06/06/2022

Amok, Stefan Zweig

Amok, Stefan Zweig

Ecrit par Patryck Froissart 29.01.14 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Langue allemandeNouvelles

Amok, septembre 2013, traduit de l’allemand Bernard Lortholary, présentation et notes de Jean-Pierre Lefebvre, 140 p. 3,50 €

Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)

Amok, Stefan Zweig

 

Confession d’un désespéré, cette nouvelle de Zweig parue en 1922 plonge le lecteur dans les sombres abysses du remords et de la folie.

Le temps de l’écriture s’inscrit dans le contexte trouble et perturbé des grands bouleversements sociaux et moraux de l’immédiate après-guerre, du rayonnement des thèses de Freud, dont Zweig est un admirateur inconditionnel et avec qui il échangera pendant plus de trente ans une copieuse correspondance, et des questions posées par le surréalisme sur la relation entre le rêve et la réalité, entre le conscient et l’inconscient dans la création littéraire.

Le temps du récit est antérieur, son dénouement étant précisément daté de mars 1912.

L’espace du récit cadre est clos. Nous sommes sur un paquebot, l’Oceania, où le narrateur premier, homodiégétique selon la classification de Genette, reçoit la confession, découpée comme un feuilleton, racontée en plusieurs nuits dans l’obscurité déserte et fantomatique du pont d’avant, du narrateur second, un médecin colonial en fuite tentant de regagner clandestinement son Europe natale.

L’auteur brosse une succession de tableaux en noir et noir.

Les ténèbres enveloppant les moments du récit sont en étroite relation avec le trouble et l’obscurité qui règnent dans l’âme du narrateur second, et avec la mélancolie (au sens étymologique d’humeur noire) qui caractérise l’état d’esprit dans lequel se trouve  le narrateur premier lui-même.

L’atmosphère créée page après page rappelle celle, oppressante, angoissante, des nouvelles de Poe, des récits de Maupassant se situant dans la série du Horla, de certains textes de Mérimée, de Tieck, de Théophile Gautier…

L’art des maîtres du genre consiste, on le sait, à conter dans un total climat d’étrangeté des événements réels ou présentés comme tels.

Les apparitions spectrales, fugitives, partielles, en ombre chinoise ou dans l’éclair éphémère de l’allumage d’une cigarette, du personnage narrant sa propre histoire, l’auto-analyse qu’il fait de son état, se comparant à l’amok, cet individu que saisit, dans la culture malaise, une folie furieuse irrépressible qui le conduit à massacrer tous ceux qu’il rencontre jusqu’à être lui-même terrassé et assassiné, le doute qu’exprime pour sa part le voyageur narrataire et narrateur sur la santé mentale de son interlocuteur, entretiennent la permanente ambiguïté qui fait la particularité du genre, en lequel l’histoire chemine sur un fil ténu, fragile, périlleux que tend l’auteur entre réalité et irréalité, sens et non-sens, raison et folie.

Où est la limite entre imagination et description objective du réel, entre l’imaginaire, le rêve, les faits… ? Les surréalistes s’emparent, à l’époque de la parution d’Amok, de cette interrogation.

Qui ne s’est jamais demandé : « Est-ce que je rêve ? »

Le narrateur premier a l’impression de s’y perdre lui-même :

« J’aurais cru à un rêve ou à un phénomène dû à mon imagination, si je n’avais entre-temps remarqué parmi les passagers un homme portant un crêpe de deuil… ».

Le délire mental du médecin prend sa source dans un dilemme qu’il est incapable de surmonter après avoir refusé de pratiquer un avortement demandé par une Européenne de la haute société coloniale qui repousse avec un mépris cinglant la proposition qu’il lui soumet de se donner à lui préalablement à l’opération. A la passion délirante qu’il éprouve à partir de ce jour pour cette femme hautaine se mêlent le remords engendré par la certitude déchirante de sa culpabilité dans la mort atroce de cette dernière qui n’a en définitive d’autre recours, fatal, que de s’adresser à une faiseuse d’anges locale, et les questions en rapport avec le devoir moral, déontologique, du médecin lié envers soi-même et à l’endroit de la société par le serment d’Hippocrate qu’il a prononcé.

« Je sentais […] en moi un devoir… oui, ce fameux devoir de porter assistance, ce maudit devoir… l’idée me rendait fou qu’elle pût encore avoir besoin de moi… ».

De même que l’amok lancé dans sa course furieuse est incapable de s’arrêter pour reprendre haleine, de même le lecteur qui se jette dans la lecture de cette nouvelle ne reprend son souffle qu’après en avoir lu la dernière ligne.

On appréciera la qualité de la préface et la pertinence des annotations de Jean-Pierre Lefebvre, titulaire de la chaire de littérature allemande à l’Ecole Normale Supérieure, directeur de l’édition complète de Zweig en Pléiade, la richesse du dossier biographique et bibliographique que contient cette édition, et l’excellence de la traduction de Bernard Lortholary.

 

Patryck Froissart

 

 

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Tout s'effondre, Chinua Achebe

Tout s'effondre, Chinua Achebe

Ecrit par Patryck Froissart 06.02.14 dans La Une LivresActes SudAfriqueLes LivresCritiquesRoman

Tout s’effondre (Things fall apart), octobre 2013, trad. de l’anglais (Nigeria) Pierre Girard, 230 p. 21,80 €

Ecrivain(s): Chinua Achebe Edition: Actes Sud

Tout s'effondre, Chinua Achebe

 

Avant même de s’introduire en ce roman, il est recommandé au lecteur de se défaire de ses œillères ethnocentriques d’Européen, d’oublier la vision déformée qu’il se fait de l’Afrique et des Africains au travers du prisme de ses repères usuels, de s’extraire de ses propres critères culturels, de ne pas se conduire, surtout, en touriste textuel.

Il faut épouser le point de vue du narrateur, qui est lui-même profondément inscrit, ancré, enraciné dans le contexte « civilisationnel » du récit, et entrer dans l’univers du personnage principal, Okonkwo, membre de l’importante ethnie ibo, répartie, à l’époque de l’histoire qu’on peut situer aux XVIe/XVIIe siècles, au moment où commencent les rafles massives organisées par, ou pour, les marchands d’esclaves, et où arrivent les premiers missionnaires chrétiens, en une multitude de petites communautés villageoises autonomes sur un vaste territoire correspondant à la province orientale du Nigeria actuel.

C’est dans l’une de ces communautés constituées de neuf villages indépendants que naît Okonkwo, qui, dès qu’il est en âge de raisonner, jure de se démarquer de son père, connu pour ne pas être des plus courageux.

Le lecteur vit de l’intérieur toutes les étapes sociales que franchit, une à une, l’infatigable cultivateur d’ignames, surmonte avec lui les épreuves que représentent les saisons de piètre récolte, les mauvais sorts, les deuils, partage avec lui la satisfaction qu’engendre la lente multiplication de greniers remplis d’ignames à mesure de l’extension de la surface des terres qu’il lui est donné de cultiver, ressent avec lui la fierté de pouvoir prendre conséquemment une deuxième épouse, puis une troisième, puis une quatrième, et se réjouit de le voir acquérir l’un après l’autre les titres traditionnels, très précisément codifiés dans le contrat social du clan, qui font de lui, progressivement, un notable respecté dans la communauté. Et il souffre avec Okonkwo, tout en reconnaissant la légitimité, conforme à la coutume, de la sanction, lorsque celui-ci est exclu du clan d’Umuofia pour sept ans pour avoir provoqué accidentellement la mort du fils d’un des notables du village.

Mais l’intégration va plus loin ! L’auteur réussit à réduire extraordinairement, voire à supprimer, toute distance entre le lecteur et la vie quotidienne de la communauté : le lecteur n’est pas l’étranger, le visiteur, invité, le temps d’un livre, à être le témoin de scènes qui lui seraient contées, il y est, il y participe, il se sent Ibo car il y naît Ibo, il EST Ibo ! Tout lui est immédiatement naturel. Il n’est pas dans l’exotisme, dans le spectacle. On ne lui demande pas de comprendre, d’interpréter, de comparer. Le regard de l’ethnologue est exclu, interdit, car définitivement inconvenant.

Evidemment, l’assimilation qui s’opère ainsi l’amène à considérer, comme Okonkwo, avec méfiance, puis avec angoisse, enfin avec colère, l’intrusion brutale des missionnaires et la christianisation désastreuse de membres de plus en plus nombreux de la communauté, avec pour promptes conséquences l’acculturation et la déstructuration sociale. Et le lecteur ne peut qu’entrer en rébellion, aux côtés de son héros, contre les envahisseurs, pour un combat qui apparaît hélas rapidement comme irrémédiablement perdu.

« Okonkwo était profondément affecté. Il pleurait sur le clan, qu’il voyait mis en pièces et s’effondrer, et il pleurait sur les hommes d’Umuofia, hier si belliqueux, inexplicablement devenus mous comme des femmes ».

Il se produit là comme une espèce de revanche, une acculturation inversée, à des siècles de distance.

Pour le lecteur, comme pour Okenkwo, « le pays des vivants ne se [trouve] pas très loin de celui des morts. Il y [a] entre les deux de nombreuses allées et venues, surtout pendant les fêtes et aussi quand un vieil homme [meurt] ».

Pour le lecteur, comme pour Okenkwo, la normalité est Ibo, et la barbarie est européenne.

Alors, pour le lecteur, comme pour Okwenko, avec l’arrivée du Blanc, « tout s’effondre » !

On ne peut que féliciter Actes Sud pour cette réédition.

 

Patryck Froissart

 

 

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Zuhayra, Quatre poèmes à sa fille sur la vieillesse et la mort, Abû Kabîr Al-Hudhalî

Zuhayra, Quatre poèmes à sa fille sur la vieillesse et la mort, Abû Kabîr Al-Hudhalî

Ecrit par Patryck Froissart 07.03.14 dans La Une LivresSindbad, Actes SudLes LivresCritiquesPoésiePays arabes

Zuhayra, Quatre poèmes à sa fille sur la vieillesse et la mort, édition bilingue arabe et française, traduction, présentation et annotations Pierre Larcher, janvier 2014, 76 pages, 15 €

Ecrivain(s): Abû Kabîr al-Hudhali Edition: Sindbad, Actes Sud

Zuhayra, Quatre poèmes à sa fille sur la vieillesse et la mort, Abû Kabîr Al-Hudhalî

 

 

Ce court dîwân est composé, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, de quatre poèmes, de longueur variable, comprise entre 15 à 48 vers, tous centrés sur le thème de la vieillesse et de la mort.

Le poète arabe, sentant sa fin prochaine, adresse à sa fille chérie, Zuhayra, une longue complainte en laquelle il regrette ce qui a été et qui ne sera plus, ce qu’il a vécu et ne revivra pas, l’homme qu’il a été et qu’il ne peut plus être.

Dans la trame de cette nostalgique évocation se dessine le tableau de la vie des Bédouins d’avant l’Islam, et apparaissent des éléments essentiels de leur culture, de leurs mœurs, de leurs valeurs :

– La guerre, la vaillance, la force du guerrier, valeurs primordiales :

« Zuhayra ! Si ma nuque a blanchi, pourtant

Que d’escadrons vaillants j’ai l’un à l’autre unis ! »

– L’amour, qui, pour l’homme, se décline au pluriel :

« Guéri je suis des belles […] ! Finie,

Ma vie : j’ai renié, ce matin même, mes folies ! »

– Les plaisirs festifs :

« Ou n’est-il point de voie vers la jeunesse, plus chère

A ma mémoire que le vin pur et gouleyant ? »

Le poème exprime intensément tout au cours des distiques la souffrance du vieil homme constatant son impuissance à freiner la fuite du temps. Le ton, tragique, est donné dès la première adresse à Zuhayra :

« Zuhayra ! De la vieillesse peut-on dévier

Ou n’est-il point de voie vers la prime jeunesse ? »

Et redonné à chacune des entrées des trois poèmes suivants, ce qui confère à l’ensemble un poignant caractère incantatoire :

« Zuhayra ! A la vieillesse échappe-t-on ?

Ou n’est-il point de voie vers jeunesse qui fuit ? »

Cette édition érudite, présentée et annotée par Pierre Larcher, offre au lecteur, en sus du plaisir que procure à tout amateur de poésie la lecture d’un texte de grande et pure beauté, une mine d’informations sur les caractéristiques de la poésie arabe, bédouine, d’avant l’Islam et sur le raffinement spirituel de ces cultures nomades antiques.

 

Patryck Froissart

 

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Maladie d’amour, Nathalie Rheims

Maladie d’amour, Nathalie Rheims

Ecrit par Patryck Froissart 13.03.14 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanLéo Scheer

Maladie d’amour, janvier 2014, 297 pages, 19 €

Ecrivain(s): Nathalie Rheims Edition: Léo Scheer

Maladie d’amour, Nathalie Rheims

 

Alice et Camille, trentenaires, amies depuis le collège, suivent des chemins différents, ont chacune leur existence propre, mais, restées intimement liées, ne peuvent vivre sans se retrouver régulièrement pour échanger les détails matériels et sentimentaux qui font leur quotidien.

Le parcours d’Alice est celui, dynamique mais aléatoire, souvent précaire, ponctué de déceptions pour celle qui est persuadée que son talent n’est pas reconnu, d’une intermittente du spectacle obligée, pour arrondir ses fins de mois, d’accepter des emplois accessoires. Alice raconte à son amie ses aventures amoureuses, mais refuse systématiquement de lui présenter physiquement ses partenaires successifs.

La vie de Camille est celle, statique, confortable et linéaire, à la limite de l’ennui, d’une mère de famille bourgeoise, épouse d’un notaire aux revenus copieux et constants.

Telle est la situation au moment où le récit commence.

A partir de ce canevas très simple, la romancière met en œuvre une machinerie insidieuse, dont les deux rouages principaux se révèlent progressivement au lecteur :

– elle rapproche peu à peu les lignes de vie de Camille et d’Alice, parallèles jusqu’au temps initial du récit, jusqu’à ce qu’elles se touchent, se superposent, puis se croisent et s’enchevêtrent : Alice met tout en œuvre pour devenir une épouse, Camille est tentée par l’aventure extraconjugale.

– elle transforme progressivement chacune en un nouveau personnage. La lente transmutation s’effectue de manière timide, honteuse, lourde de culpabilité en ce qui concerne Camille, et de façon brutale, passionnée, destructrice de la part d’Alice.

« Camille était obsédée par cette notion de mariage, de tromperie… »

Le docteur Costes, célèbre chirurgien esthétique, beau, riche et brillant, dont Alice apprend à Camille qu’il est son nouvel amant, et qu’il est disposé à bientôt divorcer pour l’épouser, est le pivot, l’épicentre du drame que se jouent alors les deux amies.

A la faveur de ce scénario, s’opère un long et double dédoublement de personnalité, qui permet à l’auteure d’explorer les marges dangereuses du comportement, en cet espace où l’imaginaire et le réel se mêlent, où le jeu du « Je suis l’autre » peut précipiter l’acteur, le joueur, dans la folie.

Une fois fracassé le cadre dans lequel Alice s’efforce d’afficher le portrait qu’elle veut donner d’elle au monde, quel désastre apparaîtra derrière le miroir brisé ?

Le lecteur, pris dans la trame, ne se doute lui-même longtemps de rien…

La surprise est totale.

 

Patryck Froissart

 

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