09/05/2025

Grimus, Salman Rushdie (par Patryck Froissart)

Grimus, Salman Rushdie (par Patryck Froissart)

 

Ecrit par Patryck Froissart 23.01.25 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Iles britanniquesRoman

Grimus, Salman Rushdie, Gallimard Folio, 2023, trad. anglais, Maud Perrin, 471 pages, 9,40 €

Ecrivain(s): Salman Rushdie Edition: Folio (Gallimard)

Grimus, Salman Rushdie (par Patryck Froissart)

 

Ce premier livre de Salman Rushdie, publié en 1977 et passé, inexplicablement, totalement inaperçu, a été traduit en français et édité chez Gallimard en août 2023.

Grimus est un roman torrent, un récit d’aventures au cours… aventureux, un écrit délire, un voyage onirique, une traversée du miroir, une transgression, un parcours aléatoire, une succession de sauts, sursauts, bonds et rebonds narratifs, un texte à tiroirs dont on cherche souvent, parfois vainement mais ceci participe de l’enchantement, les clés, et globalement un étourdissant mélange des genres. A la rigueur, si on veut absolument se hasarder à l’enfermer dans une typologie formelle, on peut considérer que l’ensemble des pérégrinations, péripéties, aventures et mésaventures dans lesquelles l’auteur ballotte le héros s’apparente à une épopée individuelle ou, si l’on veut, à une trajectoire odysséenne à quoi manquerait toutefois une Pénélope attendant le retour du voyageur.

L’histoire commence chez les Axona, une tribu amérindienne qui reste volontairement isolée du monde, quand une femme meurt en donnant le jour à un garçon, Joe-Sue, que le clan surnomme « Né-de-la-Mort » en raison de cet avènement funeste. Le père étant mort à son tour, l’enfant est élevé par sa grande sœur Louve Ailée qui le dépucelle en temps adéquat, qui se fait sa maîtresse spirituelle et sexuelle, et qui supporte de moins en moins l’ostracisme qui frappe les orphelins dans cette communauté, ce qui l’amène à rompre l’encloisonnement tribal pour des excursions de plus en plus fréquentes dans le monde extérieur, dont elle décrit les aspects attractifs à son frère lors de ses retours. C’est lors de ces fugues qu’elle reçoit à deux reprises d’un mystérieux vagabond, une fois pour elle, une seconde fois pour son frère, deux fioles contenant l’une un élixir jaune conférant l’immortalité, l’autre un liquide bleu pour éventuellement redevenir mortel. Louve Ailée ayant ingurgité la liqueur jaune fait découvrir la ville à son frère à qui elle attribue le nom de guerre « Aigle Errant », puis elle disparaît.

Aigle Errant, seul sous sa tente […] finit par déterrer le flacon jaune et le flacon bleu.

« Si je dois vivre en banni à l’Extérieur, autant m’octroyer une faveur », décida-t-il avant d’avaler le liquide jaune conservateur de vie qui avait un goût doux-amer.

Et voilà Aigle Errant projeté dans un périple au bout de quoi il échouera sept cents ans après sur la grève de l’île du Veau où sa destinée le conduira dans la ville de K (référence à Kafka, à Buzzati ?) peuplée d’autres immortels lassés de pérégriner, selon la prédiction de Deggle, l’un de ses mentors initiaux :

« Ils y vont tous de leur plein gré parce qu’ils ont choisi l’immortalité. Mais toi tu mènes un autre genre de quête : subir la vieillesse, la dégradation physiologique, éventuellement la mort au bout du compte. Tu vas sûrement foutre le bordel là-bas, Casanova. Sans parler de la prophétie de la vieille Livia ».

Ces prophéties se réaliseront-elles ? Suspense !

