25/03/2024

Le soleil, la lune et les champs de blé, Temur Babluani (par Patryck Froissart)

Le soleil, la lune et les champs de blé, Temur Babluani (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 07.03.24 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPays de l'EstRomanLe Cherche-Midi

Le soleil, la lune et les champs de blé, Temur Babluani, Editions du Cherche-Midi, Coll. Les Passe-Murailles, janvier 2024, trad. géorgien, Maïa Varsimashvili-Raphaël, 688 pages, 23,50 €

Edition: Le Cherche-Midi

Le soleil, la lune et les champs de blé, Temur Babluani (par Patryck Froissart)

 

Par comparaison à tel roman qu’on qualifie de fleuve, voici un roman maelstrom.

Le héros, narrateur de sa propre histoire, est le fils d’un modeste cordonnier exerçant son métier dans un quartier cosmopolite populaire de Tbilissi. Au début des années 70, alors que la Géorgie est encore une des républiques d’URSS, le jeune Djoudé Andronikachvili partage malgré des conditions de vie difficiles une jeunesse insouciante avec sa belle fiancée Manouchak, et son ami juif Haïm, qui lui voue une gratitude éternelle pour avoir pris le parti de la communauté ashkénaze, victime d’une grave offense, perpétrée lors d’une cérémonie de deuil par des membres d’un gang de voyous pratiquant racket, trafics en tous genres, intimidations et violences allant jusqu’au meurtre sous la protection notoire d’une police corrompue jusqu’à la moëlle.

Impliqué « à l’insu de son plein gré », dans une affaire sordide mêlant et opposant de façon inextricable les membres dudit gang, l’ami Haïm, certains acteurs occultes du quartier israélite, et d’obscurs comparses et affidés des uns et des autres, Djoudé accepte naïvement d’endosser un double meurtre qu’il n’a pas commis, contre la promesse que lui font formellement ses « protecteurs » de le faire bénéficier d’une absolue complaisance de la part des juges du tribunal régional, tout autant pourris que la totalité des fonctionnaires du régime géorgien de l’époque.

« – Je suis Djoudé. […]. C’est moi qui ai plombé ces deux salopards.

Je sortis mes pistolets et les posai sur la table ».

C’est ainsi que l’ingénu, que la police politique soupçonne alors, de façon inattendue, d’être au courant d’une étrange combine concernant des transferts de fonds internationaux effectués par la communauté juive locale, se retrouve embarqué dans un cycle infernal de peines de prison, de sévices, d’humiliations, de travaux forcés et de séjours interminables dans les goulags de Sibérie et d’ailleurs, à rapprocher des écrits littérairement célèbres de ceux et celles qui ont personnellement connu, dans leur chair et dans leur âme, les bagnes staliniens.

Les péripéties se succèdent à un rythme extrêmement soutenu : condamnations, évènements quotidiens, triviaux, tragiques, émouvants, comiques, fraternisation et complicités, trahisons, dénonciations, duplicité, éléments narratifs mettant en évidence les conditions de vie, le sadisme des gardiens et les rivalités parfois meurtrières entre clans de déportés, évasions, espoir, ou période provisoire de vie précaire mais libre sous un faux nom, ce qui vaudra au héros d’être à nouveau condamné, cette fois pour des crimes perpétrés par l’homme dont il a pris l’identité.

Ainsi défile un flux continu d’aventures au cours de quoi Djoudé, tel le personnage de premier plan d’un feuilleton palpitant jaillissant d’une imagination intarissable, ou tel l’acteur principal d’une (bonne) série cinématographique dont chaque épisode rend le spectateur insatiablement avide d’aborder le suivant (ce qui n’est guère étonnant quand on sait que l’auteur est d’abord un réalisateur à succès), change de lieu, de statut, de métier, de nom, d’environnement social, d’apparence, autant d’avatars qui ne sont pas sans évoquer parfois certains éléments du parcours existentiel d’un Docteur Jivago, par exemple lorsque le déporté endosse une blouse d’infirmier, ou lorsque, déplacé dans un camp pourvu d’une bibliothèque, il devient friand (très momentanément) de connaissances scientifiques.

« – Voudrais-tu travailler ici comme infirmier ?

– Je n’y connais rien.

– Il n’y a pas grand-chose à connaître.

Il rit.

– Bon… Comme tu veux…

C’est ainsi que je devins infirmier ».

Mais toujours, y compris dans les circonstances les plus désespérées, se perpétuent d’une part l’amour de Djoudé pour Manouchak, de laquelle, en narration simultanée, le héros et le lecteur apprendront par bribes, de diverses sources, les propres mésaventures, tout aussi chaotiques, d’autre part la confiance inébranlable et l’indéfectible amitié qu’il continue de nourrir, en dépit de ce qu’il apprend un jour sur son compte, à l’endroit de son ami Haïm, ce qui fait de ce récit à rebondissements incessants, outre de constituer une reconstitution socio-politique, de construction cinématographique, relativement crédible parce que fondée sur la connaissance de la Géorgie communiste qu’en a l’auteur et qui coïncide avec ce que l’on en sait, le roman, envers et contre tout, de la fidélité.

 

Patryck Froissart

 

Temur Babluani est un réalisateur multi-primé. Son film Le Soleil des insomniaques (1992) est devenu culte en Géorgie. Le Soleil, la Lune et les Champs de blé y a connu un succès remarquable (plus de 45.000 exemplaires vendus), et a également été publié en Azerbaïdjan et en Russie, où il va être adapté en série.



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