21/03/2022

L'aiguillon de la mort, Toshio Shimao

L'aiguillon de la mort, Toshio Shimao

Ecrit par Patryck Froissart 15.05.12 dans La Une LivresJaponLes LivresRecensionsBiographieRomanPhilippe Picquier

L’aiguillon de la mort, trad. japonais par Elisabeth Suetsugu, 2012, 641 p.

Ecrivain: Shimao Toshio 

Edition: Philippe Picquier

L'aiguillon de la mort, Toshio Shimao

 

Toshio, écrivain, mène une double vie tranquille, organisée, avec d’une part Miho, son épouse depuis dix ans, et ses deux enfants Shinichi et Maya, avec d’autre part sa maîtresse, désignée tout au long du récit par le syntagme « la femme », depuis à peu près autant de temps.

Tout se passe bien jusqu’au jour où Miho lui annonce, brutalement, qu’elle sait tout.

Ce roman autobiographique commence à ce moment précis : Toshio, auteur-narrateur, est mis par Miho en face de soi au cours d’un interminable et virulent interrogatoire sur les détails les plus intimes de son adultère et sur les raisons pour lesquelles il a éprouvé pendant tant d’années le besoin de fréquenter « la femme ».

Pendant trois jours, sans répit, Miho questionne, veut savoir, tout savoir, le contraint à raconter, compter, expliquer, s’expliquer, s’accuser, s’excuser.

Toshio s’étant engagé à rompre et à ne plus jamais rien cacher, la tempête s’apaise et la vie de la famille semble reprendre son cours.

Mais Miho ne se contente pas de ce premier déballage. Bientôt elle revient à la charge, veut tout réentendre, exige des précisions sur tel point, des développements sur tel autre. Que lui a-t-il caché ? Qu’a-t-il omis ? Sur quel détail a-t-il menti ? Pourquoi a-t-il fait ceci ou cela avec « la femme », qu’il n’a jamais fait avec son épouse ?

A partir de là, les crises se répètent, le couple se déchire devant les enfants désemparés.

Dès lors Toshio découvre en Miho, qu’il aime et ne veut pas perdre, avec angoisse, puis avec épouvante, puis avec une fascination croissante, une personne nouvelle, un être parallèle, en souffance permanente, qui se complaît à le harceler, à l’épier, à contrôler ses moindres gestes, à guetter dans chacune de ses expressions, de ses paroles, de ses pensées, tout ce qui pourrait être en relation avec « la femme ».

Les disputes se multiplient ; le soupçon chez Miho, le sentiment de culpabilité chez Toshio deviennent obsessionnels. Mari et femme ne se quittent plus d’une minute, délaissent les enfants, alternent la haine et l’amour.

Chacun nourrit sa folie de celle de l’autre.

Le couple ne s’accorde bientôt plus que sur un point : ce n’est plus vivable.

Alors époinçonné par « l’aiguillon de la mort », chacun, à tour de rôle, menace de tuer l’autre, annonce son suicide, s’exécute, est retenu ou sauvé in extremis par l’autre, ou par le fils, Schinichi.

Les scènes, obsédantes, récurrentes, avec des variantes, montent en intensité, en violence, entraînent le couple et le lecteur vers une issue qui paraît, page après page, toujours plus inéluctable.

Ce tourbillon dévastateur affecte peu à peu tous les domaines de la vie quotidienne : Toshio a de plus en plus de peine à écrire (ce qui pose un intéressant problème littéraire puisque c’est Toshio qui écrit que Toshio n’écrit plus), les commandes des éditeurs se raréfient, la situation matérielle se détériore, les relations sociales se dégradent, la famille s’isole, s’enferme dans une succession continue de cris, de coups, de faux départs, de menaces de meurtre, de suicides avortés, d’examens médico-psychiatriques.

Sans esprit sain, point de corps sain : Miho maigrit, dépérit ; les enfants, mal nourris, mal soignés, pris à témoin, ballottés de ci de là au hasard des crises, vont mal.

Le lecteur, pris dans ce sordide engrenage, suit pendant une année cette hallucinante descente aux enfers, et se demande quel sera le terme de la chute : qui des deux réussira son suicide, qui des deux tuera l’autre, qui des deux finira à l’asile.

 

Patryck Froissart

 
A propos de l'écrivain
Shimao Toshio

Shimao Toshio

Né à Yokohama en 1917, Toshio s’exerce très tôt à l’écriture, mais ne fait ses véritables débuts d’écrivain qu’en 1946. Mobilisé en 1944, il vit les derniers soubresauts de la guerre comme officier dans un groupe de kamikazes. Cette expérience, celle de la confrontation quotidienne avec la mort, lui inspire ses premières œuvres, dont Shima no hate (A l’extrémité de l’île, 1946), ou Shutsukotō-ki (Chronique du départ de l’île, 1949) Elle apparaît également dans plusieurs œuvres ultérieures, parmi lesquelles Shuppatsu wa tsui ni otozurezu (De départ il n’y eut point, 1962).

Un deuxième volet de l’oeuvre de Shimao est marqué par une autre rencontre avec la douleur : la folie de sa femme, que l’auteur accompagne jusqu’au bout de la détresse. Cette expérience est relatée notamment dans Ware fukaki fuchi yori (D’un précipice si profond, 1954), et dans Shi no toge (L’aiguillon de la mort, 1960).

 

Bibliographie des œuvres de Shimao Toshio traduites en français : Ces Journées telles qu’en rêves, dans Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines tome II (NRF, Gallimard), et L’aiguillon de la mort.

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Dans le jardin de l'ogre de Leïla Slimani

Titre: Dans le jardin de l'ogre

Auteur: Leïla Slimani

Editeur: Gallimard (NRF) 28 août 2014

Collection Blanche

215 pages

ISBN: 978-2-07-014623-9

Prix en France: 17,50€

 

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Adèle possède tout ce qu'une jeune femme « conventionnelle » peut désirer. Elle a un mari qui l'aime, Richard, chirurgien dans un grand hôpital, statut socio-professionnel conventionnellement valorisé, et que la littérature et le cinéma conventionnels présentent comme étant celui qui attire et séduit le plus les femmes. Ils ont un enfant, un petit garçon, Lucien, que son père idolâtre de manière toute conventionnelle. Elle exerce en totale liberté le métier de journaliste, qui lui permet de voyager et de se trouver là où se fait l'actualité, un métier considéré conventionnellement comme intellectuellement intéressant, statutairement apprécié, et riche de diversité.

 

Mais Adèle n'est pas conventionnelle. Ce qui est de convention l'ennuie, puis l'agace, puis lui devient insupportable. Toutes les formes conventionnelles de contrainte sociale, familiale, professionnelle lui sont de plus en plus pénibles.

 

Ainsi Adèle aime son fils Lucien mais cet amour lui pèse parce qu'il est contraignant.

 

L'enfant contrariait sa paresse et, pour la première fois de sa vie, elle se voyait contrainte de s'occuper de quelqu'un d'autre que d'elle-même. […] Les journées à la maison lui semblaient interminables.

 

Sur fond lointain des printemps arabes de Tunisie puis d'Egypte, Adèle veut vivre son propre printemps, veut faire sa révolution. Le milieu de petite bourgeoisie dans lequel elle s'est laissée installer sans réagir par son entourage et par un enchaînement de circonstances conventionnelles ne lui va pas. Le carcan des règles établies l'étouffe. Mais peut-on se révolter ouvertement, sans risquer de passer pour une ingrate ou une folle, contre ce qui est vu conventionnellement comme une réussite sociale, peut-on se rebeller contre un confort matériel auquel les uns et les autres vous félicitent conventionnellement d'être parvenue, peut-on clamer son écœurement d'une situation que la plupart des hommes et des femmes conventionnels vous envient?

 

Alors la quête d'émancipation d'Adèle, dès l'enfance, sera silencieuse, occulte, sera essentiellement, violemment, éperdument sexuelle, et prendra la forme d'une recherche de plus en plus exacerbée de liaisons plus ou moins suivies, de dons et d'abandons de soi, adolescente, à des camarades d'école, à des adultes, puis, une fois mariée et entrée dans la vie active, à  des relations professionnelles, à des amis de son mari, à des inconnus, à une succession d'hommes qui traversent sa vie et son corps à une fréquence de plus en plus effrénée.

 

Nymphomanie? Addiction sexuelle? Désir frénétique d'auto-destruction, de suicide social? Irrépressible sentiment de ne se sentir physiquement exister aux yeux d'autrui qu'en tant qu'objet de leur plaisir? Volupté croissante à se livrer à la transgression, à savourer l'interdit, à aller au pire de ce qui ne se fait pas, jusqu'à rêver d'inceste et de nécrophilie, par réaction à la géhenne quotidienne engendrée par la prégnance des astreintes morales?

 

Elle n'avait pas envie des hommes qu'elle approchait. Ce n'était pas à la chair qu'elle aspirait, mais à la situation. Etre prise. Observer le masque des hommes qui jouissent.[...] Mimer l'orgasme épileptique, la jouissance lascive, le plaisir animal.

Comme la plupart des personnes se mettant en situation de dépendance, Adèle se trouve peu à peu aspirée dans un tourbillon de plus en plus vertigineux. Il lui en faut toujours davantage. Il lui faut aller toujours plus profondément dans la sensation de délectation morbide que lui procure son  propre avilissement.

 

Une autre question se pose alors à elle et au lecteur: cette fuite en avant, bien qu'accompagnée d'un écheveau de plus en plus complexe, de plus en plus difficile à maîtriser, de mensonges et de dissimulations de preuves pour éviter que Richard découvre sa dépravation ne cache-t-elle pas chez Adèle, de même que le désir du passage à l'acte chez une personne aux tendances suicidaires, le besoin d'être reconnue comme un être en grande souffrance?

 

Inévitablement, la vérité éclatera. Comment réagira, après la violence du choc de la révélation, le médecin qu'est Richard?

 

Le lendemain, son diagnostic était posé. Adèle était malade, elle allait se soigner.

 

Peut-on guérir du dégoût d'exister?

 

Dans le jardin de l'ogre est un roman qui arrache et qui devrait s'arracher.

 

Patryck Froissart

El Menzel (Maroc), le 1er octobre 2014

 

 

 

L'auteure:

 

Leïla Slimani, journaliste à Jeune Afrique, installée à Paris, est née en 1981 à Rabat (Maroc). 

Dans le jardin de l’ogre est le premier roman de cette jeune écrivaine marocaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

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