Car dès que le jeune Joe-Sue devenu immortel quitte la tribu, le cours narratif prend une allure débridée, des directions imprévisibles, passe par des déviations fantaisistes, des dérivations déconcertantes, des digressions paradoxales. L’imagination du destinateur s’emballe. Nous traversons l’espace et le temps. Par les failles, par les portes cosmiques, par les ponts qu’ouvre et instaure l’auteur, re-Créateur de cosmos, nous débarquons dans des mondes parallèles, autant dans les « Dimensions Extérieures » que dans « les Dimensions intérieures » du Soi, nous voyageons dans l’intergalactique et fréquentons une étrange planète lointaine (Ouille-Nerg, appelée aussi Erret) dont la raison de vivre des autochtones est la recherche passionnée d’anagrammes, nous rencontrons des personnages singuliers, des êtres charnels, minéraux ou ectoplasmiques, et nous sommes parties prenantes dans les diverses quêtes que mène simultanément, à perte de raison, Aigle Errant qui est incessamment à la recherche de sa sœur immortelle, qui s’évertue à trouver un sens à sa propre immortalité et à celle des personnages qu’il a croisés au cours de ses errances et qui se retrouvent tous confinés (pour l’éternité ?) dans l’île du Veau, qui cherche à percer le mystère de la raison d’être de ladite île et de la ville de K, qui décide de gravir, faisant fi de tous les dangers auxquels il s’expose et se prétendant prêt à relever tous les défis qui jalonnent l’ascension, la montagne centrale de l’île où l’attend de toute éternité un certain Grimus (anagramme de Simurg, divinité hindouiste assimilable à notre Phoenix) dont chaque protagoniste évoque le nom et les pouvoirs avec respect, crainte, circonspection ou… incrédulité.

« Si Dieu n’existait pas, il faudrait bien en inventer un, se rappela Virgil qui inversa aussitôt la proposition en la modifiant légèrement : puisqu’il existe un Grimus, il faut le détruire ».

Point culminant de ce long et périlleux roman d’apprentissage marqué de ruptures, de déceptions, de périodes de découragement, la montée du Pic de l’île évoque la récurrence multiculturelle et conséquemment intertextuelle du mythe de l’Ascension, de l’élévation spirituelle, et la résurgence de l’allégorie de la Montagne, cet Olympe, ce « Rocher inébranlable » sur lequel l’homme accompli bâtit sa demeure, ce lieu de rencontre entre l’homme et le divin (Mont Sinaï, Mont Tabor, Mont Nébo…), ce sommet sacré puissamment évoqué dans le Livre des Psaumes (Ps, 68 : 16-17) :

« Montagne de Dieu, la montagne de Bashân ! Montagne sourcilleuse, la montagne de Bashân ! Pourquoi jalouser, montagnes sourcilleuses, la montagne que Dieu a désirée pour séjour ? Oui, Yahvé y demeurera jusqu’à la fin… ».

C’est là-haut que se déroulera la rencontre décisive avec Grimus.

Dans le tissu de ce roman à la fois impétueux et méandreux, dans lequel pointent les éléments des futures œuvres de Rushdie, s’entrelacent des thèses philosophiques, des réflexions métaphysiques ponctuant une succession déjantée et une imbrication imprévisible de multiples genres et styles scripturaux : poésie, discours scientifique, argumentation, fantastique, science-fiction, anticipation, humour, réalisme, politique, aventures, suspense, voire thriller… et, épisode tiroir pouvant constituer un roman en soi : une histoire d’amour triangulaire, dramatique à souhait, entre Aigle Errant et les deux plus belles immortelles, évidemment rivales, de l’île du Veau ! Passage quasiment obligé pour ce bel Axona à qui le guide primordial Deggle promettait une vie de Casanova !

Allons ! Embarquement immédiat !

 

Patryck Froissart

 

Salman Rushdie, né le 19 juin 1947 à Bombay, est un écrivain britannique d’origine indienne. Son style narratif, mêlant mythe et fantaisie avec la vie réelle, a été qualifié de réalisme magique. Objet d’une fatwa de l’ayatollah Khomeini à la suite de la publication de son roman Les Versets sataniques (1988), il est devenu un symbole de la lutte pour la liberté d’expression et contre l’obscurantisme religieux. Il a publié une dizaine de romans, dans certains desquels on retrouve les influences de Günter Grass et de Mikhaïl Boulgakov, des essais et des nouvelles.



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A propos de l'écrivain

Salman Rushdie

Salman Rushdie

 

Salman Rushdie, né le 19 juin 1947 à Bombay, est un écrivain britannique d’origine indienne. Son style narratif, mêlant mythe et fantaisie avec la vie réelle, a été qualifié de réalisme magique. Objet d’une fatwa de l’ayatollah Khomeini à la suite de la publication de son roman Les Versets sataniques (1988), il est devenu un symbole de la lutte pour la liberté d’expression et contre l’obscurantisme religieux. Il a publié une dizaine de romans, dans certains desquels on retrouve les influences de Günter Grass et de Mikhaïl Boulgakov, des essais et des nouvelles.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)

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L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas (par Patryck Froissart)

L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.01.25 dans La Une LivresLes LivresAl ManarRecensionsPoésie

L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas, Editions Al Manar, octobre 2024, 70 pages, 15 €

Edition: Al Manar

L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas (par Patryck Froissart)

https://www.lacauselitteraire.fr/l-evidence-de-la-paix-nous-enfante-luminitza-c-tigirlas-par-patryck-froissart

 

 

Un nouveau recueil de poésie de l’écrivaine de langue française, d’origine roumaine, Luminitza C. Tigirlas, qui vient s’ajouter à un corpus déjà fort important d’œuvres poétiques.

L’ouvrage comporte trois parties, dont les titres condensent les thèmes fondateurs d’une écriture traversée par les images obsédantes d’un passé constamment en résurgence dans l’ensemble des textes :

– ante bellum : les frontières saignent

– la paix envoie des perce-neige au front

– j’ai vu la terre pondre la faim

Exil

L’auteure, installée et insérée en France, est née en Moldavie orientale, « terre roumaine occupée et annexée par les Soviétiques ».

L’amertume du déracinement, d’un bannissement contraint, la nostalgie de la terre mère devenue indûment et étrangement étrangère, la souffrance latente due à la cruciale certitude d’avoir été injustement privée du droit de vivre là-bas, de développer son être dans ce lointain désormais révolu, dans cet environnement naturel, géographique, historique, social, culturel en quelque sorte utérin et à tout jamais impossible à retrouver, hantent l’écriture.

 

La terre de Moldova se tient au lointain

au temps d’une étrangeté grondante

d’un ciel banni trop haut

et d’un désir détenu à ses frontières

[…]

Prutul est une rivière

et je suis son bord

du côté de l’Est

toujours en saignement de frontières

 

Guerres

L’histoire mouvementée de la République de Moldova, tiraillée, de par la bi-diversité ethnico-culturelle de sa population, entre l’Europe et la Russie, laquelle l’a amputée d’une partie (la Transnistrie) de son territoire immémorial, histoire jalonnée de conflits funestes au sein d’une région perpétuellement en tension, connaît une nouvelle période tourmentée depuis le déclenchement de l’attaque militaire russe en Ukraine. L’auteure ressent en son âme, en sa chair, en ses tripes, les séquelles des ravages de ces guerres régionales passées et présentes, qui ont fait et font « saigner les frontières » et exprime à la fois son horreur de toute guerre quelle qu’elle soit et l’espérance de voir s’épanouir sur les champs de bataille des perce-neige aux blancs pétales messagers de paix qui marqueraient la fin des sombres saisons belligènes.

Espoir illusoire ? Le titre du volume semble porteur d’une perspective optimiste, de cette paix qui serait régénératrice, qui redonnerait vie, et dont il convient, malgré la sombreur de la strophe ci-dessous, de considérer la potentielle instauration comme une impérative « évidence ».

 

La paix envoie des perce-neige au front,

Leurs clochettes maculées de vert

Leurs têtes hébétées

Prennent feu

Dans les mains des enfants.

 

Ils ne grandiront plus au bord de Dnipro.

