25/03/2024

Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, Haruki Murakami (par Patryck Froissart)

Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, Haruki Murakami (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.12.23 dans La Une LivresJaponLes LivresRecensionsRomanBelfond

Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, Haruki Murakami, éd. Belfond, novembre 2023, trad. japonais, Corinne Atlan, 224 pages, 21 €

Edition: Belfond

Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, Haruki Murakami (par Patryck Froissart)

 

Hajime est fils unique. C’est une exception, une sorte de tare dans le Japon de l’après-guerre, où il est convenu de compter en moyenne trois enfants par famille. Il en souffre et a tendance, dans son enfance, à rechercher la compagnie d’autres enfants sans fratrie. C’est ainsi qu’il se lie de profonde amitié, vers l’âge de douze ans, avec Shimamoto-San, jeune voisine et condisciple du même âge, affectée d’un handicap qui lui confère une allure claudicante.

« Au début, nous nous sentîmes plutôt mal à l’aise l’un avec l’autre. C’est souvent le cas entre une fille et un garçon de cet âge-là. Mais lorsque nous eûmes compris que nous étions tous deux des enfants uniques, nos échanges devinrent vite vivants et intimes ».

Surviennent un déménagement et un changement de collège pour Hajime, de nouvelles fréquentations pour chacun des deux adolescents, le sentiment de ne plus appartenir au même monde.

« J’allai la voir à trois ou quatre reprises, puis mes visites cessèrent […]. C’était sans doute une erreur […}. Je ne devais plus la revoir avant très, très longtemps […]. Cependant […] je continuai à penser à elle avec nostalgie ».

C’est dans les fragments sus-cités, qui apparaissent après à peine une douzaine de pages lues, que le roman prend son sens, sa direction, sa dynamique narrative. Le lecteur est prévenu : Hajime garde en lui, nourrit, cultive le manque de Shimamoto-San ; il y aura, dans la suite du récit, des retrouvailles. L’attente est créée, le suspense est là, l’envie de continuer, de savoir, est prégnante. C’est habilement amené.

Hajime raconte, se posant en personnage central, avec sincérité, ce qu’est ensuite sa vie sans Shimamoto-San : parmi quelques liaisons éphémères, une relation amoureuse sensuellement intense avec Izumi, une jeune femme fragile, tendre, naïve, qu’il séduit et abandonne avec une goujaterie qui lui donnera quelques remords. Vers la trentaine, il s’assagit, se marie, a deux filles, aime sa famille, monte une affaire de bars avec l’aide financière de son riche beau-père. Hormis les piqûres récurrentes de l’aiguillon du souvenir des moments passés avec Shimamoto-San, hormis l’illusion ou la certitude de l’avoir aperçue un jour dans une rue, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes quand…

Eh oui, fatalitas, comme dirait Chéri-Bibi… un soir, au comptoir, revoilà, venant de nulle part, tout comme un aigle noir… devinez qui !

A partir de là, le quotidien ne peut que se compliquer pour Hajime. L’auteur joue avec les nerfs du lecteur, en entretenant le mystère sur la vie propre de l’idole, qui apparaît et disparaît de manière intermittente, sans explication, parfois pendant de longues périodes, laissant cruellement languir l’adorateur, dont l’existence devient chaotique, perd son sens, tangue et risque toujours plus crucialement le fatal naufrage. La tension semble atteindre son point culminant lorsque la liaison, jusque-là insupportablement platonique, devient, le temps d’une nuit, impétueusement, et tragiquement, charnelle.

« Si vraiment tu ne veux plus que je reparte, alors il faut que tu me prennes tout entière. Tout entière, tu comprends ? Avec tout ce que je traîne derrière moi, avec tous les fardeaux que je porte. Et moi aussi, peut-être, je te prendrai tout entier ».

Quels fardeaux porte-t-elle ? Le saura-t-il jamais ? Car l’auteur, diabolique, n’en a pas fini avec le suspense… Ce qui advient ensuite provoque le désarroi. Rêve, illusion, réalité, fiction, être, chair, chimère, fantôme, phénomène paranormal ? Qu’est-ce qui se cache donc derrière l’histoire telle qu’elle est écrite ? Pour Hajime, revoir Shimamoto-San est une nécessité. Soit ! Ce besoin est-il donc si fort, la torture du manque est-elle si lancinante que l’imaginaire, prenant le dessus sur le réel, puisse avoir acquis le pouvoir suprême de créer des fragments de « vraie vie » s’insérant dans l’existence courante ?

« Pour certains faits, on détient la preuve tangible qu’ils ont existé. Notre mémoire et nos impressions sont trop incertaines, trop générales pour prouver à elles seules leur réalité. Jusqu’où des faits que nous tenons pour certains le sont-ils ? ».

Où se situe le point de bascule ? Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil ?

La question est posée.

 

Patryck Froissart

 

Haruki Murakami, écrivain japonais contemporain, auteur de romans à succès, mais aussi de nouvelles et d’essais, a reçu une douzaine de Prix et autres distinctions. Traduit en cinquante langues et édité à des millions d’exemplaires, il est un des auteurs japonais contemporains les plus lus au monde.



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