26/03/2022

Assommons les pauvres ! Shumona Sinha

Assommons les pauvres ! Shumona Sinha

Ecrit par Patryck Froissart 18.07.12 dans La Une LivresLes LivresL'Olivier (Seuil)AsieRecensionsRécitsRoman

Assommons les pauvres !, 2011, 155 pages, 14,20 €

Ecrivain(s): Shumona Sinha Edition: L'Olivier (Seuil)

Assommons les pauvres ! Shumona Sinha

Ce petit livre rapporte :

 

– qu’au Nord prospèrent des états opulents, arrogants, accapareurs, vivant en paix et vendant des armes, démocratiques et imposant leur système économique au reste du monde

– qu’au Sud, il y a des populations pauvres, humbles, spoliées, prises en étau dans des guerres intestines, subissant une dictature affirmée ou déguisée, conséquemment miséreuses

– qu’entre ces deux mondes, les routes se ferment, les frontières se renforcent, des murs s’érigent

– que du Sud vers le Nord s’écoule, malgré les barrières, un flot incessant d’hommes et de femmes, ici échappés du sous-continent indien,  qui, en échange du peu qu’ils possèdent, mettent leur vie entre les mains de passeurs dénués de tout scrupule dans l’espoir d’arriver dans l’aire où tout paraît aller mieux.

– que ceux d’entre eux qui survivent aux périls de la migration doivent se procurer, à destination, la clé qui leur permettra de sortir de la clandestinité : le statut de demandeur d’asile politique.

Tout cela, nous le savons, plus ou moins.

Shumona Sinha nous le rappelle, avec violence, avec des phrases percutantes, à quoi le verbe poétique donne une ampleur qui fait mal, qui fait honte.

Elle nous montre comment, pour tenter de décrocher le sésame, le « diplôme de réfugié politique », ces survivants doivent raconter, mais en la réinventant et en la dramatisant au possible, leur vie passée devant les fonctionnaires chargés d’examiner la recevabilité de leur demande.

« Car, les droits de l’homme ne signifient pas le droit de survivre à la misère. D’ailleurs on n’avait pas le droit de prononcer le mot “misère”. Il fallait une raison plus noble, celle qui justifierait l’asile politique. Ni la misère ni la nature vengeresse qui dévastait leur pays ne pourraient justifier leur exil, leur fol espoir de survie. Aucune loi ne leur permettrait d’entrer ici dans ce pays d’Europe s’ils n’invoquaient des raisons politiques, ou encore religieuses, s’ils ne démontraient pas de graves séquelles dues aux persécutions… »

L’intensité narrative réside dans le fait que la narratrice, tout en étant de la même origine que les exilés, est considérée par eux comme celle qui a « réussi » : elle est cultivée, elle est intégrée, son exil s’est effectué en douceur. Universitaire, elle participe en tant qu’interprète aux interrogatoires des commissions qui ont pour objectif de traquer le pitoyable mensonge, de démonter la pauvre invention, de faire émerger la piteuse contradiction dans le récit de vie, dans la description des persécutions relatées.

Les « interrogatoires », transcrits tels quels, se fichent cruellement dans le roman personnel de l’interprète, où s’entrecroisent de douloureuses interrogations sur sa place, son rôle, son statut.

La naïveté, l’incohérence, l’irréalité, l’atrocité, parfois la drôlerie involontaire des discours marquent au passage la traductrice, réceptrice, « transmettrice », mais surtout pas médiatrice. L’expression « traduire, c’est trahir » prend un sens tragique, place le personnage devant un choix cornélien. En traduisant fidèlement des propos qu’elle sait être défavorables à l’aboutissement de la requête de ses compatriotes, elle sera accusée par ceux-ci de trahison. En les transformant de manière positive à destination de ses collègues de la commission, elle trahira le pays qui l’a accueillie et qui l’a investie de son mandat d’interprète :

« Moi je titubais entre honte et irritation. Car je me souvenais moi aussi de la terre d’argile, du pays en érosion, entre les dents de l’eau féroce, de la baie vorace, de l’eau noire aux langues de Kali, la déesse cruelle, qui avalait hectare après hectare… »

Si elle est, pour ces êtres en déshérence, « de l’autre côté », elle se sent, et elle en souffre, « entre les deux ».

Le récit, en tiroirs, se situe simultanément sur trois plans : la relation ambiguë de l’héroïne avec ses frères et sœurs sans papiers, celle, non moins équivoque, qu’elle entretient avec une de ses collègues, dont la chevelure blonde symbolise la patrie d’adoption, ces deux intrigues étant cadrées dans un troisième courant narratif, celui de l’interrogatoire auquel elle est elle-même soumise de la part d’un inspecteur de police…

Le montage est efficace : le roman emporte, impétueusement.

 

Patryck Froissart

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Muss, suivi de Le Grand Imbécile, Curzio Malaparte

Muss, suivi de Le Grand Imbécile, Curzio Malaparte

Ecrit par Patryck Froissart 27.04.12 dans La Une LivresLes LivresRecensionsBiographieItalieRécitsLa Table Ronde

Muss, suivi de Le Grand imbécile. 02/2012. 224 p. 18 €

Ecrivain(s): Curzio Malaparte Edition: La Table Ronde

Muss, suivi de Le Grand Imbécile, Curzio Malaparte

 

Le savoir donne d’emblée le genre et la tonalité du contenu : une biographie satirique du dictateur, que l’auteur a commencé à rédiger en 1931, à laquelle il a travaillé de manière intermittente jusque dans les années cinquante, et qui n’a jamais été achevée.

 

Muss mêle tout à la fois l’essai politique, la satire violente, le pamphlet, et des fragments de récits autobiographiques concernant les relations personnelles, conflictuelles, entre le dictateur et l’écrivain engagé, qui fut membre et grand théoricien du Parti Fasciste Italien avant de s’affirmer comme l’un des plus farouches opposants au mussolinisme.

Dans un style flamboyant, Malaparte accumule les attaques virulentes contre le Duce et son régime, et, en parallèle, contre Hitler et le nazisme, en utilisant la dérision et la caricature.

« Mais Hitler a-t-il vraiment l’étoffe d’un grand homme ? D’après Mussolini lui-même (qui doit avoir une certaine expérience des grands hommes de son espèce), on pourrait croire qu’Hitler n’est rien d’autre qu’un homme assez gras, de taille moyenne, aux moustaches ridicules, qui marche en se dandinant, et dont la seule force consiste en sa capacité à se faire passer pour une sorte de Jules César tyrolien. Ce jugement de Mussolini serait peut-être juste s’il n’était entaché d’une pointe de jalousie. On pourrait de toute façon objecter que Mussolini aussi est un homme gras, de taille moyenne, qui marche en se dandinant, et dont la seule force consiste à se faire passer pour une espèce de Jules César à la veille de la conquête des Gaules » (page 47).

Pour Malaparte, Mussolini a dévoyé la révolution fasciste pour la seule satisfaction de son ego.

« Or, pour Mussolini, la dictature n’était que le moyen d’imposer aux Italiens l’idolâtrie de sa personne» (page 87).

La haine de l’écrivain s’exprime à son paroxysme, en des phrases à la fois lyriques et crûment réalistes, lorsqu’il relate les exactions dont il a lui-même été victime :

« Tu ne sais pas combien je t’ai haï, Muss. Combien de fois je t’ai craché à la gueule, dans ma cellule de Regina Coeli, la cellule n° 461 du 4e secteur, dans la puanteur des punaises et de la moisissure, dans l’odeur des excréments qui s’exhalait du seau… » (page 120).

Mais la mort refait du tyran un homme, devant la dépouille de qui Malaparte oublie sa haine pour déplorer la lâcheté collective :

« Ce qui comptait, c’était qu’il était un vaincu, que tous l’avaient renié, qu’ils l’avaient tué comme un chien, pendu par les pieds, couvert de crachats et d’urine, au milieu des hurlements féroces d’une foule immense qui, la veille encore, l’applaudissait, lui lançait des fleurs par les fenêtres » (page 145).

 

Le Grand Imbécile est une mise en scène burlesque de la rébellion imaginaire de la cité du Prato, chère au cœur de l’auteur, contre un Duce grotesque à qui les Pratois opposent une chatte, attachée sur les remparts selon une ancienne tradition.

Les cinéphiles y revivront l’épisode du film 1900 de Bertolucci, dans lequel le fasciste éventre d’un coup de tête une chatte pendue à un mur.

L’écriture y est d’une admirable fluidité, le texte semble avoir été rédigé d’un seul trait de plume, la charge contre le dictateur y est continue, exacerbée, soutenue par une expression ponctuée d’invocations, d’exclamations : un long cri, un défoulement, un soulagement vomitoire, libératoire, sur cinquante pages qui se lisent sans reprendre souffle.

 

Patryck Froissart

15:23 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |