15/05/2024
Mots décroisés, Patrick Devaux (par Patryck Froissart)
Mots décroisés, Patrick Devaux (par Patryck Froissart)
Mots décroisés, Patrick Devaux, Editions du Cygne, octobre 2023, 45 pages, 10 €
Edition: Editions du Cygne
Préfacé par la poétesse Parme Ceriset, ce nouveau recueil de Patrick Devaux, faisant référence inversée aux grilles des cruciverbistes, est un montage délicat de « poèmes verticaux » dont quasiment tous les « vers » sont constitués systématiquement d’un mot unique ou, plus rarement, de deux.
Personnages : une femme, simplement désignée par un pronom, « elle », en train de croiser et décroiser les mots « comme on croise et décroise les jambes », et le poète narrateur qui la tient dans l’empan de son regard attentif, qui imagine, traduit et exprime ce qu’elle fait, ce qu’elle pense, ce qui l’occupe et la préoccupe, le poète voyeur à qui, incidemment, elle demande de « l’aider à trouver », ce qui pose ces questions immédiates :
que cherche-t-elle ?
quel sens veut-elle donner à quoi ?
La juxtaposition, dans le cadre fermé des grilles des cruciverbistes, de cases blanches et de cases noires, évoque évidemment le pavé mosaïque, dont les interprétations symboliques les plus courantes reposent sur l’inévitable dualité dans l’existence d’éléments positifs et négatifs, d’événements heureux et malheureux, dans la traversée de quoi doivent être recherchés sans cesse un équilibre naturellement précaire et une stabilité toujours menacée, mais aussi sur la constante opposition entre le Bien et le Mal, ou sur complémentarité existentielle de la Vie et de la Mort.
Sous-jacent, omniprésent, apparaît entre les lignes, entre les cases, le thème de la communication, de sa modération, de ses difficultés, de ses limites, de la recherche constante et nécessaire « du mot juste » dont « la quête peut s’avérer fructueuse » sous la forme de « petits pas l’un vers l’autre » le mot qui pourrait « réactiver les temps morts entre échange horizontal ou vertical », mais dont l’action se heurte inévitablement aux sens potentiellement obscurs du lexème, à celles de ses significations qui échappent à l’appréhension, qui s’éloignent à mesure qu’on croit les saisir :
« mot mystère
comme
on plonge
un doigt
très pauvre
dans
une galaxie lointaine »
Et il y a l’omniprésence du non-exprimable, du non-communicable, représentée par « les petites cases non dites »…
En référence aux cases noires de la grille sont évoqués les « trous noirs » que sont les trous de mémoire, les mots qui sont sur le bout de la langue et qui n’émergent pas, mais aussi le « mot manquant », douloureusement inexistant dans le vaste champ lexical, celui sans quoi l’expression est défaillante, inexacte, imprécise, celui qui développe la « solitude » du poète (figure récurrente dans le recueil) devant la page blanche, mais encore « les mots tremblants cherchant l’issue », possiblement interdits, la case blanche rappelant alors ce « carré blanc » qui instaurait jadis au bas de l’écran des téléviseurs une censure liée à l’âge des spectateurs. Est encore invoqué « le mot perdu » à quoi réfèrent certains rites initiatiques à propos de la légende de la mort d’Hiram. L’alternance de cases noires et blanches rappelle par ailleurs au poète le clavier d’un piano qui serait, déplorablement, privé du « moindre son ». Dans le même champ, surgissent de symboliques acouphènes qui déforment les mots, qui les projettent dans un « temps disjoncté » où ils deviennent insaisissables.
La grille, c’est la prison, bien évidemment, cette prison dans laquelle le mot est enfermé, d’où il ne peut sortir, cette gangue de traits sémantiques qui lui sont imposés par le dictionnaire, ce costume contraignant, empesé, conventionnel dont seul le poète « en attente de solution » a le pouvoir de le libérer.
Verticalité, horizontalité… Sans qu’il ait besoin de recourir aux théories d’analyses linguistiques bidimensionnelles (paradigmatique / syntagmatique), voire tridimensionnelles (paradigmatique / syntaxique / sémiotique), le lecteur ne pourra manquer de remarquer que la verticalité formelle, lexicale, des poèmes du recueil confère à chaque mot un espace d’interprétations dont l’ampleur ne cesse de croître à chaque relecture.
Patryck Froissart
Né à Mouscron le 14 juillet 1953, Patrick Devaux éprouve dès l’enfance une attirance très forte pour la poésie. Poète discret pour ne pas dire timide, et volontiers enclin à la modestie, Patrick Devaux aborde progressivement dans ses thèmes tous les sujets de vie et de mort, d’ombre et de lumière. Son écriture, d’une lapidaire précision, l’impose rapidement comme une des valeurs sûres de la poésie contemporaine. Reconnu en Belgique, il ne tarde pas à l’être dans les autres pays de la francophonie, notamment en France, où il est publié par diverses revues, dont « Les saisons du Poème », l’une des premières à lui ouvrir ses pages. Il partage son temps libre entre l’écriture, la peinture et les voyages.
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17:59 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | |
Quemhrf ! (en manège), Christoph Bruneel (par Patryck Froissart)
Quemhrf ! (en manège), Christoph Bruneel (par Patryck Froissart)
Quemhrf ! (en manège), Christoph Bruneel, Editions de l’Âne qui butine, Coll. Xylophage, décembre 2023, 290 pages, 22 €
Que voilà un remarquable OLNI dans le voyage vertigineux de quoi tout lecteur et toute lectrice ne peuvent éviter de se laisser jubilatoirement emporter, noyer, dès l’embarquement ! Objet Littéraire Non Identifiable, cette nouvelle publication de l’Âne qui butine vaut d’abord par le raffinement de son apparence extérieure, la qualité de son papier, l’esthétisme de ses illustrations (les photographies sont l’œuvre de l’auteur).
Bateau ivre que le naute lance sans boussole apparente, comme à l’errance, dans l’océan tantôt démonté, tantôt trompeusement uniforme, de son imagination débridée, vers des destinations a priori inconnues, aux limites improbables, le texte mêle récit hallucinant, péripéties désorientées soufflées par quelque muse défoncée et ponctuellement lyrique et lubrique, morceaux de pure poésie, et, ici et là, des sommes de pages inattendues que l’auteur présente comme des interludes.
Les épisodes narratifs ont pour personnage principal un certain Quemhrf, qui actionne et mène le manège désaxé (en tous les sens du terme) d’acolytes burlesques affublés respectivement des noms suivants, parfois comiquement déformés en cours d’action : Bouchère, Bûcheron, les sœurs Asymptotes, Planche Piège et ses sept Puces, Nonnette, Le Nouveau Client, Tranche-Braise et ses sept Nabots, Balthazar de la Bamboche, la Belle Encuisse, et autres acteurs de baroque vêture.
Qui donc est Quemhrf ?
« Quemhrf ! ingénu venu d’un zeugme zonier sans suite ni reconduite, car à l’air carillonné libre, ivre de livres caractériels et carabistouillés […] aux palimpsestes pataphysiques en poupe […].
Quemhrf ! l’homme qui avait toujours raison, même dans l’assiette de l’autre ».
Tout est dit, n’est-il pas ?
L’entrée en matière annonce sans préambule, sans préavis, de façon tonitruante, le délire lexico-sémantique qui va suivre :
« Voici venir de la fente tirelire la chère bien-aimée Bouchère & l’adulé chérot Bûcheron, qui, de brio, au gallodrome de leurs amants ébats, se bouchonnent, se bichonnent, se briochonnent le glas sous un faux air de Brabançonne ».
Suivent, fusent, exagèrent, s’exaspèrent, se bousculent, se télescopent, déraillent, fourchent, explosent en gerbes d’inventivité des épisodes narratifs fluant, coulant, dérivant dans le cours d’une écriture caractérisée par une succession d’associations lexicales fondées sur une proximité tantôt sémantique, tantôt graphique, tantôt phonique, et par des envolées, diversions, énumérations farcesques à la truculence d’un Rabelais que l’auteur, à maintes reprises, affirme être son principal référent littéraire.
Tout va dans tous les sens et, magie de la langue, du non-sens apparent naît un sens probable, ou plutôt naît un nuage de sens possibles. Et surgissent, inopinément, ces étranges interludes, dont on peut retenir, entre autres fantaisies au demeurant à la fois intéressantes et amusantes : un dialogue documenté entre S. Van Rompaey et R. Vermaut à propos d’une « fontaine des Trois Pucelles » à Bruxelles, un article sur l’alfa extrait d’un « Glossaire du Papetier », une recette pour fabriquer soi-même sa pâte à raser, un texte poético-théâtral sur Jeanne Hachette, une furieuse divagation de style papal intitulée « Urbiette et Orbiette », plusieurs tomes longs et denses, partagés par tranches thématiques (faune terrestre, faune marine, flore, toponymie…), dans l’ouvrage, du « répertoire dictionnaire glossaire lexique d’un anonyme » aux articles agrémentés de commentaires loufoques, une lettre de Mme de Sévigné à sa fille, une présentation détaillée de Désiré Tricot, « poète prolétaire oublié de justesse », et la reproduction d’un de ses poèmes, un texte de forme classique en décasyllabes en hommage à la Flandre et aux Flamands en réplique à un texte méprisant publié par un certain Ansieaux, un pamphlet puissant sur « les mots » ayant pour titre « Wordsbomb » et pouvant traduire le manifeste littéraire de l’auteur :
« son ou réunion de sons
[…]
muttum - verbum - lexis - mot
agrafez-les
dégriffez décriez dépliez
massicotez congelez étirez
réduisez-les en compote
malaxez broyez évaporez
les mots ! rien que les mots !
appropriez-vous les mots ! ».
Il y aurait tant et tant à dire à propos de ce texte fourmillant de trouvailles, d’inventions, de transgressions, de violations linguistiques ! On terminera par ce chant cocasse qui rappelle que Bruneel cultive allégrement son bilinguisme franco-néerlandais, qu’entonnent en chœur, en levant leur verre, tous les personnages en guise d’épilogue :
« Viva Bomma giet ze moar
Patatten en Saucissen binnen !
Nunc viva est Bomma
Patatten en bibendum Sala !
En daarbij
A mon commandement
Een dikke Cervelas ! ».
A votre bonne santé, godverdomme, lecteurs et lectrices !
Patryck Froissart
Christoph Bruneel, né le 21 février 1964 en Belgique, est relieur, restaurateur et concepteur de livres (en 1996 & 1997 : médaille de bronze de la Guilde des relieurs flamands). Se définissant comme un jardinier de langues, et triturateur d’idées, Bruneel est également auteur bilingue français néerlandais. De ce chassé-croisé naît sa littérature érudite, humoristique, truculente.
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17:58 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | |