féminine est devenue totalement atone après nombre d’expériences ratées.

« Je n’ai qu’à évoquer le souvenir de mes anciennes maîtresses, de Céline Vatard entre autres, et me voilà servi ! »

Tous deux vivotent, ressassant l’amertume de n’avoir pas réalisé leurs rêves de célébrité, dans un état pécuniaire insatisfaisant, tout en déplorant amèrement que l’état d’artiste dont ils se réclament soit objet de mépris pour la petite bourgeoisie bien-pensante.

Le thème obsédant se révèle tantôt en leurs multiples dialogues, tantôt en des monologues intérieurs respectifs, véritables « tempêtes sous un crâne », tantôt en les commentaires intrusifs du narrateur à propos des avantages et des inconvénients, des conforts et inconforts d’une vie de couple et, par constante opposition, des bons et mauvais côtés de l’état de célibataire.

Le parcours individuel d’André, dont la narration commence par une scène vaudevillesque lorsque, rentrant un soir inopinément plus tôt que prévu, il découvre un homme en pleine action adultérine avec Berthe, civilement son épouse, est une parfaite illustration du thème par la mise en récit d’une alternance de périodes de strict célibat volontaire ou subi, de ménage contraint partagé avec une servante chapardeuse, acariâtre, autoritaire, d’épisodes de concubinage, de parenthèses d’amours clandestines avec des femmes adultères, de brefs interludes de relations tarifées avec des ouvrières vénales ou des prostituées, et d’entretemps, malgré tout, d’intenses besoins de renouer des relations avec des femmes.

« Alors la crise juponnière vint ».

Quant à Cyprien, après avoir farouchement milité en faveur du célibat, après en avoir longtemps âprement disputé avec André, a contrario las de la solitude et désireux d’avoir une compagne le déchargeant de l’entretien du domicile, de la cuisine, du débourbage de ses bottines, du reprisage de ses chaussettes (sic), il se met en concubinage, au sortir d’une sérieuse maladie, avec Mélie, une femme quelconque qui lui a prodigué les soins nécessaires.

« Par pudeur, il résolut d’attendre qu’il fût complètement rétabli pour lui soumettre ses propositions ».

De ces dialogues, monologues intérieurs, commentaires du narrateur, se dégagent des constantes évidentes reflétant, tout en s’inscrivant dans le cadre d’une immersion affirmée dans le courant naturaliste, la vision caricaturale, foncièrement misogyne de Huismans et le regard dépréciateur, voire méprisant, qu’il porte sur la société en général et sur « la populace » en particulier.

« Du fond de la salle […], une voix convaincue dit simplement :

_ Les femmes, c’est des bien pas grand-chose :

André ferma la porte, songeant […] que cette pensée était peut-être la seule qui fût profonde, qui fût vraie. »

Tout cela fournit à l’auteur, à l’occasion des déambulations, accompagnées d’échanges de vue et de discussions socio-philosophiques,  des deux amis et de leurs séjours en divers quartiers de la banlieue parisienne (places, commerces, restaurants) de multiples occasions de décrire avec une profusion de détails et une précision de sociologue, voire d’anthropologue, les décors dans le cadre de quoi sont commentés, presque toujours sur une tonalité péjorative, par les protagonistes en mouvement et par le narrateur qui les escorte, les comportements, les us, les vices, la médiocrité ambiante des populations.

Mais ce qui confère à la narration une succulence qui ne peut que ravir le lecteur est la truculence de l’expression. Pardi ! Quoi de plus adéquat, quoi de plus expressif que de parler du peuple en usant de la langue dudit peuple ?  En cela Huysmans excelle, et ça fonctionne, même si, selon toute probabilité, il s’agit d’une langue artificiellement reconstituée.

 

A vau-l’eau :

 

Ce second récit, court d’une cinquantaine de pages, a pour unique personnage M. Jean Folantin, obscur commis interminablement affecté à des fonctions de copiste dans le même bureau depuis vingt ans. Son maigre salaire de 237 fr.40 c. ne lui permettant plus de payer sa femme de ménage, Madame Fontanel, « une sorte de vivandière qui bâfrait comme un roulier et buvait comme quatre, il la congédie avant que « cette femme ne le pille complètement ». M. Folantin s’ennuie, se traîne, déprime, regrettant ses amours passées, déplorant que son âge et ses moyens financiers ne lui permettent pas d’en nouer de nouvelles, ne s’animant éphémèrement que lorsque le saisit l’angoissante interrogation de savoir où il pourrait prendre son repas.

« Trop tard… plus de virilité, le mariage est impossible. Décidément, j’ai raté ma vie… ».

Il essaie tour à tour toutes les gargotes bon marché, les bouchons et bouillons compatibles avec sa bourse, en élargissant progressivement le cercle de ses expériences, sans trouver une seule cambuse à son goût, tournée des popotes qui est prétexte pour l’auteur à nouvelles scènes de rue, à minutieux tableaux de nouveaux décors, à descriptions poussées d’établissements de bouche et à étalages détaillés de multiples ragougnasses.

« Le bouillon où il stationnait depuis l’automne le lassa et il recommença à brouter, au hasard… ».

Impressionnante mise en narration d’une existence qui dérive tragiquement à vau-l’eau, marquée par les ravages de la solitude, par la lente mais irréversible descente en le gouffre d’une désespérance consécutive au dégoût de soi et des autres, résumée dans cette dernière phrase du récit qui pourrait être l’annonce d’un terrible et définitif renoncement à vivre :

 

« Allons, décidément, le mieux n’existe pas pour les gens sans le sou ; seul, le pire arrive ».

 

Patryck Froissart

Plateau Caillou (Réunion) le jeudi 29 mai 2025

 

Joris-Karl Huysmans est un auteur et critique d'art français. Huysmans fit toute sa carrière au ministère de l'Intérieur, où il entra en 1866. En tant que romancier et critique d'art, il prit une part active à la vie littéraire et artistique française dans le dernier quart du XIXe siècle et jusqu'à sa mort.



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A propos de l'écrivain

Joris-Karl Huysmans

Joris-Karl Huysmans

 

Joris-Karl Huysmans, de son vrai nom Charles Marie Georges Huysmans, est un écrivain et critique d'art français, né le 5 février 1848 à Paris et décédé le 12 mai 1907 à Paris.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre permanent des jurys des concours nationaux de la SPAF (Société des Poètes et Artistes de France)

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- Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

- Li Ann ou Le Tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

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Lundi, ils nous aimeront, Najat El Hachmi, par Patryck Froissart

Lundi, ils nous aimeront, Najat El Hachmi (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 13.06.25 dans La Une LivresLes LivresRecensionsEspagneRomanVerdier

Lundi, ils nous aimeront, Najat El Hachmi, Verdier (6 février 2025), Traduit du catalan par Dominique Blanc, 256 pages, 23 €

Edition: Verdier

Lundi, ils nous aimeront, Najat El Hachmi (par Patryck Froissart)

 

Najat El Hachmi se livre, se dévoile, se met à nu, ne faisant qu’une, corps, cœur et âme avec la narratrice, laquelle s’exprime à la première personne. Ce long récit intimiste s’adresse, par un TU omniprésent, à une amie avec qui elle partage son adolescence compliquée et les débuts de sa vie d’adulte. Un troisième personnage s’inscrit dans leur parcours jumeau, une amie commune, prénommée Sam.

Née au Maroc, la narratrice est transplantée en son enfance à Barcelone, où son père a pu obtenir un permis de travail. La famille s’installe à la périphérie de la ville catalane, en un espace désigné tout au long du texte comme étant « le quartier », où se structure une communauté de coreligionnaires de même origine géographique relativement repliée sur elle-même en un microcosme oppressant, régi par des règles normatives auxquelles chacun et surtout chacune doivent se soumettre sous peine de mise à l’index.

Outre les regards des inquisiteurs, appréciateurs ou dépréciateurs barbus du quartier, circulent les rumeurs en tous genres, fondées ou non, sur les comportements des uns, des unes et des autres dans les espaces publics. La narratrice et ses amies, comme tous les habitants du quartier, sont ainsi ciblées régulièrement par les bruits colportés par la commère/mégère « officielle » surnommée La Parabole.

A mesure que la narratrice grandit, la surveillance se renforce, d’autant plus que le père, à l’instar de la plupart des membres de la communauté, se radicalise progressivement, devenant de plus en plus soucieux du qu’en dira-t-on et de la préservation de sa réputation de bon musulman fondée sur sa capacité à maintenir épouse et enfants dans « le droit chemin » en ayant recours aux coups et privations en cas de désobéissance ou de comportements estimés contrevenir aux préceptes religieux.

« C’est l’obscurantisme qui a pénétré sans résistance l’esprit des habitants. De nombreuses femmes voilées que tu verrais dans le quartier aujourd’hui – il y en a beaucoup plus qu’à l’arrivée de ta famille – disent qu’elles renoncent au soleil et à la brise, à l’eau de mer et aux piscines, à l’amour et au sexe par convenance… »

La tension narrative est talentueusement entretenue, faite de révoltes intimes dont la contrainte familiale et sociale ne permet pas l’expression verbale ouverte, d’interrogations sur la pertinence et le bien-fondé des règles imposées.

Contradictoirement la jeune fille traverse des phases douloureuses de désir de « bonne conduite », voire de soumission, et se promet de devenir, en tentant d’étouffer les élans de la chair, « une bonne musulmane » bien intégrée dans la communauté. Ce désir n’est finalement que vœu pieux.

« Pour ne plus me percevoir moi-même comme un amas confus et angoissant de chemins interdits qui s’entrecroisent dans mon corps, lundi je serais de nouveau la bonne fille que j’avais été, sans ce battement insistant qui s’insinuait au plus profond de ma chair, sans désir. Ainsi, et seulement ainsi, je serais acceptée, et aimée ».

D’où le titre du roman.

Néanmoins peu à peu l’émancipation se réalise, les trois amies s’encouragent mutuellement, par l’exemple, à s’affranchir, en multipliant les infractions à la norme, sous la forme d’activités clandestines de plus en plus osées, y compris dans le cadre de fréquentations, puis de liaisons amoureuses, où l’assouvissement des pulsions sexuelles va croissant.

C’est donc par cette progression, entrecoupée de transgressions de plus en plus audacieuses, de rébellions de plus en plus assumées, de cette lente métamorphose que l’autrice tient le lecteur, jusqu’à l’évasion définitive hors du « quartier », suivie hélas de déceptions, puis de désillusions dans une vie de couple où l’époux, musulman affichant initialement un libéralisme de bon augure  débarrassé de tout dogmatisme quant aux droits de son épouse, réadopte les principes masculinistes d’un traditionalisme religieux qui le rattrape…

« Dans un quartier où les garçons devenaient trafiquants dès la sortie de l’école, lui, c’était une vraie perle ».

Hélas !

La libération définitive viendra par l’écriture.

Suspense garanti.

 

Patryck Froissart

 

 

Najat El Hachmi, née le 2 juin 1979 à Beni Sidel Jbel (Maroc) est une écrivaine maroco-espagnole basée en Catalogne. Elle est titulaire d'un diplôme en études arabes de l'Université de Barcelone.

Distinctions : Prix Nadal, prix de la ville de Barcelone pour la littérature en langue catalane



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Membre permanent des jurys des concours nationaux de la SPAF (Société des Poètes et Artistes de France)

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL (Société des Gens De Lettres)

Membre de la SPF (Société des Poètes Français)

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- Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

- Li Ann ou Le Tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

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