09/12/2022

Sara ou l’émancipation, Carl Jonas Love Almqvist (par Patryck Froissart)

Sara ou l’émancipation, Carl Jonas Love Almqvist (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 02.04.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPays nordiquesRomanCambourakis

Sara ou l’émancipation, Carl Jonas Love Almqvist, février 2020, trad. (collective) suédois, Elena Balzamo, 127 pages, 16 €

Edition: Cambourakis

Sara ou l’émancipation, Carl Jonas Love Almqvist (par Patryck Froissart)

Savoir qu’ils n’auront jamais lu tous les livres, même quand la chair sera devenue triste, chagrine incessamment celles et ceux que possède la passion de la lecture. Ce qui adoucit l’amertume de cette angoisse permanente est la découverte aléatoire de merveilles littéraires et la certitude de tomber ici et là, au hasard des promenades solitaires dans la jungle des textes parus et à paraître, sur un trésor dont ils ignoraient l’existence.

Je n’avais, je l’avoue sans honte, jamais entendu parler de Carl Jonas Love Almqvist… C’est donc sans a priori, bien qu’ayant été séduit par la beauté de la jeune femme dont le portrait figure en couverture, que j’ai entrepris la lecture de Sara ou l’émancipation.

Albert, sergent suédois, dès le départ du bateau sur lequel il a embarqué au départ de Stockholm, est attiré par le comportement singulier d’une jeune femme dont il apprendra rapidement qu’elle se nomme Sara Videbeck et qu’elle voyage seule, installée sur le pont avant avec ses bagages, ce qui, au début du XIXe siècle dans le pays au protestantisme puritain qu’est alors la Suède, est inhabituel et peu conforme à la norme sociétale.

Au fil de l’eau, au milieu des mille et une banalités qui animent, agitent, régulent la coexistence temporaire de ce microcosme que constitue l’ensemble des passagers et des membres d’équipage, se déroule la première phase d’une relation faite d’approches (de la part du sergent), d’échanges de politesses, de sourires courtois suivis de dérobades (de la part de Sara). Les réactions contradictoires et les variations d’humeur de Sara à son endroit déconcertent le jeune militaire.

C’est alors que surgit une bottine des plus élégantes, qui, pschitt ! écrasa le mégot […]. Levant les yeux de la bottine, le sergent reconnut la passagère en rose. Leurs regards se croisèrent. Il quitta prestement son perchoir et s’avança vers elle avec une courtoise révérence :

« Merci, belle jeune fille ! Mon cigare n’était certes pas digne d’être touché par ce joli pied, mais… »

Pour toute réponse, elle prit un air froid et distant, lui tourna le dos et s’éloigna.

« Eh bien, au diable ! »

Un déclic amoureux se produit lors d’une escale à l’occasion de quoi Sara accepte inopinément l’invitation du jeune sergent à lui faire visiter la petite ville bucolique de Strängnäs. Là commence la deuxième phase du roman.

Merci de m’y avoir emmenée, ça m’a bien plu, glissa-t-elle de sa plus jolie voix en lui touchant la main d’un geste qui ressemblait presque à une caresse.

Tout au long du reste de la navigation, puis du périple qu’ils effectuent ensuite ensemble en chariot, se noue alors une relation toute en douceur, avec néanmoins encore des reculades, des désaccords, voire des rebuffades de la part d’une jeune personne qui tient à montrer et à démontrer par ses actes et ses paroles qu’elle est un spécimen rare mais irrévocable de femme libre quant à sa vision morale des rapports qui doivent régler l’existence d’un couple et quant à ses principes bien établis, gravés dans le marbre de la feuille de route sur laquelle elle a défini ce que sera son mode de vie, de femme indépendante ayant décidé de reprendre seule le commerce de verrerie de son défunt père.

Au sergent qui s’éprend de plus en plus d’elle et qui lui demande, puis la supplie, de l’épouser, la belle et fière Sara, étape après étape, à mesure que défilent les paysages finement dépeints au passage et que se succèdent les aléas liés à l’état des routes, à l’inconfort des carioles successives, à la façon de conduire du cocher, développe, au fil des dialogues, un argumentaire implacable sur les avantages d’une union libre en un plaidoyer terriblement audacieux pour l’époque et le contexte moral, qu’elle oppose brillamment aux propres arguments de son amant en faveur du mariage conventionnel.

Arrivera-t-elle à convaincre un sergent à la vision a priori rigide de contrevenir aux règles morales et sociales ?

Le plus extraordinaire était que cette liberté totale qu’elle lui offrait, loin de le pousser à partir, rendait la jeune femme mille fois plus aimable et attrayante à ses yeux…

Le rythme narratif est lent, la lenteur des différents transports utilisés étant en synergie avec le lent développement des transports amoureux qui unissent de plus en plus étroitement le sergent et sa compagne. Parallèlement, les petits accidents et les ordinaires incidents qui jalonnent l’itinéraire lacustre puis terrestre du couple accompagnent, parfois en une remarquable synchronie, les brefs désaccords et les fâcheries légères qui ponctuent la trajectoire sentimentale des voyageurs, tandis qu’à l’inverse la sérénité de tel ou tel épisode à la faveur de la traversée de cadres naturels paisibles et de haltes en des endroits emplis de quiétude coïncide avec de douces heures de tendre communion.

Le récit est du plus pur et du plus beau romantisme, ce qui n’exclut nullement l’expression, en filigrane, de l’observation critique d’une société guindée dans des principes moraux que Sara défie et entend bien outrepasser.

Aucune réserve : on est dans la grande littérature, celle qui éveille des réminiscences, qui renvoie des échos, vagues ou précis, de ces grandes œuvres qui s’incrustent dans notre mémoire. Ainsi, en vrac et de façon non exhaustive : les dialogues entre Félix et Henriette dans Le Lys dans la vallée, des résonances de situations vécues dans Le Rouge et le Noir, des traces d’Atala, un passage des Souffrances du jeune Werther, des retours diffus de La nouvelle Héloïse, une impression d’atmosphère à La Princesse de Clèves

Le tout est magnifiquement servi par la traduction effectuée dans le cadre d’un séminaire de traduction littéraire dirigé par Elena Balzamo assistée par dix-sept autres traducteurs…

Que dire d’autre ?

Rien.

 

Patryck Froissart

 

Carl Jonas Love Almqvist (1793-1866) a fait ses études à l’université d’Uppsala avant de rejoindre un groupe d’amis rousseauistes, qui décident de mener une vie de paysans dans une ferme. Après l’échec de l’entreprise, il revient à Stockholm, y dirige une école, travaille comme journaliste à partir des années 1830, et surtout écrit. Accusé de tentative de meurtre, il s’enfuit aux États-Unis et ne revient en Europe qu’en 1865. Auteur d’une œuvre abondante et variée (dont Le Joyau de la reineLe Palais, et surtout Sara ou l’émancipation), C. J. L. Almqvist est considéré comme le plus grand écrivain romantique de son pays.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Et de l’arbre de nos vies la sève perle encore, Caroline Barth (par Patryck Froissart)

Et de l’arbre de nos vies la sève perle encore, Caroline Barth (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 25.03.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRoman

Et de l’arbre de nos vies la sève perle encore, Caroline Barth, Editions Librinova, juin 2019, 276 pages, 17,90 €

Et de l’arbre de nos vies la sève perle encore, Caroline Barth (par Patryck Froissart)

 

Trois narratrices qui s’expriment chacune à la première personne.

Trois histoires qui s’enchevêtrent.

Trois existences qui s’entrelacent, indissociables l’une des deux autres.

Trois femmes qui se racontent et qui mettent en scène, chacune à son tour, les deux autres.

Trois visions de la vie, et de l’évolution des mœurs, des conditions et des règles sociales sur trois générations.

Trois lieux principaux : Paris, Saint-Jean-de-Luz, La Saline-Les-Bains (Réunion), avec des sautes dans le temps et dans l’espace à Madagascar, à Abidjan, à Dakar…

Et un unique thème central, un sujet qui surgit et devient très vite la préoccupation première de chacune : le cancer qui frappe l’une des trois protagonistes que sont Alexandra, Ambre et leur mère, Anne.

Les premières lignes du roman sont celles du choc déclencheur : Alexandra apprend, le 22 février 2002, à La Réunion, qu’elle est atteinte d’un cancer du sein.

Il y a eu un avant. Et un après.

Avant, ma vie suivait son cours. Le fleuve n’était pas toujours tranquille, les méandres étaient parfois douloureux, mais il était riche en limons. Je me sentais jeune, jolie, légère.

Puis il y a eu ce temps T, quand la tête de fouine en blouse blanche, assise en face de moi, a retenu sa respiration, le visage crispé.

A partir de cette rupture constituant la situation initiale, le lecteur est amené à partager l’existence, les actes, les pensées, les sentiments d’Alexandra, de sa sœur et de sa mère, tout au cours de l’évolution de la maladie depuis l’annonce dramatique.

La tension dramatique est talentueusement entretenue par l’auteure dans la succession des interventions narratives, généralement courtes, de chacune des trois femmes, structure qui confère au récit un rythme tenant le lecteur en attente.

Le fil conducteur du courant continu qui relie le texte au lecteur, à savoir la progression délétère du crabe, est soutenu, étayé, enveloppé, contenu, contextualisé non seulement par l’actualité alternative des narratrices dont la vie quotidienne, sociale, familiale, sentimentale se poursuit, cadencée par les accélérations, les pauses, les apparentes rémissions, mais encore par l’évocation des périodes révolues de petits et grands bonheurs, de malheurs, d’accidents et par les souvenirs qui refont surface des années vécues dans l’atmosphère coloniale de la Grande Île où résidaient Anne et son mari jusqu’à l’indépendance.

L’alternance de la prise de parole, tout en entretenant une partielle mais bienvenue dédramatisation, permet de cerner progressivement les caractères respectifs des trois personnages par leur comportement en général, par la révélation de leur adhésion aux valeurs morales ou de leur transgression, par le récit de leurs aventures sentimentales et de leur vie sexuelle, par l’expression personnelle de leur vision des thèses socio-idéologiques, de l’éthique médico-légale relative par exemple à l’euthanasie, et des théories scientifiques, par la nature et les modifications de leurs relations avec leur entourage (conjoint, amis, amants, enfants), par les commentaires que chacune énonce régulièrement à propos des deux autres, à propos de l’actualité, à propos de la maladie et de son évolution, par l’expressivité des réactions de souffrance, de colère, de révolte…

Caroline Barth a l’art d’atténuer la gravité du sujet central et le poids de certains épisodes dramatiques parallèles, contemporains ou non de la maladie, par le choix de la légèreté mesurée d’un discours marqué ponctuellement de la modernité d’une expression délibérément non académique.

Une sacrée dose d’émotion, somme toute !

 

Patryck Froissart

 

Née à Madagascar, Caroline Barth a vécu une grande partie de sa vie à l’étranger, où elle a alterné avec bonheur journalisme et communication. Depuis dix ans, elle s’est spécialisée dans le développement durable à l’île Maurice. Écrire a toujours été pour elle une respiration, un besoin vital, afin d’interroger le monde dans ses évolutions, de raconter les autres et leurs différences, de décrire la vie dans toute sa richesse et sa complexité. Déjà auteure de deux livres, Quand l’ordre règne (avec Richard Vargas, éd. Mango) et Ile Maurice Passions, elle explore dans ce premier roman les liens qui nous relient les uns aux autres, au-delà de l’absence et du temps.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Autobiographie du mal, Pavel Vilikovský (par Patryck Froissart)

Autobiographie du mal, Pavel Vilikovský (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 19.03.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPays de l'EstRomanEditions Maurice Nadeau

Autobiographie du mal, Pavel Vilikovský, février 2019, trad. slovaque, Peter Brabenec, 193 pages, 21 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Autobiographie du mal, Pavel Vilikovský (par Patryck Froissart)

 

Ce roman à l’atmosphère pesante met en scène les mécanismes machiavéliques de la manipulation de l’individu par les services secrets d’une police politique implacablement organisée et efficace au point non seulement d’anticiper les réactions des personnes qu’elle manœuvre et utilise de gré ou de force au service d’un pouvoir totalitaire, mais encore de les amener à agir, plus ou moins consciemment, contre leur propre morale, contre leur propre idéologie, contre leur propre nature.

L’action se situe en Tchécoslovaquie sous le régime communiste installé en 1948, à une époque et dans des circonstances historiques que l’auteur, Pavel Vilikovsky, grand écrivain slovaque décédé tout récemment, le 10 février 2020, a personnellement vécues.

Le personnage principal, Dusan, un transfuge, opposant au régime, rattrapé et ramené au pays par la police politique, est soumis à un chantage qui l’oblige, sous un nom qui n’est pas le sien, à savoir Jozef Karsten, à espionner pour le compte du pouvoir ses anciennes relations en échange de la libération de son épouse et de ses enfants et de l’autorisation qui pourrait leur être octroyée d’émigrer à l’ouest.

Rien de nouveau, ni à l’est ni à l’ouest, en cette intrigue qui aurait pu (et qui peut toujours, hélas) se dérouler dans tout pays où sévirait telle ou telle Stasi ou Gestapo.

La force du roman tient à la personne – à la personnalité ? – du personnage, à son évolution psychologique, à la progression de son identification, qui s’opère, jour après jour, avec le pseudo Karsten dont le vrai Dusan se construit l’image de l’espion servile qu’un mystérieux agent secret du régime, Halek, veut qu’il devienne. Dans le même temps, il reste en son for intérieur le protestataire critique du régime, ce qui permet à l’auteur d’exprimer sa propre vision, absolument et définitivement négative, de l’histoire de la Tchécoslovaquie communiste dans l’immédiate après-guerre. Le lecteur vit intensément toutes les phases de ce dédoublement, de cette « tempête sous un crâne », par le procédé littéraire de la focalisation zéro.

L’histoire se fout de nous, se dit Karsten et cette pensée lui procura une sensation de liberté, ou était-ce l’effet de la soupe chaude dans son ventre ? Il se rendait compte qu’il était en train d’enfreindre les règles convenues, ou peut-être que non puisque Halek lui-même lui avait suggéré de prendre quelque repas chaud en chemin […]. De toute façon, pourquoi Halek serait-il seul à édicter des règles ?

La force du roman tient également à la relation subtile, malsaine, insidieuse, qui se noue entre l’agent Halek et le pseudo Karsten, ce dernier ne pouvant savoir à quel degré le premier tire toutes les ficelles du pantin qu’il ne sait pas être devenu. C’est dans le maillage diffus et confus de cette relation que le lecteur est invité à essayer de comprendre quelles sont les motivations, et quels sont les objectifs de la police politique, dans la manipulation qu’elle opère sur celui qui est soumis au chantage le plus odieux : obéir, en échange de la sécurité de ses proches. C’est dans le cheminement aveugle, privé de sens, du personnage dans le labyrinthe (très kafkaïen) qu’il est tenu de parcourir que le lecteur se voit contraint lui aussi de poursuivre sa lecture dans un suspense narratif magistralement entretenu.

La force du roman tient encore, fondamentalement, à la mise en scène de ce jeu tordu, commun à toutes les milices chiennes de garde des systèmes totalitaires, dont le meneur lui-même retors est le seul à connaître et à maîtriser les règles qu’il a unilatéralement fixées, qui n’ont pour finalités que la défense et la pérennité du régime. A ce jeu-là, tout acte que le manipulé croit encore pouvoir faire en douce contre le manipulateur n’est-il pas déjà inscrit dans le scénario dudit manipulateur ?

« Vous vouliez du Karsten, eh bien vous en aurez ! » se disait Karsten, qui croyait ainsi faire de la résistance, alors qu’en fait il ne faisait qu’accomplir le dessein de Halek…

Le lecteur, quant à lui, se laissera-t-il prendre au jeu ?

 

 

 

Patryck Froissart

 

 

 

Né en 1941, mort le 10 février 2020, éditeur et traducteur de littérature américaine, Pavel Vilikovský est probablement l’écrivain slovaque le plus connu aujourd’hui hors de son pays. Il est considéré comme un remarquable auteur de nouvelles et de romans courts, notamment en Pologne, en Hongrie ou en République Tchèque, où il est régulièrement traduit. Également traduite (mais plus ponctuellement) en français, en anglais et en allemand, son œuvre est marquée par la chute du mur de Berlin, les soubresauts politiques centre-européens de la fin du XXe siècle et le rôle de l’écrivain et de la littérature.

 

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Crève, mon amour, Ariana Harwicz (par Patryck Froissart)

Crève, mon amour, Ariana Harwicz (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 11.03.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAmérique LatineRomanSeuil

Crève, mon amour, Ariana Harwicz, janvier 2020, trad. espagnol (Argentine), Isabelle Gugnon, 203 pages, 18 €

Edition: Seuil

Crève, mon amour, Ariana Harwicz (par Patryck Froissart)

 

Ce roman singulier, le premier d’Ariana Harwicz traduit en français, est du genre à tout le moins dérangeant.

Car la narratrice est folle.

Lire/dé-lire… c’est ici.

Ecriture à la première personne : le lecteur partage et vit intensément la vision/les visions, les pensées, les désirs, la souffrance, les pulsions, les révoltes de la narratrice.

Celle-ci, appelons-la N*, en situation initiale, vient d’avoir un enfant. Si on arrive à débrouiller les fils du récit, on imagine que N* vit dans une grande maison en pleine campagne, les parents de son mari y étant très présents et demeurant dans une maison proche.

Son fils semble être pour N* un corps étranger, importun, contraignant, dont la charge, le soin, l’attention, l’affection qu’elle lui doit, tantôt lui paraissent récurremment insupportables, non voulus, non acceptés, tantôt se traduisent par une exorbitance obsessionnelle, tantôt par une prise de distance qui fait d’elle une étrangère assistant de l’extérieur à une scène qu’elle commente, comme dans cet épisode cruel où, de dehors, spectatrice, elle suit par la fenêtre ce qui se passe dans le salon :

C’était couru d’avance, le bébé marche à quatre pattes vers la cheminée et dans quelques secondes il aura besoin d’une trousse de secours. Je parie que le père ne va pas bouger […]. Le bébé met les mains dans les braises […]. Il lui applique du Thiomersol sur la plante des pieds et la paume des mains. Son sang ressemble à de l’écume. C’est un extra-terrestre. Un petit enfant rouge révolutionnaire. Je n’entre pas car je suis une marginale.

Marginale… C’est bien ainsi que la qualifie l’entourage. N* est l’Etrangère. N* est à la marge, à la frontière, elle louvoie en cette frange étroite, fluctuante, instable, qui se situe entre la normalité et l’anormal.

N* passe incessamment, abruptement, du désir au dégoût, de l’attirance au rejet, du vouloir d’amour passion à l’envie de tuer, d’Eros à Thanatos, ce qu’illustre parfaitement le titre du roman. Dans sa relation déséquilibrée avec un époux qui paraît lunaire, décalé, alternent ainsi des phases ponctuelles d’intenses poussées de sensualité érotique avec des stades de répulsion physique, et, paroxystiquement, des envies quasi-meurtrières.

J’étais à quelques pas d’eux, cachée dans les broussailles. Je les épiais. Comment une femme faible et malade comme moi qui rêve d’avoir un couteau à la main pouvait être la mère et la femme de ces deux individus. Qu’allais-je faire ? Je me suis cachée en m’enfonçant plus profondément dans la terre. Je ne les tuerai pas. J’ai laissé tomber le couteau.

N* transgresse régulièrement la norme sociale des lieux. Quittant à la moindre occasion, de jour ou de nuit, l’espace domestique pesant, banalisé, quadrillé, défini, organisé, artificiel, démoralisant, de la maison familiale où se succèdent rituellement les obligations et les devoirs, où tout se fait sous le regard critique d’autrui, elle s’enfonce dans celui, buissonnier, sauvage, naturel, informel des bois environnants où, libre, nue, désentravée, a-moralisée, épousant l’humus, elle peut donner libre cours à son imagination, à ses rêveries erratiques, à son monologue intérieur, ou plutôt au dialogue débridé qu’elle poursuit sans répit avec elle-même.

C’est au cours de ces escapades, tantôt violemment vécues, tantôt puissamment imaginaires, que naît et croît en N* le désir poignant de cette autre transgression : celle de la rencontre clandestine, lubrique, avec un inconnu du voisinage qui passe le matin et repasse le soir à moto devant chez elle, et dont les apparitions nocturnes de rôdeur faunesque se font de plus en plus rapprochées, en une sorte de ronde centripète, dans le même temps que croît la tentation, jusqu’à ce qu’advienne – réalisée ou fantasmée ? – l’étreinte sauvage ardemment convoitée.

Parfois, au point de déstabiliser brutalement le lecteur, N* se transfère en cet amant fantôme pensant à elle. L’effet de miroir est stupéfiant, car c’est alors ce personnage qui se livre à un monologue extravagant…

Maintenant je parle comme lui. Etant lui, je pense à elle et ma bouche s’assèche.

[…]

Cette sécheresse dans la bouche m’assaille quand de retour chez moi je dois passer devant son portail et la voir, confondue avec les fleurs […]. Elle au milieu des épines. Elle, une vision hallucinée et orange et moi, un renard fou sur la bande d’arrêt d’urgence.

Crève, mon amour, roman hallucinant, ne décrit pas la folie, ne raconte pas l’histoire chronologiquement structurée d’un personnage glissant jour après jour dans la démence. Non, Crève, mon amour, roman lancinant, est le délire, dans lequel est embarqué le lecteur irrésistiblement happé par le réalisme d’une expression crue jusqu’à l’obscène, par la puissance de la fonction poétique et par le caractère fantastique du discours, par le tourbillon empathique créé par ce dialogue intérieur dépourvu de pudeur d’une narratrice psychopathe.

On peut y retrouver du Maupassant, du Poe, du Lautréamont, peut-être, mais, essentiellement, c’est du Harwicz… une auteure qui entre en littérature par la grande porte.

Le texte est magnifiquement servi par la traduction d’Isabelle Gugnon.

 

Patryck Froissart

 

Ariana Harwicz est née à Buenos Aires en 1977. Après des études de cinéma et de dramaturgie en Argentine puis de littérature comparée à la Sorbonne, elle choisit définitivement la France comme pays d’adoption, et réside aujourd’hui près de Sancerre. Elle est l’auteure de pièces de théâtre et de quatre romans qui l’ont révélée dans le monde entier comme le nouveau prodige de la jeune littérature argentine. Traduit dans une quinzaine de langues, adapté avec succès au théâtre dans de nombreux pays et sélectionné pour l’International Booker Prize en 2018, Crève, mon amour est son premier roman publié en France.

 

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Une méduse au soleil, Chantal Michel (par Patryck Froissart)

Une méduse au soleil, Chantal Michel (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.02.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRoman

Titre : Une méduse au soleil, Chantal Michel, Orphie G. doyen Editions 193 pages

Une méduse au soleil, Chantal Michel (par Patryck Froissart)

 

La puissance impressive d’un texte ne se mesurant pas au nombre de pages qu’il occupe, voici un petit roman qui fait forte impression.

L’auteure, la narratrice et le personnage principal se confondent, le caractère autobiographique du récit, bien que non-dit dans le texte, étant perceptible.

L’histoire commence dans l’euphorie de l’enfance heureuse pour la narratrice née juste après la seconde guerre mondiale dans une Algérie dont elle ne peut percevoir tout d’abord, dans le cocon familial qui l’entoure et l’isole de la réalité historique, les tensions croissantes.

Le héros qui domine tout le cours de la narration, toutefois, tantôt explicitement, tantôt en filigrane, c’est le père, pharmacien français installé en Algérie, respecté, parti de rien, qui a créé et qui fait marcher son officine sans mesurer sa peine, pater familias exemplaire, référence exclusive, père modèle pour sa fille, qui l’adore et l’adule.

[Ce] père qui sait tout, le nom des fleurs, la vie des papillons, chanter la seconde voix, faire des ricochets dans l’eau, préparer des potions magiques et rire avec l’écho…

 

Et puis il y a la mère, les frères, l’école, le quartier, les ami(e)s, les apprentissages, les découvertes, les escapades, les bonheurs, les chagrins, les bobos au corps et à l’âme, les pudeurs, les émois. Tableau vivant, touches intimistes, vision naïve du paradis éternel qu’est alors, pour l’enfant, le pays natal retrouvé après des vacances décevantes à la montagne en ce pays étranger qu’est pour la fillette la France métropolitaine.

 

Quel plaisir, vraiment, de se plonger à nouveau dans ce monde préservé, immuable, de retrouver chaque chose à sa place.

Quelle paix ! Quelle impression de sécurité sur cette terre sans crevasse ni avalanche !

 

Et puis il y a l’Histoire, qui bouge, qui bouillonne, qui s’accélère, dont les turbulences et les effluves interfèrent peu à peu avec l’histoire de l’enfant qui grandit, qui découvre avec étonnement que le monde n’est pas aussi harmonieux qu’elle le croyait, que certaines personnes  la considèrent comme une ennemie qu’un jour « on foutra à la mer », l’Histoire dont les incidences de plus en plus inquiétantes, de plus en plus menaçantes, viennent troubler de façon croissante la quiétude de la sphère socio-familiale dans laquelle évolue la pré-adolescente, jusqu’à atteindre un soir ses frères plus âgés, pris eux-mêmes inéluctablement dans les tourbillons d’un conflit de plus en plus meurtrier dont la jeune fille a encore du mal à comprendre les raisons.

 

Une nuit, la police est entrée en forçant notre porte. Ils ont tout fouillé.

Ils ont dit :

« Puisque celui que nous cherchons n’est pas là, nous emmenons son frère ».

 

Et puis il y a l’adolescence, les premiers flirts, les premières déceptions, le premier grand amour, les premières révoltes contre les règles établies, les premières infractions à l’ordre familial, les premiers actes qu’on commet à l’insu des parents et en bravant leurs interdictions, les rebellions, l’impatience d’une presque femme à atteindre l’âge de seize ans, l’âge où, peut-être, on pourra tout « faire comme les grands ».

 

De plus en plus curieuse et attentive, je fourbissais les armes de mes seize ans…

 

Et puis…

 

Et puis il y a ce qui est devenu une guerre, le déferlement des rancœurs, le raz-de-marée des haines, la multiplication des attentats, des représailles, des vendettas…

Et puis l’histoire tourne à la tragédie.

Et dans le bruit, la fureur, le sang et la mort, le monde s’écroule. Et la jeune fille brusquement projetée dans l’âge adulte doit se résigner à admettre que ce pays qu’elle aimait n’est pas, n’est plus le sien, et qu’il lui faut, sur le coup d’un exil forcé et précipité, se reconstruire une patrie.

 

Nous avons tous rassemblé quelques vêtements dans des valises.

Nous avons fermé notre porte à clé comme d’habitude.

J’ai laissé mes poupées en peluche, les grands arbres de Noël, les rocailles arides, le ciel bleu, mes robes de petite fille.

 

Outre le fait qu’elle fait preuve, sur ce premier ouvrage, par la puissance du style, par la variation des voix, par l’évolution de la vision du monde qu’exprime la narratrice en même temps que mûrit son personnage, par les différences de tonalité et de langage qui traduisent efficacement le passage de la candeur à l’étonnement, de l’étonnement à la curiosité, de la curiosité au désenchantement puis à la révolte, d’une authentique maîtrise de la construction romanesque et de la mise en œuvre du suspens qui s’empare du lecteur, Chantal Michel révèle un réel talent de poète en insérant à intervalles réguliers dans le cours du récit les fragments lyriques d’un discours poétique fondé sur la métaphore filée de la méduse assujettie aux flux et fluctuations des éléments marins, au risque de l’échouage sur le sable, au danger de la brûlure mortelle du soleil, au péril de la dessication sous le souffle du vent : ainsi est la destinée de l’homme soumis, malgré qu’il en ait, aux éléments dont il est le produit.

 

C’est fort, c’est beau, c’est émouvant, c’est bien écrit, et c’est à lire.

 

Patryck Froissart

Plateau Caillou (Réunion)

Mardi 21 janvier 2020

 

Chantal Michel est née à Alger alors que l'Algérie était française. A peine sort-elle de l’enfance qu’éclate la guerre d’indépendance...

  • Vu : 1963

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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23/11/2022

Le Livre des incompris, Irène Gayraud (par Patryck Froissart)

Le Livre des incompris, Irène Gayraud (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 23.10.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Le Livre des incompris, Irène Gayraud, octobre 2019, 180 pages, 18 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Le Livre des incompris, Irène Gayraud (par Patryck Froissart)

 

Le personnage narrateur, universitaire ès philosophie, retraité, à qui « il ne reste plus que quelques mois à vivre », entremêle en ce roman singulier les fils de la trame de sa vie personnelle, intime, amoureuse, et professionnelle, les étranges découvertes littéraires qu’il a faites à sept reprises tout au cours de sa carrière, et les circonstances dans lesquelles elles se sont produites.

Sa première trouvaille, alors qu’il est tout juste trentenaire, est un ouvrage intitulé Le livre noir à l’usage des aveugles, composé à la fin du XVIIIe siècle sur fond d’une déconcertante histoire d’amour entre son auteur, Luc Délétan, et Clermonde, une jeune fille aveugle recluse en un couvent. Outre les efforts désespérés de Luc pour traduire « en noir » à l’intention des aveugles toutes les nuances de couleur et de lumière, et en particulier celles des « poèmes oxymoriques de La Renaissance où l’on parle à la fois de braises et de glaces, de flammes inextinguibles et de ténèbres sans fond », le récit met en scène une étonnante rencontre entre Luc Délétan en personne, en pleine quête extravagante, et Diderot à l’agonie dans sa chambre parisienne.

Le second livre excentrique apparaît dans la vie du narrateur deux ans après le début de la liaison torride qu’il noue et entretient pendant quelques années avec Zoé, une jeune femme passionnée par les livres et par l’érotisme, qui entreprend de développer, entraînant son amant dans ce projet surréaliste, dans un opus qu’elle nomme Eros sonore, un ensemble de textes, de calligrammes et d’idéogrammes censés procurer au lecteur qui les « embrasse » les mêmes sensations que les actes charnels les plus orgastiques.

Il découvre le troisième, Index librorum prohibitorum, en Espagne lors d’un échange de poste avec une professeure espagnole, dans de vieilles caisses de livres dont veut se débarrasser sa logeuse, laquelle consent à lui raconter ce qu’elle sait de cet index ayant appartenu à son défunt époux, lequel le tenait, par transmission générationnelle, d’un lointain ancêtre, auteur de l’ouvrage, dangereusement rédigé durant l’Inquisition. Histoire ténébreuse et troublante à souhait…

A l’âge de quarante ans, c’est dans une ferme reculée où il passe des vacances estivales qu’il tombe sur les bribes de l’œuvre poétique d’Eugénie Tayrac, l’aïeule du fermier, qui, amatrice dilettante des poètes du XIXe siècle, écrivait et déclamait en son temps à destination des oiseaux et des autres habitants des champs et des bois des Poèmes pour animaux. Il réussit, en questionnant patiemment son hôte, tout en nourrissant une passion brûlante bien que restée platonique pour une flamboyante adolescente rousse de la parentèle du logeur, qui se trouve là elle aussi en vacances, à reconstruire et transcrire la vie décalée d’Eugénie.

Douze ans plus tard, après un mariage, une paternité et un divorce, c’est à Florence où il mène quelques recherches sur des philosophes latins que le narrateur apprend, par Leonor, belle, mystérieuse et sensuelle conservatrice de livres rares, l’existence d’un manuscrit ayant pour titre Ode magnétique, trouvé dans un couvent, œuvre d’une certaine Costanza di Lastra, contemporaine et admiratrice de Dante. Grâce à Leonor le narrateur livre l’histoire passionnelle de Costanza, follement éprise du noble Pietro d’Altavilla, pour qui elle se met à composer des odes cabalistiques au prix d’un labeur fou, acharné, exclusif fondé sur le magnétisme de mystérieuses associations de graphèmes… Réussit-elle à se faire aimer ?

Bien plus tard, dans les cartons laissés par son fils lors d’un déménagement, c’est une Lettre à mes contents-pour-rien qui lui vient dans les mains, écrite par Alvaro, un anarchiste avec qui ledit fils a partagé quelque temps le squat et la marginalité, et qui est ébloui par la beauté de certains tableaux dissymétriques, dont, en premier lieu, le Portrait de Tommaso Imghirani peint par Raphaël. La vie douloureuse et révoltée d’Alvaro constitue le fil de ce récit, dans lequel s’inscrit la lutte obsessionnelle du personnage contre la culture envahissante de la symétrie dans l’architecture et les paysages artificiels modernes. Alvaro consacre alors ses jours et ses nuits à tenter de « sauver la dissymétrie, dont il se convainc qu’elle est la condition sine qua non de la construction d’esprits libres et non aliénés». A quoi aboutit ce combat déphasé ?

L’ultime révélation, qui se produit à l’occasion d’une conférence de philosophie en Chine, est celle du Livre de Zhi. Lors de la visite qu’il effectue sur les lieux du célèbre mausolée aux mille statues, le narrateur est pris de saisissement devant la sculpture presque occultée d’un homme portant… un livre. Par la bouche de son guide, il apprend alors que la statue immortalise Zhi, l’inventeur du premier livrerelié, dont la vie laborieuse, géniale et tragique est contée dans ce dernier récit.

Mystère, suspense, fantastique, galerie de destins extraordinaires, romantisme, poésie, suite de faits irréels habilement incrustés dans un roman au réalisme établi… On est parfois proche des univers de Poe. Le dessein de l’auteure, par la voix du narrateur, vieillard malade qui, de la fenêtre du bureau sur lequel il retrace sa vie, observe tout au long de son acte de (re)création une jeune fille à moitié nue qui évolue dans le cadre de la fenêtre d’en face, aboutit à un ensemble percutant, à l’écriture talentueuse et à la construction narrative absolument captivante.

 

Patryck Froissart

 

Née à Sète en 1984, Irène Gayraud est écrivaine, poétesse, traductrice et enseignante-chercheuse. En collaboration avec Christophe Mileschi, elle a publié une traduction des Chants Orphiques et autres poèmes de Dino Campana, aux éditions Points Poésie en 2016. Elle est membre de l’Outranspo (Ouvroir de translation potencial). Elle participe au comité éditorial de la revue bilingue (français-espagnol) FRACAS pour laquelle elle traduit des auteurs hispanophones contemporains. Elle est également membre du comité de rédaction de la revue de poésie contemporaine Place de la Sorbonne. Musicienne, elle travaille souvent en collaboration avec des compositeurs de musique contemporaine, comme poétesse récitante (Luis Codera Puzo, Helena Winkelman, Fernando Munizaga, Sergio Nuñez Meneses, Daniel Alvarado, Marta Gentilucci…). Elle est maîtresse de conférences en littérature comparée à Sorbonne Université.

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Un soleil en exil, Jean-François Samlong (par Patryck Froissart)

Un soleil en exil, Jean-François Samlong (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 07.11.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanGallimard

Un soleil en exil, Jean-François Samlong, août 2019, 250 pages, 19 €

Edition: Gallimard

Un soleil en exil, Jean-François Samlong (par Patryck Froissart)

 

Jean-François Samlong est écrivain, romancier, sociologue et réunionnais. Il était donc « écrit » qu’il s’intéresserait à cette tragédie sociale criminelle qu’a été la déportation de milliers d’enfants réunionnais de familles défavorisées et, partant, doublement déshéritées par ce démembrement imposé et légalisé, vers la métropole, et particulièrement vers la Creuse, entre 1962 et 1983, au double prétexte de la surpopulation et de la misère qui régnaient alors dans l’île.

La situation initiale :

La narratrice, Heva Lebihan, adolescente, est la fille aînée d’une femme de ménage vivant dans un écart de Saint-Denis. La situation familiale, déjà précaire avec les maigres émoluments que perçoit sa mère, se dégrade encore lorsque celle-ci, malade, n’a plus la force d’aller travailler. Heva, mineure, la remplace chez sa patronne, s’occupe de ses deux jeunes frères, Tony et Manuel, tient la maison et prend soin de sa mère.

L’élément déclencheur : le contexte politique…

En 1963, Michel Debré est élu député de La Réunion. Il crée le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer). Partisan de l’assimilation des petits créoles, il impulse à destination des enfants de familles démunies la mise en place d’institutions et d’organismes de placement, de foyers d’accueil, de centres de rééducation… Ayant par ailleurs l’intention de « repeupler le Limousin », le « père de la loi » (comme l’appellent les humbles citoyens impuissants devant l’application des décisions de la DASS) institue bientôt les transferts forcés d’enfants vers la métropole sous forme de convois dûment numérotés.

Les péripéties :

Heva et ses petits frères, raflés dans leur case au grand désespoir de leur mère, transférés dans un institut religieux de Saint-Denis fonctionnant comme un centre de transit, sont embarqués en novembre 1970 sur un vol Gillot-Orly avec d’autres enfants arrachés à leurs familles et à leur culture sous divers prétextes. Le convoi porte le numéro 19.

Après avoir passé quelque temps à Guéret dans un centre de tri, la fratrie est impitoyablement séparée parce que c’est la règle. Heva, placée au service d’une maison bourgeoise, perd ses frères de vue.

La suite se déroule sur plus de quarante années.

Quarante années de douloureux déracinement au cours desquelles Heva s’emploie avec acharnement à tenter de retrouver ses frères.

Quarante années de révolte rentrée, de rébellions refoulées, de questions sans réponses.

Quarante années tout au long desquelles Heva voudrait, légitimement, comprendre, voudrait révéler au monde la forfaiture, le vol de son identité socioculturelle, voudrait percer la chape de silence de plomb que les autorités font peser sur le crime collectif dont elle est l’une des victimes.

Quarante années tout au cours desquelles Heva prend des notes, tient son journal, s’imprime faute de s’exprimer, jusqu’au jour où elle se décide, enfin, à partager…

Après des années à noircir des pages, puis à relire le récit de ma vie dans la Creuse, j’aimerais partager mes souvenirs. Comme le miroir réfléchit la lumière, ma mémoire doit réfléchir les pensées qui me hantent, sans que les sanglots m’étouffent. Et surtout qu’on n’oublie rien de moi, ni de mes frères, ni des mineurs qui ont eu à pâtir de l’injustice sociale…

La tonalité du roman, très impressive, est un souffle de lave en fusion, puissante et violente comme celle du Piton de la Fournaise, faite d’indignation, de rébellion, de ressentiment, de la conviction cuisante d’être la victime d’une décision arbitraire, du désir ponctuel, diffus, d’une revanche, voire d’une vengeance, et du sentiment lancinant de n’être hélas qu’une pièce anonyme et totalement impuissante dans l’accomplissement cynique d’un décret fondé sur une fallacieuse raison d’Etat.

Mais il y a plus.

Jean-François Samlong, qu’on connaît comme écrivain engagé, a choisi délibérément de traiter ce sujet sous un angle politico-judiciaire. En sus de la cruelle obsession qui ronge son personnage, s’inscrit dans la trame le besoin de cibler les responsables de ce qui s’apparente à un crime organisé. Au premier chef, tant dans la vision de plus en plus lucide que porte Heva sur son destin et sur celui, tragique, de ses frères et des autres enfants réduits, pour certains, en quasi-esclavage dans des fermes de l’hexagone, que dans les encarts documentaires d’une implacable objectivité que l’auteur insère en divers points de ruptures elliptiques du récit, figure comme grand destinateur le député Michel Debré.

Heva Lebihan dénonce cette responsabilité avec une violence que le lecteur trouvera évidemment fondée dans ce qu’elle crie en guise de préface à sa narration biographique :

Ce député borné ou né borgne, que j’ai baptisé le « débienfaiteur » dans ma biographie, avait multiplié avec effronterie nombre de propositions contraires dont l’une était vraie, la misère dans l’île, l’autre erronée, la félicité en terre d’exil…

L’auteur et la narratrice en appellent ainsi au jugement des lecteurs sur cette dramatique affaire d’Etat.

 

Patryck Froissart

 

Né le 25 juillet 1949 à Sainte-Marie (île de La Réunion), Jean-François Samlong est un écrivain réunionnais qui publie régulièrement depuis 1982. Il est à la fois poète, romancier, essayiste et traducteur de textes créoles en français. Docteur ès lettres, il est coordonnateur du dossier Langue et Culture Réunionnaises (LCR) au rectorat de La Réunion ; il est aussi professeur de français. À ce titre, il a participé à l’élaboration de deux manuels scolaires, Littérature réunionnaise au collège (Saint-Denis, Éditions CRDP/Océan Éditions, 2003) et Littérature réunionnaise au lycée (Nathan, 2004). En 1978, il a fondé la maison d’édition Udir (Union pour la Défense de l’Identité Réunionnaise) afin de faire mieux vivre la littérature réunionnaise. L’orthographe du nom de famille de l’auteur s’écrit Sam-Long pour l’état civil, sans trait d’union pour l’écrivain.

 

Lire une autre critique sur le même roman

 

 

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Journal secret (1941-1944), Curzio Malaparte (par Patryck Froissart)

Journal secret (1941-1944), Curzio Malaparte (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 20.11.19 dans La Une LivresQuai Voltaire (La Table Ronde)Les LivresCritiquesBiographieEssaisItalie

Journal secret (1941-1944), février 2019, trad. italien Stéphanie Laporte, 322 pages, 23,70 €

Ecrivain(s): Curzio Malaparte Edition: Quai Voltaire (La Table Ronde)

Journal secret (1941-1944), Curzio Malaparte (par Patryck Froissart)

 

Œuvre inédite

Quel voyage !

Quel périple spatio-temporel, historico-géographique dans l’Europe en guerre ! Quelle bouleversante intrusion/incursion aussi, dans l’univers intime des faits et gestes quotidiens et dans la vision intérieure et secrète d’un écrivain journaliste correspondant de guerre, controversé, blâmé, interpellé, menacé d’emprisonnement, brièvement incarcéré pour sa proximité apparente avec les milieux fascistes italo-germaniques dont il ne partage toutefois nullement l’idéologie fangeuse !

Les notes, écrites au jour le jour, pourraient faire penser tantôt aux Choses vues de Victor Hugo par le style, la précision et l’expression sans fausse pudeur d’une vision personnelle, tantôt au journal de bord, sec, utilitaire, pressé et réglementaire d’un navigateur solitaire, et couvrent en deux parties deux périodes distinctes dans des lieux différents, la première s’étalant de la Bulgarie à la Laponie d’avril 1941 à juillet 1943, la deuxième se situant en Italie, principalement à Capri et à Naples de septembre 1943 à juin 1944.

La première période, très itinérante, très dynamique, s’achève lors de la destitution de Mussolini, et la seconde, beaucoup plus statique, commence au moment où l’auteur, ayant rejoint sa villa de Capri, apprend que l’Italie a signé l’armistice et combat dès lors son ex-alliée l’Allemagne nazie au nord tandis que les troupes anglo-américaines ont débarqué dans le sud et affrontent les factions fascistes restées fidèles au Duce.

Plusieurs strates narratives se superposent et s’entrecroisent dans la première période :

– Une galerie de tableaux descriptifs des paysages naturels, des campagnes cultivées ou sauvages, des villes, des quartiers, des résidences, des châteaux, des églises, des hôtels ou des simples chambres d’amis que l’auteur, durant ses pérégrinations européennes et scandinaves, est amené à traverser et invité à visiter et à habiter. Les représentations des décors agrestes, des scènes pastorales et des pratiques culturales sont, pour une grande part, poétiques, lyriques, bucoliques, romantiques, faisant parfois penser, par leur puissance impressive, à l’écriture picturale de certains passages des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand traversant l’Europe. L’énonciation des cadres urbains, des monuments, des lieux d’habitation est toujours très détaillée, précise voire pointilleuse.

Il faut connaître la terrible solitude de l’Argolide, le silence intact de Mycènes, aux heures du crépuscule, pour parvenir à se représenter, imparfaitement, ce qui se produit dans le paysage lapon au moment où l’incendie mord l’horizon. La fuite des fleuves, la fuite des forêts dans le vent, la fuite des feuilles dans le tremblement fuyant, fugitif, d’arbre en arbre, l’écoulement des troncs vers le nord […] : c’est le mouvement même de l’aiguille de la boussole dans le liquide de l’alcool…

– Une galerie de portraits, tantôt d’une objectivité quasi photo scientifique, tantôt volontiers accentués jusqu’à la caricature de caractère à la manière de La Bruyère, des innombrables personnalités rencontrées ici et là, dans le macrocosme mondain des diplomates, militaires, artistes, savants, plus et moins connus, plus et moins importants, de toutes nationalités, que l’auteur croise et recroise dans les grands hôtels, dans les conférences, dans les résidences locales, dans des soirées et des dîners, en ces pays nordiques où s’effectue un intense chassé-croisé de consuls, représentants, émissaires officiels ou non, intrigants en tous genres, tantôt encore d’études presque anthropologiques de types de femmes et d’hommes indigènes anonymes.

Le ministre Vincenzo Cicconardi, napolitain, avec sa figure de Bourbon : un grand nez, une grande bouche, de grands yeux, et cette application évidente mais indéfinissable à la grandeur, inscrite dans le crâne, dans la forme et les dimensions de la boîte crânienne, du front, de la mâchoire. […] Il parle napolitain en tordant la bouche et en joignant ses mains dans un geste de prière…

– Une succession, scrupuleusement journalière, de chroniques locales, de notes, observations et commentaires sur l’actualité mondiale, de récits concis d’activités triviales, de réflexions philosophiques, de constats intimistes de problèmes de santé personnels ou de rapports sur l’évolution de l’état pathologique d’amis malades… au milieu de quoi apparaissent de brèves allusions à une liaison amoureuse compliquée avec une certaine Damaris ou à la souffrance qu’il éprouve à l’évocation de la mort de son chien Febo.

Dans la deuxième partie, plus courte, le procès littéraire est le même, mais les notes quotidiennes sont plus brèves, parfois télégraphiques, plus tourmentées aussi, marquées à la fois par les ennuis politico-judiciaires, par un séjour en prison, et par une relation chaotique, douloureuse, pleine de disputes, de ruptures, d’éclats, de réconciliations avec la jeune Loula, l’épouse du gérant d’un grand hôtel de Capri, présentée comme menteuse, frivole, infidèle.

Un intérêt supplémentaire, non des moindres, consiste en un fil continu qui traverse en pointillés les deux époques, constitué de notes sur la lente gestation et sur l’écriture parallèle parfois difficile du roman Kaputt, qui sera publié en 1944 et dont la substantifique matière sera tirée de ce Journal Secret.Passionnant exemple d’auto-analyse de la composition romanesque et du processus narratif !

29 septembre, mercredi

Travaillé. Un peu fatigué. Commencé « Les chiens », la troisième partie de Kaputt…

3 octobre, mardi

Splendide journée chaude. Travaillé, mais pas très bien. J’ai peu dormi, il est vrai, cette nuit encore…

Voilà une opportunité rare de découvrir la personnalité complexe d’un grand écrivain, dévoilée au jour le jour par lui-même, toute pudeur écartée, tout au long d’une phase cruciale de sa vie profondément inscrite dans le contexte tumultueux d’une tragédie mondiale dont il est observateur et victime circonstancielle.

Il faut signaler le style remarquable de la traduction de Stéphanie Laporte.

 

Patryck Froissart

 

Curzio Malaparte, né sous le nom de Kurt-Erich Suckert le 9 juin 1898 à Prato en Toscane, mort le 19 juillet 1957 à Rome, est un écrivain, cinéaste, journaliste, correspondant de guerre et diplomate italien. Il est surtout connu en Europe pour deux ouvrages majeurs : Kaputt et La Peau. Il fit inscrire sur son mausolée, en majuscules : « Io son di Prato, m’accontento d’esser di Prato, e se non fossi pratese, vorrei non esser venuto al mondo » (Je suis de Prato, je me contente d’être de Prato, et si je n’y étais pas né, je voudrais n’être jamais venu au monde). C’est dire l’importance affective qu’il attachait à la Toscane et aux Toscans, mais surtout aux habitants de Prato et de sa région. Dans la lignée de l’auteur du Décaméron, qui fut le créateur de la prose italienne, Malaparte demeure par son goût de la chronique un fils spirituel de Boccace, et l’un des prosateurs majeurs de la littérature italienne du XXe siècle.

 

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A propos de l'écrivain

Curzio Malaparte

Curzio Malaparte

 

Curzio Malaparte, né sous le nom de Kurt-Erich Suckert le 9 juin 1898 à Prato en Toscane, mort le 19 juillet 1957 à Rome, est un écrivain, cinéaste, journaliste, correspondant de guerre et diplomate italien. Il est surtout connu en Europe pour deux ouvrages majeurs : Kaputt et La Peau. Il fit inscrire sur son mausolée, en majuscules: « IO SON DI PRATO, M'ACCONTENTO D'ESSER DI PRATO, E SE NON FOSSI NATO PRATESE, VORREI NON ESSER VENUTO AL MONDO ». « Je suis de Prato, je me contente d'être de Prato, et si je n'y étais pas né, je voudrais n'être jamais venu au monde. ». » C'est dire l'importance affective qu'il attachait à la Toscane et aux Toscans, mais surtout aux habitants de Prato et de sa région. Dans la lignée de l'auteur du Décaméron, qui fut le créateur de la prose italienne, Malaparte demeure par son goût de la chronique un fils spirituel de Boccace, et l'un des prosateurs majeurs de la littérature italienne du XXe siècle.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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La Paria, Claude Kayat (par Patryck Froissart)

La Paria, Claude Kayat (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 18.12.19 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

La Paria, Claude Kayat, octobre 2019, 235 pages, 19 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

La Paria, Claude Kayat (par Patryck Froissart)

 

La Paria met en scène une sombre et émouvante transposition du Roméo et Juliette de Shakespeare. Au décor de Vérone dans le contexte du XIVe siècle se substitue le cadre de deux villages voisins en Galilée au XXe siècle. Ici les Montaigu sont les Appelbaum, colons israéliens d’une part, et les Capulet sont représentés par la famille bédouine de Karim d’autre part. Yoram Appelbaum endosse le statut de Roméo, et Juliette est réincarnée en Fatima. Quant à Tybalt, le cousin jaloux de Juliette, il se nomme ici Brahim, cousin germain de Fatima.

Le théâtre nocturne du jardin des Capulet, où se rencontrent Roméo et Juliette, est transposé dans un site archéologique désert entre les deux villages de Galilée où Yoram et Fatima se déclarent initialement leur amour puis se retrouvent plusieurs nuits de suite pour des étreintes de plus en plus ardentes, et forcément fatales. Evidemment, les similitudes se limitent à cette trame héritée de la tragédie classique.

Les Appelbaum sont de riches propriétaires terriens, les membres du clan de Karim sont des ouvriers et ouvrières agricoles qui se louent en saison chez les Appelbaum pour la récolte annuelle des amandes. C’est d’ailleurs dans cette circonstance que Yoram et Fatima tombent passionnément amoureux l’un de l’autre. Les Appelbaum sont en position de colons dominants, et les Bédouins les tiennent pour accapareurs, spoliateurs et oppresseurs. Dans ce contexte, l’amour que se vouent les deux jeunes gens sera considéré comme une indécence à peine imaginable par la communauté juive, comme la pire des trahisons par le clan bédouin, et comme une relation contre nature par les deux parties.

L’auteur entretient habilement la tension narrative nécessaire pour tenir les lecteurs en haleine. L’intrigue est construite sur un équilibre toujours volontairement en instance de crise entre opposants et adjuvants, entre des scènes de vie ordinaires et tranquilles et de violentes ruptures événementielles, entre de brutales querelles opposant les uns et les autres et des scènes d’amour parfois empreintes de quelque salacité, entre les interventions de personnages modérateurs (le père et la grand-mère de Yoram d’un côté, le père de Brahim de l’autre), et celles de farouches partisans et partisanes d’une irrémissible incompatibilité entre les deux communautés. Le malaise général est accentué par le contexte historique, celui de la guerre du Liban, qui engendre ses propres tragédies au sein de familles juives apprenant la mort d’un fils tombé au combat, et qui accroît le ressentiment que nourrissent à l’encontre des autorités israéliennes les Bédouins de l’endroit, solidaires des Palestiniens réfugiés outre-frontière.

Le destin tragique de Yoram et de Fatima n’est en définitive que la représentation allégorique du drame que vivent depuis plus de soixante-dix ans deux communautés que l’Histoire a dressées l’une contre l’autre, drame fondé sur un sanglant rapport de force et sur une situation apparemment sans issue de domination et de révolte.

L’humanisme et la générosité dont fait preuve Arié, le père de Yoram, à l’égard de Fatima pourraient être un rayon d’espérance dans la funeste perspective, que vient renforcer le drame central, d’une sombre destinée commune aux deux clans, destinée irréductiblement marquée par la haine de l’autre. Cette lueur de bienveillance suffira-t-elle à l’avènement d’un dénouement optimiste pour cette répétition passionnante de la tragédie shakespearienne ? Laissons aux lecteurs la latitude de le découvrir.

 

Patryck Froissart

 

VL2

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

 

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)

 

Claude Kayat est un écrivain franco-suédois né à Sfax (Tunisie) en 1939. Il vit en Suède depuis 1959. Il a enseigné pendant 40 ans le français et l’anglais dans un lycée de Stockholm et a publié en parallèle 8 romans en France. Traducteur, artiste peintre, il est l’auteur de 28 pièces de théâtre écrites en français et en suédois.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Europa Hôtel, Farhad Pirbal (par Patryck Froissart)

Europa Hôtel, Farhad Pirbal (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.01.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBassin méditerranéenRomanEditions Maurice Nadeau

Europa Hôtel, Farhad Pirbal, novembre 2019, trad. kurde, Gaspard Karoglan, Arthur Quesnay, 180 pages, 19 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Europa Hôtel, Farhad Pirbal (par Patryck Froissart)

 

Farhad Pirbal, Kurde irakien, auteur narrateur de cette chronique romanesque originale, raconte ses années d’exil politique en France.

Le centre géographique et névralgique du roman, le point de couture de l’intrigue se situent dans un hôtel parisien de standing, Europa Hôtel, où Farhad fait profession de veilleur de nuit. Il y noue une authentique et croissante amitié avec le propriétaire, M. Luciana, un homme immensément riche, cultivé, féru de littérature persane, qui revendique ses origines judéo-portugaises et qui nourrit le rêve, utopique compte tenu de ses origines et du fait qu’il possède des biens en Israël où il se rend annuellement, d’aller rejoindre en Iran Ziba, avec qui il a eu une liaison passionnée lorsqu’elle effectuait ses études à Paris.

Artiste peintre, Farhad gravite en dehors de son service dans la sphère cosmopolite des exilés orientaux et dans l’espace bohême des peintres de Montmartre. Parmi ses fréquentations régulières figure l’un des protagonistes principaux de l’intrigue, Mohammad Hadji Zadeh, qui se présente partout comme « mollah » iranien contraint à l’exil suite aux persécutions qu’il aurait subies de la part du régime khomeyniste, alors que les informations recueillies par des compagnons d’exil font de lui tantôt un espion du régime tantôt un criminel en fuite auteur du viol d’une jeune Azérie, vierge, communiste, réfugiée dans un camp de transit… Un personnage trouble, qui vit d’expédients dans l’attente de l’obtention de l’asile politique en France et qui a pour particularité remarquable d’être physiquement le parfait sosie de M. Luciana.

C’est par l’entremise de Mohammad Hadji Zadeh que Farhad fait la rencontre financièrement bénéfique de l’élégante intellectuelle Saqui Gulchine, Iranienne réfugiée aux Etats-Unis, propriétaire d’une galerie de peinture à San Francisco, avec laquelle il signe un contrat de vente de ses tableaux et entretient une relation probablement amoureuse lors de chacun des séjours qu’elle effectue à Paris. Entre M. Luciana d’une part et Mohammad Hadji Zadeh d’autre part va se dérouler un louche et tragique jeu de dupes, va se mettre en œuvre une machination machiavélique dont Farhad est l’instigateur, le pivot, voire le dramaturge involontaire. Ce qui se révèle être, dans les dernières pages, un stratagème diabolique émerge progressivement du tableau social animé, finement mis en scène, de la vie quotidienne d’une communauté coupée de ses racines culturelles, au sein de quoi se nouent et se dénouent des relations fondées initialement sur ces affinités électives qui s’établissent spontanément entre exilés partageant peu ou prou la nostalgie de racines plus ou moins communes. A l’occasion se pose la question du communautarisme :

« Pourquoi toutes ces péripéties pour arriver jusqu’en Europe s’il ne s’agit pour vous que d’y vivre enfermés au milieu de votre culture et de vos traditions ? ».

L’auteur, narrateur et personnage central, parvient avec un talent certain à entraîner son lecteur/sa lectrice dans les faits, gestes, pensées et sentiments des protagonistes, les uns exprimant leur obsession d’obtenir droit de séjour définitif et travail décent dans le pays d’accueil et leur angoisse à la perspective d’être un jour reconduits dans leur pays d’origine, les autres leur aspiration irréversible à pouvoir repartir au plus tôt dans leur patrie, d’autres encore, Français natifs, leur dessein, a contrario, de s’expatrier dans des régions que leur voisin a été forcé de quitter.

Fantasmes contradictoires ?

– L’illusion pour l’homme est plus utile que la vérité.

– Comment ça ?

– L’illusion te donne un certain espoir.

Outre son intérêt romanesque, celui d’une histoire qui prend le lecteur/la lectrice et ne le/la lâche plus, Europa Hôtel décrit une réalité propre à chambouler les préjugés véhiculés communément quant aux conditions d’existence et aux motivations des immigrants. Que veut donc dire Saqui, l’amie iranienne de l’auteur, en cette formule lapidaire ? L’Europe pour nous est comme un hôtel.

Un récit bien ficelé, des personnages attachants, un suspense tout en finesse, presque en filigrane sur une trame socio-psycho-philosophique qui remue et donne à penser, une belle traduction, voilà les « ingrédients » qui font le bon livre.

 

Patryck Froissart

 

VL 3

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)

 

Farhad Pirbal est né en 1961 dans la région d’Erbil au Kurdistan irakien. Venu en France en 1986 pour étudier la littérature à la Sorbonne, il est retourné au Kurdistan en 1994. Écrivain, philosophe, chanteur, poète, peintre et critique, il est une figure importante et turbulente de son pays. Poursuivi au Kurdistan en 2010 pour avoir publié des textes érotiques dans le magazine Wreckage dont il était l’éditeur, il a suscité une mobilisation des écrivains et journalistes autour de lui. Auteur de nombreux ouvrages et pièces de théâtre, Europa Hôtel est son premier livre édité en français.

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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