21/12/2022

Les Wagons rouges, Stig Dagerman (par Patryck Froissart)

Les Wagons rouges, Stig Dagerman (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 09.06.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresPays nordiquesRoman

Les Wagons rouges, Stig Dagerman, Ed. Maurice Nadeau, Poche, mai 2022, trad. suédois Gustaf Bjurström, Lucie Albertini, 212 pages, 9,90 €

Les Wagons rouges, Stig Dagerman (par Patryck Froissart)

 

Les Editions Les Lettres Nouvelles (Maurice Nadeau) n’ont pas lésiné sur la qualité de finition des volumes de la Collection de Poche qu’ils viennent de lancer : couverture à l’esthétique attrayante qui constituera la « marque distinctive » de la collection, et papier élégant pour les pages intérieures, à savoir un Fabriano Palatina ivoire 80 gr.

Parmi les premières œuvres que Nadeau réédite dans cette collection prometteuse, figure ce recueil de neuf nouvelles du Suédois Stig Dagerman qui, précise Bjurström dans l’Avertissement, « ont été écrites à des dates différentes mais suffisamment rapprochées, cependant, pour qu’il n’ait pas semblé indispensable d’adapter un ordre strictement chronologique ».

 

1/ Les Wagons rouges

Helge Samson est employé dans un magasin de tissus empli du sol au plafond de rouleaux ne laissant entre eux que des enfilades étroites, sombres, poussiéreuses, labyrinthiques au sein de quoi il erre ou se terre à longueur de jour. De la chambre où il gîte solitaire non loin de là, il entend ahaner un long train sur les wagons duquel, une nuit, attiré à sa fenêtre à contre gré, il aperçoit des signes tracés en rouge dont la découverte, qui l’épouvante, est annonciatrice du désastre qui va s’abattre sur son existence.

2/ L’Homme de Milesia

Le narrateur personnage s’aventure un jour de neige dans les bas quartiers portant le toponyme de Sirley, alors qu’il réside dans la zone résidentielle de classe intermédiaire dénommée Milesia. Dans un bar où se trouve « un groupe de filles d’âges divers qui avaient toutes des cheveux de la même affreuse teinte jaune », il est accosté par un petit homme qui réussit à lui vendre un tableau dont les étranges propriétés vont bouleverser sa vie.

3/ Quand il fera tout à fait noir

De sa fenêtre donnant sur le port, le jeune Mikael assiste au repêchage, par l’équipe de la capitainerie, du corps d’une noyée. Ce spectacle déclenche chez le personnage une crise majeure, une rupture familiale et sociale, coïncidemment avec la survenue d’une obsession irrépressible : quelque part dans la ville, un suicide se prépare, celui d’une femme avec un capuchon bleu sur le visage. Mikael est persuadé d’être là pour la sauver. Il n’a plus que cette mission en tête : empêcher l’inconnue de passer à l’acte. Il part à sa recherche…

4/ Le Huitième Jour (Extrait d’un Décaméron suédois)

Un homme flottait dans l’eau du port de Maronga – pas encore mort. Ainsi commence cette nouvelle. Black, seul homme noir du navire Aischylos, en rade dans le port cité, a été forcé de sauter à l’eau, la nuit de Noël, par le capitaine qui, du haut de la dunette, tient braqué sur lui un fusil chargé, cran de sûreté enlevé, prêt à tirer si le matelot tentait de gagner le quai à la nage ou de remonter à bord. Ce châtiment forcément fatal lui a été infligé pour avoir mal effectué la singulière mission pour laquelle il a été envoyé à terre la veille. Cependant qu’il lutte pour ne pas sombrer, lui revient en mémoire l’enchaînement baroque des circonstances insolites dans lesquelles s’est déroulée ladite mission.

5/ Le condamné à mort

Un condamné à mort échappe in extremis à son exécution grâce au malaise dont est victime le bourreau juste avant d’actionner le mécanisme libérant la lame fatale. Gracié, innocenté, il est pris en charge par un mystérieux groupe d’officiels qui l’incitent, par un questionnement insidieux, répétitif, insistant, à se remémorer ce qu’il a ressenti le plus intimement d’une part durant le temps précédant la montée à l’échafaud, yeux bandés, et quand lui a été annoncée d’autre part l’annulation de la sentence. Embarqué pour un dîner organisé prétendument en l’honneur de sa réhabilitation, le rescapé est poussé, par le truchement d’une mise en scène machiavélique, à jouer le rôle principal d’une pièce à l’issue fatidique.

6/ Le procès

Petrus J. a commis le crime le plus abominable qui soit : il a emprunté, pour un petit tour sur l’eau, un brise-glace appartenant à l’Etat. Le texte reproduit l’interrogatoire-entretien auquel le soumet un juge qui le promène ensuite dans un endroit littéralement infernal où des « criminels » subissent des tourments éternels pour des motifs abracadabrants, à la seule fin de montrer à l’accusé quelques exemples du sort qui lui est dévolu pour avoir perpétré son horrible forfait.

7/ L’homme qui ne voulait pas pleurer

La plus grande actrice du pays, unanimement adulée, venant de mourir, toute la population, à tous les niveaux et dans toutes les sphères de la nation, verse des torrents de larmes, à l’unique exception de monsieur Storm, qui, pour ce comportement ignoble, est convoqué dans le bureau du Chef de la compagnie dont il régit la comptabilité. Sous peine de licenciement, il est alors soumis à une épreuve ayant pour but de libérer le flot expiatoire qui doit obligatoirement surgir de ses glandes lacrymales.

8/ Comme un chien

Deux populations riveraines d’un lac et d’un cours d’eau ayant toujours formé une seule et unique communauté en viennent un jour à se disputer la souveraineté de ces espaces aquatiques, ce qui aboutit au tracé d’une frontière au milieu de l’eau et à une situation de guerre froide entre les deux groupes désormais adversaires. Monsieur Dagerman, écrivain caporal de ce côté-ci de la ligne de front, est convoqué à s’entretenir « téléviphoniquement » avec le général Pompell à propos d’une phrase, extraite de sa dernière œuvre, évoquant la limpidité des eaux de la moitié du lac situé de l’autre côté, ce qui est considéré comme un acte de trahison : l’eau ne peut pas, ne doit pas être plus claire chez l’ennemi.

9/ Une histoire du temps passé

C’est la nuit. Le maître, un marchand, est alité, malade, terrassé par de lourdes souffrances. Le cadavre de sa mère, Marie, repose dans la chambre voisine. La servante, enceinte, sanglote à l’idée de devoir, sur ordre du maître, parcourir un long chemin dans la neige pour annoncer aux habitants d’une ferme lointaine la mort de Marie.

La neige tourbillonnait. On ne voyait ni la terre ni le ciel. Un homme avec un couteau montait l’escalier du marchand.

 

Synthèse

D’une nouvelle à l’autre, l’histoire évidemment diffère, mais on retrouve au fil des textes 1, 2, 3, 9 tous les éléments narratifs du genre fantastique tel que l’ont illustré les Maupassant, Poe, Tieck, Mérimée, Gautier, Irving et autres Lovecraft, ou l’Amok de Zweig.

Un personnage mène une existence primordialement ordinaire, banale, anonyme, dans laquelle s’introduisent brusquement, subrepticement, par effraction littéraire, des éléments circonstanciels en rupture de cohérence produisant une brutale impression d’étrangeté, dont la redondance provoque, chez le personnage et concomitamment chez le lecteur, une déstabilisation de plus en plus angoissante. Le personnage plongeant alors dans un environnement trouble, incompréhensible, surnaturel où se dissolvent ses repères, ses habitudes, sa vision du monde, et se retrouvant dans des décors a priori réalistes bien que souvent plantés en des milieux sinistres, en des quartiers misérables, délabrés, voire sordides, baignant de préférence dans une inquiétante obscurité, ou balayés par une tempête de neige, en vient à être dominé et à être agi par des pulsions obsessionnelles pouvant entraîner un comportement schizophrène, un irréversible état de démence (on pense inévitablement au Horla), voire une mort devenue d’évidence inéluctable.

Les nouvelles 4, 5, 6, 7, 8 sortent partiellement de ce schéma narratif. L’étrangeté y naît moins de l’inscription du scénario dans un univers où le surnaturel et l’irréel bousculent tout à coup l’apparence normale des choses que de l’immersion oppressante, dans l’atmosphère d’un théâtre kafkaïen qui exacerbe tel ou tel trait de l’organisation socio-administrative de notre espace existentiel, d’un personnage soudainement confronté au non-sens, à l’absurde application de règles tout autant absurdes, à l’exemple de ce qui peut se passer dans des régimes totalitaires où règne sans limite une censure morale, intellectuelle et artistique et où tout petit chef exerce un pouvoir discrétionnaire absolu sur ses subordonnés. Toutefois le fantastique, ou quelque forme qui lui ressemble, y apparaît, sous la forme, parfois, d’un burlesque ou d’un ubuesque sous-tendant une virulente critique sociale.

La construction textuelle, le suspense, le malaise permanent, jouissif, qu’entretient magistralement l’écriture, font de ce recueil, dans sa globalité, dans son originalité, une œuvre qui suffit à situer Stig Dagerman parmi les maîtres du genre.

 

Patryck Froissart

 

Stig Dagerman, né Stig Halvard Jansson le 5 octobre 1923 à Älvkarleby est un écrivain et journaliste libertaire suédois. Romancier et dramaturge, il est considéré comme l’un des représentants majeurs de la littérature de son pays dans l’immédiate après-guerre. Dagerman s’est suicidé le 4 novembre 1954 à Danderyd.

  • Vu: 737
 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:24 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.06.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), mars 2022, 884 pages, 28 €

Ecrivain(s): Patrice Trigano Edition: Editions Maurice Nadeau

Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Sur le modèle de La Pléiade, les éditions Maurice Nadeau ressortent en un précieux volume sur papier Bible de 900 pages la série des œuvres romanesques de Patrice Trigano publiées de 2010 à 2020. L’ensemble, introduit par une riche préface de Sarah Chiche, recueille, tenons-nous bien, cinq romans dont deux ont été recensés dans les pages de notre magazine :

– La Canne de saint Patrick

– Le Miroir à sons

– L’Oreille de Lacan (recension de Philippe Chauché en 2015)

– Uburébus

– L’Amour égorgé (ma recension en 2020)

La Canne de saint Patrick

Roman consacré à Artaud.

Comme il le fait magistralement dans chacun des ouvrages ici compilés, Trigano se glisse dans la personne physique et mentale d’Antonin Artaud et devient le personnage halluciné d’un récit en l’occurrence hallucinant, contant une lente descente dans une folie traversée par la quête obsessionnelle, suivie par la possession jalousement maladive puis par la perte douloureuse d’un attribut que l’artiste arbore, exhibe, brandit de façon théâtrale pendant des années de vie publique et de pérégrinations, persuadé qu’il s’agit de la canne qui aurait été confiée par Jésus à Saint Patrick, objet sacré ayant eu le pouvoir divin de convertir les foules lors de la mission d’évangélisation des Irlandais entreprise par le saint.

« Cette canne le poursuit. Cette canne l’obsède. Cette canne envahit l’espace de son rêve, impose son pouvoir. Elle se dresse face à lui, s’agite, le menace, le protège. Elle devient cause et centre de sa vie. A n’en pas douter, elle est un objet à fonctionnement magique… ». Dés lors, « c’est à Artaud qu’incombe la charge messianique de délivrer le monde du mal qui l’étreint ».

Si cette canne est un des éléments que manie Trigano dans une construction romanesque qui prend le lecteur aux tripes, si elle constitue le signe ostensible d’un délire poético-théâtral dont on se demande jusqu’à quel point joue consciemment Artaud, elle n’est qu’un des instruments narratifs d’un romancier qui décrypte crûment, avec une connaissance évidente des progrès de la psychanalyse, le cours chaotique d’une déconstruction de personnalité entraînant une régression économique aboutissant à la misère la plus crasse, d’une désocialisation qui doit de ne pas atteindre la solitude absolue à la sollicitude, ou à la pitié, de quelques écrivains et éditeurs qui restent convaincus du talent tumultueux de l’artiste.

Bouleversant !

 

Le Miroir à sons

Cette évocation de la vie et de l’œuvre de Raymond Roussel s’inscrit dans le quotidien d’un narrateur qui transcrit, séance après séance, les monologues dont il meuble chacun de ses séjours hebdomadaires sur le divan de son psychanalyste, lequel ne prend la parole que pour signifier à son patient la fin de la séquence et réclamer son enveloppe. Que vient faire Roussel dans ces soliloques ? Le narrateur se présente comme étant la doublure de l’écrivain, référence en miroir au premier roman de Roussel intitulé… La Doublure. On sait que Trigano joue à longueur d’écriture, de façon malicieuse, de ces jeux de miroirs, des mécanismes littéraires de résonances, de l’intertextualité, ce qu’il prouve, s’il en était besoin, par le choix du titre attribué au présent roman. Diablerie suprême : entre les séances de psychanalyse du narrateur s’intercalent des entretiens supposés avoir eu lieu entre Roussel et… son psychiatre de la Salpêtrière, le docteur Janet, connu pour avoir été un collègue de Charcot !

La trame ainsi faite juxtapose, mêle, compare, intrique et déroule, dans le fil d’une écriture élégante à la tension judicieusement mesurée, deux existences, deux histoires, deux intrigues, deux destins dominés par la présence prégnante de la mère dont le poids demeure même après la mort.

« C’est depuis que l’histoire de Roussel s’est superposée à la mienne que je parviens à parler de moi-même… ».

Tout ce qui réfère à Roussel fourmille, dans une narration romancée dont la tension captive l’attention, de détails érudits sur la vie publique et intime de l’artiste, sur ses pulsions homosexuelles, sur le constat, plus ou moins avéré, de ses échecs littéraires, sur ses accès de désespérance qui aboutiront au suicide, à Palerme, le 14 juillet 1933. Récit qui prend, tout autant que l’histoire personnelle du narrateur, qui se termine par une rébellion violente contre le silence et l’absence de réaction du psychanalyste, ce qui constitue une amusante pirouette, un renversement… renversant des rôles pour celui qui tout au long des entretiens, s’est évertué à se poser soi-même en psychanalyste de Roussel.

« Vous avez peur de moi ? Nous ne faisons pourtant que jouer ! Jouer à la vie. Tombez le masque de l’analyste qui vous colle à la peau ! Oubliez votre arrogance, votre orgueil ! Pour une fois, soyez sincère ! Dites-le ! Dites avec moi… que ce JEU VOUS DEGOÛTE ».

Vertigineux !

 

L’Oreille de Lacan, roman présenté par Philippe Chauché dans les pages de La Cause Littéraire en mai 2015.

Extrait, avec l’aimable autorisation du chroniqueur : L’Oreille de Lacan est l’histoire tumultueuse de Samuel Rosen, un dandy dépressif et misanthrope, épris de littérature, amateur d’art avisé, un homme au raffinement hors du communun homme qui fait de l’art son temps. L’auteur, qui se signale en ouverture du roman, ne va pas manquer de s’inviter au final, sans nouvelles de son personnage, qui s’est envolé. Entre temps, Samuel Rosen se sera approché d’un club très fermé des Omphalopsyques, adorateurs du nombril, des illuminés suspendus bouche bée aux paroles du gourou, il aura tenté en vain de s’asseoir sur le divan du fumeur de Culebras torsadés et tourné en rond dans sa bibliothèque, et au milieu de ses objets d’art et de curiosité.

 

Uburébus

Bien que le dessein soit, comme dans les autres romans de cette anthologie, de faire vivre, d’animer un créateur littéraire célèbre pour en faire le personnage principal d’un roman, la perspective ici pourrait paraître différente : le récit est écrit à la 2ème personne du pluriel traduisant un vouvoiement par le biais de quoi le narrateur semble s’adresser à Alfred Jarry. Mais il est immédiatement évident que par ce « vous » d’artifice narratif, ledit narrateur a pour destinataire son propre « moi ». A nouveau, donc, Trigano s’immisce en un artiste torturé à la fois par des tourments psychiques propres à sa personnalité et par l’angoisse permanente de la non-reconnaissance publique de son génie.

La profusion et la précision des détails domestiques, la succession quotidienne des éléments les plus triviaux de la vie privée, la puissance impressive de la transcription des sentiments, ressentiments, pensées, sensations, réactions, la proximité, la coïncidence même de la vision du narrateur et de celle qu’il prête à Jarry, l’inscription de l’existence publique du poète dans le fourmillement historique des événements artistiques mondains de l’époque, l’ardeur et la combattivité avec lesquelles il défend son œuvre envers et contre tous, tout concourt à une « incarnation » de Jarry en personnage d’un roman passionnant.

« Vos arguments ont eu raison des atermoiements de ce géant du théâtre : Lugné-Poë s’est incliné devant les demandes d’un jeune homme de vingt-trois ans aussi déterminé qu’insolent, têtu comme une mule, orgueilleux comme un paon. Il a cédé à votre emportement, et c’est très bien ainsi.

Ce soir, votre voix pourra enfin se faire entendre. Vous allez cracher à la face du monde. Et tant mieux si le public en est choqué. Ce sera la récompense de votre combat contre l’intolérance et la justice… ».

Empathie assurée.

 

L’amour égorgé, récit présenté par moi-même dans les colonnes de La Cause Littéraire en septembre 2020 (extrait). [C’est] l’histoire [elle aussi poignante] de René Crevel, qui portera toute sa vie le traumatisme de la découverte, à l’âge de quatorze ans, du corps de son père pendu, et qui aura été durant toute son enfance maltraité, humilié, battu, psychologiquement démoli par une mère à double visage dont il essaiera toujours, mais en vain, de découvrir l’origine de la haine qu’elle lui porte.

« On la trouve charmante, prévenante, attentionnée. Qui pourrait imaginer ce qui se passe dès que la porte de la maison se referme ? Quelle est donc la cause de cette détestation qui ne la lâche pas ? ».

Cependant le jeune Crevel est introduit dès son adolescence dans les cercles mondains et mouvants de la littérature grâce à un condisciple de lycée, Marc Allégret, le futur célèbre réalisateur et photographe de cinéma, qui le présente à Gide avec qui il entretient une relation trouble. Entré ainsi dans la ronde des grands, il ne la quittera plus, mais la volonté de suivre le mouvement s’accompagnera quasi perpétuellement d’atroces souffrances, tant physiques que psychiques.

Tragique !

 

Pour conclure sur l’ensemble :

Trigano ne « représente » pas les célébrités qu’il met en scène. Il les crée, les recrée, il crée et recrée pour nous Jarry, Roussel, Crevel, Artaud, Rosen… il nous les rend vivants, réels, proches, il les humanise, paradoxalement, alors même qu’il fait d’eux « des personnages de papier ».

Ce faisant, l’auteur se projette en ses créatures. Il est successivement Trigano-Jarry, Trigano-Roussel, Trigano-Crevel, Trigano-Artaud, Trigano-Rosen.

Merci, Patrice Trigano !

 

Patryck Froissart

 

Patrice Trigano est galeriste et romancier, on lui doit : La vie pour l’art (La Différence), Rendez-vous à Zanzibarcorrespondance avec Fernando Arrabal (La Différence), La Canne de saint Patrick, inspiré de la vie d’Antonin Artaud (Editions Léo Scheer), et les autres romans présentés ci-dessus.

  • Vu : 559

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Patrice Trigano

Patrice Trigano

 

Patrice Trigano est galeriste et romancier, on lui doit : La vie pour l’art (La Différence), Rendez-vous à Zanzibarcorrespondance avec Fernando Arrabal (La Différence), La Canne de saint Patrick, inspiré de la vie d’Antonin Artaud (Editions Léo Scheer).

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:23 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet (par Patryck Froissart)

Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 24.06.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanRamsay

Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet, mars 2022, 286 pages, 19 €

Edition: Ramsay

Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet (par Patryck Froissart)

 

Pourquoi ?

Oui, pourquoi faudrait-il tuer Wolfgang Müller ?

Wolfgang Müller, au moment où il entre en scène en ce roman, est, nonagénaire ayant toute sa tête, l’un des pensionnaires les plus âgés d’un EHPAD du Berry qui porte l’enseigne « Les Jours Tranquilles ». Mais cette tranquillité vient à être dérangée par les visites de plus en plus inquisitrices de Julienne Bancel, jeune journaliste ayant pour dessein de rédiger une série d’articles sur le parcours a priori original de cet ancien militaire allemand qui, après la capitulation du Troisième Reich et après avoir été, en tant que prisonnier de guerre, ouvrier agricole forcé dans des fermes du Cantal, a fait le choix, une fois libéré, de rester en France, d’abord comme ouvrier chez Michelin, puis comme professeur d’allemand jusqu’à sa mise à la retraite en 1983.

« Il avait toujours été un grand lecteur, et s’il préférait les biographies, les récits historiques retenaient son attention […] a fortiori les romans consacrés à la seconde guerre, qui faisaient la part belle aux grandes figures du régime nazi ».

La journaliste, intriguée par la découverte, lors de ces conversations auxquelles Müller se prête, dans un premier temps, complaisamment, de zones occultes dans le passé du vieil homme, d’époques de sa vie dont il se refuse obstinément à parler, devient, réactivement, de plus en plus avide d’en savoir davantage.

Quels secrets cache l’ancien soldat de la Wehrmacht ? Mais n’a-t-il toujours opéré que dans la Wehrmacht ? N’a-t-il pas, avec son régiment, ou avec d’autres compagnies, participé à l’une de ces épouvantables expéditions de punition collective, accompagnée de viols, de pillages et d’incendies, consistant à massacrer l’entière population d’un village suspect d’avoir abrité des « terroristes » de la Résistance ? N’a-t-il pas, un temps, été versé dans l’un de ces sinistres commandos à missions spéciales de « purification ethnique » menées dans le cadre de la « solution finale » ?

Où était-il à telle date ?

Avec qui ?

Qu’y faisait-il ?

« Wolfgang Müller était devenu une véritable obsession dans la vie de Julienne Bancel. Longtemps le vieil homme occuperait les pensées de la jeune femme ».

Parallèlement à la quête obsessionnelle de Julienne se déroule un autre récit, celui d’Isaac Dupuy, un autre vieil homme dont la mère, juive, et les deux sœurs ont été arrêtées, et déportées en janvier 44, via Drancy, à Auschwitz d’où elles ne sont jamais revenues, tragique disparition dont Isaac porte secrètement en lui le poids lancinant d’une souffrance perpétuelle.

Le roman commence par une scène de crime : Isaac pénètre dans l’EHPAD et poignarde mortellement Wolfgang. Pourquoi ? Parce qu’il est convaincu « qu’il faut tuer Wolfgang Müller », que ce meurtre est l’acte fondamental qui redonnera quelque sens à sa vie.

Toute l’intrigue, fort bien tendue, est fondée sur les recherches obstinées de Julienne Bancel, sur le dévoilement progressif de la relation qui la relie à Isaac et de celle qui pourrait exister entre ce dernier et Wolfgang.

Pour ce qui concerne « le Boche », une succession d’hypothèses, de pistes possibles, de suppositions, de reconstructions plus ou moins aléatoires à propos de ses activités militaires, de ses missions, de ses lieux d’affectation et d’opération, de son histoire d’avant-guerre, de son engagement éventuel dans les Jeunesses Hitlériennes puis dans les SS. Au fil des entretiens, le vieillard biaise, ruse, se dérobe, nie, rompt le dialogue, esquive, dévie. Dans le même temps, les investigations de Julienne dans toutes les archives accessibles révèlent des éléments troublants, sans jamais, toutefois, établir de certitudes.

Le meurtre de Wolfgang, ici présumé coupable, pose de façon cruciale les questions tournant d’une part autour de la difficulté des enquêtes menées depuis 1945 sur la disparition civile et la reconversion de nombreux criminels nazis ayant réussi à se refaire un statut social de personnes respectables après avoir soigneusement effacé toute trace d’un passé immonde, d’autre part autour du sort qui pourrait être celui d’un presque centenaire dont on aurait pu établir les preuves d’une réelle responsabilité dans les horreurs perpétrées par le régime nazi, mais aussi autour de la légitimité de la vengeance individuelle (car c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’acte d’Isaac).

Finalement, le roman se termine sans que le narrateur ait été en mesure de répondre aux deux interrogations qui sous-tendent le récit de la première à la dernière page : qui était Wolfgang Müller ? Fallait-il le tuer ?

Et c’est très bien ainsi.

 

Patryck Froissart

 

Né à Saint-Etienne, Thierry Poyet est un universitaire spécialiste de l’œuvre de Flaubert, auteur de nombreux essais et articles consacrés à la littérature du XIXe siècle. « Coup de cœur » du Prix Claude-Fauriel en 2019, il publie ici son troisième roman chez Ramsay.

  • Vu : 706

Réseaux Sociaux

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:22 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Une arche de lumière, Dermot Bolger (par Patryck Froissart)

Une arche de lumière, Dermot Bolger (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 13.04.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesJoelle LosfeldIles britanniquesRoman

Une arche de lumière, Dermot Bolger, janvier 2022, trad. anglais (Irlande) Marie-Hélène Dumas, 460 pages, 23 €

Edition: Joelle Losfeld

Une arche de lumière, Dermot Bolger (par Patryck Froissart)

 

Eva Goold Verschoyle est née dans le comté de Donegal, l’un des trois comtés d’Ulster qui ont été intégrés dans la République d’Irlande lors de la proclamation d’indépendance. Elle épouse en 1927 Freddie Fitzgerald, héritier d’une dynastie de hobereaux locaux dont la perte de puissance et de richesse matérielle est symbolisée par la décrépitude de ce qui subsiste du domaine et de la grande demeure ancestrale, et par la claudication de son propriétaire.

Ayant dû renoncer à sa vocation de devenir une artiste peintre, elle s’oblige à mener pendant vingt-deux ans une existence de femme au foyer que seul l’amour qui la lie à ses deux enfants, Francis et Hazel, l’aide à supporter. Dès qu’ils partent de la maison pour aller vivre leur vie, elle quitte son mari pour ouvrir en ville une modeste école d’art pour enfants. C’est cette scène de rupture, sans cris, sans larmes, sans violence, qui constitue le premier chapitre proprement intitulé Le départ.

Ayant ainsi rompu les amarres, sans toutefois divorcer, ce qui est très mal vu dans l’Irlande catholique ultra-conservatrice du milieu de siècle, plus mal vu encore que le divorce lui-même qui est déjà en soi un acte antisocial, Eva commence à mener en femme libre une existence faite de multiples séquences d’un périple qui aura pour étapes différents lieux de son pays, mais aussi d’Angleterre, d’Espagne, du Maroc, du Kenya…

« Deux ans plus tôt, elle avait passé l’été comme femme de chambre sur l’île de Sark. Et l’année précédente à Tanger comme bonne d’enfants pour un riche couple d’Anglais, tout en étudiant dans la bibliothèque du British Council le philosophe marocain Sidi Ahmed Abu al-Abbas al Khazraji al-Sebti dont la simplicité la touchait ».

Le récit détaillé, pointilleux des faits et gestes d’Eva, la représentation au quotidien, au jour le jour, de ce que les autres personnages voient, entendent, croient savoir ou pensent comprendre d’elle, s’accompagne, bien que la narration se fasse à la troisième personne, d’une identification étroite, d’une coïncidence parfaite de ce qu’elle-même voit, pense, sent, ressent avec le point de vue du narrateur, en perpétuelle focalisation interne. L’art de l’intrusion, de l’introspection, de « se mettre à la place de », de la fusion entre le narrateur et son personnage est ici d’une maîtrise exceptionnelle, faisant de Dermot Bolger, s’il en était encore besoin avec cette œuvre monument, un romancier de premier plan.

Le choix parfaitement contrôlé de cet angle narratif a pour résultat immédiat une irrésistible attraction d’empathie exercée sur le lecteur qui entre très vite dans le Je : elle, c’est moi, c’est moi qui lis et qui, dès les premières pages, me bats, souffre, pense, me remets en cause, juge et me déjuge. Le personnage d’Eva s’insère étroitement dans un contexte social, historique, politique brossé avec un grand souci de réalisme modulé par la subjectivité inhérente à la perception qu’en a le personnage. L’inter-relation entre le cadre et l’héroïne, implicite, et toute en touches subtilement impressionnistes, est constante. Elle détermine la succession et le sens des actes de la vie d’Eva. C’est dans l’évocation de cet arrière-plan, dans l’inter-réaction entre les faits de société et les comportements individuels que le talent de Bolger prend toute son extraordinaire ampleur. Michel Zéraffa aurait certes pu ajouter Une arche de lumière à la liste des romans sur lesquels il a fondé son étude (Roman et société).

Tout au long d’une existence couvrant la quasi intégralité du XXe siècle (Eva meurt en 2000 à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans), la société irlandaise et son évolution, contextualisées dans celles du monde, sont vues par les yeux d’Eva, et « réalisées » par ses discours, ses pensées et ses actes : militantisme pacifiste périlleux dans une région meurtrie par la guerre civile, revendications indépendantistes, lutte ouvrière, liberté sexuelle, manifestations contre les discriminations sexuelles, violentes en ces lieux jusqu’à la décriminalisation de l’homosexualité décrétée seulement en 1993, dont est victime en particulier le propre fils d’Eva, combat pour l’émancipation sociale de la femme, anticolonialisme, antiracisme, accointances socialistes mais anti-stalinisme, assistance bénévole aux plus défavorisés, démocratisation de l’expression artistique, sympathie affirmée pour les adeptes du mouvement hippie, distribution de tracts à la sortie des gares, Eva est partout et tout le temps : son « activisme » est permanent, jusqu’à l’amener à l’indifférence souvent exprimée à l’endroit de son propre sort, de sa propre santé, de la précarité, voire à certains moments de son insouciance face au dénuement intégral dans lesquels l’entraîne son engagement, patient mais tenace.

« Elle s’intéressait à tous et n’enviait personne. Être pauvre semblait une bénédiction car, comprenait-elle maintenant, le secret de la sérénité était le renoncement à toute possession nuisant à la simplicité intrinsèque de la vie ». Si son frère, Art, communiste convaincu, « souhaitait changer le monde, Eva ne pouvait qu’y apporter quelques transformations, à son rythme de tortue ».

Attention ! On n’est pas dans l’hagiographie. Eva n’est pas Mère Teresa. Eva mène de front ses combats et sa vie de famille, ses relations amicales et amoureuses, ses ruptures, son appétit des voyages et son besoin ponctuel de dépaysement qui la conduit à séjourner par exemple dans de modestes pensions au Maroc ou ailleurs, ses expériences pédagogiques, ses doutes, ses révoltes, ses essais récurrents et ses échecs répétés quant à son aspiration à se faire connaître dans les domaines de la peinture et de la littérature, et, jalonnant de malheur son itinéraire chaotique, les décès successifs des êtres qu’elle chérit.

On coexiste donc avec un personnage qui accuse fort douloureusement les mauvais coups du sort, dont les souffrances, par le biais d’une écriture dont la puissante expressivité est parfaitement rendue par la traductrice Marie-Hélène Dumas, sont ressenties conjointement par le lecteur avec une extrême intensité, mais qu’une force intérieure anime, sans pareille, constamment renouvelée, qui lui permet de se relever après chaque culbute, de faire face, de repartir vers d’autres perspectives. Le dernier chapitre de cette vie passionnée, un lent cheminement de la vieillesse vers la mort, soutenu par les réflexions intimes qu’il provoque chez Eva faisant année après année le constat lucide de sa progressive décrépitude, se fait en grande partie dans une roulotte où, avec ses chats et son chien, elle accueille encore des artistes et des marginaux venus de partout. Cet habitat précaire est connu à la ronde comme étant « L’Arche de lumière », nom qui lui a été attribué par la petite-fille d’Eva et qui symbolise le rayonnement et l’hospitalité caractérisant l’héroïne. On sera ensuite immanquablement sensible à la façon dont Eva se perçoit, voit les autres et raconte la maison de retraite où ses amis se sont résignés à la placer, à la façon déformée et décousue dont elle « dit » encore, avec ses absences, ses oublis, sa mémoire défaillante, ses angoisses croissantes, la terrible et inéluctable dégénérescence ante-mortem. Ce qui ne l’empêche pas, dans les moments de plus en plus rares de lucidité, de poursuivre ses combats ! « Elle avait réussi à griffonner deux lettres de protestation, l’une adressée au ministre irlandais de l’Agriculture, contre l’exportation de bétail vivant, l’autre à la British Nuclear Fuels, contre l’usine de combustible MOX de Sellafield ». Jusqu’au bout.

La postface rédigée et signée par un Dermot Bolger s’exprimant à la première personne sous son propre patronyme constitue un joli coup de théâtre littéraire, Eva quittant de manière inattendue son statut de personnage de papier pour s’incarner en une dénommée Sheila que l’auteur affirme avoir bien connue. Là se joue une partie intéressante sur la relation entre fiction et réalité, sur les possibilités (évidemment infinies) de broder un personnage intra narratif à partir de l’existence (ici présumée réelle) d’une personne civilement référencée. Mais Bolger ne se livre-t-il pas en l’occurrence à une démultiplication des portraits, à un jeu espiègle et décalé avec le lecteur ? Sheila n’est-elle pas un avatar fictionnel d’Eva ? Les possibles sont infinis. C’est fort intéressant, et intellectuellement plaisant.

Indubitablement un très, très, grand roman. Autres œuvres du même auteur recensées dans ce magazine : Le ruisseau de cristal, et Une illusion passagère.

 

Patryck Froissart

 

Auteur irlandais prolifique, Dermot Bolger est né dans la banlieue ouvrière du nord de Dublin. Après avoir travaillé comme ouvrier d’usine, en particulier en Allemagne, puis comme assistant bibliothécaire, il se consacre exclusivement à l’écriture depuis 1984. Très célèbre en Irlande, il a à son actif sept romans, neuf pièces publiées et plusieurs volumes de poèmes. Sa première pièce, The Lament for Arthur Cleary (1989), a reçu plusieurs récompenses : le Prix Samuel Beckett, le Prix Stuart Parker de la B.B.C. et une distinction spéciale au Festival d’Edimbourg. En 1977, puis en 1999, il a l’idée d’écrire en collaboration avec six autres romanciers irlandais célèbres deux romans portant le même titre (Finbar’s Hotel), qui sont en fait chacun une suite de courts récits sur la gloire et la décadence de l’hôtel du même nom. La version française de Finbar’s Hotel est publiée en 2000 chez Joëlle Losfeld. Entre 1977 et 1992, il dirige une maison d’édition progressiste, la Raven Arts Press. En 2008 paraît Toute la famille sur la jetée du paradis, et en 2012, Une seconde vie, chez Joëlle Losfeld.

  • Vu : 709

Réseaux Sociaux

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:18 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Ecritures carnassières, Ervé (par Patryck Froissart)

Ecritures carnassières, Ervé (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.04.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRécitsEditions Maurice Nadeau

Ecritures carnassières, Ervé, Editions Maurice Nadeau, Coll. A vif, avril 2022, 150 pages, 17 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Ecritures carnassières, Ervé (par Patryck Froissart)

 

Dans la droite ligne de cette nouvelle collection A vif dirigée par Adeline Alexandre et Delphine Chaume, les Editions Nadeau publient un ouvrage témoignage rendant compte d’un itinéraire asocial. L’auteur, pseudonyme Ervé, est une de ces ombres de la rue qu’on aperçoit à peine, qu’on croise avec une inattention répétée, dont on oublie ou dont on nie inconsciemment et immédiatement la réalité.

Retiré à sa mère à l’âge de six mois par décision de justice, Ervé enfant passe d’une famille d’accueil à un foyer de la DDASS aux règles de vie monacales, dans le département du Nord économiquement sinistré. Mais dans le temps de l’écriture, Ervé est un SDF (acronyme pour l’anonyme moderne qu’est ce marginal ne pouvant être localisé à une adresse « citoyenne »).

Entre ces deux époques, Ervé traîne une existence chaotique, fracturée.

Soit !

Ces brefs prolégomènes pourraient laisser accroire qu’on nous propose un docufiction (pourquoi diable Larousse classe-t-il ce néologisme barbare dans le genre masculin ?).

Il n’en est rien.

Ervé écrit, Ervé est un poète, un artiste aux multiples talents. Il a sa muse.

« Elle m’a encouragé, toujours, à écrire, dessiner, à coucher sur le papier ce qui m’habite… »

Le texte est constitué de bribes de vie, de courtes scènes n’ayant, et c’est très bien ainsi, entre elles aucune linéarité temporelle, entremêlant séquences heureuses (rares) et malheureuses (fréquentes) de son enfance en foyer, fugues, sanctions, privations, mauvaises fréquentations et belles rencontres (dont celle qui a préludé à un épisode de vie conjugale au cours de quoi sont nées ses deux filles, qu’il nomme « ses deux poumons » et à qui il rend de temps en temps de poignantes et exaltantes visites), errances solitaires commentées (principalement dans les rues de Paris), expériences sociales multiples et expression d’une vision de la société marquée par la lucidité crue que procure le fait d’en être sans que nul n’en atteste, d’être considéré constamment à proprement parler comme évoluant invisiblement « hors » ou plutôt « à côté » de ladite société.

Ervé poète, Ervé témoin.

« […] pour témoigner de la Rue, de sa violence, de ses excès, des peines et des joies, des colères insaisissables et des trop rares petits instants de grâce ».

La puissance, immédiate, de l’expression réside, non pas en le résultat d’un labeur délibéré et répété sur le langage, mais en sa spontanéité et en son caractère intact, indemne de retouches.

« Ecrire mais ne pas se relire trop. Quitte à y laisser des bleus ».

Oui, l’écriture d’Ervé est naturellement poétique. Elle coule de cœur, de bouche, de source, tantôt comme une de ces sources gazouillant dans la sérénité chatoyante d’un retrait de verdure, mais le plus souvent comme l’un de ces geysers jaillissant écumeux des sombres tréfonds d’un gouffre avec des grondements rageurs, et parfois aussi comme l’écume triste et froide d’une drache sur un canal de ce département du Nord où se sont cahotées son enfance et son adolescence.

« J’ai un tomahawk sur le cœur.

Je fais déborder la Seine à chacun de mes passages sur ses rives, rebords ou quais. Quand je sanglote, Paris croit qu’il pleut ».

Jusqu’au réalisme glaçant d’un constat définitif :

« […} D’aucuns pensent que vivre à la rue est une forme de liberté. Liberté d’y crever surtout. Il faut avoir du cuir ou une carapace en lieu et place de peau pour supporter cette vie de merde. Mais je ne me plains pas. Je suis quasi né dans la rue. Ça doit me coller aux basques ».

Ecritures carnassières est publié. Sa lecture serre le cœur. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : le dessein d’Ervé n’est absolument pas d’inspirer compassion. Il est ce qu’il est, point.

Après en avoir signé le bon à tirer, après en avoir signé le contrat d’édition avec Nadeau, le poète est reparti anonyme, chez lui, dans la rue.

Il a dit.

 

Patryck Froissart

 

Ervé vit dans la rue. Et celle-ci l’habite. Il traîne avec lui le fardeau d’une mal enfance et, entre colère, tristesse et mélancolie, il écrit. Ecritures carnassières est sa première publication (note biographique de l’éditeur).

  • Vu : 828

Réseaux Sociaux

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:17 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Carnets secrets du Boischaut, Catherine Dutigny (par Patryck Froissart)

Carnets secrets du Boischaut, Catherine Dutigny (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 05.05.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Carnets secrets du Boischaut, mai 2022, 275 pages, 19 €

Ecrivain(s): Catherine Dutigny Edition: Editions Maurice Nadeau

Carnets secrets du Boischaut, Catherine Dutigny (par Patryck Froissart)

 

 

Sur un village rural ordinaire du Berry profond plane dans les années cinquante la menace diffuse et permanente de la révélation d’une vérité fort dérangeante pour les uns ou les autres du rôle qu’aurait joué un membre de la communauté villageoise quant à la dénonciation calomnieuse de collaboration avec les Allemands, au moment de l’épuration, du mari de Marthe, la propriétaire d’une exploitation agricole dont les terres sont avidement convoitées par certains de ses voisins. Ledit époux, dont l’innocence ne sera reconnue qu’après qu’il aura été fusillé, avait le tort, pour nombre de villageois, d’être Alsacien, donc étranger à la région, marqué comme proche des Teutons par son fort accent germanique, et d’avoir marié, à la place d’Untel qui ne l’aura pas digéré, la belle et riche Marthe.

L’auteure prend prétexte, de manière amusante, de la nature sensible de cette tragédie dont les l’identité des antagonistes ne doit pas être publiquement dévoilée pour mettre en place un jeu de tiroirs narratifs. Ainsi l’histoire aurait été portée à la connaissance de l’instituteur local par l’acteur principal, le cantonnier Jules. Le maître d’école l’aurait consignée, en changeant les noms, dans des carnets secrets (d’où le titre du livre) qu’il aurait confiés à sa sœur, libraire, avant de mourir, avec consigne de ne les céder qu’à une personne de confiance pour une éventuelle publication vingt ans après le propre décès de la libraire. Cette personne de confiance est la narratrice qui emprunte son JE à l’auteure.

Le sceau du secret est ainsi constitué de plusieurs couches.

La chappe de plomb imposée sur cette affaire nauséabonde est d’autant plus pesante que le nom du dénonciateur, ou de la dénonciatrice, est l’objet de supputations hasardeuses et contradictoires, et que des accusations réciproques circulent sous les jupes et les manteaux.

Certains cependant recherchent la lumière.

Parmi eux, Jules, le cantonnier…

Or, une nuit, au juste moment des douze coups, Jules, de retour du bistrot où il a ingurgité maintes goulées, se retrouve face à une scène fantastique : sur le faîte d’un toit, surgissant des cheminées voisines, apparaissent les silhouettes flottantes de la veuve et de personnalités locales qui vont devenir les principaux personnages du roman. L’apparition serait due, selon le narrateur primaire, à la décapitation, exécutée le jour même, d’un coq sans doute un peu démoniaque…

Encore sous le coup de l’ébahissement, revenant de l’évanouissement dans lequel il a plongé après avoir écouté involontairement la dispute à laquelle se sont livrés les acteurs fantomatiques avant de disparaître, voilà Jules nez à museau avec Arsène, le chat du vétérinaire, qui se met à… lui parler.

Jules et Arsène sympathisent, se causent. Jules raconte l’affaire à son nouvel ami.

Et puis, plus tard :

« Arsène, je te confie une mission difficile, voire impossible ! Tu vas devoir, toi aussi, mener une enquête…

Arsène bomba le poitrail. Son heure était venue ! Les premiers accords d’Arsenic blues retentirent dans ses oreilles et la trogne de l’inspecteur Bourrel envahit son cerveau ».

Et voilà notre Arsène promu co-enquêteur.

Une sacrée paire de détectives qui se met en piste !

Tout au long de l’enquête, Chat va, Chat vient, Chat fouine, Chat vire par-ci, Chat loupe un détail par-là, Chat rogne ailleurs un élément inopportun, Chat cale sur une fausse piste, Chat hue silencieusement tel protagoniste, Chat rit, varie dans ses hypothèses, têtu, Chat mêle et Chat maille les fils pouvant mener à la révélation, Chat rue dans les brancards, oui, Chat râle chaque fois que Jules se verse un verre de trop, et, tenez-vous bien, quand il le faut, pour faire avancer l’intrigue, Chat lit un petit message : ch’est tout Chat, l’Arsène.

Quant à Jules, s’il est convaincu d’être le maître du jeu, il doit le plus souvent au flair de Chat d’avancer dans ses investigations.

L’auteure, comme il se doit dans un polar, fantastique de surcroît, entretient la tension, retient l’attention, jusqu’à la chute finale, avec un remarquable sens du suspense, mêlant l’invraisemblable et le prétendu réel, le conte à la Marcel Aymé et un contexte historique dûment documenté, le comique et le tragique, la cocasserie et l’affirmation, sourcils de Chat froncés, du plus grand sérieux.

Le tout s’inscrit dans une atmosphère rurale du milieu du vingtième siècle, en un clos narratif où la modernité recouvre une survivance encore parfois vivace des superstitions ancestrales, où, au sein de communautés de villageois liés entre eux depuis des siècles par un destin commun, existent des rivalités, des jalousies, des détestations dominées par un sentiment majoritairement partagé : le rejet de l’étranger.

Ici, l’invraisemblable est vrai. L’étrange est banal. Tout est possible. Et on feint d’y croire. Et on finit par y croire.

Bizarre !

Vous avez dit « bizarre ? »

Et le fait que le prénom de l’auteure commence par « Cat » ? Simple coïncidence ? Allons, laissez-moi rire !

Et riez avec moi à la lecture de ce bon roman du terroir !

 

Patryck Froissart

 

Catherine Dutigny, née à Paris en 1949, est auteure de romans, contes et nouvelles. Elle rejoint en 2012 La Cause Littéraire dont elle devient rédactrice et membre du comité de direction. Elle anime un atelier d’écriture dans le Val-de-Marne.

  • Vu : 766

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Catherine Dutigny

Catherine Dutigny

 

Catherine Dutigny est auteure de romans, de nouvelles, de contes et rédactrice à La Cause Littéraire.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:16 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Tout ce qui brûle, Lisa Harding (par Patryck Froissart)

Tout ce qui brûle, Lisa Harding (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 13.05.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesJoelle LosfeldIles britanniquesRoman

Tout ce qui brûle, mars 2022, trad. Irlandais, Christel Gaillard-Paris, 331 pages, 22 €

Ecrivain(s): Lisa Harding Edition: Joelle Losfeld

Tout ce qui brûle, Lisa Harding (par Patryck Froissart)

Tout ce qui brûle est le roman d’un personnage féminin en combustion dans le contexte volontairement flou d’une Irlande moralisatrice, socialement conservatrice et structurellement patriarcale.

Sonya, après des débuts prometteurs sous les feux des projecteurs dans une carrière de comédienne interrompue dans des circonstances qui ne sont pas communiquées de façon précise, vit seule avec ses deux « garçons » : son fils, Tommy, à qui elle voue un amour fusionnel, âgé d’un peu plus de quatre ans quand commence le récit, et le chien Herbie, qui est, de jour comme de nuit, compagnon de toutes les activités (jeux, promenades, sieste, repas, télévision). Mais Sonya est alcoolique. Son comportement de plus en plus anticonformiste, antisocial, épié par une voisine « qui lui veut du bien », ouvertement réprouvé par les bien-pensants du village, finit, estiment les quelques témoins de ses transes éthyliques, par mettre en danger tant sa propre vie que celles de son fils et de leur compagnon canin. Sur intervention de son père, avec qui elle a peu de contact mais qui semble la faire perpétuellement surveiller, Sonya est placée dans une institution religieuse spécialisée dans la désintoxication, et Tommy et Herbie sont envoyés séparément dans des lieux d’accueil dont on refuse de dévoiler la localisation à l’actrice privée momentanément, à son profond désespoir, de ses droits parentaux et de sa liberté de mouvements.

C’est à ce point du récit que vient la partie la plus importante, en volume, en contenu et en intensité, d’une narration des conditions de vie dans ce quasi-internement menée sans aucun temps mort par Sonya elle-même, exclusivement en focalisation interne. Le roman est en effet un dialogue permanent avec soi-même étroitement ancré dans le récit de ce que fait, voit, entend, dit, répond, subit, accepte, refuse ou fuit la narratrice. C’est un combat incessant, jour après jour, heure par heure, poignant, qui s’exprime à la fois dans la tête et par la bouche de la jeune femme et dans le tourbillonnement de quoi est happé le lecteur.

Combat extérieur contre la norme des conduites parentales, éducatives, en vigueur, contre les contraintes sociales exercées habituellement et généralement acceptées « par les autres » concernant les relations convenables à établir et à maintenir au sein de la cellule familiale, contre les obligations sociétales (ici par exemple la scolarisation/socialisation de Tommy, mal consentie et donc mal gérée par Sonya au grand dam des services sociaux), contre le fait de « manger des animaux » (Sonya est végétarienne), contre l’interdiction brutale et totale qui lui est faite de revoir « ses deux enfants » durant les terribles premiers mois de cure, contre la nature religieuse d’un certain nombre d’éléments psychologiques de la cure, contre l’autoritarisme distant d’un père apparemment dominé par sa nouvelle épouse qui s’acharne pour sa part à pourrir le lien père/fille.

Simultanément et a contrario, combat intérieur déchirant, avant l’internement contre la tentation de boire et contre des impulsions incontrôlables nées sous l’effet de l’alcool, puis, pendant le traitement, combat pour supporter la cruelle sensation de manque et les malaises concomitants, angoissantes poussées d’envie de se conformer à la règle tout en restant persuadée de ne pouvoir y réussir, douloureuses velléités de rétablir une relation apaisée avec son père entrecroisées avec des bouffées de détestation filiale, violentes pulsions de révolte péniblement contenues, montées d’agressivité entraînant des actes amèrement regrettés sitôt que perpétrés, et, de temps à autre, élans suicidaires désespérément réprimés, moments de panique à l’impression de tomber dans la démence.

« Je lève mon visage vers le ciel parsemé de nuages. Je tombe à genoux. Ce que j’ai failli faire. Secouer la tête pour essayer d’en déloger les pensées qui déboulent. L’impression de me noyer, d’être submergée. Essayer de retenir ma respiration, me balancer à genoux en récitant des incantations, aidez-moi, aidez-moi, s’il vous plaît, aidez-moi, sans savoir qui j’implore… ».

Ces mouvements contraires agitant un flux continu de pensées-paroles de toutes les tonalités entretiennent une tension extrême, qui ne laisse de répit au lecteur pris dans la tourmente qu’à l’occasion de rares et courts épisodes de décompression dans le cours cahoteux d’une liaison amoureuse avec un des psychologues intervenant dans le centre de soins et dans celui, non moins bringuebalant, de la vie de Sonya « d’après » le traitement.

On avait pu apprécier, dans Abattage, le précédent roman de Lisa Harding, recensé sur une autre page du magazine de la Cause Littéraire, comment l’auteure irlandaise, par la « technique » narrative de la vision interne qui autorise la liberté, et donc la crudité du langage, sait exprimer magistralement la violence faite aux femmes dans une société dominée par le mâle, ici doublement représenté par le père de Sonya et le psychologue, l’amant qui prétend « prendre en mains » le redressement, le retour de la jeune mère à « une vie normale ».

On ne sera pas déçu par ce nouveau grand, prenant, puissant roman.

 

Patryck Froissart

 

Lisa Harding, dramaturge et actrice, vit à Dublin. Abattage, son premier roman, a reçu le Kate O’Brien Award. L’auteure est engagée dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

  • Vu : 660

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Lisa Harding

Lisa Harding

 

Lisa Harding est dramaturge et actrice. Elle vit à Dublin. Abattage, son premier roman, a reçu le Kate O’Brien Award. Elle-même est engagée dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:15 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Tout ce qui est à toi brûlera, Will Dean (par Patryck Froissart)

Tout ce qui est à toi brûlera, Will Dean (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 20.05.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsPolarsRomanBelfond

Tout ce qui est à toi brûlera (The last thing to burn), Will Dean, mars 2022, trad. anglais, Laurent Bury, 267 pages, 20 €

Edition: Belfond

Tout ce qui est à toi brûlera, Will Dean (par Patryck Froissart)

 

Un roman de l’horreur, qui semble tout droit sorti de la sinistre cave d’un Dutroux, ou inspiré par ce qu’a vécu la jeune autrichienne Natascha Kampusch pendant huit ans. Si l’auteur a eu le dessein de montrer un exemple de la monstruosité qui peut animer un individu dans son rapport à certains de ses semblables sur lesquels il lui est permis circonstanciellement de s’arroger un pouvoir absolu, il y a réussi.

La narratrice, Thanh Dao, qui parle à la première personne, obligeant ainsi le lecteur à ressentir conjointement les horreurs de sa captivité, est une jeune Vietnamienne, arrivée clandestinement dans un conteneur en Angleterre avec sa sœur Kim-Ly dans un « lot » de migrantes attirées par la promesse d’un travail correctement rémunéré leur permettant de poursuivre des études universitaires tout en faisant parvenir une aide financière à leur famille. A leur arrivée, les passeurs les louent puis les vendent en catimini à divers « patrons » – ici un propriétaire terrien vivant reculs dans une ferme isolée – qui ont tout loisir de les exploiter à leur gré de façon évidemment totalement occulte. Alors se met en place l’emprise, alors commence un long, un terrifiant calvaire.

Assujettissement psychologique : chaque « faute » est « punie » par la mise au poêle d’un des objets personnels que l’esclave, rebaptisée Jane et ayant interdiction de prononcer le moindre mot de vietnamien, a emportés dans son exil : ses quelques photos de famille, ses papiers d’identité, le roman de Steinbeck, Des souris et des hommes, à quoi elle tient énormément, et les lettres de sa sœur, que le bourreau prétend être employée clandestine à Manchester et qu’il menace de dénoncer et de faire expulser si « Jane » réussissait à s’enfuir.

Tout ce qui est à toi brûlera.

L’obligation de soumission, déjà insoutenable, croît encore lorsque naît « accidentellement » une fille de cette union ignoble, dès lors que le persécuteur, s’octroyant droit de vie et de mort sur la petite, avertit la mère qu’il la noiera dans un fossé comme un chaton en cas de nouvelle velléité de fugue. Privation d’identité, perte totale d’intimité (la toilette et les besoins les plus intimes doivent se faire devant les yeux du maître), obéissance absolue, observation sans faille, sous peine de punition, des règles maniaquement imposées, des plus courantes (les œufs au plat doivent être cuits exactement comme les cuisait l’autre Jane, la défunte mère du tortionnaire) aux plus sordides (y compris, évidemment, celles d’ordre sexuel) : l’asservissement calculé dans ses moindres gradations aboutit à une telle dépendance, à une telle servilité forcée que se produisent de temps à autre des symptômes du syndrome de Stockholm, à l’occasion d’une petite « faveur » accordée à contre-cœur par le tyran, comme dans cette scène qui pourrait être celle, familière, du souper d’un couple « normal » :

« J’ai envie de l’embrasser. J’ai envie de lâcher cette poêle, cette cuisinière, pour me laisser tomber à ses pieds pointure 46.

– Merci, dis-je en faisant brunir les saucisses aussi régulièrement que je peux.

Nous mangeons en silence.

– Elles étaient bonnes, les saucisses.

Normalité affirmée régulièrement, avec une délectation morbide, par le martyriseur, au dessein de rendre encore plus cuisante, plus oppressante, plus humiliante pour la victime sa situation d’intégrale dépendance.

Assujettissement physique : après une première tentative de fuite, « Jane » subit une punition ressemblant à celle infligée aux esclaves marrons à qui les maîtres faisaient couper les jarrets pour empêcher la récidive : le fermier lui fracasse une cheville avec une lourde pince coupante.

Glaçante démonstration de l’abjection dont sont capables de faire montre certains êtres humains potentiellement ordinaires lorsque leur est donné le pouvoir sur leurs semblables, illustration « modèle réduit » en un lieu clos « familial » de l’ignominie de masse des tortionnaires qui ont marqué l’Histoire de l’Homme du sceau de leur infâmie, de ceux qui ressurgissent hélas dans une actualité internationale préoccupante en ces premiers mois de 2022, de ceux qui attendent embusqués, drapés dans leur idéologie nauséabonde, que les aléas des régimes pourtant les plus démocratiques leur permettent de s’emparer du pouvoir et de mettre à exécution leurs projets immondes.

 

Patryck Froissart

 

Will Dean a grandi dans les East Midlands en Angleterre, mais c’est en Suède, au cœur d’une forêt reculée, qu’il s’est installé pour s’adonner à ses deux passions, l’écriture et la lecture.

  • Vu : 752

Réseaux Sociaux

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:14 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Quand le merle blanc…, Anne Letoré (par Patryck Froissart)

Quand le merle blanc…, Anne Letoré (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 03.02.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes Livres

Quand le merle blanc…, Anne Letoré, Editions de L’Âne qui butine, Coll. Xylophage, 2011, 164 pages, 22 €

Quand le merle blanc…, Anne Letoré (par Patryck Froissart)

 

Cette édition comprend 317 exemplaires numérotés et abondamment illustrés, sous couverture cartonnée ornée d’un dessin en incrustation. Un beau livre, dans la tradition de parfaite finition qui caractérise L’Âne qui butine, maison qu’a co-créée et que dirige Anne Letoré, par ailleurs auteure du présent ouvrage.

Marin, à divers âges de sa vie, est le personnage principal, très anti-héros, ballotté dans les flots aléatoires d’une existence passée à tourner en rond à la recherche du bateau Cassiopée, en référence à l’épouse de Céphée condamnée à tourner sans fin autour du pôle la tête en bas pour avoir osé affirmer que sa fille Andromède était, ô hérésie, plus belle que les Néréides.

C’est à bord de la Cassiopée que le jeune Marin tombe sous l’emprise définitivement implacable de Maîtresse, qui a ordonné à Capitaine, son amant défaillant, de lui dénicher dans un port d’escale un partenaire plus performant. « Pour Elle, j’étais aussi l’homme qui parcourait les bas-fonds des ports où nous accostions, à la recherche de chair fraîche […]. Elle était parfois d’une insatiabilité inouïe », se remémore Capitaine lors de ses ultimes retrouvailles avec Marin.

Venise, Hambourg, Istanbul, île tropicale indéterminée… autant d’étapes extravagantes d’une odyssée passionnelle.

Maîtresse, constamment accompagnée de son merle blanc, hante Marin (et accessoirement Capitaine) tout au long de sa vie, une vie dont on ne nous dévoile que quelques péripéties éparses. Son souvenir et son fantôme l’obsèdent après qu’il a mis fin à un séjour initiatique sur le navire, caractérisé par un dérèglement libidineux époustouflant. Le spectre lui en réapparaît ici et là dans ce qui s’apparente à un délire hallucinatoire mais qui est présenté par la narratrice auteure comme un épisode « normal » de l’itinéraire amoureux du matelot au long cours.

Tout cela ne serait-il que la logorrhée obsessionnelle d’un dément, que la voix intérieure libérée d’un rêveur, que l’incantation erratique d’un poète qui laisse libre flux à son imagination ? Qu’importe ! Qu’on accepte l’invitation au voyage, qu’on se donne le loisir de monter à bord de ce bateau ivre, de cette nef des fous, et de s’abandonner à cette violente dérive, et de se laisser prendre aux chants lancinants et aux étreintes torrides de femmes cougars de hasard, d’une infirmière décomplexée, d’une « authentique » sirène !

C’est par une des apparitions fantastiques, face à Marin et à Capitaine qui viennent de se retrouver dans un dédale de leur vie, du succube et de son merle blanc, dans le cadre irréel, de réminiscence vampirique, d’un château qu’on se complaît à situer dans les Carpates, que débute ce roman poético-fantastique qui se déroule ensuite par va-et-vient narratifs entre retours sur passé et sauts en avant dans l’existence de Marin.

Entrelacs de longs couloirs sombres et bleus. Capitaine et Marin, l’un derrière l’autre, marchent. Un sol de pierres discordantes, noirâtres, où souvenirs et illusions s’incrustent, un jazz syncopé sur les pas d’amoureux éperdus…

Violette, la servante de Maîtresse, le quatrième personnage du récit, tient dans la trame un rôle d’importance croissante, jusqu’à jouer un rôle de premier plan dans quelques divagations d’une truculente impudicité qui agrémentent les rencontres entre les trois autres.

Parenthèse : intertextualité. « Quand le merle blanc ». Ce titre pourrait évoquer « Lorsque le pélican » de Musset, mais la présence du nom de Violette est propice à déclencher plutôt la référence au poème d’Eluard commençant par les mêmes mots et consacré à… Violette Nozières dont les quatre premières lettres du prénom semblent annoncer le présumé viol subi dans l’enfance. C’est à son corps défendant que Marin jeune et vieux se retrouve récurremment « livré et soumis » par Capitaine aux caprices dépravés de la dominatrice et de sa servante.

Coïncidence ?