 

Langue

La soviétisation de la région natale de Luminitza s’est accompagnée d’une assimilation linguistique forcée. Les réminiscences de cette russification, et de l’incarcération de l’écriture de sa langue maternelle roumaine dans le système alphabétique cyrillique, provoquent chez cette auteure trilingue, de façon lancinante, ici la traduction récurrente d’une révolte à jamais douloureuse, et là la pénible évidence de la difficulté, voire de l’impossibilité de pouvoir exprimer parfois dans la langue qui est devenue sienne par immigration ce qui jaillit spontanément dans la langue originelle.

 

Striures de l’autre langue

sur la face du mot qui s’ouvre –

infinie matière du souffle

[…]

Striures dans la peau du langage

le français ploie, il s’est barricadé

face à une langue natale

langue revenue avec épaisseur

– intraduisible –

dans la tombée de ton silence

 

Quelques belles perles extraites d’une brillante guirlande d’images :

 

A la pente de l’Est

la blessure

fume dans la chair

des mots en décomposition

[…]

Faisant la moue

sous les masques à gaz nous grandîmes

dans la paix armée des Soviets

– écorces blanches des bouleaux –

[…]

Tout était autre

et la lumière avait l’air coupable

d’un enfant qui se blesse

avec un phonème

 

Et l’ensemble est à l’avenant : une poésie poignante, voire déchirante, de défoulement, d’exploration de soi, de réouvertures de blessures existentielles, une poésie propre à une auteure titulaire d’un doctorat en psychopathologie exerçant la profession de psychanalyste.

 

Patryck Froissart

 

Luminitza Claudepierre Tigirlas, d’origine roumaine, née en 1966, en Moldova orientale, est une survivante de l’assimilation linguistique soviétique. Poétesse et écrivaine de langue française après avoir d’abord écrit en roumain, elle a publié de nombreux recueils de poésie, des essais littéraires et des textes de fiction.



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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

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Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)

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Lettres à Denise, Louis Aragon (par Patryck Froissart)

Lettres à Denise, Louis Aragon (par Patryck Froissart)

 

https://www.lacauselitteraire.fr/lettres-a-denise-louis-aragon-par-patryck-froissart

Ecrit par Patryck Froissart 06.12.24 dans La Une LivresLes LivresRecensionsCorrespondanceEditions Maurice Nadeau

Lettres à Denise, Louis Aragon, éd. Maurice Nadeau Poche, novembre 2024, 95 pages, 8,90 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Lettres à Denise, Louis Aragon (par Patryck Froissart)

 

Compilation de 21 lettres écrites par Aragon à l’écrivaine Denise Kahn, épouse Lévy puis épouse Naville, future amie de Trotsky, publiées initialement en 1997 par Maurice Nadeau avec cet avertissement :

« Après la mort de Pierre Naville, le 24 avril 1993, sa veuve, notre amie Violette, trouvait une liasse de feuilles dactylographiées par lui. Le premier portait en tête, manuscrit : Lettres d’Aragon à Denise Lévy puis Naville. Il y avait vingt et une de ces lettres. Elle me mit la liasse dans les mains : “Fais-en bon usage” sous-entendu : “si elles te paraissent intéressantes, publie-les”.

Intéressantes ? Elles ont une importance capitale.

D’abord pour qui s’intéresse à la vie d’Aragon.

[…]

Mieux. On devinait, on sut |…] que la Bérénice d’Aurélien était Denise ».

Ces écrits intimes, s’ils avaient été publiés du vivant d’Aragon, eussent pu être tenus pour un roman épistolaire. En dépit de, ou grâce à ce qui constitue l’ellipse intermittente inhérente à une correspondance à sens unique, où manquent donc les réponses de Denise dont on ne peut que deviner la teneur lorsqu’elles sont commentées en retour par le poète, et irrégulière dans le cours spatio-temporel de l’existence de leur auteur, le lecteur peut reconstituer, en comblant les interstices par ce qu’il veut/peut bien imaginer ou par ce qu’il connaît de la vie de l’écrivain et de sa relation avec l’aimée, le déroulement romanesque d’une histoire d’amour passionnée, très apparemment tôt destinée à échouer.

Par ailleurs, comme le suggère Maurice Nadeau, ledit lecteur qui, parce qu’il « s’intéresse à la vie d’Aragon », ne se contenterait pas de l’expression à éclipses de déclarations d’amour obstinées, trouvera dans l’ensemble des textes une somme d’informations « d’importance capitale » sur le quotidien de leur auteur durant la période de 1923 à 1925 et notablement :

Sur ses déplacements :

– dans Paris où on le suit de son domicile, chez sa mère à Neuilly, jusqu’aux divers endroits et établissements publics parisiens sur une table desquels il rédige ses lettres : la Brasserie Lorraine, le Café Français, Le Select American Bar, et, lieu historique, le Bureau de Recherches Surréalistes,

– à Commercy (Meuse) où réside son oncle sous-préfet et où il écrit du Café de la Paix,

– à Bar-Le-Duc où il se fait soigner pour des problèmes dentaires,

– à Guéthary, où il fait un long séjour chez Drieu La Rochelle, villégiature d’où il envoie plusieurs lettres, des plus intéressantes, dans et entre les lignes desquelles se dévoilent des éléments précieux de son étroite relation particulière avec l’écrivain qui n’est pas encore fasciste, à propos de qui on apprend en la circonstance quelques traits de comportement qui seront repris, entre autres, par Aragon dans la construction du personnage d’Aurélien,

– à Salies-de-Béarn, chez Jacqueline Bordes, première épouse d’Emmanuel Berl, où il compose une partie du Con d’Irène,

– à Chalons, où il passe quelques jours avec Noll : « C’est si drôle quelqu’un avec qui on peut parler, tout à coup »,

– à Strasbourg où il séjourne une quinzaine de jours chez Denise, séjour ayant suscité un long commentaire du poète Maxime Moïse Alexandre cité par Nadeau en note annexée à l’une des lettres et dont voici un bref extrait (la suite et la fin, non reproduites ici, sont savoureuses) :

« Louis Aragon débarqua chez Denise […] Il avait une assurance, un brio qui stupéfiaient. Il connaissait par cœur toute la littérature, toutes les littératures, plus l’archéologie, l’histoire – la grande et la petite histoire. Il jouait du piano, savait danser, jouer au poker où il appliquait un système pour perdre – ce qui le faisait toujours gagner… Que ne savait-il pas ? ».

Sur sa vie sociale, culturelle et sur le rapport qu’il entretient notamment :

– avec sa famille dont il dépend financièrement et affectivement, dont il laisse entrevoir la pression et l’oppression constantes, et dont il révèle à Denise certains secrets plus ou moins avouables,

– avec le mouvement surréaliste et les membres des cercles politico-littéraires de gauche, dont Pierre Naville, qui deviendra plus tard le second mari de Denise, Marcel Noll, Chirico, Péret, Maxime Moïse Alexandre, Desnos, Breton, Max Morise, Gala, Eluard de retour de voyage : « Moi Eluard me manquait on ne peut pas imaginer »,

– avec l’argent dont il se plaint de manquer tout le temps à cette époque de sa vie,

« Moi d’ailleurs je ne peux pas aller à l’hôtel, je n’ai pas d’argent. Ni beaucoup, ni peu : pas. Depuis quelques jours je pense férocement à l’argent ».

Il y a évidemment bien d’autres sujets d’intérêt dans ce « grand opuscule » de vingt et une lettres, avec la valeur ajoutée des notes érudites de Pierre Daix et, il ne faut pas omettre de le signaler, trois illustrations remarquables : une photo d’Aragon par Man Ray datant de 1922, une autre de Denise et Simone Kahn, et, cerise sur le gâteau, une troisième regroupant Naville, Trotsky, Gérard Rosenthal et Denise… Ah ! Denise…

 

Patryck Froissart

 

Louis Aragon, né en 1897 à Neuilly-sur-Seine, mort en 1982 à Paris, est un écrivain français, surtout poète et romancier, mais aussi journaliste, essayiste, et auteur de quelques pièces de théâtre.



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