25/03/2024

Désappartenir, Psychologie de la création littéraire, Sophie Képès (par Patryck Froissart

Désappartenir, Psychologie de la création littéraire, Sophie Képès (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 05.02.24 dans La Une LivresLes LivresRecensionsEssaisEditions Maurice Nadeau

Désappartenir, Psychologie de la création littéraire, Sophie Képès, Editions Maurice Nadeau, octobre 2023, 234 pages, 19 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Désappartenir, Psychologie de la création littéraire, Sophie Képès (par Patryck Froissart)

 

Désappartenir.

Psychologie de la création littéraire.

L’association titre et sous-titre, énigmatique a priori, prend rapidement sens à la lecture de cet ouvrage dense que l’autrice qualifie d’essai autobiographique.

Sophie Képès a publié une partie de son œuvre sous le nom de Nila Kazar, ce qu’elle analyse ici avec le recul comme le désir d’effacer son appartenance à une ascendance dont elle a découvert que certains de ses membres, y compris son propre père, ont eux-mêmes occulté le lignage ashkénaze, tout en adoptant paradoxalement ponctuellement un pseudonyme par l’usage duquel elle se rattache volontiers à un arbre généalogique profondément enraciné en Hongrie. L’usage systématique du TU au lieu du JE contribue à ce souci d’effacement de soi.

« Parmi ses omissions majeures, ton père a caché ses origines juives à ses cinq enfants […]. Par la suite tu as découvert que le refus de transmettre est une caractéristique du pervers narcissique. S’attaquer aux liens est sa vocation. Cela inclut les liens de la généalogie ».

Associant cette volonté, parfois inconsciente, d’annihiler ses origines à celle, définitive, actée, consommée de sa rupture relationnelle avec un père, une mère, une sœur aînée qui ont fait de son existence d’enfant non désirée une longue litanie de vexations, d’humiliations et, concernant précisément la mère, de possibles agressions à caractère incestueux, Sophie Képès-Nila Kazar se lance dans une autopsychanalyse de ses écrits romanesques et réalise, s’explique et démontre que sa propre œuvre de création littéraire est expressément marquée, orientée, impressionnée par les stigmates de telles et telles carences affectives et souffrances physiques et morales ayant affecté son enfance.

Cette introspection, alimentée fondamentalement par une rétrospection mémorielle minutieuse, circonstanciée, décortiquée occupe, sous la forme de fragments narratifs, presque à part entière les premiers chapitres de l’essai puis vient récurremment illustrer et étayer, l’autrice comparant ponctuellement son propre « cas » à ceux d’un nombre considérable d’illustres créateurs, écrivains, poètes, peintres, musiciens, la somme monumentale de recherches littéraires érudites qui constitue l’essai proprement dit.

Tout en établissant des relations de causes à effets entre son enfance, certains de ses actes d’adulte, et ses livres, tout en allant de l’avant, concomitamment, dans sa quête intérieure en particulier et dans son enquête sur la création artistique en général, l’autrice constate, et s’en étonne, que les psychobiographes n’attachent pas à la relation entre l’œuvre et l’enfance des créateurs toute l’importance qu’elle mériterait et qui, selon elle, serait de nature à mieux éclairer la genèse et la structure élémentaire de l’œuvre artistique en cours de construction, et de sa composition achevée.

Alors elle opère elle-même cette mise en rapport. Et elle se livre, et nous convoque à une reconstitution narrative méticuleuse des années d’enfance de dizaines des plus grands créateurs dans leur cadre social, familial, généalogique, compare le vécu, la parentèle et les origines des uns et des autres, y intègre les siens, met en évidence d’indéniables coïncidences, et aboutit à un « diagnostic » général des conditions psychiques les plus favorables à la naissance et à l’épanouissement du génie artistique, en particulier littéraire.

Paradoxe apparent, pour désappartenir, il faut d’abord bien savoir à quoi et à qui on appartient… Sophie Képès s’adonne donc en cours d’écriture à une passionnante quête de ses origines paternelles et maternelles.

Ecriture bastion, de repli face à la méchanceté, de carapace contre l’injustice, écriture refuge, écriture évasion vers un ailleurs meilleur, écriture isolement et écriture solitude désirée, écriture vengeance et écriture révolte contre un milieu générateur de souffrance, écriture pour vivre, pour survivre aux séquelles du passé, écriture pour « reprendre le contrôle » de l’existence de soi, écriture tentative de réponse à des interrogations existentielles personnelles, écriture militante, écriture révélation, écriture confession, écriture thérapie, écriture catharsis, écriture dévoilement, écriture exhibition, écriture prémonition, écriture sexualité, mais dans la même texture, inextricablement, inexorablement, écriture héritage, toutes ces expressions scripturales devraient communément leur surgissement artistique à des enfances difficiles avec lesquelles il est vital de prendre de la distance, marquées par le manque ou la souffrance, par l’absence du père, de la mère, des deux parents, par l’abandon, le rejet, par des deuils répétés, la maladie, par le mépris, les moqueries, les sévices, l’inceste, et cetera.

En témoignent, confrontées aux dits et aux écrits (romans, poèmes, réflexions, essais, interviews, lettres) des auteurs, de leurs correspondants, de leur entourage, les enfances de Kafka, de Stendhal, de Balzac, de Sand, de Hugo, de Nerval, de Virginia Woolf, d’Anaïs Nin, de Romain Gary, de Nancy Huston, de Danilo Kiš, de Cyrulnik, de Constant, de Maupassant… Sophie Képès et Nila Kazar, entre autres, la liste complète ici ne pouvant tenir place. Quelle érudition ! Quelle capacité à embrasser et à brasser une telle amplitude du champ littéraire !

Sophie Képès réussit à éprouver par cette thèse remarquablement élaborée le postulat exprimé par le titre, cette aspiration à désappartenir à un passé, à une histoire personnelle, peut-être pour réappartenir au présent et au futur, ce besoin plus ou moins conscient de se recréer que peuvent révéler dans l’œuvre, y compris dans l’écrit autobiographique, les omissions, les négations, les mensonges, les dénonciations, les vrais ou faux aveux, la refondation, plus globalement le remplacement du « vrai » vécu par un vécu réécrit.

 

Patryck Froissart

 

Née à Paris, Sophie Képès écrit sous son nom et sous le pseudonyme de Nila Kazar. Lauréate de plusieurs résidences nationales et internationales, elle a publié romans, nouvelles, documents, articles, traductions du hongrois, et elle collabore à des films de fiction et des documentaires. Elle enseigne la création littéraire et le scénario à l’université.



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Le Docteur Ineòtis, Giorgos Cheimonas (par Patryck Froissart)

Le Docteur Ineòtis, Giorgos Cheimonas (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 01.03.24 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanEditions Maurice Nadeau

Le Docteur Ineòtis, Giorgos Cheimonas, Editions Maurice Nadeau, 1998, 64 pages, 12 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Le Docteur Ineòtis, Giorgos Cheimonas (par Patryck Froissart)

 

Roman bref qui extravague ? Long délire poétique ? Provocation littéraire ? Néo-surréalisme ? Ecriture automatique ? Langue expérimentale ? Transcription de logorrhée pathologique ?

Le Docteur Ineòtis, paru en 1971 est un texte de genre indéfinissable, une sorte de torrent narratif aux flots tumultueux et apparemment erratiques de quoi émergent ici et là trois personnages : le docteur lui-même, son compagnon rémouleur, un gitan sans nom, et Tenaghné, une femme étrangement belle et un tantinet lubrique.

« Tenaghné est très belle. Sensuelle et sentimentale avec une bonté pour tous les hommes qu’on pourrait appeler bonté sensuelle ».

