21/12/2022

Lunar Caustic, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Lunar Caustic, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.09.22 dans La Une LivresEn VitrineCette semaineLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanEditions Maurice Nadeau

Lunar Caustic, Malcolm Lowry, Editions Maurice Nadeau, trad. de l'anglais Clarisse Francillon,Poche, mai 2022, 222 pages, 9,90 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Lunar Caustic, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

 

 

Cette réédition du texte de Lowry (longue nouvelle ou court roman ?) par la maison Maurice Nadeau, dans sa nouvelle Collection Poche, réunit, initiative fort appréciable, non seulement l’ultime version, la plus achevée, celle de 1963, intitulée Lunar Caustic, parue à titre posthume dans la Collection Les Lettres Nouvelles, mais aussi celle de 1956, ayant pour titre Le Caustique Lunaire, mais encore, en préface, ce qu’en écrivait Maurice Nadeau en 1977 dans Les Lettres Nouvelles, mais en outre, en postface, « Malcolm mon ami », un texte témoignage de Clarisse Francillon, laquelle, traductrice de chacune des versions françaises, a accueilli l’écrivain lors des séjours qu’il a effectués à Paris, a travaillé avec lui sur la traduction, et a été l’intime témoin de sa dépendance de tous les instants à l’alcool.

Le personnage, présenté d’abord comme un être anonyme (« un homme »), dont on apprend plus tard qu’il se donne le nom de Bill Plantagenet après avoir dit s’appeler H.M.S. Lawhill, est, au début du récit, un individu ivre qui rôde, près des quais du port de New-York, de bar en bar tout en gardant comme point de mire un hôpital psychiatrique à la porte duquel, en perdition, après avoir absorbé la plus grande quantité possible de libations, il finit par frapper comme à celle d’un ultime refuge, d’une obligatoire étape dans le cours a priori sans fin d’une irrésistible errance et dans la trajectoire délibérée d’une déchéance dont il éprouve lucidement et douloureusement l’abîme.

Lorsqu’il émerge, péniblement, progressivement, du coma éthylique dans lequel il a sombré dès son entrée dans l’établissement, il découvre, d’abord comme une fantasmagorie, le quotidien décalé de l’asile de fous. Redevenu lucide, il se lie d’amitié avec l’adolescent psychopathe Garry, inlassable raconteur d’histoires s’achevant récurremment par un naufrage ou par des bâtiments en ruine, et le vieux M. Kalowsky, tuberculeux, interné à la demande de son frère.

Bill et ses deux amis formant bloc, c’est leur relation et leurs réactions face aux autres pensionnaires, face au personnel de l’hôpital, face à la succession de situations tragi-burlesques, qui constituent le corps du récit, lequel est jalonné d’échanges verbaux souvent sans queue ni tête au sein du trio d’une part, avec les autres d’autre part, en particulier avec le nègre hyperactif Battle qui passe son temps à chanter, à danser, à faire le sémaphore et à escalader la cheminée.

Par l’usage exclusif, adopté par l’auteur, de la focalisation interne, le lecteur voit et analyse le décor, les situations, les comportements des protagonistes par la vision qu’en a Plantagenet, qui n’est pas fou et qui n’est que de passage, et partage intimement les sensations, les hallucinations, les impressions, le mal-être que le personnage éprouve, avant et pendant son internement volontaire, ainsi qu’à sa sortie. L’atmosphère de vie marginale, de monde parallèle, d’illogisme permanent qui émane du récit, bien qu’ayant ainsi une forte dimension subjective, est toutefois perçue comme étant d’une plausible réalité, pour autant que le lecteur spectateur de cette nef des fous ait quelque expérience de rencontres, fortuites, éphémères ou prolongées avec des individus psychotiques.

Les échanges verbaux, dont le style, le contenu, le registre et l’accent caractérisent chacun des personnages précités tout en reflétant leur désordre mental, contribuent à créer cet effet de « réalité déphasée », et à animer un ensemble de scènes dont la tonalité tragique, sous l’immédiateté superficiellement ubuesque des actes et des propos, rappellera, à ceux et celles qui ont vu le film, l’ambiance pesante, angoissante du Vol au-dessus d’un nid de coucous. Car ces quelques jours que passe le lecteur dans ce lieu hallucinant sont l’occasion pour l’auteur d’en dénoncer les pratiques indignes, que le docteur Claggart, directeur du site, tente d’excuser, lors d’un long entretien avec Bill, par la faiblesse des moyens que lui accorde la municipalité. Mais ce qui en ressort, c’est l’évolution de l’état psychique de Bill Plantagenet, le trouble sans issue dans lequel se retrouve ce Britannique venu à New York, accompagné de sa femme Ruth, jouer du jazz avec son orchestre « Les Sept Cantabs Hot ».

Ayant perdu, on ne sait dans quelles circonstances, probablement dans les tourbillons d’une dérive alcoolique fatale, à la fois son épouse et son orchestre, il échoue dans les rues du port où, son permis de séjour ayant expiré, on le rencontre au début du récit, hagard, hanté, dans son éthylisme devenu chronique, par la vision des bateaux et par une quête inaboutie de l’endroit où aurait vécu Melville. L’obsèdent ainsi le rêve d’embarquement pour le retour au pays et le désir morbide de se lancer à la poursuite, qu’il sait devoir se terminer, comme celle d’Ismaël, par sa propre fin, de son cachalot intime. Rêves qui sombreront lamentablement dans le cycle immédiatement renouvelé de la tournée des bars dès la sortie de l’hospice. Une fin pessimiste qui annonce celle de l’auteur, lui-même alcoolique invétéré.

Il est fort intéressant de pouvoir comparer cette version de 1963 avec la version antérieure, reproduite intégralement dans cette édition. Le texte en semble beaucoup moins poétique, beaucoup moins décalé, et finalement moins « réaliste ». Les fulgurances hallucinatoires de Plantagenet y sont moins impressionnantes. Le fait que le docteur-directeur de l’hôpital soit ici un cousin de Bill crée une familiarité relationnelle, une proximité qui rend leurs entretiens plus improbables que l’effet de froide distanciation « technique » qui caractérise la façon dont Claggart s’adresse à son patient éphémère dans l’édition posthume. Il est à noter que cette version précédente se terminait, en apparence, contrairement à la dernière, malgré la rechute alcoolique, sur une note d’espoir (modérée par l’adjectif « nocturne ») :

« Sur la rivière véloce, un bateau s’effilait en poignard orné de gemmes, jailli de l’étui noir de la ville. […] Il eut la sensation singulière que c’était là son bateau, celui où il embarquerait pour son voyage nocturne sur la mer ».

Maurice Nadeau, en 1977 : « On comprendra […] pourquoi nous avons tenu à publier ensemble deux versions qui se ressemblent en de nombreux points, où reviennent les mêmes personnages et qui se terminent sur la même catastrophe intime, mais qui diffèrent quant à la signification que, pour son personnage, l’auteur entendait donner à son récit, comme elles diffèrent par la facture même de ce récit, nettement plus élaboré dans sa version posthume ».

On appréciera le récit biographique en postface, par Clarisse Francillon, qui illustre clairement (il serait hasardeux de dire qu’il « explique ») le rapport étroit entre Lunar Caustic et les évènements ayant ponctué la vie heurtée de l’auteur, et particulièrement lorsque la traductrice raconte les circonstances alcoolisées du séjour effectué par l’auteur à Paris, séjour ayant pour but sa « collaboration » à la traduction de ce texte hors normes.

« Collaborer, cela signifia pour lui, tout au long de ce séjour, s’asseoir parfois devant une table, extraire de sa poche un vestige de crayon, griffonner un bout de la préface ou de l’introduction qu’il avait projetée, qu’il avait solennellement promise et qu’il jugeait indispensable […] Et puis il laissait tout en plan… ».

Et reprenait la ronde infernale des tournées des cabarets…

 

Patryck Froissart

 

Né dans le port anglais de Birkenhead en 1909, décédé à Ripe en 1957, Malcolm Lowry s’engage à dix-huit ans comme steward pour aller jusqu’en Chine, et il interrompt ensuite ses études à l’université de Cambridge pour s’embarquer comme chauffeur sur un cargo. Ce goût des voyages, dont le court roman Ultramarine (1933) est le reflet, le mènera en France, aux États-Unis, au Mexique, au Canada. Mais sa plus grande aventure sera celle de son roman Au-dessous du volcan (Under the Volcano, 1947).

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A propos du rédacteur

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:31 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

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