26/09/2024
Patryck Froissart: portrait rapide
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La fille verticale, Félicia Viti (par Patryck Froissart)
La fille verticale, Félicia Viti (par Patryck Froissart)
La fille verticale, Félicia Viti, Gallimard, Coll. Blanche, août 2024, 112 pages, 15,50 €
Edition: Gallimard
C’est l’histoire d’une passion amoureuse entre deux femmes, la narratrice et L. (Elle, tout simplement).
A priori, une intrigue en cours de banalisation dans la littérature contemporaine.
Ce roman court de Félicia Viti sort du lot. La relation entre les deux femmes est houleuse, faite d’une succession de querelles souvent triviales, de vraies et feintes ruptures, de réconciliations sensuellement torrides. L. disparaît, rejoint la faune nébuleuse des noctambules, fêtards, soûlards et drogués des quartiers interlopes de Paris, reparaît abruptement, s’impose, rompt à nouveau, fuyante, inconstante, ne supportant pas l’idée même de stabilité, de confort, ne tenant pas en place, sans cesse en mouvement, ce qui lui vaut cette appellation de « fille verticale ».
« C’est quoi une fille verticale ? C’est la fille contraire à la fille horizontale. A celle qui se couche et qui donne son corps et qui dit je t’aime. La fille verticale c’est celle qui vous tourne le dos quand elle met ses chaussures et qui vous regarde comme un étranger quand elle se réveille. Qui refuse de dîner avec vous, qui s’enfuit quand vous la poursuivrez, qui veut que vous la poursuiviez pour rester debout. La fille verticale c’est une fille qui s’envole dans l’air… ».
Le récit, formé d’un écheveau de courtes scènes, de brèves péripéties, d’états d’âme relatifs à des bouffées émotionnelles circonstancielles, ponctuelles, d’épisodes dramatiques, de souvenirs de jeunesse plus ou moins éclairants, accroche, bien que ces éléments constitutifs soient souvent, apparemment, en disjonction les uns par rapport aux autres, et retient autant que la construction narrative d’un roman linéaire courant. Point n’est besoin pour le lecteur de renouer des fils dont il connaît le dénouement dès le début du récit. La force originale de l’auteure consiste en le développement rapide d’une atmosphère impressionniste que la brièveté assumée des tableaux brossés eux-mêmes de courtes phrases, de touches rapides, de visions et de sensations se succédant comme autant de coups de pinceaux et de coups de couteaux (de poignards, de scalpels ?) contribue d’autant plus à installer et à entretenir qu’elle est littérairement soutenue par un art poétique d’une efficacité impressive remarquable. Il est à noter que par contraste avec l’essence poétique de l’écriture, les fragments narratifs sont contextualisés dans une contemporanéité réaliste, dont on retiendra en particulier la période du confinement consécutif à la pandémie de Covid-19…
L’écriture, qui n’est pas, par certains passages très crus, sans rappeler celle d’une des pionnières du genre romanesque des amours saphiques tragiques, Violette Leduc (Ravages), est en effet à forte dominante poétique, particulièrement lorsqu’elle respire la nostalgie, le regret, la souffrance, la colère, le désastre, le reproche, ou toute autre atteinte d’intense exaltation, jusqu’au paradoxal et antiphrastique aveu, de la part de l’auteure, de l’impossibilité d’exprimer, de traduire, de communiquer l’intime, d’être comprise.
« L’amour c’est un adieu qui insiste. Une plaie d’or dans le thorax. Je ne ferai pas l’effort de vous donner les clés de ce qu’a été le mien. Il n’y en a pas. Les serrures resteront fermées. Une pépite d’or sur la clé d’un tombeau. Vous n’y entrerez pas. Comme moi vous chercherez à l’attraper. Le saisir. Le tordre.
Et sans succès, il vous faudra juste vous atteler à suivre la même chose que moi.
Elle ».
Patryck Froissart
Félicia Viti est une romancière française, scénariste et réalisatrice pour la télévision. Elle a notamment co-écrit et co-réalisé la série Back to Corsica pour France-TV.
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Aux ventres des femmes, Huriya (par Patryck Froissart)
Aux ventres des femmes, Huriya (par Patryck Froissart)
Aux ventres des femmes, Huriya, Editions Rue de l’Echiquier, août 2024, 320 pages, 22 €
Après Entre les jambes, publié en avril 2021, un premier roman contestataire, provocateur, qui lui a apporté une immédiate notoriété, Huriya, écrivaine franco-marocaine, récidive avec ce récit tout autant percutant des quinze premières années de l’existence quotidienne de la fille cadette d’un boucher polygame et tyrannique tirant des préceptes de l’intégrisme islamique la légitimité de son odieux comportement domestique.
L’histoire se déroule dans un état islamique non identifié, dans le quotidien de quoi on peut reconnaître ici et là des éléments socio-culturels, socio-religieux, socio-linguistiques propres à telle ou telle communauté régionale du monde arabo-musulman.
Shahrazade, narratrice et héroïne du roman, dernière-née d’une cohorte de huit filles à qui la troisième épouse du boucher n’a pu, de même que les deux premières, à la grande fureur dudit mari, donner un héritier mâle, Shahrazade, rejetée, méprisée par son père qui la tient pour un être inachevé puisque non pourvu des attributs masculins qui font la fierté et l’honneur d’un respectable chef de famille, dénonce, en mettant en lumière les détails les plus intimes, les plus triviaux, les plus scabreux, voire les plus sordides des relations interfamiliales, l’hypocrisie d’une morale religieuse de façade, l’emprise infernale d’un système patriarcal conforme à de prétendus commandements divins n’accordant à la femme qu’un devoir absolu d’obéissance aux décisions de l’homme, aussi arbitraires, cruelles, iniques soient-elles, avec, pour corollaire, l’obligation de se plier à ses moindres désirs, à ses caprices, à ses vices, à ses sévices, sans un battement de cil de rébellion.
« Tu dois obéir !
Pourquoi ?
Parce que tu es une femme !
[…]
Dès leur plus jeune âge, on façonne les filles pour que leur esprit soit docile. Nées punies, on leur enseigne à accepter leur condition et on les dresse à obéir. Une femme se soumet, point ! Voilà ce que les lois froides de nos contrées ont fait de nous ».
Dans cette société cloisonnée faite d’une juxtaposition de dictatures domestiques exercées sur la femme, Shahrazade, possible lointaine et subtile réincarnation de celle qui sut vaincre à sa manière le despotisme délirant de Schahriar, Shahrazade, dès qu’elle est en âge de comprendre l’absurde iniquité de la condition de ses mère, tantes et sœurs, ose questionner, demander raison, protester malgré la certitude d’en être immédiatement et impitoyablement châtiée par le tyran.
Jusqu’à l’extrême point de rupture.
« Un jour je sortirai de l’arbre généalogique. Je ne suis pas née dans la bonne famille. Ma place n’est pas ici ».
Roman fort bien écrit, objectivement fondé sur des situations sociales bien réelles, construit sur une succession de péripéties poignantes s’inscrivant dans l’atmosphère ténébreuse d’une cellule microcosmique dont les éléments interagissent de façon socialement occulte entre quatre murs dans une tension croissante, ce deuxième ouvrage de Huriya est à rapprocher de celui de l’écrivaine française d’origine marocaine Kaoutar Harchi, A l’origine, notre père obscur (Actes Sud 2016) et de celui de R. K. Narayan, Dans la chambre obscure (Zulma 2014), dont le dessein est semblablement de lever le voile sur les effets tragiques, insupportables, des intégrismes religieux, sur l’aberration ignominieuse des hommes qui en appliquent les principes, ces êtres inhumains dont une des protagonistes âgées du présent récit se demande avec désespoir d’où a surgi l’engeance.
« Et dire que je les ai connus à la mamelle et que j’ai bercé sur mes genoux des enfants devenus des diables ! Mais comment ont-ils sombré dans l’horreur ?
[…] Ces hommes ont prêté serment d’allégeance au Diable.
– Où est Dieu ?
– Dieu s’est enfui ! »
Patryck Froissart
Huriya est née et a grandi à Marrakech. A dix-sept ans, elle quitte le Maroc pour la France, où elle entreprend des études de philosophie. Elle est l’auteure d’une dizaine de romans sur la pauvreté, la banlieue et les migrations, publiés sous pseudonyme. Elle a aujourd’hui deux passeports, deux identités, et deux pays, puisqu’elle partage son temps entre le Maroc et la France.
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Ténèbres, Thomas Bernhard (par Patryck Froissart)
Ténèbres, Thomas Bernhard (par Patryck Froissart)
Ténèbres, Thomas Bernhard, Maurice Nadeau Poche, juin 2024, trad. Claude Porcell, Jean De Meur, 131 pages, 9,90 €
Ecrivain(s): Thomas Bernhard Edition: Editions Maurice Nadeau
La Maison Maurice Nadeau réédite en sa Collection Poche cette compilation de discours et d’entretiens de Thomas Bernhard publiée initialement chez le même éditeur le premier octobre 1986. L’ensemble réunit cinq discours, une auto-interview, un long entretien avec le journaliste autrichien André Müller (1946-2011) et une Chronologie réalisée par Claude Porcell.
* Le Froid augmente la clarté (1965)
Dans cette allocution prononcée à l’occasion de la remise du Prix de Littérature de la Ville Libre de Brême, Bernhard oppose l’univers enchanté des Musiciens de Brême, ce conte local rendu célèbre par les frères Grimm, à ce qu’est devenue, selon lui, l’Europe qui « il y a cinquante ans encore […] était un vrai conte de fée » :
« L’Europe, la plus belle, est morte ».
* A la recherche de la vérité et de la mort (1967 et 1968)
Deux discours.
Prononcé lors de la remise du Prix National autrichien de littérature en 1967, le premier, censé être un message de remerciements pour l’attribution de cette haute distinction patriotique, constitue de fait, suprême provocation ! extrême inconvenance ! une virulente diatribe contre « la décadence » de l’Etat et du peuple autrichiens, et provoque incidemment, lors de sa déclamation, une réaction hostile du Ministre de l’Education et d’une partie de l’assistance.
L’incident entraînera l’annulation de la cérémonie de remise d’une autre récompense, celle du Prix Wildgans de l’Industrie autrichienne, et conséquemment l’interdiction de l’énonciation publique du discours préparé par Bernhard pour cette circonstance, dont tout le texte, reproduit ici sur une douzaine de pages, est l’exemple absolu de paralipse à effet caustique dressant sarcastiquement le funeste tableau d’une société gangrenée, sinistrement crépusculaire, ce qui eût probablement valu à son auteur, s’il eût eu la liberté d’en faire une lecture publique, de la part de l’auditoire, des manifestations, pour ou contre, d’une violence bien plus éruptive que celles provoquées par le premier discours.
* L’immortalité est impossible – Paysage d’enfance (1968)
En réponse à la demande de la Revue Neues Forum, adressée à divers auteurs autrichiens, d’écrire un texte sur les paysages de leur enfance, Bernhard se lance dans une description férocement contemptrice du microcosme dans lequel s’est déroulée son enfance, de la nature des relations entre tous les protagonistes de toutes conditions, de toutes professions, de tous statuts qu’il a rencontrés, de leurs interrelations et interactions sociales portant toutes, selon lui, la marque unique, quasiment congénitale, du « mépris » d’autrui.
Seules figures positives émergeant de cette tranche de vie primordiale : les grands-parents de l’écrivain, chez qui il a passé une partie de son enfance, et en particulier son grand-père, « un philosophe qui me découvre, qui m’éclaire ».
* N’en finir jamais ni de rien (1970)
Ce court discours prononcé lors de la remise du Prix Büchner en 1970 est l’expression d’un désabusement profond, total, définitif, d’un dégoût irrémédiable que déverse Bernhard sur son propre travail d’écrivain, sur l’inhérente hypocrisie des mots, sur les sens (l’essence) de plus en plus insaisissables de ces mots qui se dissolvent « dans le malentendu fatal et finalement létal de la nature où nous perd aujourd’hui la science ».
* Trois jours (1970)
Cette « auto-interview » qui s’est déroulée en 1970 sur un banc de la banlieue de Hambourg, long monologue face à une caméra, comprend trois parties. Bien qu’une thématique semble se dégager de chacun des trois textes, le locuteur s’y laisse aller volontiers à divaguer.
Dans « Le premier jour », Bernhard évoque encore son enfance, sous la forme de bribes, d’impressions : sur le chemin de l’école, la vision quotidienne de l’étal sanglant du boucher, le cimetière, les visites régulières, morbides, à la morgue avec la grand-mère, la rencontre fréquente d’une femme lui criant qu’elle finira bien « par envoyer son grand-père à Dachau » ; la mise en nourrice ; des diversions sur l’incommunicabilité, sur les suicides de nombre de ses ascendants.
« Se faire comprendre n’existe pas, est impossible »
« Le deuxième jour » commence par une réflexion sur la difficulté d’être, sur la pénibilité de faire, sur la puissance de la résistance quotidienne à cette double pesante obligation d’être et de faire, et se poursuit par une analyse par l’auteur de son activité d’écrivain, avec un essai de réponse à la question qui s’impose aux lecteurs de ses œuvres :
« Pourquoi cette obscurité, toujours cette obscurité totale dans mes écrits ? ».
Dans « Le troisième jour » le discours se fait d’abord plus précisément métalittéraire et intertextuel, l’écrivain se référant à ses lectures, aux auteurs qui ont déterminé, par comparaison ou, bien davantage, par antinomie, son propre art littéraire. Après quoi Bernhard révèle son penchant pour l’état de « mélancolie », son étrange attrait pour les cimetières, la « conversation avec son frère qui n’a pas eu lieu, [la] conversation avec sa mère qui n’a pas eu lieu ».
* Entretien avec André Müller (1979)
Cette partie, la plus longue du corpus, reproduit un dialogue vif, souvent amusant, un tac au tac soutenu, une suite de réparties parfois incisives, voire caustiques, au cours de quoi le journaliste interpelle (courtoisement) Bernhard sur son mode de vie, sa quasi réclusion, la nature et l’histoire de son lien affectif avec « sa tante » (présente et participant à l’échange au début de la conversation), sa relation avec le monde littéraire, ses tendances suicidaires, et cetera. Bernhard s’y montre tantôt spontanément ouvert, tantôt fuyant, détournant ou ignorant la question, tantôt un brin cabotin, tantôt cynique, parfois émouvant, ce qui confère à ce face-à-face une captivante théâtralité.
En guise de conclusion : ce recueil de libres confessions, d’évocations décousues du passé, de dévoilements, d’indiscrétions volontaires, d’aveux, de confidences sur le divan projette un éclairage intéressant sur la sombreur essentielle des écrits de Bernhard, sur le pessimisme existentiel empreignant la vision qu’il a de sa présence au monde, sur l’appréciation négative qu’il fait de sa propre création littéraire, sur le regard critique, substantiellement péjoratif, qu’il porte itérativement sur l’espèce, sur la société, sur l’Histoire, en particulier contemporaine.
* Chronologie (Claude Porcell)
L’ouvrage s’achève sur cette chronologie détaillée de la vie et de l’œuvre de Bernhard, dont les éléments choisis complètent la possibilité (que rejette paradoxalement, explicitement, l’écrivain) d’une interprétation psychanalytique de son écriture par le prisme de sa biographie.
Patryck Froissart
Thomas Bernhard, écrivain et dramaturge autrichien (1931-1989). Une enfance à Salzbourg auprès de son grand-père maternel, au temps du nazisme triomphant, marque le début de l’enfer pour Thomas Bernhard. Suite à l’Anschluss en mars 1938, il est envoyé dans un centre d’éducation national-socialiste en Allemagne puis placé dans un internat à Salzbourg où il vivra la fin de la guerre. Atteint de tuberculose, Thomas Bernhard est soigné en sanatorium, expérience qu’il inscrira dans sa production littéraire. Il voyage à travers l’Europe, surtout en Italie et en Yougoslavie puis revient étudier à l’Académie de musique et d’art dramatique de Vienne ainsi qu’au Mozarteum de Salzbourg. Son premier roman, Gel, lui vaut l’obtention de nombreux prix et une reconnaissance internationale. Par la suite, Thomas Bernhard se consacre également à des œuvres théâtrales. En 1970, Une fête pour Boris remporte un grand succès au Théâtre allemand de Hambourg. Paraît ensuite, entre 1975 et 1982, un cycle de 5 œuvres autobiographiques : L’Origine ; La Cave ; Le Souffle ; Le Froid ; Un enfant. En 1985, Le Faiseur de théâtre, véritable machine à injures, fera scandale. Mais c’est avec Heldenplatz, son ultime pièce, que Thomas Bernhard s’attirera le plus d’ennuis, dénonçant une fois encore les vieux démons de son pays : l’hypocrisie et le fanatisme d’une société toujours aux prises avec le national-socialisme. Thomas Bernhard meurt trois mois après la première. Dans son testament, il interdira toute représentation de ses pièces de théâtre dans son pays natal.
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