Le thème fondateur est l’apocalypse, au sens étymologique, révélation, ici évidente, à la fois de la fin d’un monde et du commencement d’un autre. Est en effet dévoilée subitement aux personnages la façon dont ils mourront le lendemain en même temps que le reste de l’humanité, « d’une mort calculée qui torture comme un châtiment ». Tout individu, inscrit dans la foulée du dévoilement dans la ville ou le village où il doit mourir, a reçu l’ordre de s’y rendre sans plus tarder pour y subir « le châtiment terrifiant mais juste » qu’il mérite.

« Des fous enragés les mettraient en pièces et les brûleraient vivants les éventrant avec d’horribles barres de fer rouillées… ».

Sur ces éléments constitutifs, on aurait pu avoir un roman linéaire captivant, quand bien même l’écriture en eût été conforme aux règles du genre.

On a un texte effectivement captivant mais dont le style est d’une originalité inouïe, ou plutôt inédite, quoi qu’il en soit « inécrite », qui contrevient à tous les codes romanesques.

Les situations sont confuses, les personnages sont fugitifs, innombrables, anonymes à l’exception de ceux qu’on a nommés ci-dessus, leurs actes, leur comportement, leur discours n’ont apparemment pas de lien de continuité entre chacune de leurs apparitions, les évènements se télescopent, la narration est fragmentée, et fragmentaire, les phrases sont tronquées, non finies, ou dépourvues de début, ou morcelées, faites de bribes enchevêtrées, la ponctuation est tantôt absente, tout comme certaines majuscules, tantôt inadéquate, la typographie mêle les caractères en romain et l’italique, les temps verbaux se succèdent de façon incohérente, passant du présent au passé dans une même chaîne de fragments de phrases entre point initial et point final, les mouvements et les réactions de foules indécises, indéterminées, semblant privées de direction et de but, prédominent.

Par ce qui semblerait être l’écoulement, sémantiquement discontinu, de divagations oniriques, de morceaux de rêve mis bout à bout sans queue ni tête, Cheimonas, neuropsychiatre dans sa « vraie » vie, ce qui a dû avoir quelque influence sur cette écriture pseudo schizophasique, a peut-être voulu peindre, et si c’est le cas y a magistralement réussi, par une mise en scène savamment désordonnée et une écriture sciemment et soigneusement anarchique, le tableau paradoxalement réaliste de l’absolu désarroi, de l’épouvante collective et individuelle, de l’extrême confusion, de la résurgence d’instincts primitifs, des flux et reflux de foules paniquées, de scènes de violence ou de désordre sexuel concomitantes, de la dissolution sociale instantanée saisissant l’entière espèce humaine en place à l’annonce brutale de sa fin immédiate et de son remplacement par une humanité nouvelle, jusqu’alors vivant invisible sous terre.

« Le Docteur Ineòtis penché sur le jeune mourant lui a dit enthousiaste et fanatique ceux-là ne seront pas comme nous il s’est produit un changement terrible et même par le corps il se peut qu’ils diffèrent a pensé le Docteur Ineòtis et une mélancolie s’est abattue comme un évanouissement sur son cœur avec une panique brutale car il sentait combien sa fin serait définitive irréparable. Un changement qu’on appelle cosmoïbérique dit le Docteur Ineòtis méchamment au jeune homme comme avec rancune et comme si ce nom avait un sens révélateur et un sens obscur inhumain ».

On le sait : il faut que meure le vieil homme pour que naisse l’homme nouveau.

 

Patryck Froissart

 

Georges Cheimonas, neuropsychiatre de profession et considéré comme un des génies de la littérature grecque, est né à Kavala en Macédoine, en 1938. Il a fait des études de médecine à Thessalonique et à Athènes et de neuropsychiatrie à Paris. A partir de 1967 il a travaillé comme neuropsychiatre à Athènes.



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Le soleil, la lune et les champs de blé, Temur Babluani (par Patryck Froissart)

Le soleil, la lune et les champs de blé, Temur Babluani (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 07.03.24 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPays de l'EstRomanLe Cherche-Midi

Le soleil, la lune et les champs de blé, Temur Babluani, Editions du Cherche-Midi, Coll. Les Passe-Murailles, janvier 2024, trad. géorgien, Maïa Varsimashvili-Raphaël, 688 pages, 23,50 €

Edition: Le Cherche-Midi

Le soleil, la lune et les champs de blé, Temur Babluani (par Patryck Froissart)

 

Par comparaison à tel roman qu’on qualifie de fleuve, voici un roman maelstrom.

Le héros, narrateur de sa propre histoire, est le fils d’un modeste cordonnier exerçant son métier dans un quartier cosmopolite populaire de Tbilissi. Au début des années 70, alors que la Géorgie est encore une des républiques d’URSS, le jeune Djoudé Andronikachvili partage malgré des conditions de vie difficiles une jeunesse insouciante avec sa belle fiancée Manouchak, et son ami juif Haïm, qui lui voue une gratitude éternelle pour avoir pris le parti de la communauté ashkénaze, victime d’une grave offense, perpétrée lors d’une cérémonie de deuil par des membres d’un gang de voyous pratiquant racket, trafics en tous genres, intimidations et violences allant jusqu’au meurtre sous la protection notoire d’une police corrompue jusqu’à la moëlle.

Impliqué « à l’insu de son plein gré », dans une affaire sordide mêlant et opposant de façon inextricable les membres dudit gang, l’ami Haïm, certains acteurs occultes du quartier israélite, et d’obscurs comparses et affidés des uns et des autres, Djoudé accepte naïvement d’endosser un double meurtre qu’il n’a pas commis, contre la promesse que lui font formellement ses « protecteurs » de le faire bénéficier d’une absolue complaisance de la part des juges du tribunal régional, tout autant pourris que la totalité des fonctionnaires du régime géorgien de l’époque.

« – Je suis Djoudé. […]. C’est moi qui ai plombé ces deux salopards.

Je sortis mes pistolets et les posai sur la table ».

C’est ainsi que l’ingénu, que la police politique soupçonne alors, de façon inattendue, d’être au courant d’une étrange combine concernant des transferts de fonds internationaux effectués par la communauté juive locale, se retrouve embarqué dans un cycle infernal de peines de prison, de sévices, d’humiliations, de travaux forcés et de séjours interminables dans les goulags de Sibérie et d’ailleurs, à rapprocher des écrits littérairement célèbres de ceux et celles qui ont personnellement connu, dans leur chair et dans leur âme, les bagnes staliniens.

Les péripéties se succèdent à un rythme extrêmement soutenu : condamnations, évènements quotidiens, triviaux, tragiques, émouvants, comiques, fraternisation et complicités, trahisons, dénonciations, duplicité, éléments narratifs mettant en évidence les conditions de vie, le sadisme des gardiens et les rivalités parfois meurtrières entre clans de déportés, évasions, espoir, ou période provisoire de vie précaire mais libre sous un faux nom, ce qui vaudra au héros d’être à nouveau condamné, cette fois pour des crimes perpétrés par l’homme dont il a pris l’identité.

Ainsi défile un flux continu d’aventures au cours de quoi Djoudé, tel le personnage de premier plan d’un feuilleton palpitant jaillissant d’une imagination intarissable, ou tel l’acteur principal d’une (bonne) série cinématographique dont chaque épisode rend le spectateur insatiablement avide d’aborder le suivant (ce qui n’est guère étonnant quand on sait que l’auteur est d’abord un réalisateur à succès), change de lieu, de statut, de métier, de nom, d’environnement social, d’apparence, autant d’avatars qui ne sont pas sans évoquer parfois certains éléments du parcours existentiel d’un Docteur Jivago, par exemple lorsque le déporté endosse une blouse d’infirmier, ou lorsque, déplacé dans un camp pourvu d’une bibliothèque, il devient friand (très momentanément) de connaissances scientifiques.

« – Voudrais-tu travailler ici comme infirmier ?

– Je n’y connais rien.

– Il n’y a pas grand-chose à connaître.

Il rit.

– Bon… Comme tu veux…

C’est ainsi que je devins infirmier ».

Mais toujours, y compris dans les circonstances les plus désespérées, se perpétuent d’une part l’amour de Djoudé pour Manouchak, de laquelle, en narration simultanée, le héros et le lecteur apprendront par bribes, de diverses sources, les propres mésaventures, tout aussi chaotiques, d’autre part la confiance inébranlable et l’indéfectible amitié qu’il continue de nourrir, en dépit de ce qu’il apprend un jour sur son compte, à l’endroit de son ami Haïm, ce qui fait de ce récit à rebondissements incessants, outre de constituer une reconstitution socio-politique, de construction cinématographique, relativement crédible parce que fondée sur la connaissance de la Géorgie communiste qu’en a l’auteur et qui coïncide avec ce que l’on en sait, le roman, envers et contre tout, de la fidélité.

 

Patryck Froissart

 

Temur Babluani est un réalisateur multi-primé. Son film Le Soleil des insomniaques (1992) est devenu culte en Géorgie. Le Soleil, la Lune et les Champs de blé y a connu un succès remarquable (plus de 45.000 exemplaires vendus), et a également été publié en Azerbaïdjan et en Russie, où il va être adapté en série.



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Professeur Unrat (L’Ange bleu), Heinrich Mann (par Patryck Froissart)

Professeur Unrat (L’Ange bleu), Heinrich Mann (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.03.24 dans La Une LivresEn VitrineCette semaineLes LivresCritiquesLangue allemandeRomanGrasset

Professeur Unrat (L’Ange bleu), Heinrich Mann, Grasset, Coll. Les Cahiers Rouges, trad. allemand, Charles Wolff, trad. revue, corrigée, Olivier Mannoni, 283 pages, 9,60 €

Edition: Grasset

Professeur Unrat (L’Ange bleu), Heinrich Mann (par Patryck Froissart)

 

Quarante ans après avoir pris place dans la Collection Les Cahiers Rouges de chez Grasset, le roman d’Heinrich Mann, paru initialement en 1905 (oui !) sous le titre Professor Unrat oder Das Ende eines Tyrannen, qu’on peut (qu’on doit) (re)découvrir en cette version sortie en novembre 2023 dans la même collection, n’a rien perdu de sa puissance expressionniste.

Les portraits du professeur Unrat, de ses trois étudiants, et de la chanteuse Lola Frölich sont toujours de ceux qui restent indécrochables dans la galerie mémorielle du lecteur parmi ceux des personnages littéraires qu’il a fréquentés.

« Comme son nom était Raat, tout l’établissement l’appelait Unrat, ‘le fumier’. Rien de plus simple ni de plus naturel ».

Le récit commence dans l’institut bourgeois où Unrat enseigne le grec et le latin, par cette phrase dont un mot, et un seul, essentiel, détermine d’emblée non seulement la perception qu’il faut avoir du professeur mais encore l’atmosphère, l’odeur et la nature du milieu dans lequel les acteurs évolueront tout au long de la narration : le fumier.

Et en effet, page après page, tout naturellement, ça pue…

Le professeur hait férocement, obsessionnellement, la plupart de ses élèves, qui le haïssent tout autant, tout en le craignant car il tient entre ses mains le résultat terminal de leurs études, lequel peut, s’il est négatif, avoir de graves et définitives conséquences sur leur avenir.

C’est ainsi qu’au cours d’une carrière qui compte plusieurs décades au moment où il entre en scène, il s’est fait, dans toute la ville dont une bonne partie des habitants masculins sont passés, en cohortes successives, par ses fourches caudines, une réputation de maître d’études despotique, acariâtre, malfaisant, incarnant un ordre moral ultraconservateur dont les traits élémentaires sont exacerbés jusqu’à la caricature. En réaction, la population lui voue une unanime détestation que chacun manifeste, à son passage, ouvertement, en pleine face ou dans son sillage, par des gestes et des cris de répugnance parmi quoi cet infâme sobriquet qui le poursuit en tout lieu.

Cette année-là, les cibles privilégiées du professeur Raat sont von Ertzum, hobereau à l’esprit lent et lourd, Kieselack, du genre sournois et vicieux, et surtout Lohmann, qui se dit poète et s’affiche romantique, dilettante, élégant.

« Unrat semblait lui vouer une haine particulière, à cause sans doute de l’irréductible esprit d’opposition qu’il sentait en lui, mais peut-être aussi parce que Lohmann n’usait jamais de son surnom ; et le vieux sentait obscurément que ce silence était plus lourd de menaces que les criailleries des autres ».

Aussi, lorsque le professeur découvre, après avoir lu dans le cahier de rédaction de Lohmann, qu’il a confisqué, trois vers dédiés à une certaine Lola Frölich, obscure chanteuse se produisant au cabaret de l’Ange Bleu, que l’étudiant et ses deux condisciples fréquentent chaque soir l’établissement et y dépensent des sommes importantes dans l’intimité de l’artiste, en cachette de leurs parents et en toute illégalité compte tenu de leur jeune âge, il décide de s’y rendre, en totale contravention aux règles morales puritaines qu’il a toujours strictement observées, surmontant sa répugnance pour les lieux de débauche de cette nature, afin de les y prendre en flagrant délit, de les « pincer ».

« Il voulait des remparts puissants pour la société : un clergé influent, un sabre solide, une stricte obéissance et des mœurs rigides.

[…]

Il s’avoua que l’ordre ne serait rétabli que lorsqu’il aurait réussi à “coincer” ledit Lohmann ».

Mais, et c’est alors que le roman acquiert cette dimension psychologique, sociologique, morale qui fait le chef-d’œuvre, voilà que le personnage pudibond, asocial, mesquin, formaliste, rigoriste, strict partisan de l’ordre politique et moral, impitoyable et pitoyable, coincé dans une éthique de vie aussi rigide qu’étriquée, en vient vite, et de manière irréversiblement croissante, à se complaire dans les chiffonneries et les petites beuveries de la loge de Lola, puis fait d’elle son idole et la présente bientôt partout comme une icône de la chanson et jette aux orties tous ses tabous et…

La suite, stupéfiante, renversante, appartient au lecteur.

Heinrich Mann, narrateur omniscient, brosse avec une acerbité, voire une férocité narrative d’une implacable efficacité, le sinistre tableau d’une moyenne et petite bourgeoisie provinciale dont l’hypocrisie est le caractère essentiel, et au sein de laquelle tout détenteur d’une parcelle de pouvoir peut se comporter légitimement en tyranneau. La débauche n’est tolérable ici que si elle est clandestine et se pratique entre initiés discrets. Les relations sociales, empreintes de méchanceté, de bassesse, de calomnies, de coups par derrière, de trahisons, de hargne, de haine, de retournements de veste, de compromissions, de panurgisme, peuvent à tout moment aboutir au lynchage de l’individu qui ne se conforme pas à la norme sociale de façade.

Unrat, cette « ordure », est à la fois la victime, le héraut et circonstanciellement le héros de ce qui pourrait bien être, si on interprète en ce sens le dessein de l’auteur, la représentation microcosmique de l’état de notre civilisation.

On sait que l’adaptation cinématographique en 1930, de ce roman, par Josef Von Sternberg, a connu, sous le titre L’Ange bleu, un succès mondial et a lancé la carrière de l’actrice Marlene Dietrich y interprétant le rôle de Lola.

 

Patryck Froissart

 

Heinrich Mann, né le 27 mars 1871 à Lübeck et mort le 11 mars 1950 à Santa Monica, est un écrivain allemand. Il est le frère aîné de Thomas Mann. À partir de 1931, il préside la section de poésie de l’Académie des arts de Prusse, dont il est expulsé en 1933 après la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes. Il quitte l’Allemagne et se réfugie en France (Paris et Nice) puis après la défaite Française de juin 1940 s’exile aux États-Unis.



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Nuit Sauvage et Ardente, Parme Ceriset (par Patryck Froissart)

Nuit Sauvage et Ardente, Parme Ceriset (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.03.24 dans La Une LivresLes LivresRecensionsPoésieEditions du Cygne

Nuit Sauvage et Ardente, Parme Ceriset, Editions du Cygne, janvier 2024, 100 pages, 10 €

Ecrivain(s): Parme Ceriset Edition: Editions du Cygne

Nuit Sauvage et Ardente, Parme Ceriset (par Patryck Froissart)

 

Une femme qui marche, qui court, qui vole, solitaire, qui va droit devant, dans la nuit, dans le vent, dans les champs, dans la brume, dans l’eau des ruisseaux, dans les rues « où fourmillaient jadis le sens de la fête, la joie scintillante en pépites, la liberté des êtres », qui va, indomptée, sous des pluies de lave et de cendre, dans le flou du présent dans lequel elle est en mouvement et dans le trouble tumulte des souvenirs douloureux d’un passé tout récent, dans l’espace et dans le temps d’un décor torturé, chaotique, et dans l’atmosphère lourde, apocalyptique, de la fin d’un monde dévasté par les guerres.

Tel semble être le courant narratif de près des cent compositions poétiques constituant ce recueil.

Poésie fluide, libre, comme celle qui va, sans entrave, toutes chaînes rompues, qui traverse.

Qui fuit.

Femme sauvage, femme louve, qui hurle, farouche, Amazone, libre et nue, blessée, « belle, sensuelle », qui, d’emblée, entraîne le lecteur, la lectrice, dans le sillage de son cours effréné, sur quoi pèse la tragique évocation, éclatée, fragmentée, d’une existence fracassée.

« Ses plaies la tiraillent mais luisent de mille étoiles ».

Elle va, elle glisse, venue de « l’enfer de la guerre », elle danse aussi, assoiffée de liberté, alors que dans le vent qui « berce ses cheveux » lui parviennent immanquablement, insupportablement, « l’odeur des charniers et la rumeur des bombes ».

« Elle défie la mort et tous ses sortilèges ».

Partout « le pas des morts » accompagne sa trajectoire, de l’ombre surgissent et s’imposent les visions horribles, les odeurs putrides, les fumées des incendies, les explosions, les échos poignants de la tragédie qu’elle vient de vivre, de cet effroyable passé qui lui colle à la peau, de quoi elle veut se soustraire, s’extraire, se défaire.

Les thèmes récurrents, obsédants, qui marquent la première partie du volume, sont ceux de la mort, du feu, du sang, de la désolation, du cauchemar, de la terreur, de l’enfer, du désespoir, du couple éternel bourreaux-victimes.

A contrario, les leitmotivs qui font la tonalité dominante de la suite du recueil, sont ceux de l’évasion, de la fuite qu’on espère voir aboutir, de la liberté reconquise, de la redécouverte de la sérénité inaltérable de la nature loin du fracas des guerres, du retour de l’espérance, de la réapparition (de la résurrection ?) de l’être aimé, du bonheur qui pourrait renaître par la grâce de la puissance régénératrice de l’amour.

Alors surviennent des pages de passion amoureuse d’un lyrisme puissant, de scènes empreintes d’une sensualité exacerbée.

« Ils s’embrassent, s’embrasent,

Ils sont l’eau, le feu et la glace en fusion,

La danse endiablée des étoiles,

Un tourbillon de laves incandescentes… »

Mais la trêve est brève, ou n’aura été que rêve, qu’illusion, que fantasme. Hélas, le rideau noir de la fin de la sombre pièce dans laquelle l’homme joue le pire des rôles a repris sa chute.

« La guerre est revenue et les a rattrapés

Les voilà unis dans la mort, ils sont tombés

aux jardins de l’Eden perdu…

Assassinés…

Dans un dernier souffle s’envolent

les souvenirs de sa vie passée à l’attendre

lorsqu’il était au front sous les pluies assassines,

les malédictions

Cent fois elle a compté les dix plaies d’Egypte

Elle l’attendait avec ses dents de louve prêtes à le

défendre… »

Subsiste-t-il néanmoins quelque ultime note d’espoir ? Un possible sursaut de retour d’humanité ? La dernière page du recueil offre une réponse, ambiguë à souhait :

« L’oiseau m’a confié qu’il ne pourrait changer le monde

[…] Il m’a regardée et j’ai vu des larmes dans ses yeux

[…] Il m’a avoué qu’il avait peur

pour le rêve de fraternité

qu’il le savait menacé

qu’il avait une aile blessée…

Il faut me recoudre, m’a-t-il dit,

Et comme j’aimais le Poème,

Au fil des mots,

je l’ai suturé

Je l’ai regardé s’envoler à nouveau

[…] Dans la menace qui gronde

il continue de chanter ».

Alors ? La poésie ? Le poème ? Voilà, peut-être, ce qui nous sauvera.

Cette femme qui file, lâchant dans le vent les cendres incandescentes de l’enfer qu’elle fuit, irrésistiblement lancée à la poursuite d’un hypothétique retour de la vie heureuse, de la vie d’avant les guerres, vivant dans sa course un amour idéal, c’est la poésie dynamique, ce sont les mots que file avec talent une poétesse exprimant avec lucidité, dans une langue expressive à fort pouvoir suggestif, une vision du monde passablement tragique.

 

Patryck Froissart

 

Parme Ceriset née en 1979, est une poétesse française, auteure, romancière, critique littéraire, lauréate du Prix Marceline Desbordes-Valmore 2021. Elle vit entre Lyon et le Vercors. Livres : Boire la lumière à la source ; Femme d’eau et d’étoiles.



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Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, Haruki Murakami (par Patryck Froissart)

Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, Haruki Murakami (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.12.23 dans La Une LivresJaponLes LivresRecensionsRomanBelfond

Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, Haruki Murakami, éd. Belfond, novembre 2023, trad. japonais, Corinne Atlan, 224 pages, 21 €

Edition: Belfond

Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, Haruki Murakami (par Patryck Froissart)

 

Hajime est fils unique. C’est une exception, une sorte de tare dans le Japon de l’après-guerre, où il est convenu de compter en moyenne trois enfants par famille. Il en souffre et a tendance, dans son enfance, à rechercher la compagnie d’autres enfants sans fratrie. C’est ainsi qu’il se lie de profonde amitié, vers l’âge de douze ans, avec Shimamoto-San, jeune voisine et condisciple du même âge, affectée d’un handicap qui lui confère une allure claudicante.

« Au début, nous nous sentîmes plutôt mal à l’aise l’un avec l’autre. C’est souvent le cas entre une fille et un garçon de cet âge-là. Mais lorsque nous eûmes compris que nous étions tous deux des enfants uniques, nos échanges devinrent vite vivants et intimes ».

Surviennent un déménagement et un changement de collège pour Hajime, de nouvelles fréquentations pour chacun des deux adolescents, le sentiment de ne plus appartenir au même monde.

« J’allai la voir à trois ou quatre reprises, puis mes visites cessèrent […]. C’était sans doute une erreur […}. Je ne devais plus la revoir avant très, très longtemps […]. Cependant […] je continuai à penser à elle avec nostalgie ».

C’est dans les fragments sus-cités, qui apparaissent après à peine une douzaine de pages lues, que le roman prend son sens, sa direction, sa dynamique narrative. Le lecteur est prévenu : Hajime garde en lui, nourrit, cultive le manque de Shimamoto-San ; il y aura, dans la suite du récit, des retrouvailles. L’attente est créée, le suspense est là, l’envie de continuer, de savoir, est prégnante. C’est habilement amené.

Hajime raconte, se posant en personnage central, avec sincérité, ce qu’est ensuite sa vie sans Shimamoto-San : parmi quelques liaisons éphémères, une relation amoureuse sensuellement intense avec Izumi, une jeune femme fragile, tendre, naïve, qu’il séduit et abandonne avec une goujaterie qui lui donnera quelques remords. Vers la trentaine, il s’assagit, se marie, a deux filles, aime sa famille, monte une affaire de bars avec l’aide financière de son riche beau-père. Hormis les piqûres récurrentes de l’aiguillon du souvenir des moments passés avec Shimamoto-San, hormis l’illusion ou la certitude de l’avoir aperçue un jour dans une rue, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes quand…

Eh oui, fatalitas, comme dirait Chéri-Bibi… un soir, au comptoir, revoilà, venant de nulle part, tout comme un aigle noir… devinez qui !

A partir de là, le quotidien ne peut que se compliquer pour Hajime. L’auteur joue avec les nerfs du lecteur, en entretenant le mystère sur la vie propre de l’idole, qui apparaît et disparaît de manière intermittente, sans explication, parfois pendant de longues périodes, laissant cruellement languir l’adorateur, dont l’existence devient chaotique, perd son sens, tangue et risque toujours plus crucialement le fatal naufrage. La tension semble atteindre son point culminant lorsque la liaison, jusque-là insupportablement platonique, devient, le temps d’une nuit, impétueusement, et tragiquement, charnelle.

« Si vraiment tu ne veux plus que je reparte, alors il faut que tu me prennes tout entière. Tout entière, tu comprends ? Avec tout ce que je traîne derrière moi, avec tous les fardeaux que je porte. Et moi aussi, peut-être, je te prendrai tout entier ».

Quels fardeaux porte-t-elle ? Le saura-t-il jamais ? Car l’auteur, diabolique, n’en a pas fini avec le suspense… Ce qui advient ensuite provoque le désarroi. Rêve, illusion, réalité, fiction, être, chair, chimère, fantôme, phénomène paranormal ? Qu’est-ce qui se cache donc derrière l’histoire telle qu’elle est écrite ? Pour Hajime, revoir Shimamoto-San est une nécessité. Soit ! Ce besoin est-il donc si fort, la torture du manque est-elle si lancinante que l’imaginaire, prenant le dessus sur le réel, puisse avoir acquis le pouvoir suprême de créer des fragments de « vraie vie » s’insérant dans l’existence courante ?

« Pour certains faits, on détient la preuve tangible qu’ils ont existé. Notre mémoire et nos impressions sont trop incertaines, trop générales pour prouver à elles seules leur réalité. Jusqu’où des faits que nous tenons pour certains le sont-ils ? ».

Où se situe le point de bascule ? Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil ?

La question est posée.

 

Patryck Froissart

 

Haruki Murakami, écrivain japonais contemporain, auteur de romans à succès, mais aussi de nouvelles et d’essais, a reçu une douzaine de Prix et autres distinctions. Traduit en cinquante langues et édité à des millions d’exemplaires, il est un des auteurs japonais contemporains les plus lus au monde.



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Où l’amour alterne avec la mort, Textes originaux et inédits, Isabelle Eberhardt (par Patryck Froissart)

Où l’amour alterne avec la mort, Textes originaux et inédits, Isabelle Eberhardt (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.01.24 dans La Une LivresLes LivresRecensionsNouvelles

Où l’amour alterne avec la mort, Textes orignaux et inédits, Isabelle Eberhardt, Ardemment éditions, Coll. Les Ardentes, janvier 2024, 205 pages, 17 €

Où l’amour alterne avec la mort, Textes originaux et inédits, Isabelle Eberhardt (par Patryck Froissart)

 

Il faut savoir gré aux Editions Ardemment de la publication de ces écrits originaux, dont certains inédits, de l’aventureuse-aventurière Isabelle Eberhardt, dans la Collection Les Ardentes, créée en janvier 2022, dont le dessein est « de republier des autrices » qui ont été « invisibilisées » par le processus d’effacement de l’Histoire et de redonner à leur parole la force littéraire et politique qui a résonné dans leur époque en rendant « ces écrits accessibles au public contemporain » et en « constituant un matrimoine en vis-à-vis du patrimoine dominant ».

Tout en étant pleinement relatifs au thème annoncé par le titre, Où l’amour alterne avec la mort, les textes rassemblés ici s’inscrivent précisément dans l’objectif de la Collection.

« Autrice nomade au Maghreb à l’orée du XXe siècle, Isabelle Eberhardt incarne depuis des générations la figure modèle de l’aventurière et de la rebelle. Portée par sa soif de liberté, elle a déjà transgressé à vingt ans tous les codes culturels de son genre et de la société occidentale qu’elle réprouve. Elle se décrit comme une originale, une rêveuse, qui veut vivre en nomade, loin du monde civilisé, pour y décrire ce qu’elle a vu et communiquer ce qu’elle a ressenti devant les splendeurs tristes du Sahara. De par son assimilation totale à la terre d’accueil et par sa fascination pour l’Islam, Isabelle Eberhardt livre à la postérité un butin ethnologique et littéraire d’une valeur inestimable ».

Les dessins qui, en totale cohérence avec les textes, illustrent l’ouvrage, sont de l’autrice elle-même.

L’ensemble comporte seize textes, certains ayant été publiés initialement, du vivant de l’autrice, en feuilletons dans la presse de l’Algérie coloniale, de genres divers, se succédant « dans l’ordre chronologique des écrits parus jusqu’au décès tragique de l’autrice », emportée par une crue soudaine à Aïn Sefra, allant de l’article journalistique au conte ou à la nouvelle d’inspiration locale, en passant par des fragments narratifs autobiographiques.

En presque totalité, ces écrits ont pour cadres, naturel, rural, plus rarement urbain, pour ambiance, et pour contexte socio-historique, cette Algérie que l’autrice, faisant fi de toutes les convenances, a passionnément aimée et sillonnée dès l’âge de vingt ans, à partir de 1897, en train, en voiture et à cheval, facilement acceptée parmi les communautés nomades, la plupart du temps habillée en homme et se faisant appeler Mahmoud après s’être convertie à l’Islam.

« Isabelle/Mahmoud écrit autant au masculin qu’au féminin, sans souci de cohérence au regard de la société coloniale, qui condamne son oscillation provocante entre ses deux genres, se présentant en tant que journaliste, tour à tour, comme Mahmoud Saadi, madame Ehnni, mademoiselle Eberhardt. Le travestissement lui octroie la permission de fouler avec ses semelles de vent le territoire des hommes en compagnie desquels elle jouit de la liberté de partager leur société la plus vile, fumer du kif, boire, fréquenter des lieux de débauche, ou leur plus haute société » (Introduction).

L’Amour est ici le domaine de passions autant soudaines qu’irrésistibles, ardentes, exclusives, socialement ou religieusement interdites, de liaisons dangereuses, de relations adultères, de coups de foudre délétères, de ruptures brutales. D’une façon récursive est mise en scène une jeune fille de milieu modeste, souvent humble bergère, musulmane, innocente, que séduit un militaire roumi en vadrouille, un spahi en garnison, ou le fils d’un richissime et donc respectable notable. L’histoire s’achève fatalement par la mort tragique – meurtre ou suicide – de la jeune fille, ou par son inévitable chute, après la rupture et l’exclusion familiale et sociale consécutive, dans un des quartiers de prostitution qui prospèrent en un certain nombre de villes de la colonie.

La Mort, omniprésente, est expressivement personnifiée par la derouïcha, Kheïra la macabre laveuse de cadavres, qui erre sinistrement de deuil en deuil par les immensités semi-désertiques, dans la nouvelle au titre éponyme, judicieusement placée, symboliquement, au centre du recueil.

« Sur les cailloux aigus, dans les flaques d’eau glacée de la piste sans nom qui est la route du douar de Dahra, une femme avance péniblement, ses loques grisâtres arrachées, enflées comme des voiles par le vent. Maigre et voûtée comme le sont vite les bédouines porteuses d’enfants, elle s’appuie sur un bâton de zeb-boudj. Son visage sans âge est osseux. Les yeux, grands et fixes, ont la couleur terne des eaux dormantes et croupies. Des cheveux noirs retombent sur son front, ses joues et ses lèvres bleuies par le froid se retroussent et se collent sur des dents aiguës, jaunâtres. Elle va droit devant elle, comme les nuages qui s’en vont sous la poussée du vent (La Derouïcha).

En parfaite harmonie avec ce thème récurrent, obsédant, qui est la marque de la présente anthologie, cette tragique dualité Eros-Thanatos annoncée par le titre, la peinture des décors et l’atmosphère du contexte dans lequel évoluent les protagonistes sont toujours d’une sombre tonalité mélancolique exprimée par une écriture en laquelle domine, en toute beauté de style, la fonction poétique.

« Elle se souvenait, comme d’un rêve très beau, de jours plus gais sur des coteaux riants que dorait le soleil, au pied des montagnes puissantes que des gorges profondes déchiraient, ouvraient sur la tiédeur bleue de l’horizon. Il y avait là-bas de grandes forêts de pins et de chênes liège, silencieuses et menaçantes, et des taillis touffus d’où montait une haleine chaude dans la transparence des automnes, dans l’ivresse brutale des printemps. Il y avait des myrtes verts et des lauriers-roses étoilés au bord des oueds paisibles, à travers les jardins de figuiers et les oliveraies grises. Les fougères diaphanes jetaient leur brume légère sur les coulées de sang des rochers éventrés, près des cascades de perle, et les torrents roulaient, joyeux au soleil, ou hurlaient dans l’effroi des nuits d’hiver (Taalith).

Tout en étant en totale cohérence avec le thème promis par le titre, les textes présentés, révélant un engagement plus ou moins explicite dans un militantisme féministe précurseur, sont en évidente conformité avec la personnalité à la fois humaniste et provocatrice d’Isabelle Eberhardt et sa revendication ouvertement assumée de mener librement sa vie hors des normes sociales et moralisatrices conventionnelles de son époque.

« (Re)Lire Isabelle Eberhardt, c’est voyager avec une femme en avance sur son temps, qui a osé vivre libre, assumer sa sensualité, sa foi musulmane et ses prises de position anticolonialistes » (Note éditoriale).

 

Patryck Froissart

 

Isabelle Wilhelmine Marie Eberhardt, également appelée Si Mahmoud, ou Mahmoud Saadi, née le 17 février 1877 à Genève et morte le 21 octobre 1904 à Aïn-Sefra, en Algérie, est une exploratrice, journaliste et écrivaine née suisse de parents d’origine russe, et devenue française par son mariage.



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La Dernière Partie, Wiesław Myśliwski (par Patryck Froissart)

La Dernière Partie, Wiesław Myśliwski (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 19.01.24 dans La Une LivresActes SudLes LivresCritiquesPays de l'EstRoman

La Dernière Partie, Wiesław Myśliwski, Actes Sud, 2016, trad. polonais, Margot Carlier, 448 pages, 23,80 €

Edition: Actes Sud

La Dernière Partie, Wiesław Myśliwski (par Patryck Froissart)

 

Cet imposant roman de Myśliwski constitue une invite à un foisonnant vagabondage mémoriel. Ecrit à la première personne par un narrateur qui se livre, et ce faisant, potentiellement, se délivre, il conduit le lecteur à décomposer et recomposer le cheminement d’une vie, dans sa plus stricte intimité, par le recoupement d’une série d’épisodes se succédant, se chevauchant parfois, d’une manière absolument décousue, ce qui apparaît comme pouvant métaphoriquement évoquer la période durant laquelle le personnage, alors jeune apprenti tailleur, a pour tâche unique, répétitive, de découdre des vêtements apportés par les clients dans la perspective qu’en soient réutilisées les pièces pour la création d’un nouvel habit.

« Même les gens m’apparaissaient comme à travers leurs coutures, et plus j’observais quelqu’un, plus je ne retenais de lui que ses coutures. En apparence, la personne semblait entière, mais à regarder de plus près, elle se révélait rapiécée avec des morceaux, des bouts, des fragments divers… ».

Le prétexte à la remembrance, récurrent du début à la fin, en est le gros carnet d’adresses dans lequel notre homme a noté, obsessionnellement, depuis son adolescence, les noms et coordonnées de toutes les personnes qu’il a connues, fréquentées ou fugacement croisées, mais aussi les références qu’il y a avidement copiées, sans même en avoir jamais rencontré les individus concernés, à partir des cartes de visite et des courriers de toutes époques recherchés et retrouvés par sa propre mère dans la maison familiale.

« Ce genre de carnet est un anachronisme total aujourd’hui, puisque nous avons tous un ordinateur, Internet, un portable. Le téléphone portable, lui, ne crée de problème ni avec les vivants, ni avec les morts. L’homme n’y est qu’une simple information. Lorsqu’elle n’est plus d’actualité, il suffit d’appuyer sur “supprimer”. C’est fait. Parti comme un crachat. Avec un carnet, c’est bien plus difficile. On a beau faire le tri, éliminer et recopier ce qui reste dans un nouveau répertoire, on aura toujours du mal à brûler l’ancien… ».

« Lorsque je pars en voyage, […] je l’emporte toujours… ».

La narration commence au moment où le narrateur, parvenu à un âge non précisé, ayant acquis un statut professionnel, social, financier fort éloigné de la précarité dans laquelle il a vécu ses jeunes années, apprenti tailleur puis apprenant cordonnier après avoir, sur un coup de tête, abandonné de prometteuses études d’artiste peintre, décide de s’octroyer une pause dans une auberge rurale isolée afin de « mettre de l’ordre » dans son carnet (comprendre : « dans sa mémoire »).

Alors il fouille. Il creuse. Il en est parfois réduit à émettre des hypothèses. Il rêve. Il invente des plausibilités. La plupart des noms ne lui rappellent rien ; certains lui évoquent confusément un visage, une rencontre, une scène, un échange, privé ou professionnel, galant, agréable, ou gênant, mais, à mieux y penser, à confronter dates et situations, il en révoque avec peine ou irritation la réalité, tente alors de les resituer dans d’autres circonstances, s’y perd, en souffre ; d’autres se détachent plus nettement, ce qui donne lieu à la résurgence de longues tranches de vie, extrêmement détaillées, mêlant scènes picturales du quotidien social, économique, voire (en plus diffus) politique, de la Pologne communiste de l’immédiate après-guerre, et dialogues souvent pittoresques entre des personnages dont le caractère prend alors une remarquable consistance au point de devenir pour le lecteur « personnes vivantes », « familières », suscitant empathie ou antipathie. Ainsi en est-il particulièrement du tailleur Radzikowski et de ses assistants Roméo et Stanislaw, du cordonnier Mateja, de la mère du narrateur, et de quelques autres de second plan. L’effort que lui demande « la remise en ordre de sa vie » peut devenir torture.

« Je déployais le fil de ma relation avec un tel ou un autre encore, mais au final, cela me conduisait vers une autre personne. Des faits cachaient d’autres faits, des situations se superposaient à d’autres situations, des relations en dissimulaient d’autres… ».

Mais la présence la plus prégnante, qui resurgit tout au long de la reconstitution fragmentée, erratique, aléatoire, disparate du passé, remémoration dans laquelle se laisse dériver sans gouvernail le narrateur est celle de Maria, qu’il a connue dans sa prime jeunesse, qui fut le sujet de son seul célèbre tableau, qu’il a aimée, de qui il a été et de qui il est toujours aimé, qu’il a quittée brusquement, qu’il n’a plus voulu revoir, qui est néanmoins la femme de sa vie. De Maria, outre ce qu’il nous dit d’elle, nous savons ce que nous traduisent ses innombrables lettres, certaines multipliées dans de courts laps de temps, d’autres plus espacées, se faisant plus rares, plus épisodiques en d’autres périodes, au point qu’à plusieurs reprises leur destinataire s’imagine que la dernière reçue depuis tant de temps ne sera suivie d’aucune autre… et qu’il en souffre !

Dans le roman s’insère donc un tiroir romanesque qui semble secondaire mais qui s’impose en cours de lecture, et qui, lecture achevée, prépondère dans l’impression finale du lecteur, un roman épistolaire qui présente une particularité insolite : le destinataire de ces lettres d’amour, de passion, de regrets, de reproches, et d’affirmations répétées d’attachement inconditionnel a pris le parti, dès la première, de ne jamais y répondre, Maria ayant acté et accepté, à son cœur défendant, cette singulière situation de communication amoureuse à sens unique.

Chacune des lettres de Maria, reproduite dans le texte, est lue simultanément, ô magie du récit, par le narrateur et par son lecteur, ce dernier ayant droit, s’appropriant involontairement, indirectement mais indélicatement la fonction de destinataire en retour de correspondance, aux commentaires et à la réponse qu’eût pu ou dû renvoyer le personnage faisant l’objet de cette dilection platonique, irrémissible, absolue.

« Aujourd’hui encore, je cherche la cause de ce qui nous est arrivé […]. L’unique salut pour moi c’était de me fuir moi-même. Ce que j’ai fait, ce que je suis en train de faire, je fuis encore et toujours, même lorsque j’essaie de mettre de l’ordre dans ce satané carnet ».

Tous ces fragments narratifs contribuent à brosser le portrait du narrateur, personnage premier du roman. Traits distinctifs : portant le poids de l’échec que représente la brutale et définitive interruption de son avenir d’artiste talentueux, l’individu est sociable par nécessité mais animé foncièrement par le refus (par la peur) de s’attacher, ce qui induit une instabilité dans l’espace (incapacité à habiter longtemps le même logement, de résider dans la même ville) et dans la relation personnelle, dans le parcours professionnel (jusqu’à s’être trouvé le métier du commerce d’antiquités à travers le monde). Personnalité paradoxale d’un être fuyant quelles qu’en soient les conséquences la relation durable mais obnubilé par l’angoisse de ne pas se souvenir des personnes dont le nom figure dans son calepin.

« Ma décision d’y mettre de l’ordre ne venait-elle pas également de mon désir d’y retrouver ma propre vie ? Je n’aurais sans doute pu la retrouver nulle part ailleurs ».

On retrouvera dans ce roman le thème romantique de l’amour impossible, celui de la recherche d’un « temps perdu », celui de l’introspection, de l’auto-analyse, celui de la peur, à l’approche de la vieillesse, de perdre la mémoire, le fil du passé, de voir se fragmenter, disparaître par pièces, le passé, la réalité d’avoir été, et donc d’être, globalement celui de la quête du sens d’une vie.

« Je vis comme je peux. Sans le sentiment d’appartenir à un quelconque ensemble. Ma vie est faite de fragments, de bouts, de bribes, parfois d’instants, elle est sans suite logique, pourrait-on dire, fortuite, comme si tantôt je m’éloignais, tantôt je me rapprochais de moi-même ».

Balzac, Proust, Goethe, Freud réunis : Myśliwski…

 

Patryck Froissart

 

Wiesław Myśliwski, né en 1932, est une figure majeure des lettres polonaises. Il est le seul, avec Olga Tokarczuk, à avoir reçu deux fois le Prix Nike – la plus prestigieuse récompense littéraire polonaise – pour L’Horizon (1997) et pour L’Art d’écosser les haricots (2007). Traduite dans quinze pays, son œuvre a été adaptée au cinéma et au théâtre. Disponibles chez Actes Sud : La Dernière Partie (2016), et L’Art d’écosser les haricots (2010).



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Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf (par Patryck Froissart)

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 24.01.24 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssaisGrasset

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf, Grasset, octobre 2023, 448 pages, 23 €

Edition: Grasset

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf (par Patryck Froissart)

 

Le tout nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie Française se livre ici à un riche travail d’historien, dont la lecture est rendue agréable, et immédiatement accessible à tous, tant l’écriture en est assimilable à celle d’un roman.

L’auteur reconstitue la trajectoire de quatre des grandes puissances contemporaines, avec dessein de mettre en lumière la manière dont elles sont passées, en un laps de temps historique extraordinairement bref, du stade de nations arriérées (par rapport au niveau de modernité et de développement auquel était parvenu, à l’issue d’une évolution bien plus lente, séculaire, l’occident européen) à celui de puissances de premier plan ayant égalé, voire dépassé, le poids économique et l’influence politique des Etats européens qui considéraient il y a peu avec suffisance et mépris leur « sous-développement » vu comme inhérent à leur « sous-culture », voire à des traits génétiques héréditaires ne leur permettant pas de « progresser »…

Ainsi sont successivement expliqués, selon le point de vue, évidemment, d’Amin Maalouf, l’éveil (ou le réveil) et l’ascension, celle-ci impressionnante par sa rapidité, jusqu’à se retrouver en tête du classement des superpuissances, du Japon, de la Russie, de la Chine et des Etats-Unis, sur le cycle court de moins d’un siècle.

A l’origine de ces évolutions remarquables, il y aurait eu, pour chacune de ces nations, en des circonstances historiques différentes, une même aspiration : celle de prendre une revanche reconnue contre plusieurs siècles d’une hégémonie jalonnée de cuisantes humiliations, exercée sur la totalité du monde par les nations ouest-européennes, au nom d’une idéologie colonialiste parfois pseudo-civilisatrice, souvent, au moins un temps, esclavagiste, intrinsèquement suprémaciste, toujours criminellement soutenue par le recours à la force, aux exactions, voire au massacre organisé.

Souvent marquée en cours de trajectoires par des épisodes d’agression réciproque (Japon contre Russie, Russie contre Chine, Japon contre Chine, Japon contre USA…), mise en action de part et d’autre par des personnalités hors du commun souvent controversées (Lincoln, Lénine, Staline, Mao, Deng Xiaoping, Tchang Kaï-chek, Sun Yat-sen, Meiji, et autres), cette volonté politico-économique avait pour manifeste plus ou moins officiel l’objectif d’émancipation de la mainmise des « Blancs » sur les ressources mondiales (concernant les Etats-Unis, il s’agissait de s’affranchir de la tutelle impérialiste anglaise) et, simultanément, celui de devenir, pour chacun de ces pays, l’égal voire le rival des supra puissances tout en en adoptant les modèles éducatifs, technologiques, scientifiques, socio-organisationnels. En d’autres termes, il fallait atteindre le même niveau de développement pour avoir « son mot à dire » dans le concert des nations influentes et s’assurer d’avoir droit à « sa part du gâteau », y compris en se lançant soi-même dans de hasardeuses entreprises d’expansion territoriale et/ou coloniale.

L’auteur démontre de façon documentée à quel point l’exemple donné par l’émergence de ces quatre nouveaux géants a inspiré une grande partie du reste du monde et a donné naissance à une multiplicité de mouvements d’émancipation actionnés par d’autres personnalités d’exception, disciples de leurs aînés (Nasser, Hô Chi Minh, Nehru…), ayant abouti après la deuxième guerre mondiale à la décolonisation et à l’émancipation.

L’escalade vers les sommets est cependant semée d’embûches, de bâtons mis dans les roues des postulants aux premières places par ceux qui s’y tiennent depuis plusieurs siècles et qui s’acharnent à tenter de s’y maintenir. Il y a eu des hauts et des bas, des progrès et des régressions, des succès et des échecs, des triomphes éclatants et des rechutes douloureuses, jusqu’à de sombres désastres, de cinglantes représailles (Hiroshima, Mandchourie, Pearl Harbor…). Amin Maalouf excelle à la mise en scène de ces coups de théâtre historiques, tout en conservant généralement une raisonnable neutralité. Mais l’Histoire avait pris une nouvelle direction, un sens nouveau. L’avènement était inévitable.

Ce qui fait la force, la pertinence et l’intérêt de cet ouvrage, comme d’autres œuvres d’Amin Maalouf, c’est la capacité qu’a l’auteur d’écrire l’Histoire en historien érudit s’appuyant sur des recherches manifestement longues et approfondies, et en la racontant comme « une histoire », et en y intégrant « des histoires ». Et ça coule de source. Entrer par exemple dans la vie, dans la jeunesse (et la genèse idéologique), dans l’intimité domestique et familiale, dans la tête même d’un Mao, constitue une passionnante intrusion.

Quoi qu’il en soit, la concurrence a été et est désormais acharnée entre les blocs émergés et le vieil Occident, ce que laisse à penser le sous-titre de l’ouvrage : L’Occident et ses adversaires.

Mais la conclusion que retient Amin Maalouf de l’entrechoquement en cours, et des bouleversements qui en résultent, est empreinte à la fois de relativisme et de sombre pessimisme :

« Serions-nous en train d’assister au déclassement de l’Occident tout entier, et à l’émergence d’autres civilisations, d’autres puissances dominantes ?

A ces questions, qui reviendront forcément hanter nos congénères tout au long de ce siècle, j’apporterai, pour ma part, une réponse nuancée : oui, le déclin est réel, et il prend parfois les allures d’une véritable faillite politique et morale ; mais tous ceux qui combattent l’Occident et contestent sa suprématie, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, connaissent une faillite encore plus grave… ».

Est-ce à cette faillite, présente et possiblement amenée à se reproduire, par la faute de la mise en action de politiques récurremment similaires, que réfère en guise de titre ce même labyrinthe dans lequel s’égarent l’un après l’autre, ou tous en même temps, ceux et celles qui nous gouvernent ?

 

Patryck Froissart

 

Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais, né le 25 février 1949 à Beyrouth. Il reçoit le Prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios, et est élu à l’Académie française en 2011. Puis élu secrétaire perpétuel de l’Académie française le 28 septembre 2023.



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Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem (par Patryck Froissart)

Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 01.02.24 dans La Une LivresAfriqueLes LivresCritiquesRomanGallimard

Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem, Gallimard, août 2023, 256 pages, 20 €

Edition: Gallimard

Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem (par Patryck Froissart)

Gaëlle Belem, écrivaine réunionnaise inspirée nous transporte dans le contexte quotidien de cette île intense de l’Océan Indien au XIXe siècle en reconstituant, de sa naissance en 1829 à sa mort en 1880, la vie mouvementée, bouleversée et bouleversante, d’un des plus célèbres esclaves noirs de l’histoire coloniale française, le génial inventeur de la pollinisation manuelle de la fleur du vanillier, Edmond Albius.

Orphelin dès sa naissance de parents esclaves qu’il ne connaîtra donc jamais, le négrillon est, chose en soi exceptionnelle, adopté par son maître, Ferréol Beaumont, veuf, âgé de trente-sept ans, propriétaire de la plantation et des dizaines d’esclaves y faisant partie des meubles.

Ferréol, piètre exploitant de sa plantation sise à Sainte-Suzanne, se passionne pour la botanique, passe le plus clair de son temps à entretenir un espace entièrement dévolu à la fascination qu’il éprouve pour les orchidées et, depuis qu’il a eu connaissance de la découverte de la vanille en Amérique, est obsédé par le mystère, que personne n’a encore pu percer, de la fécondation de cette merveille, dont la production de gousses parfumées, ce « fruit le plus rare », pourrait faire sa fortune, celle de son île, voire celle de son pays.

Il donne le simple prénom d’Edmond à son protégé qui, dès qu’il sait marcher et parler, l’appelle Ti Père et se tient à ses côtés dans la plantation, la culture et l’étude des orchidées et autres plantes exotiques, endogènes et exogènes, dont Ferréol remplit son jardin de façon exubérante et dont le jeune Edmond apprend les appellations locales tout autant que les noms scientifiques latins. C’est à l’âge de douze ans que le jeune botaniste analphabète invente un procédé d’insémination permettant la naissance et la croissance de la précieuse gousse.

« Cette fois est la bonne, il le sait. Il touche et déplace, soulève et dépose. Et le nez couvert de pollen, Edmond pousse un cri de savant :

J’ai trouvé ! »

Gaëlle Belem, au prix, manifestement, d’un travail approfondi de recherche et de compilation de traces historiques, de documents locaux, de (trop rares) témoignages écrits, des multiples lettres et requêtes administratives rédigées par Ferréol et par ses relations amicales et inamicales, de quelques coupures de journaux, de minutes de sessions de justice, de procès-verbaux, installe une trame réaliste sur laquelle elle brode un récit alerte en péripéties, bien écrit, mêlant et opposant habilement les tonalités, les épisodes tragiques et les traits d’humour, la relation de faits authentiques et le recours au conte, la réinvention fantaisiste de la Genèse en un discours parfois savoureusement débridé…

« Tout allait bien pour les plantes et les insectes jusqu’à ce que de leur côté les hommes et les animaux aient des lourdeurs d’estomac à force de manger de la soupe de cailloux. On consulta la corporation des métiers de bouche qui proposa de diversifier les repas. Dieu ajouta donc des fruits à certaines plantes, et il les trouva lui-même très bons. Les hommes mangeaient des fruits, surtout des pommes et des poires, mais bien vite ils demandèrent du lard. Pour ne pas vexer Dieu, ils gardèrent quelques oranges comme cadeau à offrir aux enfants à Noël ».

Cependant Gaëlle Belem ne se prive pas d’insérer dans son texte, de manière incisive, cinglante, sans fioritures, la satire sociale d’une période coloniale marquée par le racisme et le suprémacisme européen qu’ont possiblement subis ses propres ancêtres. En témoigne cet extrait d’un passage consacré à Isidore, un esclave malgache du même âge qu’Edmond à qui ce dernier tente de démontrer ce que peut contenir un livre :

« Mais Isidore se fiche de savoir que ce salmigondis est une phrase et chaque feuillet un pan d’histoire […]. Ce n’est pas sa faute s’il est une machine. On lui a appris à économiser sa pensée, à ne pas ressentir, à songer peu et utile. Couper la canne, battre les haricots, le maïs ou le blé, tresser les pailles de chouchous, rien d’autre. Isidore travaille, Isidore se tait […]. S’il a fini de ranger tout le barda de la grange, s’il n’a pas trop mal au dos qu’il a arqué comme un zébu, si cette douleur qui lui cloue la plante des pieds le laisse tranquille, peut-être qu’il écoutera les bagatelles de cette fraudée d’Edmond sur les fascicules, les vanilliers, la nomenclature des oignons verts ».

Reliant entre eux les faits réels (ou supposés tels), en en comblant les « blancs » par un flux narratif qu’elle inscrit dans un schéma actantiel fictionnel au sein de quoi le narrateur s’arroge un statut d’omniscient en profonde empathie avec son personnage, elle réussit à faire des multiples vies d’Albius, celle d’avant et celles, chaotiques, d’après l’invention, un roman passionnant que sous-tend une vérité historique précisément et fort heureusement reconstituée.

 

Patryck Froissart

 

Gaëlle Bélem, romancière, née en 1984 à Saint-Benoît (La Réunion), partage son temps entre La Réunion et Paris. En 2020, elle avait ébloui avec son tout premier livre, Un monstre est là, derrière la porte. En récompense de son talent littéraire, l’autrice a été honorée du Grand Prix du Roman Métis en 2020 et du Prix André Dubreuil du Premier Roman. Par ailleurs, grâce à ce « Monstre », elle est aussi devenue la première autrice de l’île dont le roman a été republié en format poche chez Folio. Celui-ci ressortira d’ailleurs en 2024 en anglais. Le fruit le plus rare ou la vie d’Edmond Albius, roman très différent du premier est, lui, en train d’être traduit en anglais et en italien. Sélectionné pour deux autres Prix, dont le Prix Saveurs et Savoirs 2023, c’est un roman d’aventures à la fois drôle et bouleversant qui raconte La Réunion du XIXe siècle.



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15:30 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |