21/12/2022
Point de fuite, Hee-Jai Kim (par Patryck Froissart)
Point de fuite, Hee-Jai Kim (par Patryck Froissart)
Point de fuite, Hee-Jai Kim, Editions du Matin Calme, août 2021, trad. coréen, Lee Hyeonhee, Isabelle Ribadeau Dumas, 215 pages, 18,90 €

Le projet des Editions du Matin Calme est fort original et a priori digne d’intérêt :
« Ce que nous vous proposerons, à partir de janvier 2020, c’est de plonger avec nous dans l’univers si particulier, sanglant, social, paradoxal, hallucinant, dantesque et drôle, du Polar Coréen, avec une petite dizaine de pépites par an, auteurs et autrices issus de la nouvelle génération littéraire coréenne ».
Point de fuite s’inscrit dans ce jeune catalogue alléchant de publications de polars coréens.
Le roman démarre sur l’entrée en scène de la procureure Ju-hee, dont la narratrice brosse à grands traits le portrait, l’itinéraire, la situation, le statut social et familial, et sur la découverte, dans la demeure du peintre renommé Seo In-ha, du cadavre dénudé de Choi Sun-Woo, « la personne la plus célèbre de Corée après le président et le comédien Yoo Jae-Suk », décédée selon les premières constatations de strangulation au cours d’un violent rapport sexuel.
L’intrigue se concentre progressivement sur la relation qui se noue entre Ju-hee, chargée de l’enquête, et l’artiste, suspect puis vite présumé coupable. Au centre de la confrontation ambiguë qui oppose ces deux personnages, fluctue la personnalité aux multiples, troubles et occultes facettes de la victime. Publiquement riche, belle, mariée, figure médiatique de la haute société locale, Choi Sun-Woo apparaît en effet, dans le cours des investigations d’une part, dans la succession des interrogatoires mettant en scène le peintre d’autre part, comme une personne menant des vies parallèles sur fond de tendances sadomasochistes. A l’injonction expresse du père de la jeune femme, notable influent qui tient à ce que rien n’entache la réputation de la famille, ces fâcheux traits de conduite de Choi Sun-Woo ne doivent surtout pas fuiter. La famille use en conséquence de son statut pour que le peintre soit promptement condamné à mort et exécuté.
L’affaire éclatant dans l’actualité crue d’incendies criminels dont on recherche activement, en parallèle, le pyromane psychopathe qui les déclenche tout en provoquant publiquement la police, il serait politiquement stratégique pour le pouvoir de les mettre sur le dos de Seo In-ha afin de le condamner à mort illico pour ces actes qui révoltent la population. C’est ce qui est officieusement « conseillé » à la procureure, sachant que l’exécution du peintre aux motifs de viol et de meurtre, peine qui n’est guère usuelle lorsque les victimes appartiennent au vulgum pecus, serait vue par l’opinion publique comme le verdict contestable d’une justice de classe appliquée spécialement à l’assassin d’une personnalité évoluant dans les hautes sphères.
« Seo In-ha doit être condamné à mort et cela ne doit susciter aucune réaction politique […]. Pour arriver à cette fin, il fallait absolument lier cette affaire aux incendies criminels ».
La tension narrative, s’inscrivant dans un contexte sud-coréen réaliste qui constitue en soi un intéressant dépaysement, est fort habilement entretenue tantôt par les pressions exercées verticalement sur la procureure, tantôt par la progression linéaire de l’enquête, marquée, comme il se doit pour un bon polar, par les découvertes théâtrales, qui la jalonnent régulièrement, d’indices mettant de plus en plus directement en cause le peintre, de fausses pistes, et, de façon de plus en plus récurrente, de douloureuses crises de doute pour l’enquêtrice, et conséquemment pour le lecteur qui, à mesure que s’accumulent les charges incriminant Seo In-ha, lequel d’ailleurs ne nie pas plus qu’il n’avoue, ont l’impression d’être manipulés, depuis le fond de sa cellule, par ce singulier suspect.
Toute l’intrigue court ainsi le long d’un fil de plus en plus tendu par les questions qui se posent quant au véritable rôle que joue l’artiste dans sa propre inculpation et par le malaise qui s’installe graduellement en Ju-hee au fur et à mesure de ses face-à-face avec Seo In-ha :
– que cache, ou ne cache pas, ce coupable parfait que désigne de manière exclusive l’accumulation systématique, quasiment idéale, se succédant à point nommé, suivant une logique implacable, des preuves matérielles qui surgissent sur les diverses pistes que suit la procureure et qui, l’une après l’autre, renforcent impérativement l’hypothèse primordiale de sa culpabilité ?
Voilà un polar qui fonctionne, à contre-courant du roman policier commun puisque le lecteur, avançant de conserve avec l’enquêtrice, partage avec elle dès les premières pages de la narration l’intime conviction initiale de l’implication du peintre dans ce qui semble être un sordide assassinat doublé d’un acte sexuellement pervers et, par la suite, les doutes qui jaillissent de l’étrange comportement dudit criminel qui accueille sans sourciller, presque, croirait-on, avec amusement, l’enchaînement des présomptions le condamnant.
Se laisser prendre…
Patryck Froissart
Kim Hee-Jai est née en 1969 en Corée, où elle réside. Romancière, elle est également scénariste pour la télévision et le cinéma.
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La Racine ombreuse du mal, Isabelle Caplet, Simone Soulas (par Patryck Froissart)
La Racine ombreuse du mal, Isabelle Caplet, Simone Soulas (par Patryck Froissart)
La Racine ombreuse du mal, Isabelle Caplet, Simone Soulas, octobre 2021, 242 pages, 19 €
Edition: Editions Maurice Nadeau

Un tout jeune homme, Henri Montfort, brillant étudiant, fils « de bonne famille » au visage d’ange, est retrouvé mort, allongé dans un décor bucolique rappelant celui du Dormeur du Val, avec, détail intrigant, de la cendre d’origine mystérieuse dans la bouche et dans la main droite. L’autopsie révèle que le décès est dû à l’ingestion d’un mélange de curare et de matières hautement toxiques très rares. Suicide ? Crime ? Mise en scène macabre d’un rituel sectaire ?
Le roman commence, juste avant la découverte du corps, par le récit du cauchemar qui agite en son sommeil un des personnages principaux, Juliette, détentrice aléatoire de pouvoirs divinatoires intermittents. Réveillée par le malaise qu’a provoqué en elle son rêve inachevé, Juliette « sait » que son cauchemar contient « une annonce, un péril imminent ». Mais lequel ? Il se trouve que Juliette est l’amie fidèle du commissaire Louis Gardeur, à qui est confiée la mission d’enquêter sur l’affaire.
Les deux amis résidant loin l’un de l’autre, une collaboration, à distance dans un premier temps, se met en œuvre, transformant certaines parties de la narration en roman épistolaire. Ailleurs nous sont donnés à lire des extraits du journal de ladite Juliette où elle consigne dans le temps de l’intrigue ses réflexions et ses intuitions sur les détails que lui révèle le commissaire. La découverte du journal de la victime, la lecture de celui de sa mère, et alternativement, de celui de Raphaël, le condisciple et ami intime du défunt, contribuent à tisser une toile énigmatique. L’alternance bien pensée des procédés narratifs et des voix, et la variation régulière de la distance de focalisation, loin de casser le rythme, le soutiennent efficacement.
Journal de Raphaël – 6 mai
J’ai raté une après-midi de cours. Aucune importance. Au bahut, même présent, je suis absent. Absent partout. J’en viens à me foutre de tout. La mort d’Henri me hante…
Comme dans tous les bons polars, leurs recherches entraînent les enquêteurs, parfois chacun de son côté, parfois de conserve, sur diverses pistes, dont le lecteur est amené, bon gré mal gré, à essayer de deviner si celle-ci ou celle-là sera la voie d’investigation qu’il faudra continuer à suivre vers une vérité qui semble s’éloigner à mesure qu’on croit s’en approcher.
C’est bien en la nature spécifique des milieux que traversent ces pistes que résident essentiellement l’originalité et l’intérêt culturel du roman. En effet, les itinéraires empruntés passent tantôt par les milieux universitaires dont fait partie Germont, l’un des premiers suspects potentiels, un brillant professeur de philosophie dont la victime était l’un des disciples parmi les plus passionnés, tantôt par l’évocation de la société cathare et la survivance ou la renaissance de ses règles morales/religieuses lorsque Gardeur découvre que le défunt Henri Montfort (dont le nom est évidemment lié à celui de Simon de Montfort, responsable implacable de la répression sanguinaire du mouvement hérétique) a assisté à certaines conférences semi-confidentielles au cours desquelles certains aspects du catharisme auraient été abordés.
Ainsi sont rapportés, au fil des rencontres que Gardeur est amené à faire, sans que la tension narrative en souffre, plus que des interrogatoires classiques, des entretiens courtois entre le commissaire et le professeur qui sont l’occasion pour les auteures de rappeler à leurs lecteurs l’essence de quelques grandes thèses et théories philosophiques (le courant nihiliste en particulier). Avec un ami ex-inspecteur à qui Gardeur a demandé d’analyser certaines citations du journal d’Henri, on fait une intrusion dans l’univers poétique de Lautréamont, dans la pensée hermétique des alchimistes, dans Les Demeures philosophales de Fulcanelli… et cetera.
Ainsi sont exposés, pesés, soupesés, supposés lors de rendez-vous que consent à accorder à Gardeur une certaine Sarah Wilson, spécialiste franco-américaine de l’histoire cathare, les liens occultes qui pourraient avoir été noués entre des néo-adeptes de la secte des Albigeois et des membres de cercles clandestins fréquentés par le jeune Montfort.
Peu à peu les nœuds se font et se serrent, les fils s’emmêlent, les pistes se brouillent, jusqu’au dénouement théâtral, magistralement amené, qui dévoile de manière forcément inattendue la relation jusque-là inédite qui existe, à leur insu, entre tous les protagonistes cités ci-dessus, et dont les éléments, enfouis pour certains dans un chapitre refoulé de leur passé lointain qui brusquement ressurgit, constituent la clé de l’énigme.
C’est fort bien construit, et l’ensemble instruit sans nuire au suspense.
Patryck Froissart
Isabelle Caplet et Simone Soulas sont artistes-peintres. La Racine ombreuse du mal est leur premier roman, dont le titre est emprunté au grand médiéviste René Nelli. Chacune d’elles a contribué par des textes à l’album de photographie de Jean Labitrie, Vibrations du réel.
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Moby Dark, Jacques Cauda, Editions de l’Âne qui butine (par Patryck Froissart)
Moby Dark, Jacques Cauda, Editions de l’Âne qui butine (par Patryck Froissart)
Moby Dark, Jacques Cauda, Editions de l’Âne qui butine, Coll. Xylophage, 2020, 174 pages, 22 €

Les Editions de L’Âne qui butine !
Voilà un label qui a de quoi intriguer. Notre magazine se devant d’explorer tout ce qui peut relever du domaine des Lettres, se pencher sur l’anatomie de cet étrange animal littéraire et artistique franco-belge devenait, dès l’heureuse découverte de son existence, une nécessité et un devoir.
L’Âne qui butine est l’œuvre éditoriale bicéphale d’Anne Letoré, écriveuse d’histoires et maquettiste, et de Christoph Bruneel, relieur et restaurateur de livres, auteur et plasticien, qui en font eux-mêmes cette alléchante présentation :
« Créé en 1999, au croisement de la Picardie française et de la Flandre belge, L’Âne qui butine publie à compte d’éditeur. L’Âne qui butine papillonne d’une écriture minutieusement stricte à un débordement verbal, d’une histoire de Q à un récit de dame-π π, en passant par un conte boréal… d’une logorrhée amoureuse à une parole boueuse, du lexique à mi-mots à l’enfance à pleins maux, de l’humour de cour à la friction d’amour. Depuis 1999, de notre fret tout cru de grenouille de grenadier qui tire sur tout, L’Âne qui butine se meut sur l’autel du fantasque et du bigorneau réunis ».
Inscrit au catalogue d’une des collections de l’éditeur, intitulée Xylophage, Moby Dark est physiquement un beau livre édité précisément à 317 exemplaires numérotés. La couverture est en carton argenté incrusté d’un dessin créé par l’auteur lui-même, Jacques Cauda (pseudonyme signifiant ou patronyme prédestinant ?) qui en a inséré en ce volume une demi-douzaine d’autres, soit en noir et blanc, soit en couleurs, en illustrations des scènes les plus saillantes, ou les plus saignantes, parmi celles qui composent le roman et qui se succèdent à un rythme effréné.
Le rythme narratif n’est pas le seul élément à ne souffrir aucun frein. L’imagination de l’auteur ne s’est pas imposée de limite. Pas d’autocensure ici. Foutu disciple du divin marquis pour ce qui est de la variété des assemblages sadomasochistes, l’élève égale, dépasse presque le maître dans la crudité et la cruauté des bambochades et dans la mise en branle du dérèglement de tous les sens. On notera que deux des partenaires les plus dynamiques se nomment… Justine et Juliette.
Flagrante incontinence de stupre, dont il convient de ne surtout pas mettre les crues récurrentes sous des yeux innocents, débordements orgiaques qui s’inscrivent dans le prétexte d’une intrigue policière, d’un polar burlesque se déroulant dans un décor que l’auteur a choisi de planter au Japon, pays de sumos dont le principal représentant est portraituré et peinturluré en sombre baleine sanguinaire (d’où le titre), pays de geishas dont celles qui entrent ici en scène sont les pensionnaires très zélées d’un infernal bordel tenu de main de maîtresse par une pittoresque et démoniaque maquerelle, pays où le viol sanglant et mortel d’une de ces dames, « jolie […] gauloise déguisée en geisha », par un avatar de Moby Dark provoque le débarquement tonitruant d’un enquêteur français ityphallique, une caricature de Bond priapique qui mène des investigations débridées en payant sans lésiner de sa personne pour aller au plus profond de l’intimité des protagonistes féminins et masculins liés de (très) près ou d’un peu plus loin au meurtre initial qui aurait été commandité par une mystérieuse Organisation préparant un complot mondial sous la forme de l’invention d’un virus « qui attaque les centres nerveux et qui transforme rapidement l’individu en monstre sexuel que rien ne contraint plus. […] Il suffit de contaminer toutes les sources […] pour déclencher une orgie générale, une bacchanale universelle ».
On suivra avec intérêt la stratégie que met en mouvement – et les armes licencieuses qu’il brandit pour la mener à bien ou à mal – l’inspecteur lancé à la poursuite de Moby Dark, l’insaisissable monstre derrière quoi se cachent les instigateurs de cet original complot criminel d’activer une furieuse copulation planétaire devant aboutir à la mort de l’humanité. C’est ce qu’on appelle « combattre le feu par le feu », ou le vice par le vice.
L’accumulation des parties orgiastiques et de leurs excès extrêmes eût pu se révéler choquante, eût pu lasser, eût pu être ressentie comme le pur et malsain dessein de faire œuvre de pornographie, mais l’évidente tonalité ambiante de pantalonnade permet d’éviter ces écueils. La muse a l’inspiration bouffonne, l’auteur s’amuse, provoque à plaisir, et l’énormité générale du récit devrait égayer le lecteur qui sait discerner le comique sous le grossier de surface. Provocation réussie !
Surprenant contraste : au beau milieu des crises aiguës de luxure chronique, l’auteur insère explication sur telle technique de plan cinématographique, références filmographiques (Mars Attack) et musicographiques (Julie London chantant Cry me a river), commentaires sur l’art de la photographie, pensée de Thérèse d’Avila (sic), analyse d’une phrase de Bataille, de Wilhelm Reich, allusions à Proust, à Joyce, à Swift, à Saint-Augustin, aux existences multiples et occultes du Comte de Saint-Germain, aux crimes des pionniers lancés à la conquête de l’ouest américain et aux actes de vengeance des Apaches à Geronimo, à Ben Laden, à la bombe atomique lâchée sur le Japon… i tutti quanti.
Le tournis n’est pas impossible.
L’histoire s’achève avec une reconstitution inversée, dans un délire poétiquement orgiaque, de la Genèse, dont les dernières pages sont étonnamment écrites en un mélange de français et de picard-wallon…
« O n’a jamouais bien seu. Moby Dark, achteure, il est comme la mort monte. Moby Dark i cirtchule où i veut, i navigue tout partout comme chès biètes éd mér au-dessus éd nos tétes, il est dins ch’monne entieu, ichi et leu, Moby Dark… ».
NB : L’auteur se décrit ainsi à la 3e personne :
Peintrécrivain, cinéaste jadis.
Artiste polymorphe, il écrit le corps comme le cyclo-stome élégant écrirait s’il écrivait. Autrement dit, il s’enroule autour des mots en tenant la vie par les lèvres. C’est d’ailleurs par les grandes lèvres qu’il regarde l’écriture. En voyant !
Tout un programme…
Patryck Froissart
Jacques Cauda, peintre, dessinateur, écrivain, cinéaste, a reçu le prix spécial du jury Joseph Delteil en 2017 pour Ici, le temps va à pied (Editions Souffles).
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Si tu vas à Marrakech, Mustapha Nadi (par Patryck Froissart)
Si tu vas à Marrakech, Mustapha Nadi (par Patryck Froissart)
Si tu vas à Marrakech, mai 2021, 105 pages, 13 €
Ecrivain(s): Mustapha Nadi Edition: L'Harmattan

« Si tu vas à Marrakech, n’oublie pas l’envers du décor ! », prévient l’auteur.
Mustapha Nadi, né dans la cité impériale du sud marocain, vivant en Lorraine, dévoile la vision qu’il a de sa ville natale, dont il découvre et redécouvre, à chacun des séjours qu’il y effectue, les faces cachées, occultées derrière l’écran du panorama de carte postale qu’en fabriquent les faiseurs de documentaires destinés aux hordes de touristes qui aspirent à y débarquer en quête d’un exotisme devenu là parfaitement artificiel.
« Comme une cicatrice qui ravive son origine, une blessure. Naître à Marrakech et vivre en Lorraine. […] Bien des années plus tard, un lien irrationnel […]. Une sorte de cordon subliminal ».
Dans une double tonalité, l’une, diffuse, de nostalgie des origines et des scènes révolues d’un quotidien paisiblement affairé, l’autre, expressivement sensible à fleur de phrase, d’anxiété face au présent et à l’avenir, en seize courts récits, Nadi aborde un par un chacun des éléments d’un décor dont il présente alternativement la face visible et le revers.
« L’angoisse qui teint ces récits peut exaspérer ; elle est cependant un hommage inquiet, pessimiste, pour l’avenir d’une ville qui condense et diffuse à elle seule toute la schizophrénie marocaine. Car toujours, rampante, insidieuse, la bête immonde… ».
La bête, on l’aura compris, est celle du fondamentalisme islamique (cet homologue religieux fanatique du fascisme raciste tout aussi fanatique à l’occidentale) et de ses manifestations terroristes sanglantes dont l’ancienne et prestigieuse capitale almoravide a été l’une des cibles tragiques et reste le théâtre potentiel d’autres attentats.
Autre risque d’explosion qui mijote au feu du soleil marocain sous le couvercle de la marmite marrakchia, la coexistence, jusqu’ici demeurée précairement pacifique, de deux mondes aux antipodes l’un de l’autre : en haut, très haut, celui de la haute bourgeoisie du pays et des richissimes visiteurs, en bas, très bas, celui des innombrables petites gens qui s’échinent à recueillir quelques-unes des miettes retombant des nappes fastueuses que secouent à longueur de journée les personnels de service. Cette implantation de riches personnalités du spectacle, de la mode, de l’industrie, de la haute finance tient, pour l’auteur, d’un parasitisme (voire d’un vampirisme) dévastateur.
« Du ciel on aperçoit aussi une multitude de taches bleues et de rectangles émeraude : des piscines ! Comme autant de gouffres engloutissant la soif d’une ville. […] un pays de sécheresse aux urbanités léopardisées par des dizaines de golfs, vortex aquatiques ignorant des milliers de paysans priant pour qu’il pleuve… ».
L’itinéraire narratif ne pouvait évidemment pas éviter l’attraction mondialement connue de la perle du sud. Nadi décrit et analyse donc, avec talent, le spectacle permanent qui anime l’emblématique cirque à ciel ouvert et exprime fort bien les bruits, couleurs, saveurs, odeurs et mouvements qui en sont la marque unique et féerique. Mais, pour l’auteur qui y revient après 2011, l’ambiance festive est plombée par le souvenir du massacre sanglant des clients et du personnel du café Argana et par celui des deux jeunes touristes scandinaves égorgées dans la proche vallée d’Imlil en 2018.
Bien d’autres paradoxes nourrissent la rêverie solitaire du promeneur, au cours de laquelle les regrets liés à la séparation, au déracinement et à l’exil se mêlent d’une part à la tristesse et à la colère tenant au constat de ce qu’est devenue la ville ocre des caravansérails et à l’évidence de la disparition presque achevée de toute la richesse culturelle d’une tradition berbère millénaire, d’autre part à l’angoisse provoquée par la progression d’une idéologie intégriste qui ferait perdre inéluctablement et définitivement à la ville historique le peu qui reste de son âme ancestrale.
On adhère aisément.
Patryck Froissart
Mustapha Nadi est né à Marrakech en 1957. Lycée Lyautey à Casablanca, études scientifiques à Clermont-Ferrand et à Nancy, thèse de Doctorat en électronique sur le « traitement anticancéreux par champs électromagnétiques, radiofréquences », suivie d’une Habilitation à diriger des recherches. Professeur à l’Université de Lorraine, expert en électronique biomédicale auprès de plusieurs organismes nationaux (ANSES, AFSSAPS) et internationaux (CENELEC, OMS), il a dirigé de 1996 à 2006 le laboratoire de recherche en instrumentation électronique de Nancy. Il a dirigé de nombreuses thèses de l’Université de Lorraine. Ses recherches portent sur le bio électromagnétisme et la mesure électronique sur le vivant. Il est l’auteur de La face froide du soleil, roman (2015), et Le détroit : l’Occident barricadé, roman (2012), aux éditions Riveneuve.
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A la recherche d’Alfred Hayes, Daphné Tamage (par Patryck Froissart)
A la recherche d’Alfred Hayes, Daphné Tamage (par Patryck Froissart)
A la recherche d’Alfred Hayes, Daphné Tamage, Editions Les Lettres Nouvelles Maurice Nadeau, janvier 2022, 200 pages, 19 €

En ce roman plein d’humour et d’auto-dérision, la narratrice retrace son itinéraire personnel dont une des voies parallèles est cette quête qui donne son titre au livre : « A la recherche d’Alfred Hayes ».
Qui est donc Alfred Hayes ?
Alfred Hayes est un romancier, scénariste et poète.
Né à Londres en 1911, il arrive aux États-Unis avec ses parents à l’âge de 3 ans. Il fait ses études à New York au City College. Il devient ensuite journaliste pour le New York Journal-American et le New York Daily Mirror, en même temps il commence à publier ses poésies, notamment « Joe Hill », dont la version chantée (adapté en musique par Earl Robinson) a été rendue célèbre par Joan Baez.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il combat au sein des services spéciaux de l’armée américaine. Il s’installe par la suite à Rome et devient le scénariste du cinéma néoréaliste italien.
En 1945, il rencontre Roberto Rossellini pour qui il travaillera au scénario de « Païsa » (1946), nominé pour l’Oscar du meilleur scénario original en 1950.
« All Thy Conquests » (1946) est son premier roman. Il en publie sept entre 1946 et 1973.
Il meurt à Los Angeles en 1985.
Voilà tout ce qu’Apolline Avenarius (référence au théoricien de l’empiriocriticisme ?), la narratrice, aurait pu connaître initialement de ce créateur. Apolline est bruxelloise et rêve de devenir écrivaine. S’étant saisie par hasard d’un ouvrage poétique d’Alfred Hayes, dans la « pile fourre-tout d’une librairie » de « la ville-monstre » (sic), dans ce bac à vrac qui est « l’équivalent de la tringle des vêtements dont personne ne veut. Personne sauf moi… », elle éprouve un étrange et soudain pressentiment : « Hayes était fait pour moi ». Alors… « J’ai payé le livre sans l’ouvrir. Assise face au lac de la ville-monstre, j’ai lu d’une traite comme ma mère buvait son mezcal : rapide, efficace, bientôt ivre. J’étais tombée amoureuse ».
La rencontre et le coup de foudre s’inscrivent dans le parcours chaotique de projets avortés, d’ambitions déçues, de plans foireux d’une jeune femme dont le rêve moteur est d’écrire un ouvrage qui lui apportera la célébrité, la richesse et, surtout, la reconnaissance, attendue comme une revanche, de ses proches qui, à l’exception de son père, la considèrent comme une douce rêveuse velléitaire. Parmi eux, la propre mère d’Apolline qui s’évertue à la rabaisser, à l’agonir de railleries caustiques, à l’humilier en public, jusqu’à se comporter en rivale amoureuse en tentant de séduire Phil, le compagnon régulier de sa fille.
On suit avec empathie le récit d’une série d’essais et d’échecs, de périodes d’enthousiasme et d’espoir alternant avec des moments de découragement et de renoncement, de crises aiguës d’euphorie suivies de dépressions temporaires, de ruptures sentimentales et de riches rencontres amicales et solidaires, de phases de tension relationnelle et de péripéties malheureuses culminant en un événement tragique.
A cela s’ajoutent l’angoisse de l’écrivain, le doute de la possibilité de l’œuvre, l’incertitude quant à la capacité, ou à l’utilité, d’écrire. Il est remarquable que le projet d’écriture que poursuit le personnage coïncide avec cette écriture en œuvre qui est celle de l’auteure. Habile mise en simultanéité créatrice.
« J’étais souvent déprimée. Ce que j’écrivais me semblait puéril, vieux jeu parce que j’employais le passé simple, ou parfois simplement parce qu’écrire des actions banales me paraissait d’une complexité inouïe ».
En dépit de quoi la quête se poursuit, plusieurs fois abandonnée, autant de fois reprise, qui mènera Apolline de Rome à Los Angeles sur les traces d’un Hayes prétextuel, sur la tonalité narrative légère d’un récit à la première personne construit sur une incessante raillerie de soi, sur une volonté récurrente de pousser les poussières corrosives de l’échec sous le tapis de l’humour et de la dérision.
Que cherche Apolline en ce dessein forcené de romancer la vie de l’écrivain-cinéaste, en cette obsession de rassembler par écrit les éléments épars, connus et inédits, de l’existence d’un artiste peu ou prou oublié avec la conviction d’en faire le chef d’œuvre qu’elle rêve de voir publier ?
Elle donne au lecteur un début de réponse dans l’avion qui l’emmène à Los Angeles.
« Je n’étais pas une aventurière. […] J’étais une petite pleureuse qui cherchait ses limites, attirée par elles comme certains animaux le sont par la bouse ou la lumière. J’avais envie d’aller par-delà celle que j’étais. Je voulais me propulser… ».
La sortie de ce roman de l’écrivaine Daphné Tamage chez Nadeau est en fin de compte la réalisation du rêve d’Apolline Avenarius.
C’est fort bien conçu !
Patryck Froissart
Daphné Tamage est née à Bruxelles en 1992. Après avoir étudié la réalisation et le scénario à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD), elle entre à l’Atelier des Écritures contemporaines de La Cambre. Passionnée de jazz et de littérature américaine, elle a posé ses valises à Big Sur, Veracruz, Rome et dans le Bairro Alto de Lisbonne, où elle vit actuellement. À la recherche d’Alfred Hayes est son premier roman.
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Miraculum, Michael Marqui (par Patryck Froissart)
Miraculum, Michael Marqui (par Patryck Froissart)
Miraculum, Michael Marqui, Editeur Independently published, mars 2021, 320 pages, 16 €

Qu’il est bon de replonger inopinément dans l’univers de romans d’aventures qu’on a parcourus jadis en lisant Féval, Zévaco, Sue, Dumas et autres Théophile Gautier !
Michael Marqui, avec ce premier roman (il se dit qu’un second est en cours d’écriture), met en scène des personnages qui auraient pu croiser le chemin des D’Artagnan, Dantès, Pardaillan, Lagardère, Fracasse…
En rupture avec les précités, ici, toutefois, le héros est une héroïne, et les protagonistes se retrouvent ponctuellement, en lieu et place des fougueux chevaux qu’ils savent lancés à leur poursuite, face à un monstre hurlant, fumant, se déplaçant à une vitesse effarante : l’une des premières automobiles.
Anna incarne sous ce prénom fictionnel l’une des deux jeunes filles qui accompagnaient Bernadette Soubirous lorsque « la Dame » lui est apparue. Sans revenir précisément sur la destinée connue de celle qui a été canonisée, l’auteur imagine un singulier destin sacré pour Anna, qui aurait reçu de « la Dame » un objet qu’elle aurait pour sainte mission de poser sur un des multiples reliquaires christiques disséminés de par la France, ce qui aurait pour effet une divine réaction, miraculeuse, le « miraculum » qu’évoque le titre du livre.
Mais à Rome, le pape Léon XIII ne l’entend pas ainsi de sa papale ouïe. Le secret de cette sacrée mission ne doit surtout pas se répandre dans les milieux non-initiés du vulgum pecus, ce qui risquerait de déclencher, hors de tout contrôle épiscopal, des vagues de mysticisme populaire à la limite d’un paganisme de mauvais aloi. Il faut donc « protéger » Anna soit en l’enfermant ad vitam aeternam au fin fond d’un couvent, soit en l’enlevant promptement manu militari pour l’emmener au Vatican où elle pourra bénéficier de la protection éternelle des gardes suisses de sa Sainteté et échapper ainsi aux innombrables et occultes puissances qui la traquent pour lui extorquer l’objet ou pour la mettre définitivement hors d’état de mener à bien son mandat christique.
Car elle en a, des ennemis ! Aux ressorts du rocambolesque de cape et d’épée dont la chute de l’empire et l’accélération des technologies nouvelles marquent naturellement la fin prochaine, aux éléments du récit historique qui font la trame sur laquelle file l’intrigue, l’auteur mêle habilement les manœuvres fantasmatiques de forces obscures qui ont fait le succès, entre autres, des ouvrages de Dan Brown. Et Anna de fuir par monts, par vaux, par villes, de cachette en sombre asile, continuellement harcelée par ses poursuivants multiples, ceux qui lui veulent du bien, ceux qui veulent sa mort, ceux dont on se demande ce qu’ils lui veulent, sbires papaux, Illuminati, affidés de loges ésotériques, adeptes de sectes louches, et, surtout, parmi eux, le sinistre Otto qui la poursuit en… auto, véhicule apparaissant comme un des premiers monstres mécaniques se déplaçant avec de terrifiantes déflagrations.
Heureusement, Anna a un ange gardien, un protecteur sincère, avec qui elle va vivre, en opposition à sa foi profonde et en dépit de ses vœux pieux de chasteté, rongée périodiquement par ce douloureux dilemme, une liaison amoureuse brûlante qui constitue, marquée de scènes d’une sensualité sans équivoque, une passionnante intrigue dans l’intrigue. Gwendal, aidé tantôt par ses amis de la chouannerie (eh oui, les Chouans sont là, eux aussi), tantôt par ses compagnons d’un cercle parisien universitaire, révolutionnaire, ouvertement athée, réussit à soustraire Anna aux velléités de ses poursuivants jusqu’au jour où…
C’est dans la complémentarité contradictoire de ce couple que se révèle peut-être le dessein de l’auteur, consistant à faire d’Anna et de Gwendal une représentation romanesque du combat politique qui oppose, du début de la IIIe république à la loi de séparation des églises et de l’Etat, les mouvements laïques et les « bouffeurs de curés » aux forces rétrogrades des milieux catholiques de la noblesse décadente et d’une bourgeoisie bien-pensante.
Tout, dans le roman en effet, transpire la fin d’une époque et les tourbillons transitoires agitant la naissance d’une ère nouvelle, républicaine et laïque.
Michael Marqui ne s’est pas contenté de raconter une histoire. Il a inscrit sa narration dans un contexte sociologique, historique, spatial, gastronomique fondé sur une recherche documentaire minutieuse. Ainsi en est-il des toponymes urbains, de la description détaillée, pseudo-réaliste, des rues, quartiers, maisons et monuments célèbres, des itinéraires, des différents modes de transport qui coexistent encore en cette fin de siècle (calèches, fiacres, trains, l’automobile d’Otto), des vins et des mets que dégustent à longueur de récit les divers protagonistes (on devine que notre auteur est un œnologue averti et un fieffé gourmet), des habits, attributs et colifichets que portent les personnages, des cryptes et lieux sanctifiés abritant telle ou telle relique, des paysages variés traversés par les fuyards et par ceux qui les traquent, des intérieurs du palais du Vatican, et, par l’instauration d’un narrateur omniscient, des réflexions, pensées, extases et tourments des personnages tout autant que des « tempêtes sous un crâne », en particulier celles qui troublent à maintes reprises la bienheureuse sérénité du successeur de Saint-Pierre.
A consommer sans modération.
Patryck Froissart
Né à Ossun, petit village près de Lourdes, Michael Marqui a passé son enfance dans la cité mariale. Après des études au Lycée à Tarbes et à l’Université Paul Sabatier à Toulouse, il part faire son service militaire à La Réunion, en tant que professeur de mathématiques. Les voyages se multiplient et l’expatriation continue, l’Australie, La Guyane, Abidjan, Kinshasa, et enfin l’Afrique du Sud où il réside actuellement avec son épouse et son fils. Il passe des vacances en France régulièrement, pour retrouver sa famille à Lourdes.
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16:52 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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