L’écriture d’Anne Letoré est fluide, tumultueuse, voire torrentueuse lorsque l’auteure se lâche, ce qui n’est pas pour déplaire. La fonction poétique toutefois sous-tend la narration, ponctuée en clôture de chaque épisode de poèmes de forme régulière mais à la prosodie allégrement autant irrespectueuse des règles classiques que le contenu global du roman l’est des normes de la morale en vigueur. Chacun de ces textes toujours constitués de tercets condense la violence des scènes qui les précédent, tout en offrant au lecteur un instant de pause dans le cours effréné d’un récit qui enchaîne les situations les plus inattendues : on reste en effet continûment dans le registre de l’aventure onirique, de l’imaginaire débridé, des comportements fantasques, des décors fantasmagoriques, de la transgression verbale, le tout baignant dans une atmosphère érotique diffuse qui explose ponctuellement en quelques séquences sexuelles foutrement déchaînées.

Chaque épisode est judicieusement illustré d’une gravure en noir et blanc, collage de Philippe Lemaire, dont l’insertion confère à l’ouvrage le charme désuet des éditions d’autrefois.

 

Qui a l’audace de geler nos sirènes,

Musiciennes de nos longues âmes perdues,

Au détour d’un récif qu’il apprenne,

 

Ce marin égaré, cette fétide murène,

Que les notes blanches de givre aveuglées

Soupirent de vagues et mornes rengaines.

[…]

 

Patryck Froissart

 

En 1999, Anne Letoré crée une maison d’édition tournée essentiellement vers le livre d’artiste et la reliure de création, Editions de L’Âne qui butine. En 2000, sa rencontre avec Christoph Bruneel, relieur et restaurateur de livres, a été déterminante quant à la poursuite de cette activité qui, de loisir occasionnel, est devenue une ligne de vie personnelle. Cette microédition transfrontalière (France-Belgique) aux recettes BIO (Bel Imaginaire d’Origine) a publié jusqu’à ce jour plus de 150 auteurs (France, Belgique wallonne et flamande, Québec, Suisse…) et publié plus de 200 ouvrages. À cette activité d’édition s’ajoute celle de romancière poétesse et l’organisation d’expos, de lectures à thèmes, d’ateliers d’écriture, de reliure, de présentations de la microédition…

  • Vu: 843
 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:02 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Jésus kill Juliette Eloïse, Jacques Cauda (par Patryck Froissart)

Jésus kill Juliette Eloïse, Jacques Cauda (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 17.02.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsPoésie

Jésus kill Juliette Eloïse, Editions Douro, juillet 2021, 80 pages, 15 €

Ecrivain(s): Jacques Cauda

Jésus kill Juliette Eloïse, Jacques Cauda (par Patryck Froissart)

 

Jacques Cauda est un créateur étonnant et détonnant, un poly-artiste foisonnant, intarissable, ubique et unique, écrivain, peintre, illustrateur, directeur de collection chez Douro, omniprésent sur les réseaux sociaux, jouant la provocation à tire-larigot, ce qui n’est assurément pas pour déplaire en cette époque où la bienséance et son corollaire la biendisance sont de plus en plus d’âcre rigueur avec pour conséquences immédiates les levées récurrentes d’étendards d’une morale archaïque, les accusations de blasphème et l’instauration insidieuse de l’autocensure.

Dans le présent ouvrage au titre énigmatique, le personnage narrateur raconte avec la verve truculente qui caractérise l’auteur son histoire avec Juliette, professeure d’anglais et d’autres moyens d’expression. Le prénom Juliette, rencontré récemment en relation intertextuelle explicite avec l’héroïne des Prospérités du Vice dans la recension pour La Cause Littéraire de Moby Dark, autre œuvre décalée de Cauda, semble être iconique chez notre auteur qui multiplie d’ailleurs malicieusement les références littéraires et philosophiques au Divin Marquis.

« J’ai rêvé que j’avais épousé une héroïne de roman, et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit de la Juliette de Sade, la Juliette des Prospérités du Vice. Nous sommes en 1990 soit dix ans après mon mariage. J’écris ».

Voilà qui fait prétexte au déferlement d’une écriture baroque, entremêlant récit, commentaire, autofiction, autobiographie, compositions poétiques, billets collés dans la salle de bain en forme de dialogue avec Juliette, réflexions sur l’art d’écrire, sur l’art de peindre, sur la relation que l’auteur noue entre ces deux expressions artistiques et, élément qu’on peut considérer comme central dans ce livre, l’interview de Cauda lui-même par une journaliste qui n’intéresse pas l’artiste par ses seules questions.

« Peindrécrire a toujours été mon verbe.

[…]

Pourquoi la peinture a-t-elle cédé sa place, son espace, peu à peu à l’image, jusqu’à devenir abstraite (de toute figuration) et déclarée morte par beaucoup d’artistes ? me demanda-t-elle en croisant deux fois les jambes. Les cuisses ! La culotte… ».

Evidemment ! Cauda étant Cauda, le sexe, avec l’infinité de ses variations scéniques, la diversité de ses possibilités narratives, et la multiplicité de ses références textuelles (Cauda en appelle à Catherine Millet, à l’Histoire d’Ô et bien sûr à Sade), occupe dans ce « roman » la place qui semble lui être récurremment impartie dans l’œuvre de cet auteur allègrement hors norme.

Mais, hors du domaine de la fiction érotique, Cauda, situant son écriture dans une perspective pantextuelle, y invite une multitude de personnages du panthéon littéraire, historique et cinématographique, d’écrivains, de philosophes, d’acteurs, dont, en vrac et non exhaustivement : Colette, Deleuze, Swift, Mme de Maintenon, Mlle de Scudéry, Kierkegaard, Rimbaud, Michel Simon et Boudu, Lolita et Nabokov, Démocrite, Dom Juan et Molière, Barthes, Dante…

Quelle richesse !

Juliette est ici l’initiatrice, ou plutôt l’entraîneuse, qui, après les conjonctions charnelles en tout genre et en toutes positions qui marquent les commencements de leur liaison, introduit son partenaire dans ce qui est simplement nommé « le Réseau », dont la répétition des bambochades intéresse peu le personnage narrateur qui paraît pourtant naturellement fort friand d’expériences intersexuelles.

« Ces partouses m’avaient tout de suite ennuyé. A mon imagination enflammée à l’idée de s’enchevêtrer les uns les autres, la triste réalité des corps avait répondu par l’impossible. Aussi ne me reste-t-il aujourd’hui de ces moments que l’amer souvenir des gueules de bois du lendemain. Et, plus heureusement, les photographies des amies de Juliette que je prenais, l’ennui passé, une à une dans l’atelier, et qui finirent toutes en peinture ».

Photographie et peinture. C’est un des sujets « sérieux » qu’insère l’auteur, avec entre autres la description de la technique du pastel à l’huile, une présentation diététique du pâtisson, des escalopes de saumon à l’oseille, du cresson de fontaine et du Délice de Saint-Cyr, dans la trame d’une intrigue volontairement décousue, empreinte tantôt de sensuelle fantaisie tantôt de douloureuse amertume dont Juliette est l’héroïne.

« Une invention est venue à manger peu à peu le monde et sa représentation, jusqu’alors dévolue à la seule peinture : cette invention c’est la photographie. La peinture va alors disparaître dans l’indifférence générale ».

Face à quoi le peintre devra, selon Cauda, faire de la « surfiguration ». On lira avec intérêt le développement de cette thèse.

Quid de l’étrange titre de cette œuvre ?

Quelques clés, peut-être, ici et là :

– Jésus

Ma souffrance est telle que je me vois en Christ crucifié par l’alcool.

La mise en croix de ma vie d’écrivain rédimée par la figure de Jésus.

J’ai fait des études de théologie puis j’ai réalisé des films porno. La peinture a été une manière pour moi de poursuivre la théologie et le porno.

- Juliette : on en a parlé ci-dessus

– Eloïse : le lecteur découvrira pourquoi l’auteur fait référence explicite à la chanson de Barry Ryan

– kill : les interprétations sont ouvertes

Reste à illustrer par l’extrait suivant les ornementations poétiques du roman, en respectant la typographie, la disposition et l’invention lexicale voulues par le poète :

 

Il suffit d’un moment Elle cache

De la main & se découvre vivement Est-

Ce qu’ils veulent tout voir ? Ou juste un

Bout 1 morceau d’

Elle est aussi belle qu’étonnée

Vertigieuse a dit l’un deux un

Peu ivre

Ils sont autour d’Elle assis tous

En cercle

 

Patryck Froissart

 

Jacques Cauda, peintre, dessinateur, écrivain, cinéaste, a reçu le Prix spécial du jury Joseph Delteil en 2017 pour Ici, le temps va à pied (Editions Souffles).

  • Vu : 826

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Jacques Cauda

Jacques Cauda

 

Jacques Cauda, né à Saint-Mandé le 9 juillet 1955, est un peintre, écrivain, photographe, documentariste français.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:01 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |