30/06/2022

Présente absence, Mahmoud Darwich

Présente absence, Mahmoud Darwich

Ecrit par Patryck Froissart 26.08.16 dans La Une LivresSindbad, Actes SudLes LivresCritiquesBassin méditerranéenMoyen OrientPoésie

Présente absence (Fî hadrat al-ghiyâb), trad. arabe palestinien Farouk Mardam-Bey, Elias Sanbar, 148 pages, 17 €

Ecrivain(s): Mahmoud Darwich Edition: Sindbad, Actes Sud

Présente absence, Mahmoud Darwich

 

Le titre de ce puissant ouvrage exprime toute la nostalgie de Mahmoud Darwich, et, davantage, au-delà de la souffrance individuelle de l’homme, condense toute celle d’un peuple victime de l’une des brûlantes injustices de l’Histoire et de la froide et implacable application de décisions politiques prises sans qu’il ait eu un mot à dire.

Car quelle est l’absence ? Il s’agit bien de celle du pays natal, la Palestine, que l’auteur a dû quitter, enfant, aux sombres heures de la Nakba, pour vivre l’errance, le déracinement et la précarité des réfugiés au Liban, puis les dangers d’un retour clandestin et d’une ré-infiltration familiale cachée, au pays, mais loin de la maison et du village natals que se sont appropriés les colons, suivie, beaucoup plus tard, par un long exil aux Etats-Unis avant un retour définitif à Ramallah.

Tous ces départs, tous ces retours, sous le signe d’une absence toujours présente.

Absence présente, jour après jour, jusqu’à la mort.

Absence vécue, au présent, au passé, au futur, à jamais.

Absence présente, comme le membre amputé qui n’existe plus mais dont la réalité passée se manifeste toujours par des fourmillements et de confuses douleurs.

Poésie protestataire, poésie d’opposition, la poésie de Darwich, en ce recueil du moins, n’est toutefois pas une poésie de combat, n’est pas un pamphlet belliciste, n’est pas un appel à la haine.

La tonalité générale est plutôt celle du regret qu’éprouve le vieux militant sentant sa fin venir devant l’irréductibilité, peut-être l’irréversibilité de la marche de l’Histoire qui a privé sa famille, son clan, et une partie de son peuple de leur toit, de leur terre, de leurs racines. Et reviennent en litanie les souvenirs.

Tu t’isoles sur un rocher éloigné au bord de la mer libanaise. Tu pleures comme un petit prince qu’on a déchu du trône de l’enfance…

Par un jeu continu ente le JE et le TU, l’auteur se démarque de soi-même, en donnant à l’ensemble du texte la forme d’un dialogue entre le vieil homme de chair et d’os prêt au départ vers la tombe et le poète dont la parole survivra par l’œuvre. L’alternance des locuteurs n’est pas toujours explicite. Au lecteur de la saisir, de l’un à l’autre des vingt chants.

Par exemple, au chapitre 1, le JE est celui de l’homme.

Partons ensemble, toi et moi, dans deux directions :

Toi, vers une deuxième vie promise par la langue chez un lecteur qui échapperait à la chute d’un astre.

Moi, vers un rendez-vous plus d’une fois remis avec une mort à laquelle j’avais promis dans un poème une coupe de vin rouge.

Au chapitre suivant, le JE est celui du poète.

Nous sommes nés en même temps, sous un mélia, ni jumeaux ni voisins, deux en un, un en deux. Personne à l’ombre du mûrier ne pensait que tu vivrais, tant tu t’es étranglé en tétant ta mère.

Tout en exprimant la certitude que son JE poète lui survivra, Darwich dit sa conviction que ce JE lui est congénital. Le JE poète et le JE biologique et civil sont siamois. Ils ne se séparent qu’à la mort du JE biologico-civil.

La poésie de Darwich, lorsqu’elle brosse le tableau d’un épisode de l’Histoire rend la réalité plus réelle, plus sensible, plus percutante (est-ce un paradoxe ?) que les reportages télévisés et que l’article de presse et les photos, aussi crues et cruelles soient-elles, qui l’illustrent. Un exemple éclatant en est donné dans la représentation darwichienne des massacres de Sabra et Chatila.

Le texte, par moments, est méta-poétique. C’est une des lignes de force de cet ouvrage. Darwich excelle à exprimer poétiquement ce qu’est l’acte de création poétique, quelle est la relation, dans le temps de cette création, entre la prose et la poésie, comment elles s’entrecroisent, s’influencent en une osmose magique, et comment s’opère la transsubstantiation du plomb en or.

Comment écrire ? Tu invoques un rêve. Il s’échappe de l’image. Tu sollicites un sens. La cadence lui devient étroite. Tu crois que tu as dépassé le seuil qui sépare l’horizon du gouffre, que tu t’es exercé à ouvrir la métaphore à une absence qui devient présence, à une présence qui s’absente […] Tu sais qu’en poésie le sens est mouvement dans une cadence. La prose y aspire au pastoral de la poésie et la poésie à l’aristocratie de la prose.

La nostalgie, thème obsédant, se décline en d’incessantes variations, au gré des situations, des voyages, des pèlerinages dans lesquels s’inscrit le poète, tout au long du recueil, mais le chapitre XIV lui est entièrement consacré, sous la forme d’une succession de paragraphes, le plus souvent jalonnés d’anaphores, exprimant les multiples facettes et manifestations par lesquelles le déraciné l’éprouve.

La nostalgie est l’absent qui tient compagnie à l’absent […].

La nostalgie tire la distance en arrière […].

La nostalgie est la voix du vent […].

La nostalgie te promène dans son pays […].

La nostalgie est encore l’un des attributs de la fièvre […].

La nostalgie ment sans se lasser car elle ment avec sincérité. Le mensonge de la nostalgie est un métier. C’est aussi un poète frustré qui réécrit le même poème des centaines de fois…

Etc…

Parmi les morceaux poétiques précieux et les trouvailles qui font de ce livre un chef d’œuvre, on savourera un passage dédié aux fruits du pays.

Mais le poète est habité par une interrogation chronique, lancinante.

Quel est le pouvoir, quel est le devoir du poète face à la guerre, à la violence, à la haine, à l’exil, au déracinement ?

Que pouvait le poète face au bulldozer de l’Histoire, sinon veiller sur les arbres, visibles ou invisibles, qui jalonnent les vieilles routes et s’élèvent près de la source d’eau ?

La mémoire… Le souvenir… à graver dans le marbre des mots.

Le poète. L’homme.

Le chantre. Le militant.

L’émotion. L’action.

La présence. L’absence.

Que le poète soit la victime d’une histoire, qu’il triomphe par la langue ? L’un ne peut se séparer de l’autre ni se confondre avec lui.

Au lecteur d’apprécier l’ouvrage comme un voyage intérieur poétique ou comme le testament d’un militant… ou d’associer et d’imbriquer les deux niveaux de lecture de ce texte magnifique pour la belle traduction duquel il faut féliciter Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar.

 

Patryck Froissart

 

 

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16:59 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

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