10/12/2022
Parler à ma mère, David Allouche (par Patryck Froissart)
Parler à ma mère, David Allouche (par Patryck Froissart)
Parler à ma mère, David Allouche, éditions Balland, juin 2021, 152 pages, 13 €

Itsak Haïm, le narrateur et personnage principal de ce deuxième roman de David Allouche, se retrouve seul à quarante ans avec son fils Gabriel.
Le roman est en grande partie constitué de dialogues animant les consultations récurrentes auxquelles s’astreint Itsak dans le cabinet de Lucien Trabac, psychanalyste à Paris, après la disparition de sa femme.
Que s’est-il passé ? Où est Emma, son épouse, la mère du garçon ?
« J’ai épluché hier votre site internet, non pas le vôtre, celui de votre école analytique, enfin, c’est pareil. J’ai lu un joli texte sur le psy comme partenaire […]. Ça m’a parlé. Depuis que j’ai tué ma femme, j’ai besoin d’un partenaire. Je deviens fou… ».
Tout au long des entretiens, et dans les intervalles, charpentés de brefs récits à la première personne, qui séparent chaque rencontre, se révèlent, par bribes, par allusions, par retours sur passé, par fragments narratifs impromptus, par éclairs, des éléments partiellement constitutifs du caractère de l’épouse, de l’évolution de la relation conjugale jusqu’à la scène décisive, lacunaire, dont le point paroxystique a consisté en la pire insulte qui puisse être adressée à un Juif, injure fatale qui a provoqué la disparition d’Emma.
Accentuant fortement la densité impressive du texte, s’entremêle à ces évocations de l’existence passée, brusquement rompue, du couple, l’image prégnante, pesamment présente, dans les « confessions » du narrateur, de sa mère, Marie-Rose, intellectuelle sépharade qui a fui sa ville natale, Oran, en 1962, pour la France après un attentat perpétré contre son propre père. On sait de Marie-Rose qu’elle concilie de manière harmonieuse son statut de bourgeoise intégrée dans la société française et le milieu marseillais de l’orthodoxie juive dont elle est un élément. Le caractère est complexe, les traits sont fuyants, mais l’évocation est à la fois délectablement émouvante et chargée d’humour.
« Maman n’est pas la mère juive d’Albert Cohen, ni celle de Romain Gary, naturellement pas celle de Woody Allen. Elle n’est pas La Mer Morte sur laquelle on flotte. Pas La Mer Rouge, aménagée avec masque, tuba et poissons colorés […]. Ma mère est un port, un paquebot qui vient de l’autre rive. Elle est Oran, efficace, industrielle, celle qui fait des listes de courses, des listes d’invités, puis les rature »…
La représentation du personnage de la mère s’inscrit bien évidemment dans la remémoration de morceaux d’enfance que le narrateur étaie sur le cycle des rituels de l’orthodoxie sépharade, opportunité intéressante pour le lecteur, profane ou initié, de se (re)familiariser avec les symboles et le lexique de cette riche culture, l’auteur ayant eu la délicate attention d’en rappeler les définitions par des notes de bas de page fort bien venues. Ainsi : kidoush, mitzvah et Bar-mitsvah, Kippour, mikvé, chomer shabbat, Yeshiva, Aron Hakodesh, etc.
Les deux portraits, celui de l’épouse et celui de la mère, se croisent, s’intriquent, se superposent, se ressemblent et s’opposent. Les itinéraires respectifs des deux femmes, tels qu’ils se dessinent dans la trame lâche, discontinue, des souvenirs qui émergent au gré aléatoire du discours du narrateur, mettent en relief les spécificités culturelles avec lesquelles a composé le narrateur dans sa relation avec chacune des deux femmes dont l’emprise plane sur les confidences qu’il livre à son psy au cours d’entrevues aux réparties cocasses et aux fréquents quiproquos, l’ensemble constituant une parodie fort drôle, une hilarante critique des séances de psychanalyse telles qu’elles sont souvent l’objet de clichés et de caricatures.
Je l’ai tuée, je vous dis.
Et ? répond-il impavide.
Ma mère aussi, je l’ai tuée.
Vous avez l’habitude de tuer tout le monde, vous ?
Le comique de répétition est assuré en particulier par la formule récurrente d’un « Vous me devez [x] euros » au terme souvent incongrument brusque et tranchant, de chaque entrevue.
Et puis il y a Gabriel, le fils d’Itsak, que ce dernier, ayant démissionné de toutes obligations professionnelles, couve comme… une mère. Tiens, tiens ! Quel type de transfert est-ce là ?
« Je m’occupe de Gabriel deux semaines sur deux. Je réprimande et je câline. J’encourage et j’interdis. Je crois que Gabriel a très peur de son père.
– Vous êtes une bonne mère ? m’a demandé Lucien la semaine dernière.
– Oui, lui ai-je répondu. Gabriel m’appelle souvent ‘maman’… »
Par le travers de cette trame aux tons variés courent quelques intrigues que tente de nouer Itsak avec les encouragements de son psychanalyste, à l’occasion de rencontres féminines à l’issue incertaine.
C’est tendre, c’est parfois émouvant, c’est quelquefois délirant, l’auteur s’amuse, c’est communicatif, cela répond parfaitement au dessein qu’avouait Allouche lors d’une interview :
« J’écris quand je suis heureux et j’écris pour donner de la joie ».
Patryck Froissart
David Allouche est économiste, auteur et conférencier. Diplômé de l’ESSEC et de Telecom ParisTech, il est titulaire d’un DEA en Finance de Marché de l’Université Paris 1 Sorbonne. Maître de conférences à Sciences Po Paris depuis 2006, il est l’un des rares économistes doublé d’un profil d’ingénieur Telecom. Auteur de Marchés financiers, sans foi ni loi ? (2016), La kippa bleue (2018) était son premier roman.
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Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), Ezzedine Fishere (par Patryck Froissart)
Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), Ezzedine Fishere (par Patryck Froissart)
Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), Ezzedine Fishere, Editions Joëlle Losfeld, mars 2021, trad. arabe (Egypte) Hussein Emara, Victor Salama, 283 pages, 22 €

« Ce roman est constitué de récits que m’a remis Omar Fakhreddine. Il m’a appelé un jour de l’été 2016. D’habitude, je ne réponds pas aux numéros inconnus, mais je m’ennuyais ce jour-là et je n’avais rien à faire, alors j’ai décroché ».
La genèse d’une œuvre peut tenir à peu de choses. Si Ezzedine Fishere ne s’était pas ennuyé le jour où Omar Fakhreddine l’a appelé pour lui proposer de transcrire ses histoires, ce roman n’existerait pas…
Le procédé littéraire n’est pas nouveau. Nombre de romans, et non des moindres, sont nés, aux dires de leur auteur, soit de la transcription de ce qui lui a été confié par les personnages qui déclarent en avoir vécu les péripéties ou en avoir été les témoins, soit de la copie ou de la reconstitution de manuscrits dont il a découvert l’existence mystérieuse dans des greniers, des caves, des grottes… Ici (nous sommes au siècle des technologies de la communication), l’auteur a pour mission de transcrire et de publier des enregistrements vocaux réalisés sur des clés USB que lui remet Omar.
Quel que soit le canal par lequel le récit initial a transité pour lui parvenir, l’écrivain est de fait alors investi d’un statut de passeur. Il lui est dévolu de « révéler » ce qui aurait pu, sans son entremise « professionnelle », rester à jamais ignoré.
Ezzedine Fishere, écrivain égyptien, ne peut refuser un tel mandat ! La sollicitation est d’une importance historique ! Les récits en question, multiples, divers, sont en effet présentés par le destinateur comme autant de témoignages sur des situations vécues d’abord par des protagonistes de la révolte populaire de 2011 contre le régime de Hosni Moubarak, puis par des individus de tous partis, ballottés dans les turbulences tragiques qui ont suivi les journées révolutionnaires jusqu’au temps du récit, en 2016.
Une simple succession linéaire de ces diverses histoires eût pu paraître fastidieuse. L’art de l’écrivain a consisté ici à les insérer dans une structure narrative à tiroirs, et à tisser des liens étroits entre le narrateur intra diégétique principal, Omar, et les héros historiques, eux-mêmes souvent reliés entre eux d’un récit à l’autre tantôt par des relations professionnelles, familiales, de voisinage, amicales ou amoureuses plus ou moins intimes, ou par une indéfectible rivalité idéologique. De surcroît, les propos d’Omar, de même que ceux d’Amal, s’insèrent dans une intrigue originale, dans un lieu clos, dans un temps défini. Pour résumer : Omar, alors jeune chauffeur de taxi, est invité par Amal, une cliente américano-égyptienne, avec qui il a participé autrefois à une session de formation pour une ONG, à partager à temps plein avec elle les trois derniers jours de son séjour en Egypte. Il se trouve qu’Amal sort en 2016 des geôles du Caire où elle a été incarcérée un an pour activités prétendument subversives ayant mis en péril la nation égyptienne. Dans l’appartement d’Amal, à qui le pouvoir a donné trois jours pour quitter définitivement le pays, se noue une intrigue érotico-amoureuse au cours de quoi les deux partenaires, entre deux étreintes, s’invitent à se raconter leur histoire respective puis celles de leurs proches, de leurs amis, de personnes qu’ils ont connues. La référence à Shéhérazade est explicite. Les histoires se succèdent donc, incluses en un dialogue prosaïque portant sur des demandes de précision, des protestations, commentaires, contestations, interrogations, dénégations quant à tel ou tel fragment narratif, le tout entrecoupé par des propos triviaux sur la relation sexuelle en déroulement, sur les échanges relatifs aux nécessaires pauses repas, douches, sommeil et cigarettes, et par les interventions cadres, copulatives (et… copulatoires) d’un narrateur extradiégétique omniscient qui ne peut être que Fishere lui-même se plaisant à boucher à son gré les interstices avec un ciment narratif qui donne à l’ensemble une tonalité sensuelle apportant beaucoup de bienvenue légèreté et de dérision à la noirceur des tableaux de la galerie, avec une volonté ouverte de provocation, par la répétition d’épisodes d’un érotisme cru qui jalonnent ces trois jours et ces trois nuits, à l’encontre de l’étouffante chappe de morale islamiste doublée de censure politique despotique qui s’est abattue sur le pays. Dans l’extrait suivant, les risques potentiels auquel s’expose l’auteur proviennent de ceux, qu’on reconnaîtra, qui sont désignés par l’indéfini « certains ».
« J’ai dit à Omar que ses récits étaient très provocants et pouvaient offenser la pudeur […]. Je lui ai demandé s’il était prêt à aller en prison si le roman faisait honte à “certains” ou offensait leurs sentiments nationaux, leurs convictions religieuses ou leur sensibilité exacerbée. Il a répondu qu’il pensait que c’était moi qui irais en prison […] car le roman porterait mon nom. J’ai rétorqué que les histoires étaient les siennes et que je n’étais que le narrateur. Nous en avons discuté avec des avocats, qui étaient d’avis que nous irions tous les deux en prison si “certains” le voulaient, et que rien ne se passerait si d’autres le souhaitaient, de sorte que ce n’était pas nécessaire de nous casser la tête avec des détails juridiques.
Ce n’était pas très rassurant ».
Toutes ces histoires inscrites chacune dans des séquences dialogiques qui commencent récurremment par le déclic narratif : « Tu es réveillé(e) ? » mettent en scène et aux prises, tour à tour, dans le cours tourbillonnant, turbide, de l’histoire récente du pays, des révolutionnaires de la première heure se soulevant contre Moubarak, puis des démocrates tout simplement épris de liberté, des islamistes fanatiques, des anti-islamistes militants, des jeunes résolus à mettre en pratique l’amour libre, des couples d’homosexuels sortant de la clandestinité pour revendiquer publiquement le droit d’assumer leur amour au grand jour…
Mais il est un point commun, fatal, inévitable, à ces destins : ils se terminent tragiquement, et leur succession, ou leur simultanéité, et leur confrontation, et parfois la façon dont ils s’entrecroisent, aboutissent systématiquement à la désillusion, au désenchantement, au renoncement, au repli sur soi et au retour à l’anonymat, à l’inexistence sociale, au néant pour celui ou celle qui a survécu, dans un contexte qui devient d’évidence, pour chaque protagoniste, quels que soient le parti et l’idéal pour lesquels il s’est battu, un non-sens historique général, ce qui donne tout son pesant de pessimisme, voire de nihilisme, à mesure de l’avancement de la lecture, au titre de l’ouvrage : « Toutes ces foutaises ».
Que reste-t-il au bout du compte ?
« Qu’est-ce que tu vas faire, alors ?
– Dormir, probablement ».
Qu’en sera-t-il de l’histoire cadre, de la relation entre Omar et Amal ? Une autre foutaise parmi toutes les autres ? A voir…
Patryck Froissart
Ezzedine Fishere, écrivain, universitaire et diplomate égyptien, né au Koweït en 1966, a grandi en Egypte et étudié dans plusieurs universités en France et au Canada. Il enseigne actuellement à l’université Dartmouth (Etats-Unis). Toutes ces foutaises est son septième roman.
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Black Sunday, Tola Rotimi Abraham (par Patryck Froissart)
Black Sunday, Tola Rotimi Abraham (par Patryck Froissart)
Black Sunday, Tola Rotimi Abraham, août 2021, trad. anglais (nigérian) Karine Lalechère 330 pages, 21,90 €
Edition: Autrement

La situation initiale : une famille bourgeoise, financièrement aisée, à Lagos, avec un mode de vie à l’occidentale. La mère est l’une des trois assistantes personnelles du Ministre du Pétrole. Le père, plus ou moins imprimeur, profite de la position officielle de son épouse pour décrocher à gauche et à droite des contrats d’imprimerie. Quatre enfants : les jumelles Bibike et Ariyike, âgées de dix ans au début du roman, et leurs petits frères Peter et Andrew. Un personnage tutélaire et totémique : la grand-mère paternelle, de condition fort modeste, attachée aux traditions de son ethnie d’origine, celle des Yorubas.
L’événement perturbateur : le Ministre du Pétrole est limogé du jour au lendemain pour avoir accordé une concession d’exploitation pétrolière à une compagnie israélienne. Il entraîne dans sa disgrâce tous ses collaborateurs. La mère, entraînée dans la charrette, en est réduite à donner des cours de dactylo et le père n’a plus aucun contrat.
La suite : leurré par le pastorat d’une « Nouvelle Eglise » qui l’invite à investir l’équivalent de tout le patrimoine familial dans une sombre entreprise, le père mène la famille à la ruine, et tout l’univers dans lequel évoluait la fratrie se désagrège. Le père et la mère, animés par le désir d’aller chercher fortune ailleurs, abandonnent l’un et l’autre les enfants qui se retrouvent à la charge précaire de la grand-mère.
Le récit, mené tour à tour par les quatre voix des enfants, narrateurs à la première personne, détaille l’itinéraire de chacun, tranche de vie par tranche de vie, sur une période globale comprise entre 1996 et 2015.
Le procédé, qui donne au lecteur l’occasion d’appréhender une réalité critique, évidemment subjective, de la société nigériane par le prisme croisé de quatre regards différents, le prend par ailleurs dans la tension linéaire d’une lecture de composition, de construction d’un puzzle narratif reconstituant l’histoire collective familiale et les péripéties émaillant et orientant les parcours individuels dont il doit repérer les éléments épars dans ces prises de parole successives des enfants.
Le tableau ainsi brossé par touches et par couches dépeint, généralement de façon foncièrement incisive, un monde impitoyable où le luxe le plus indécent côtoie la misère la plus crasse, où règnent l’individualisme, la corruption, l’hypocrisie, l’exploitation et la manipulation des foules crédules par des politiciens sans vergogne ou par des messies auto-investis d’une prétendue parole divine.
Sous les hurlements de la foule, le pasteur est descendu du podium {…]. Une femme en blazer jaune et jupe noire s’est mise à hurler. Elle criait si fort et avec un tel abandon qu’elle semblait en proie à de terribles souffrances. Un homme tressautait comme un téléphone en mode vibreur. Des gens se jetaient au sol, face contre terre…
Les quatre protagonistes narrateurs, plus ou moins respectueux, chacun en fonction de son caractère propre, des préceptes éducatifs coutumiers que tente de leur inculquer leur grand-mère yoruba, grandissent vaille-que-vaille, les filles, assumant une sexualité précoce, se laissant prendre aux pièges qui leur sont tendus çà et là par des prédateurs sexuels ou prenant à leur compte par nécessité ponctuelle l’incontournable contrainte socio-économique ambiante d’échanger « faveurs » charnelles contre embauche ou promotion.
La violence habituelle est vue, sentie, exprimée la plupart du temps très crûment mais sans emphase, sans exacerbation stylistique, sans volonté de choquer, à un point tel qu’on a l’impression que, pour les deux narratrices surtout, la brutalité des relations humaines et des interactions sociales est une donnée naturelle, simplement banale de l’existence des hommes et plus spécifiquement des femmes à Lagos.
Pourtant l’auteure a su y mettre de la tendresse, de la fraternité, de l’espoir. Entre des épisodes décrivant la cruauté des rapports sociaux, elle a su insérer des scènes paisibles, des histoires amusantes de la vie quotidienne : en particulier celles que rapportent, avec leurs yeux et leurs propos d’enfants, puis d’adolescents, les petits frères, sont souvent touchantes et drôles tout en étant d’un intérêt sociologique certain, sinon exotique, pour le lecteur non nigérian qui y découvre la diversité pittoresque de la vie des quartiers, des jeux, des divertissements, des relations humaines, des comportements familiaux, des habitudes alimentaires, des heurts culturels entre la nostalgie de ce qui survit des coutumes ancestrales et ce qui est importé massivement par les médias internationaux…
C’est difficile de faire la part de la vérité et des exagérations dans [les] histoires [de ma grand-mère], mais je les aime tant que je rêve de toutes les préserver. J’ai un petit magnétophone sur lequel j’enregistre ses récits et ses chansons […]. Je voudrais que ma fille baigne dans le yoruba de son arrière-grand-mère, dans la pure douceur de son dialecte de la région d’Ondo. [Je voudrais] la baptiser avec chaque phrase qui ressemble à son chant d’oiseau.
Hélas, à la fermeture du livre, on ne peut que se redire ce qu’on savait déjà, que tout retour en arrière est impossible.
Patryck Froissart
Née à Lagos, au Nigeria, Tola Rotimi Abraham vit aux États-Unis. Après avoir enseigné l’écriture créative à l’Université de l’Iowa, elle poursuit aujourd’hui des études de journalisme. Elle est l’auteure de nombreuses nouvelles et articles parus dans divers journaux et revues. Black Sunday est son premier roman.
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La huitième vie (pour Brilka), Nino Haratischwili (par Patryck Froissart)
La huitième vie (pour Brilka), Nino Haratischwili (par Patryck Froissart)
La huitième vie (pour Brilka), Nino Haratischwili, août 2021, trad. allemand, Barbara Fontaine, Monique Rival, 1200 pages, 12,90 €
Edition: Folio (Gallimard)

La huitième vie est une saga familiale d’une rare intensité dramatique qui couvre mille-deux-cents pages et qui court de 1917 à 2007.
L’histoire, dont la destinataire annoncée par la narratrice est la jeune Brilka, le plus récent rejeton du clan, commence avec la vie de l’ancêtre Ketevan, le patriarche, pâtissier chocolatier dans une petite ville de Géorgie, pays où se situe, tout au cours du récit, le centre de rayonnement narratif qui exerce sur la totalité des personnages une indestructible attraction centripète, même si certains d’entre eux, à un moment donné de leur existence, se sentent passagèrement animés par des forces centrifuges.
Ketevan a inventé une recette de chocolat qui fait tourner les têtes, remue les estomacs et ravit tous les sens mais dont la confection et la consommation, qui doivent rester exceptionnelles, sont potentiellement annonciatrices de grands malheurs. Il en garde précieusement le secret, ne la transmettant, sur serment de ne jamais en dévoiler les ingrédients, qu’à l’aînée de ses filles, Stasia.
Mais quelque chose dans sa composition et dans sa préparation rendait ce chocolat très particulier, unique, irrésistible, bouleversant. Son arôme à lui seul était si intense et envoûtant qu’on ne pouvait s’empêcher de se précipiter dans la direction d’où il émanait.
En intégrant un minimum de ses épices mystérieuses dans ses pâtisseries, le bonhomme se fait une clientèle de plus en plus importante, développe son entreprise, et acquiert une notoriété qui lui assure rapidement respectabilité et fortune.
Mais…
Mais la Géorgie, après avoir été pendant trois ans sous protectorat allemand et avoir connu ensuite, à l’issue de la guerre de 14/18, une courte période d’indépendance au cours de laquelle les affaires de Ketevan bénéficient d’une prospérité exponentielle, devient en 1921 la République Socialiste Soviétique, rattachée de fait et de force à l’URSS.
La chocolaterie, l’entreprise commerciale, et le domaine familial bourgeois acquis par Ketevan grâce aux bénéfices produits par le commerce pâtissier sont progressivement convertis en propriétés collectives régies par des kolkhozes locaux, et la part congrue concédée à la famille réduit brutalement le train de vie du clan Ketevan.
Les événements politiques locaux et régionaux, la domination soviétique, l’instauration du rideau de fer, la deuxième guerre mondiale, la guerre froide, les purges, les tentatives répétées de soulèvement des républiques satellites contre les partis staliniens nationaux et les couvercles de plomb imposés par le grand frère russe, les printemps entraînant des répressions sanglantes suivies de retours brutaux aux hivers politiques, l’effondrement final de l’URSS, l’éclatement de l’empire, les proclamations d’indépendance des peuples caucasiens, dont celle de la Géorgie qui est rapidement confrontée aux propres revendications indépendantistes de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, voilà la trame foisonnante sur laquelle vont s’inscrire les vies mouvementées des membres de la famille Ketevan sur six générations.
Dans ce cours historique cahoteux, périodiquement chaotique, où s’affrontent des idéologies antagonistes, la famille s’écartèle. Les uns embrassent le communisme avec ferveur comme ils le feraient d’une religion et en deviennent les serviteurs des plus dévoués, les plus zélés, les plus intransigeants, les autres l’exècrent, soit parce qu’ils souffrent personnellement de la misère et des privations ponctuelles dues à une gestion erratique de la production industrielle et agricole, soit parce qu’ils en rejettent les principes fondamentaux, soit par nationalisme géorgien et refus de la mainmise russe, soit parce qu’ils sont victimes collatérales de ses excès staliniens et des abus de pouvoir (néo-droit de cuissage y compris) auxquels se livrent impunément certains potentats investis localement par Moscou (par exemple le Petit Grand Homme qui dirige le Parti Communiste de toute la République Transcaucasienne), soit parce qu’ils rêvent d’un exil utopique à l’ouest pour y mener carrière dans un domaine circonscrit ou interdit par le régime…
L’avenir s’était mué en présent. Tout allait susciter la méfiance, on allait se battre contre les mots et à plus forte raison contre les cœurs. On glisserait dans un tunnel sans issue. Stasia allait devoir se battre, mais pourquoi se battre si tout commençait à paraître sans issue ? Où diriger son regard pour échapper au Petit Grand Homme qui riait à pleines dents ?
Tout en traçant et entrelaçant les itinéraires contrastés, contradictoires, opposés des protagonistes qui sont directement de la descendance de Ketevan et des personnages adjuvants et opposants que les premiers rencontrent, fréquentent, aiment, haïssent, admirent, jalousent, Nino Haratischwili se livre à une critique implacable de l’ère et de l’aire soviétiques, sur fond d’une documentation historique, sociologique, socio-économique qui résulte d’évidence d’un énorme effort de recherche.
L’objectif de réalisme documentariste ainsi affirmé n’exclut toutefois pas le romantisme, la passion, l’intrigue sentimentale… La vie, les chagrins, les deuils, les joies, l’amour, la mort, transcendent la factualité socio-politique. La poésie, à la fois remédiation et expression acérée du réel, vient souvent à point dans le récit :
Des ombres grises se formaient sur les murs, les fantômes chuchotaient d’une voix rauque […]. Les mots allaient se dissoudre encore de nombreuses années dans les bouches […]. Des armées d’insectes agités se formaient dans les gouttières et dans les coins poussiéreux des maisons. Ils grésillaient et s’arrachaient les ailes pour être entendus et on ne faisait pas attention à eux…
Le parti-pris idéologique est flagrant qui a donné au dessein narratif sa ligne directionnelle. Aux lecteurs d’y adhérer peu, prou, à la folie ou pas du tout. Au fond, ceci est peut-être secondaire. Ce qui compte, c’est l’histoire, ce sont les histoires que l’auteure met en scène et qui nous entraînent dans un flux irrésistible avec pour compagnes et compagnons ces personnages de papier qui nous sont aimables ou antipathiques. Quant à l’Histoire, chaque lecteur en a a priori sa propre vision, que la lecture de cette immense saga infléchira… ou non.
Saluons le travail des deux traductrices. Il fallait en effet être au moins deux pour rendre en français toute la tension, toutes les émotions, et tout l’effet de réel voulus par l’auteure sur ces mille-deux-cents pages « en tout petits caractères » comme disent la plupart de nos élèves d’aujourd’hui qu’effraient, avant même qu’ils en aient lu la première ligne, le poids d’un livre et la longueur d’un roman.
Patryck Froissart
Nino Haratischwili, Géorgienne née à Tbilissi le 8 juin 1983, est venue en Allemagne en 2003 pour étudier la mise en scène et la dramaturgie. Elle vit aujourd’hui à Hambourg. Elle s’est d’abord fait connaître comme auteure et metteuse en scène de théâtre (elle a écrit 13 pièces). En 2011, elle a reçu le Prix du premier roman du Buddenbrookhaus à Lübeck pour son livre Juja, traduit en français sous le titre Mon doux jumeau, récompensé la même année par le Prix des éditeurs indépendants.
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Perturbation, Thomas Bernhard (par Patryck Froissart)
Perturbation, Thomas Bernhard (par Patryck Froissart)
Perturbation, Thomas Bernhard, trad. allemand, Bernard Kreiss, 220 pages, 9,50 €
Ecrivain(s): Thomas Bernhard Edition: Gallimard

Sombre journée ! Sombres pensées auxquelles est livré le narrateur ! Sombre tournée que, jeune étudiant autrichien, il effectue avec son père, médecin de campagne, qui l’a invité à l’accompagner dans l’itinéraire tortueux et bourbeux de ses visites habituelles à des patients repoussants dont l’état de morbidité, l’existence bornée, le rapport au monde, le mal-être latent, la méchanceté naturelle et les propos décalés plongent le lecteur dans un malaise permanent, oppressant et… prenant.
« Maintenant, dit [mon père], il emmenait plus souvent son fils, c’est-à-dire moi, il me fallait apprendre à connaître le monde, c’était absolument indispensable ».
Sombres décors, sombre vallée, sombre café, sombre moulin, sombres habitations, sombre château enfin, perché en haut de nulle part et surtout sombres spécimens de l’espèce humaine : tels sont les divers éléments de ce poignant itinéraire narratif, tel est le monde que le médecin veut que son fils connaisse.
« Il y avait en effet plus de brutes et de criminels à la campagne qu’à la ville. A la campagne, la brutalité tout comme la violence étaient fondamentales ».
On pourrait se risquer, s’il fallait attribuer quelque « caractère » à ce sombre récit, paru dans sa version originale en 1967, à parler de « réalisme fantastique ». Mais il serait mieux venu de le classer parmi les inclassables. On s’y sent à la fois dans le temps, dans les lieux, hors le temps, hors les lieux, dans la transcription d’une stricte réalité et dans un conte à la Tieck, impression que traduit assez bien le titre Perturbation, qui réfère tout autant à la situation socio-psychologique des personnages qu’à l’état dans lequel la lecture plonge le lecteur. Quel monde !
En émane finalement une atmosphère d’intense et, conséquemment, de déstabilisante étrangeté, alors qu’en même temps, paradoxalement, est constant le sentiment de rencontrer là des « gens » dont on aurait pu connaître « réellement », ou par le canal d’un reportage documentaire, les personnalités, les travers, les exécrables conditions de vie. L’art du conteur est ici si particulièrement complexe que le lecteur se trouve comme en train de consommer un mets dont la violente amertume ne fait que lui donner l’envie de poursuivre encore et encore la prise.
Maladie, mort, meurtre, suicide, folie, cruauté, misère sociale, pauvreté intellectuelle… Le tableau, allant jusqu’au sordide, brossé de façon caustique par Bernhard de cette micro-société vivotant au fond d’un obscur accul des Alpes autrichiennes dans la première moitié du vingtième siècle est sans concession. « Désordre », autre acception du titre allemand Verstörung, traduirait également de juste façon l’état psychologique des « malades », lesquels, compte tenu de ce qu’on apprend des faits et gestes de leur parentèle et de leur voisinage, ne semblent pas être des cas particuliers ciblés par le narrateur pour une démonstration clinique mais apparaissent comme les représentants communs, courants, d’une communauté locale, voire de l’intégralité du peuple autrichien que l’auteur tient, c’est une constante dans son œuvre, pour être en pleine déchéance psychique, mentale et morale.
La description des occupations, des vices, des tares des personnages rencontrés et l’analyse qui en est accomplie par le jeune narrateur passe par le crible de sa vision et par le prisme de sa réflexion. Il feint d’en reconnaître la subjectivité, ce qu’il exprime en d’étranges formulations.
« Mais tout ce que je pense n’est probablement pas comme je le pense, pensai-je… ».
La dégénérescence des personnages (et par extension de la société) qui constituent cette galerie de portraits atteint son paroxysme avec la visite chez le fou reclus dans son château d’Hochgobernitz, le prince Saurau, propriétaire d’un immense domaine.
Le monologue délirant, au débit fleuve, de Saurau, qui s’adresse au père du narrateur (lequel, en sa qualité de médecin personnel du sire est une des rares personnes que le personnage accepte de recevoir), couvrant à lui seul cent-vingt pages, soit plus de la moitié de l’ouvrage, et dont les digressions insensées se succèdent sans jamais lasser le lecteur, illustre magistralement la déliquescence sociale, économique, intellectuelle, psychologique, « le désordre » autrichien que Bernhard a le dessein de peindre. Mais dans le dérangement mental dont témoigne le discours décousu du personnage, dans l’aberration de sa logorrhée verbale, ne percevrait-on pas une vision du monde d’une implacable et cruelle lucidité ? Au lecteur d’évaluer le paradoxe…
« Chaque homme que je vois et chaque homme dont j’entends parler, en quelques termes que ce soit [dit le prince] m’apportent la preuve de l’absolue inconscience de l’ensemble de l’espèce, la preuve aussi que cette espèce et la nature tout entière sont une mystification. Comédie ».
« Il avait, dit-il, fait un rêve la nuit passée. Dans ce rêve, dit-il, j’ai pu voir se dérouler lentement de très loin en contrebas jusque très loin en haut une feuille de papier sur laquelle mon propre fils a écrit quelque chose de sa main. […] Mon fils écrit : M’étant réfugié dans les allégories scientifiques, il me semblait que j’avais triomphé une fois pour toutes de mon père, comme on triomphe d’une maladie infectieuse… ».
Tout le livre, et quel livre !, est à l’avenant. La perturbation du lecteur est certifiée. La traduction de Bernard Kreiss mérite un sacré satisfecit. A ce propos, l’auteur affirmait : « Une traduction est un autre livre qui n’a absolument rien à voir avec le texte original. C’est le livre de celui qui l’a traduit. Moi, j’écris en langue allemande »*.
A méditer.
Patryck Froissart
* Propos rapportés par Jacques Ancet et cités dans le tome 3 de Soixante ans de journalisme littéraire, de Maurice Nadeau (Editions Maurice Nadeau)
Lire une autre critique de ce même ouvrage
Thomas Bernhard, écrivain et dramaturge autrichien (1931-1989). Une enfance à Salzbourg auprès de son grand-père maternel, au temps du nazisme triomphant, marque le début de l’enfer pour Thomas Bernhard. Suite à l’Anschluss en mars 1938, il est envoyé dans un centre d’éducation national-socialiste en Allemagne puis placé dans un internat à Salzbourg où il vivra la fin de la guerre. Atteint de tuberculose, Thomas Bernhard est soigné en sanatorium, expérience qu’il inscrira dans sa production littéraire. Il voyage à travers l’Europe, surtout en Italie et en Yougoslavie puis revient étudier à l’Académie de musique et d’art dramatique de Vienne ainsi qu’au Mozarteum de Salzbourg. Son premier roman, Gel, lui vaut l’obtention de nombreux prix et une reconnaissance internationale. Par la suite, Thomas Bernhard se consacre également à des œuvres théâtrales. En 1970, Une fête pour Boris remporte un grand succès au Théâtre allemand de Hambourg. Paraît ensuite, entre 1975 et 1982, un cycle de 5 œuvres autobiographiques : L’Origine ; La Cave ; Le Souffle ; Le Froid ; Un enfant. En 1985, Le Faiseur de théâtre, véritable machine à injures, fera scandale. Mais c’est avec Heldenplatz, son ultime pièce, que Thomas Bernhard s’attirera le plus d’ennuis, dénonçant une fois encore les vieux démons de son pays : l’hypocrisie et le fanatisme d’une société toujours aux prises avec le national-socialisme. Thomas Bernhard meurt trois mois après la première. Dans son testament, il interdira toute représentation de ses pièces de théâtre dans son pays natal.
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Epuration, Gilles Zerlini (par Patryck Froissart)
Epuration, Gilles Zerlini (par Patryck Froissart)
Epuration, Gilles Zerlini, avril 2021, 164 pages, 18 €
Edition: Editions Maurice Nadeau

De l’enfer des tranchées de Verdun à l’épuration locale qui a immédiatement suivi le débarquement en Provence en août 1944, c’est la vie de Louis, poilu corse en 14-18, qui est la colonne vertébrale de ce nouveau roman des Editions Maurice Nadeau.
Louis Germani, démobilisé en 18, revient en boîtant, conséquence d’une blessure de guerre, épouser Félicité avec qui il s’installe dans le Toulonnais. De l’union naissent onze enfants en onze ans. Recruté comme égoutier par la municipalité, Louis arrondit ses fins de mois en faisant occultement fonction de rabatteur de clients pour le bordel des Trois-Singes tenu par son amie et amoureuse Marie, alias La Chinoise. Louis, admirateur du « vainqueur de Verdun », est ouvertement pétainiste dès juin 40.
Intercalées dans le déroulement fractionné de cette existence plutôt minable, s’entrelacent d’autres vies, celles de Marie dite La Chinoise, très liée à celle de Louis, et surtout celles, très parcellaires, très épisodiques, en pointillés, de deux autres personnages qui n’ont aucune accointance sociale avec Germani.
Jean Geneste (Attention ! un nom peut en évoquer un autre : est-ce voulu ?) est un inverti qui se prostitue et qui raffole de quignons de pain trempés dans les débordements des vespasiennes. On dira, avec l’auteur, que tous les goûts sont dans la nature. Lorsque les Allemands envahissent le sud de la France, sa clientèle s’enrichit en conséquence des besoins naturels des militaires occupants.
Eugène Blida, instituteur retraité, droit dans ses bottes, ex-hussard noir de la République, devenu pétainiste convaincu comme Louis, cultive un jardin ouvrier où trône un tableau noir sur lequel il note les performances de ses légumes en leur attribuant bons et mauvais points et appréciations positives ou négatives allant des félicitations au blâme.
L’épuration anarchique qui survient immédiatement après le débarquement frappe immédiatement les pauvres femmes ayant eu quelque liaison mal(heureuse) avec un occupant, et passe tout aussi immédiatement aux vengeances individuelles contre les hommes considérés à tort ou à raison (on n’a ni le temps ni l’envie de creuser l’affaire, il faut qu’un sang impur abreuve les sillons) comme traîtres à la nation.
Les qualités de romancier de Gilles Zerlini se déclinent en plusieurs traits :
– Expression narrative d’un réalisme cru, propre à frapper le lecteur dans des mises en scènes hallucinantes d’épisodes vécus par Louis dans et hors les tranchées de Verdun, avec une alternance de combats à l’aveugle d’un dramatisme intense et de tableaux du quotidien des boyaux parfois d’une cocasserie décalée, dans l’évocation pathétique de l’humiliation publique réservée à la femme tondue exhibée nue dans les rues de la ville avec le bambin né de l’union réprouvée, dans le récit au rythme coïncidemment accéléré des arrestations arbitraires impromptues, des interrogatoires à la sauvette et des exécutions sommaires de prétendus collaborateurs par des « résistants » qui ont enfilé la veste de FFI le jour du débarquement.
– Maîtrise d’une expression picturale donnant à voir et à ressentir dans la description des rues citadines et des campagnes environnantes. L’auteur a été berger dans sa jeunesse…
– Connaissances précises des lieux servant de décors aux récits, du contexte historique dans lequel se déroulent les diverses intrigues, du quotidien de la communauté corse installée en Provence.
– Fréquentes occurrences de l’humour et de la dérision modérant, soit dans le cours même de la scène racontée, soit dans les commentaires intervenant a posteriori, la crudité de certains fragments narratifs ou la liberté du commentaire.
Il reste néanmoins que ce nom, maudit peut-être, de Germani, était dur à porter à la fin de la guerre, à l’après-guerre. Moi, celui qui écrit, et probablement vous, sommes corsophones, peut-être parlez-vous même un peu l’italien ? Tous, nous prononçons donc Germani sans appuyer sur le i final… Dans la langue française, on écrase les dernières syllabes, pour Germani, on obtient indubitablement : Germanie.
– Présence permanente de la subjectivité du narrateur, de son regard orienté, de ses émotions, du vécu qu’il fait sien de ses personnages, de son positionnement critique, moral, idéologique face à l’Histoire et aux individus, grands et petits, célèbres ou inconnus, qui l’ont faite.
Quand je pense à tous les convertis de l’après-guerre qui sont morts dans leur lit, le vertige me prend.
Car, il faut le préciser, le narrateur est impliqué personnellement, presque directement, dans la narration. On sait qu’il se rattache par filiation à Louis, dont il est le petit-fils, qu’il a reçu une part de cette histoire en héritage, et que, deux générations plus tard, il en ressent une souffrance dont il espère pouvoir se libérer par l’écriture. Alors se pose, lancinante, la question de la légitimité morale peut-être, mais aussi et davantage de la difficulté d’exprimer qui saisit l’écrivain au moment de la mise en lignes publique des actes et des moments les plus intimes de membres de sa propre famille.
J’aurais dû laisser blanche cette page, j’aurais dû me contenter d’un titre de chapitre : L’assassinat, avec peut-être, comme c’était d’usage aux siècles précédents, une épigraphe.
Car il m’est difficile de tracer la mort de celui dont je descends directement. Louis. Louis Germani. On n’est plus ici dans la littérature.
L’important dans ces cas-là n’est pas la vérité ou le mensonge, l’’important est de pouvoir déclarer ce qui est invérifiable.
Peut-être est-il temps aujourd’hui, quelques jours avant que je ne meure et surtout que ma mémoire soit à jamais engloutie, de refermer cette page. Parce qu’aujourd’hui, tout le monde est mort, maintenant je peux parler et qu’enfin s’assourdisse cette honte de vivre après Lui.
Un récit prenant, des protagonistes attachants, d’autres repoussants, une catharsis personnelle, des réflexions poignantes, des états d’âmes communicatifs.
Patryck Froissart
Gilles Zerlini, né à Toulon en 1963, vit à Bastia, il est l’auteur de Mauvaises nouvelles (2012), de Chutes (2016), et de Sainte Julie de Corse et autres nouvelles (2019), parus aux éditions Materia Scritta. Son enfance dans un quartier populaire de Toulon, peuplé de marins, d’ouvriers et de prostituées, marque profondément son œuvre. Il fut entre autres chanteur de rock. D’autre part, il connaît très bien le monde rural, ayant été berger. Il se définit comme un écrivain réaliste, et passe au crible la société de son île en jouant de ses contrastes, de son désespoir et de sa beauté.
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Le Conte de la caravane perdue, Franck Renevier (par Patryck Froissart)
Le Conte de la caravane perdue, Franck Renevier (par Patryck Froissart)
Le Conte de la caravane perdue, Franck Renevier, éd. Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, mai 2021, 200 pages, 19 €

Mohamed Félix Okba Bourrichi était archiviste de la commune d’Alika, une bourgade sans histoire, située à quelques kilomètres de la frontière de la Tunisie, sur le plateau montagneux qui sépare la ville de Nefta de l’ancien carrefour caravanier d’El Oued, en territoire algérien. Mohamed était également conteur…
C’est par ces lignes que commence le récit de l’étonnant destin de Mohamed Félix Bourrichi. Archiviste, conteur de rue, Mohamed se lance résolument, passionnément, avec acharnement dans la recherche des origines des habitants de son village, dont la tradition dit qu’ils descendent tous des membres d’une mystérieuse caravane contrainte vers 1840 à un bivouac définitif en plein désert autour d’une source d’étape par l’armée française lors de la conquête de l’Algérie.
La narration du quotidien de cette sédentarisation forcée, de la lente appropriation et de la domestication progressive de l’espace désertique par les caravaniers qui y créent peu à peu tout à partir de rien, de la fondation d’une communauté homogène à partir du rassemblement forcé d’une cohorte initialement cosmopolite, est à l’image des récits fondateurs des pionniers du Far West ou des Robinsons de Terre Ferme de Mayne-Reid…
La quête de Mohamed, d’abord locale, l’entraîne dans une tournée des principaux centres d’archives, de Nefta à Tunis.
Grâce aux documents sur lesquels il avait pu mettre la main, Mohamed parvint à reconstituer la généalogie des vieilles familles d’Alika.
Mais ses découvertes dérangent les autorités représentatives de l’Etat à Alika : la population actuelle du bourg aurait pour ancêtres communs les femmes du harem du seigneur dont la caravane accompagnait le déplacement : juives, chrétiennes, chiites iraniennes, rifaine, nubienne, indienne, berbère, chinoise, gitane… Ces femmes, les seules représentantes de leur sexe parmi la multitude d’hommes constituant la caravane, sont tellement prisées originairement que, mariées à leur libre choix dès la mort du sultan, elles sont autorisées par l’imam de la communauté, à titre dérogatoire aux principes coraniques, à prendre des amants. A la faveur de cette polyandrie de fait, les premières générations du village sont sous l’autorité effective de la gent féminine.
Et l’on vit naître les premiers enfants. Et quels enfants ! Descendants par les mères de tout le genre humain ou presque et par les pères d’un aréopage des plus fins dignitaires musulmans, sans oublier les esclaves, à la dignité toujours sauve et qui, au moment d’engendrer, se trouvaient de surcroît dans la première fraîcheur de leur statut d’homme libre.
La diversité ethnique et confessionnelle originelle des habitants du lieu, une fois dévoilée par Mohamed, scandaleuse dans une Algérie qui clame son unicité, son arabité exclusive et son islamisme totalitaire, subit une tentative d’occultation, puis de censure par le pouvoir, ce qui a pour effet contraire de propulser Mohamed sous les projecteurs médiatiques et de lui octroyer une célébrité telle que le gouvernement, inversant sa stratégie, l’incite à se présenter sous les couleurs du FLN alors en mal de candidats éligibles.
C’est le début d’une fabuleuse trajectoire qui mènera Mohamed de la députation au statut d’ambassadeur puis à la fonction suprême de président de la république algérienne.
Le sort le plus probable, pour un opposant dont le prestige vient à contrebalancer la nuisance, c’est de devenir, un jour ou l’autre, le représentant de son pays aux antipodes. C’est au nom de cet antique principe que Mohamed finit par être nommé ambassadeur en Colombie.
L’écriture varie de façon circonstancielle, le récit passant alternativement du conte de style voltairien à la chronique d’historien, de la description balzacienne réaliste à l’évocation poétique…
Le silence n’était rompu que par le gazouillis des oiseaux jouant sur l’élasticité des branches, les bassins remplis d’eau que la baignade furtive des étourneaux faisait doucement clapoter.
… de la critique sociale d’une Algérie contemporaine à l’établissement d’une société utopique, de la reconstitution minutieusement précise d’événements du passé à l’anticipation, issue d’une imagination débridée fondée sur une pensée humaniste, d’un avenir idéal de l’Algérie, du Maghreb, des pays méditerranéens, de l’Europe, voire du monde. Sidérant !
Ainsi, par exemple, en conséquence d’un referendum positif, à partir de juillet 2022 et en vertu d’un décret de droit au retour, les pieds-noirs et leurs descendants ayant été invités à revenir, l’auteur offre-t-il un tableau pittoresque du flux des bateaux ramenant les anciens colons et/ou leur progéniture en inversant les scènes et l’ambiance de l’exode de 1962. Renversant !
Les discours publics officiels du personnage sont autant de pièces remarquables dans le puzzle narratif de ce roman polymorphe, en particulier celui qu’il développe devant ses concitoyens d’Alika, qu’on pourrait intituler « le discours du melon et du couscous ». Savoureux !
On notera aussi sa première allocution au Parlement, véritable logorrhée souvent antiphrastique sur la nature, le non-dit, l’implicite et les implications énonciatives du conte populaire, sur les vertus poétiques et les nuances infinies de la langue arabe, sur la relation historique entre cette langue et le français, et, par enchaînement, sur l’impact de la colonisation, puis sur l’influence exercée par les idéologies occidentales, par un mimétisme qu’il dénonce, sur la politique des anciennes colonies… Confondant !
Euphémisme, exagération amusante, arrangements cocasses des imams initiaux avec les règles de l’Islam, imagination débordante, sautes narratives d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, de Barberousse à Fidel Castro en passant par un Soliman Frangié que Mohamed rencontre à Bogota, généalogies fantaisistes, diversions, propos sérieux et précis d’historien concernant les lieux où séjourne Mohamed (villes, quartiers, monuments, bâtiments publics, édifices religieux, ruines, marabouts), reconstitutions érudites de scènes vivantes et imagées de diverses époques (exemple : la prise d’Alger), extraits de grimoires, d’archives, d’annuaires anciens, de statistiques démographiques… Foisonnant !
Et quand, à la fin du roman, c’est au tour de Zoubida, l’épouse fidèle de Mohamed, de s’adresser au pays et au monde, c’est toute la philosophie de l’œuvre qui est résumée dans son discours :
Elle dit très peu de chose, mais elle le dit avec la sagesse d’une fée à qui l’on vient de présenter un vœu inaccessible. Un vœu qui constituait pourtant l’espoir ultime de son mari : que la Méditerranée puisse rassembler un jour sous un même drapeau toutes les nations qui la bordent. Que les pays riverains de cette mer s’unissent pour former les États-Unis de l’Azur. Que ses citoyens juifs, chrétiens, musulmans travaillent à propager sa lumière, qu’ils reprennent, ensemble cette fois, leur œuvre de civilisation, en direction des peuples barbares du nord, aujourd’hui nantis et industriels.
Mektoub.
Et le lecteur de se dire qu’en effet tout a été écrit.
Patryck Froissart
Orphelin de père, Franck Renevier a été élevé par son grand-père, le préfet Georges Zerbini, Corse et pied-noir. A l’instar de Camus, sa famille a toujours milité pour une indépendance multicommunautaire de l’Algérie. Sociologue et architecte, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le trou du souffleur (Seuil) ou Livre de recettes pour les amoureux en difficulté (Grasset).
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16:01 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Vi♀lence(s), Paule Andrau (par Patryck Froissart)
Vi♀lence(s), Paule Andrau (par Patryck Froissart)
Vi♀lence(s), Paule Andrau, septembre 2021, 189 pages, 18 €
Edition: Editions Maurice Nadeau

Ce texte se présente et peut se lire comme un roman, mais c’est plus et c’est autre chose, c’est un cri, c’est une révolte, c’est une plainte, si on veut, c’est aussi, sur près de deux cents pages, le déroulement d’un long acte d’accusation d’une puissance, d’une évidence et d’une crudité quasi insoutenables, c’est un réquisitoire intégral, détaillé, fondé, factuel, c’est une succession de témoignages irréfutables, c’est un flux continu de dolence, de doléances, de souffrance, de dégoût, de soulèvement, de ressentiment, c’est un vomissement partiellement libératoire, c’est l’éruption volcanique brutale d’un défoulement irrépressible, l’explosion d’un magma trop longtemps contenu, retenu, comprimé dans les tréfonds les plus intimes de l’entraille à vif…
C’est aussi un testament, en ce sens que la narratrice sait qu’elle n’en a plus pour très longtemps.
« Ecrire, c’est hurler sans bruit », écrivit Duras.
Le hurlement qui jaillit de ces Vi♀lence(s) résonnera violemment et durablement dans l’âme des lectrices et des lecteurs.
La narratrice, qui s’exprime tantôt directement à la première personne, dévoilant ce qu’elle ressent en sa plus secrète intimité, mais qui parle tantôt, par une mise en miroir, d’elle-même à la troisième personne, commence son récit dans la salle d’attente d’un hôpital.
C’est là, dans cet espace, dans ce sas, où se mêlent « les urgences, les cancéreux, les sidéens, les leucémiques » qui ne s’adressent pas la parole mais qui communiquent mentalement sur leurs misères respectives, à l’occasion d’une des visites régulières que lui impose son état de santé, qu’elle a soudain la révélation de sa « mission » :
Et si écrire lui donnait de déposer enfin ces confidences et ces non-dits lourds du poids de l’humain qui l’empêchent de vivre elle aussi ? Si écrire c’était déposer entre les mains de tous les autres, dans la conscience de chacun un peu de ces secrets pour les partager enfin ? Les mots, trouver les mots. Peut-être laisser parler ces voix qui s’entrecroisent en elle, les laisser tisser cette toile de vies meurtries, brisées, les laisser faire, juste comme elles viennent, les laisser faire.
Ces quelques lignes explicitent clairement le dessein de l’auteure.
Contre qui, contre quoi cette rébellion ?
Contre le sort qui est celui de la moitié de l’espèce humaine, contre la condition imposée aux femmes dans un monde qui reste sociologiquement radicalement patriarcal, structurellement fondé sur l’inégalité sexiste salariale et professionnelle, sur une représentation figée, infériorisante, de la place et des fonctions de l’épouse et de la mère dans le foyer.
Dans la salle d’attente de cet hôpital, lieu de rencontre inédit, X.1, « l’introductrice », comble ses moments d’angoisse où il lui faut « Attendre la visite au professeur… L’importance des premiers mots : toujours pour moi une entrée en matière qui colore le commentaire des analyses… Il faut encaisser, ranger quelque part en soi les informations avec leur netteté immédiate… » ; elle mêle son destin à celui de trois autres patientes, se détriple en elles, imaginant leurs mots dans un entremêlement de voix et de personnes verbales, dans un désordre apparent d’échanges de rôles de narratrices. On discernera, en ces trois timbres primordiaux, fondateurs :
– celui de la jeune femme étouffée par le foisonnement de sa vie : elle parle enfants, famille, travail, mères, dénonce la « charge mentale » et ce poids du quotidien quand il faut tout faire, tant faire :
« Ces journées de folie, ce tremblement, chaque matin, quand il fallait quitter les enfants, les jeter devant une porte d’école encombrée et partir pour une journée interminable. Le temps qui se détraque et qui vous talonne sans cesse des dix minutes qui vous ont manqué depuis le début… »
– celui de la fonctionnaire retraitée qui se retrouve au plus profond d’une dépression, avec la conviction d’avoir tout raté, qui attend là la mort imminente d’un mari impotent depuis des années qui ne lui a jamais accordé plus de considération qu’à un robot chargé de son entretien quotidien, ménager, financier, alimentaire :
« Cette présence pesante et aveugle pendant des années… Le bruit de ses mâchoires qui mastiquent. Pas un mot. Et quand on lui parle, rien… Mais ce n’était pas encore assez. Il m’a tout pris… Il a fichu ma vie en l’air. Il a quitté son métier. Alors, moi, je l’ai épaulé… »
– celui de la femme riche qui collectionne les amants jeunes et qui boit pour s’oublier, pour ne plus ressentir le poids de la solitude :
« Moi je bois. Je m’imbibe. De façon lente, systématique. Jusqu’au moment où je me sens ailleurs… J’oublie tout : mon amant trop jeune, mon argent trop présent, mon passé si dérisoire, si vide, mon avenir néant… »
L’histoire de ces trois femmes, désignées uniquement par des chiffres symboliques de l’anonymat – 1., 2., 3. – ce qui pourrait tendre à faire comprendre qu’elles ne sont que des représentantes, voire des archétypes, du statut conféré au genre, s’entrecroise ensuite tout au fil de l’ouvrage, sous la forme de retours désillusionnés sur leur passé, d’épisodes navrants de leur présent, de projections accablantes vers leur futur.
Accentuant la virulence de la rébellion, s’entrefilent vite dans la trame narrative les voix d’autres femmes, elles aussi souvent nommées et donc « généralisées » par des X, des Y et des Z, celle, désespérée, de « cette femme kurde sous la tente qui récite une dernière fois l’épopée de sa race, celle qui va disparaître, celle dont le poème même dit la mort à venir », celle, lancinante, de la petite fille subissant répétitivement l’abject inceste paternel, celle, fulminante, de la collégienne d’origine africaine née en France, Française, qui découvre par hasard son excision et, surtout, terrible, effrayante, justement vindicative, légitimement haineuse, celle de Phoolan Devi, dont l’enfance violentée, saccagée, martyrisée par les hommes de son village et la vengeance sanglante exécutée des années plus tard de sa propre main par une émasculation à vif des violeurs pourrait constituer, de manière allégorique, un message adressé à la gent masculine dominatrice…
Livre féministe ? Sans aucun doute. Le signe inséré dans le titre est annonciateur de la teneur du texte. Les lectrices, c’est certain, s’y reconnaîtront. Mais attention ! Ces récits dénonciateurs de Vi♀lence(s) doivent impérativement être lus aussi et peut-être surtout par des lecteurs. Certes, la vérité, crue, assénée de la sorte, pourra heurter, choquer, mais il faut justement, précisément, crucialement, qu’elle touche, au cœur et à l’esprit, qu’elle éclaire s’il en est besoin, qu’elle fasse mouche, et, idéalement, idéologiquement, qu’elle modifie des comportements insupportables dans une société humaine dite évoluée. Le livre de Paule Andrau devrait faire date dans cette (trop) lente prise de conscience de la nécessité de parvenir à la parfaite équité statutaire des genres.
Patryck Froissart
Agrégée de lettres classiques et professeure de chaire supérieure, Paule Andrau a longtemps enseigné la littérature. Elle n’a pas écrit jusqu’ici : un travail passionnant, une famille, une maison, et peut-être aussi des barrières longues à tomber. Quand c’est venu, c’est venu par lambeaux, des bribes de destins sur les tickets de caisse des grandes surfaces. Elle a orchestré cette « partition » en imaginant ces histoires morcelées et inaudibles.
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Une goutte d’éternité, Alain Joubert (par Patryck Froissart)
Une goutte d’éternité, Alain Joubert (par Patryck Froissart)
Une goutte d’éternité, Alain Joubert, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, 2007, 124 pages, 16 €

Mort le 22 avril 2021, Alain Joubert restera dans l’histoire littéraire comme l’un des compagnons les plus fidèles et les plus actifs du mouvement surréaliste, dont il fut le chroniqueur régulier et l’un des plus grands historiens.
Dans ce roman autobiographique intimiste, le surréalisme avec ses soubresauts, ses événements, ses aléas, est à la fois la toile de fond et le destinateur ou pour le moins l’un des adjuvants primordiaux de la vie d’un couple qu’il a constamment accompagnée, animée et nourrie.
L’auteur narrateur, en effet y dévoile et y analyse la relation d’amour, d’affection, d’inaltérable affinité qu’il a vécue avec son épouse Nicole, dans le champ mouvant et tourmenté du surréalisme, jusqu’à l’ultime seconde de la vie de cette femme remarquable, poétesse, partie prenante et actrice inconditionnelle méconnue du mouvement littéraire.
Le livre se décline en trois parties.
Prologues
La situation initiale se situe sous le signe de la poésie, dans un cadre bucolique où déambule une jeune fille de quinze ans, Nicole, jouissant à la fois et alternativement de la sereine beauté des lieux et de la lecture du numéro 24 de la Collection Poètes d’aujourd’hui, de chez Seghers, consacré à Alfred Jarry.
Comme dans un conte de fée, advient la rencontre magique avec Arsène, un jeune promeneur solitaire en train de lire… la même revue.
Authentique !
Le lecteur se dit qu’il assiste à la naissance d’une idylle. Mais non, c’est le début d’une longue amitié, d’une solide camaraderie poético-littéraire qui conduira les deux jeunes gens à fréquenter ensemble les aréopages littéraires et à y nouer leurs premières relations avec les surréalistes. Mais alors ? Quel rapport avec Joubert ?
Ce qui commence
On y vient. L’auteur raconte ensuite sa propre adolescence, loin de ces deux personnages qu’il ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, et ses propres approches des surréalistes, marquée par la rencontre avec Breton, jusqu’au service militaire et une incorporation qu’il vit très mal dans la répression du peuple algérien revendiquant son indépendance. C’est en essayant de se faire réformer en jouant sur ses accointances littéraires qu’il se retrouve en correspondance avec… Arsène, par le truchement de qui il fera plus tard la connaissance de… Nicole.
Il fallait bien retracer sommairement, comme on vient de le faire, les deux itinéraires et leur conjonction pour qu’on comprenne que Joubert place sa rencontre avec Nicole sous l’étoile du surréalisme qui sera pendant des décennies leur passion commune.
La suite du récit porte sur la grande et les petites histoires du mouvement, vécues conjointement et fidèlement par le couple et, en simultanéité, sur les jours heureux marqués par une indéfectible complicité littéraire (ce qu’illustrerait idéalement l’assertion de Saint-Exupéry : aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction), sur les premières atteintes de la maladie, sur la lente dégradation de la santé de Nicole jusqu’au terme fatal, sur la tentation pour Alain, désir combattu et interdit par Nicole, de « partir ensemble ».
A ce niveau du récit, advient le temps de la méditation sur… le temps, l’éphémère, la durée, l’éternel.
Il y a des années […] nous avions acheté une agate à eau […], une pierre tranchée présentant une surface lisse et transparente sous laquelle on voit bouger une goutte d’eau […] qui a des millénaires […] qui a traversé tous les temps pour venir se blottir maintenant au creux de notre main […] qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains, une goutte d’éternité.
C’est alors la traversée en solitaire, le pesant voyage qu’il faut malgré tout poursuivre sans l’autre, l’écoulement forcé des jours, les semaines, les années qu’Alain doit passer dès lors dans la poignante compagnie de l’absente, ponctués dans les premiers temps du veuvage par d’émouvantes surprises posthumes cachées çà et là par Nicole dans la maison endeuillée.
Ce qui demeure
Dans cette dernière partie, à la tonalité tendre, nostalgique, à l’atmosphère volontiers mystique, Alain s’adresse à Nicole par-delà la mort, lui faisant part de réflexions (par exemple sur les subtiles différences entre amour absolu, amour sublime, amour infini), d’actes, de lectures, de rencontres se rattachant à des épisodes autrefois partagés, se référant à l’opinion qu’exprimait Nicole sur des auteurs et des œuvres figurant dans la bibliothèque, à ses goûts littéraires, revenant, pour le commenter, sur un passage d’un des livres qu’elle a publiés (1), se rapportant à des situations inédites qu’il vit au quotidien, lui faisant aussi la chronique des événements littéraires qui jalonnent son existence désormais solitaire, lui parlant sans cesse, en particulier au moment des repas.
A table, j’ai dû une fois encore intervertir nos places habituelles : il m’était physiquement et psychologiquement impossible de prendre mes repas face à un fauteuil vide, à ton fauteuil vide ! Dès lors que j’ai décidé de m’installer du côté que tu occupais, le fauteuil vide qui me faisait face n’était plus le tien, mais le mien, ce qui changeait radicalement les choses.
Cet hommage émouvant, cette absolue déclaration d’amour outre-tombale, cette expression bouleversante, souvent poétique, peut-être parfois lyrique, toujours d’une franchise très personnelle, intime mais jamais impudique, du manque, de ce qui est détruit – Vivre seul, ne plus être que l’un sans l’autre, c’est ne plus être qu’une partie d’un tout dont la disparition en tant que tel est définitive – ce témoignage prenant de ce que peut comporter de sérénité, de partage, de connivence l’existence de deux êtres faits l’un pour l’autre, tout cela, qui est à la fois beau et triste, est parsemé de précieuses incrustations illustrant une histoire littéraire dont Alain Joubert, ici comme dans ses autres écrits, nous dévoile encore les dessous, les inédits, les coulisses.
Possiblement de bonnes raisons pour s’offrir ce livre.
Patryck Froissart
(1) Suis-je bête, Nicole Espagnol, Editions L’Oie de Cravan, 2002
Alain Joubert a découvert le surréalisme en 1952 et, après sa rencontre avec André Breton trois ans plus tard, il participa aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969. C’est dans ce mouvement qu’il trouva le mieux à exprimer sa révolte et à lui donner tout son sens dans de multiples directions, littéraire, artistique, politique et autres. Il en a vécu les passions, les combats, les enthousiasmes et les querelles. Il a continué jusqu’aujourd’hui d’en porter l’esprit, faisant sienne cette nécessité d’une « refonte radicale de l’entendement humain » souhaitée par Breton. Alain Joubert nous a quittés le 23 avril dernier.
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15:59 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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La Vie d’un poète, Poèmes et écrits sur la poésie, Stefan Zweig (par Patryck Froissart)
La Vie d’un poète, Poèmes et écrits sur la poésie, Stefan Zweig (par Patryck Froissart)
La Vie d’un poète, Poèmes et écrits sur la poésie, juin 2021, trad. allemand, Marie-Thérèse Kieffer, Edition bilingue, Préface Gérard Pfister, 186 pages, 17 €
Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Arfuyen

La renommée de Stefan Zweig s’est bâtie très tôt sur son talent incontesté de nouvelliste. On sait généralement moins qu’il est l’auteur de trois courts recueils de poèmes publiés respectivement en 1901, 1906 et 1924. Face à cette production relativement réduite par rapport à l’ensemble de sa bibliographie, le grand rêve de l’écrivain a pourtant toujours été d’être connu et reconnu comme poète. C’est donc œuvre utile et nécessaire qu’ont faite les éditions Arfuyen en nous offrant, par cette chrestomathie de textes poétiques, encadrés d’écrits sur la poésie, l’opportunité de découvrir une facette moins connue du talent de Stefan Zweig.
L’architecture de l’ouvrage est judicieusement bâtie sur :
– La préface de Gérard Pfister consistant en une étude fouillée de la posture littéraire de Zweig face à la poésie, étayée et illustrée d’extraits de correspondances et d’écrits divers exprimant notamment les regrets de l’écrivain de s’être laissé emporter par les vagues de succès qu’ont soulevé ses publications de nouvelles, de critiques, de portraits, de biographies, au point d’avoir submergé, chaque publication en entraînant une autre, sa vocation de poète, et quelque peu étouffé son aspiration (sinon son inspiration) à une écriture poétique qu’il n’a toutefois jamais totalement délaissée et qui figure en filigrane de son œuvre littéraire.
Cette vocation, cette posture, ce statut à quoi il se sent destiné, « on dirait, écrit le préfacier, qu’il fait tout pour s’en éloigner tant il se disperse dans toutes sortes d’activités alimentaires ou bénévoles, honorifiques ou boutiquières ». Il en est conscient. Il en souffre, mais il laisse aller, et se trouve des excuses : « Je crois qu’à part Rolland, personne n’a jamais autant donné de sa personne – parfois pour des choses qui ne le méritaient pas, ou étaient inutiles […] mais cette implication fait partie de ma nature ».
Il lui pèse donc, au fil des ans, de « faire carrière » d’écrivain. On pense à Leiris, que son succès importunait, ce dont rendait compte Maurice Nadeau : « Ce qui le chagrine davantage encore c’est de devoir faire figure d’écrivain. Un écrivain qu’on apprécie et qu’on loue, à qui on décerne des récompenses, qui fait en somme carrière » (1).
– La compilation choisie de vingt-deux poèmes de Zweig, de longueur et de composition variées, dont Polyphème, peut-être le plus connu, et la longue Ballade sur un rêve.
Sources d’inspiration les plus occurrentes : la stimulation des sens provoquée par la vision de certains lieux, urbains ou ruraux, à certaines heures, aurores, crépuscules, nuits : Lever de soleil sur Venise, Île silencieuse, Nuit sur le lac de Côme, Ville au bord du Lac, et cetera.
L’ensemble est cadré temporellement dans le recueil, qui commence par « L’homme de soixante ans remercie », et se termine par un nostalgique « Chère enfance » évoquant un précoce éveil à l’appréhension de l’univers et l’impatience de l’envol poétique.
A peine un coup d’œil, et déjà j’avais bondi.
Le monde était à moi ! Mon sentiment élargi
s’égarait en mille frissons brûlants
– Classique mais toujours précieuse, la présentation bilingue avec la version originale en page de gauche et, en miroir sur la page de droite, la traduction française de Marie-Thérèse Kieffer, configuration qui permet aux lecteurs français germanophones de pleinement savourer le texte premier tout en appréciant à sa juste valeur le travail de « translation » poétique opéré par une traductrice qui a, d’évidence, réussi à transférer dans notre langue l’impressivité initiale, ce qui n’est pas œuvre aisée lorsqu’il s’agit de poèmes.
– L’insertion, entre chacun des sept groupes de poèmes, d’écrits de Zweig sur la poésie, sur sa fonction, sur son futur, de réflexions sur l’œuvre et la vie de poètes qu’il a rencontrés par la lecture ou, s’agissant de Verhaeren (qu’il considérait comme son maître), de Kleist et de Rilke qu’il porte aux nues, de poètes qu’il a intimement, amicalement et fraternellement fréquentés, dont il eût voulu être l’un des pairs (nombre des moments qu’il a passés avec eux étant par ailleurs ici plaisamment racontés par l’auteur).
Quand je pense aujourd’hui à Rilke ou à ces autres maîtres qui ont forgé le verbe avec l’art accompli de l’orfèvre, quand je pense à ces noms vénérés qui ont illuminé ma jeunesse comme une inaccessible constellation, je suis irrésistiblement saisi par cette mélancolique interrogation : de tels poètes, si purs, si totalement voués à leur art, seront-ils encore possibles dans les turbulences et le désordre universel de notre temps ?
Question douloureusement actuelle. Merci à Gérard Pfister, à Marie-Thérèse Kieffer et aux Editions Arfuyen de nous la (re)poser par la voix de Stefan Zweig.
Zweig méritait, absolument, cet acte de remise en évidence d’un talent qu’il a tant regretté de n’avoir pas « eu le temps » d’épanouir.
Nul doute qu’il l’eût apprécié.
Le lecteur, lui aussi, l’appréciera.
Pour le plaisir :
Die Wolken
Vom Glanz des Mittags golden angeglüht
Lieg ich im Gras. Ich bin so wohlig müd.
Ein Schweigen flimmert. Warmen Atems ruht
Das Leben aus. Nur hoch in blauer Flut
Gehn Wolken hin, das einzig noch Bewegte
Der schwülen Welt, die sich zum Schlafe legte.
Patryck Froissart
(1) Le Livre de la Quinzaine, La Quinzaine littéraire N°12, 15 septembre 1966
Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 à Vienne, en Autriche-Hongrie, et mort par suicide le 22 février 1942 à Petrópolis au Brésil, est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien. Ami de Sigmund Freud, d’Arthur Schnitzler, de Romain Rolland et de Richard Strauss, Stephan Zweig fit partie de la fine fleur de l’intelligentsia juive de la capitale autrichienne avant de quitter son pays natal en 1934 à cause des événements politiques. Réfugié à Londres, il y poursuit une œuvre de biographe (Joseph Fouché, Marie Antoinette, Marie Stuart) et surtout d’auteur de romans et nouvelles qui ont conservé leur attrait près d’un siècle plus tard (Amok, La Pitié dangereuse, La Confusion des sentiments). Dans son livre testament, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, Zweig se fait chroniqueur de l’« Âge d’or » de l’Europe et analyse avec lucidité ce qu’il considère être l’échec d’une civilisation.
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