25/03/2024

L’affaire Cherkassky, Aurélie Ramadier (par Patryck Froissart)

L’affaire Cherkassky, Aurélie Ramadier (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.06.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRoman

L’affaire Cherkassky, Aurélie Ramadier, Editions Balland, décembre 2022, 452 pages, 25 €

L’affaire Cherkassky, Aurélie Ramadier (par Patryck Froissart)

 

Roman policier, roman d’espionnage, roman initiatique, il y a de tout cela dans cet ouvrage volumineux.

La narratrice, Camille, jeune étudiante plus ou moins intermittente en lettres classiques, qui, détail essentiel pour l’intrigue, a passé une partie de son enfance à Moscou où résidaient ses parents pour des raisons professionnelles, a décidé, sans attendre la fin de son cursus universitaire, sans passer par une des écoles dédiées à cet effet, de devenir journaliste en brûlant toutes les étapes de la formation. Présentée, par l’entremise d’un ami de ses parents, au directeur d’un grand organe de presse préparant un numéro spécial sur la Russie, elle décide de consacrer un dossier rétrospectif à l’affaire Farewell (qui a défrayé la chronique dans les années 80) et à son protagoniste principal, Vladimir Vetrov.

Mais, très vite, ses recherches documentaires rencontrent le nom et croisent l’itinéraire d’un mystérieux Nicolas Cherkassky, dont elle apprend qu’il s’agit d’un Français de parents russes qui, communiste ayant rejoint l’URSS en 1945 y aurait été retenu de force, décrété apatride par le régime soviétique, avec quelques séjours dans les goulags les plus éprouvants, pendant 37 ans avant de réussir à s’évader vers l’occident natal.

Camille, de plus en plus intriguée par cette histoire, abandonne bientôt son projet initial et se lance dans une enquête qui sera semée de surprises, de fausses pistes, de rebondissements, de phases de découragement, et de périodes d’emballement, à dessein de reconstituer le parcours de ce personnage et d’explorer les zones d’ombre de son officielle biographie.

D’obstinée, sa quête devient quasiment obsessionnelle. Plus elle fouille, plus elle s’embrouille. Les rares témoins vivants qu’elle réussit à retrouver et à rencontrer, parmi lesquels Danielle Hébert, une romancière qui a connu l’homme et lui a consacré un roman, se montrent tantôt réticents, peu loquaces sur le sujet, tantôt apparemment disposés à coopérer mais semant le doute et affirmant ce qui apparaît a posteriori comme mensonger ou orienté vers de décevantes impasses. Elle tombe de haut lorsqu’elle découvre qu’au nombre des « faux amis » qui lui mentent ou qui tentent de la dissuader de poursuivre ses investigations figurent ici un proche de ses parents, un membre du personnel de l’ambassade de France à Moscou qui a été impliqué dans l’affaire Cherkassky et là son ami-amant Xavier ou son amie Nour…

Monte en elle la désagréable impression que chacun des protagonistes dont elle réussit à retrouver la trace et qu'elle parvient à rencontrer, ainsi que chaque membre de son entourage au courant de sa démarche, connaît et lui cache telle ou telle des pièces qui lui manquent pour reconstituer le puzzle.

Et quel puzzle !

Jusqu’à ne plus savoir si Cherkassky est bien Cherkassky, si son histoire officielle ne dissimule pas une vaste opération d’espionnage, de contrespionnage, de contre contrespionnage, jusqu’à voir apparaître ça et là l’ombre du KGB, l’action de la DST, le rôle du SDECE puis celui de la DGSE, les interventions de la CIA… Et d’abord, qu’est devenu Cherkassky depuis son exfiltration rocambolesque vers la France ? Est-il toujours vivant ? Si oui, où et comment le retrouver ?

L’auteure sait ainsi instaurer le suspense. Les indices, ceux qui font avancer, ceux qui arrêtent, et ceux qui provoquent un retour en arrière ou un changement de voie, ceux qui obligent la journaliste en herbe à se dire : « J’efface et je recommence », sont habilement semés, jouant leur fonction de rebondissements propres à relancer l’appétence du lecteur, à intervalles sciemment ménagés dans le cours d’une narration à la première personne, laquelle permet à l’enquêtrice de se mettre en scène, d’insérer ses recherches dans une vie personnelle elle-même racontée dans les détails du quotidien, d’exprimer de manière immédiate ses réactions, ses colères, ses hésitations, ses interrogations, ses découragements, ses échecs, sa volonté de relever le défi qu’elle s’est donné.

L’écriture est alerte, le registre de langue digne d’une agrégée de lettres, même si on peut déplorer l’intrusion, heureusement rare, dans quelques dialogues, et dans quelques monologues intérieurs, de quelques termes grossiers qui dissonent, ce qui constituerait l’unique bémol à porter à une appréciation toute positive de ce qui fait de ce récit « un bon roman » à partir d’une extraordinaire « histoire vraie ».

 

Patryck Froissart

 

Agrégée de lettres classiques, Aurélie Ramadier a passé son enfance à l’étranger (URSS, Allemagne, Israël), avant d’étudier puis d’enseigner à Paris. Elle vit actuellement à Singapour, où elle se consacre à l’écriture.

  • Vu : 924

15:14 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Flamboyants au crépuscule, Christian Dufourquet (par Patryck Froissart)

Flamboyants au crépuscule, Christian Dufourquet (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 29.06.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Flamboyants au crépuscule, Christian Dufourquet, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, mai 2023, 110 pages, 16 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Flamboyants au crépuscule, Christian Dufourquet (par Patryck Froissart)

Un homme, dont on apprend en suite de lecture qu’il est écrivain, allongé, sur un lit : telle est la position initiale du narrateur qui se dédouble en un IL qu’il met en scène dans la rétrospection, par une succession d’analepses dénuées d’ordre chronologique, de ce qui lui revient aléatoirement, de façon décousue, des moments les plus signifiants du cours de sa vie, flamboyants au crépuscule. Il gît là immobile, plausiblement incapable de bouger, sauf peut-être pour écrire, transcrire ce que perçoit son esprit seul pouvant se mouvoir au travers de l’espace et du temps. On appréhende qu’il plane entre la vie et la mort.

Il ouvre les yeux et se voit coincé à mi-hauteur d’une échelle qui paraît s’agrandir dans les deux directions. En haut, un plafond démesurément étréci où pend peut-être une ampoule à atteindre. En bas, un monde d’ombres qui se chevauchent, les vagues d’une mer irréelle. Et lui, au milieu ou à peu près, un insecte à la carapace chitineuse, qui se demande, si tant est que ses antennes recroquevillées autour de son corps embrumé lui procurent une conscience a minima de son environnement, ce qu’il fait là, en suspens entre deux mondes…

L’extrait, dans lequel s’insère cette réminiscence de la Métamorphose de Kafka, est représentatif de la projection ininterrompue d’images mouvantes qui constitue la matière romanesque du texte, dans laquelle s’inscrivent de façon récurrente tantôt l’ampoule symbolique qui ici oscille en un lointain inatteignable, ailleurs se retrouve dans la main du personnage (mais est-ce la même ?) tantôt cette échelle au long de quoi le personnage a l’impression que son être en cours de désincarnation monte et descend au gré des niveaux alternatifs de conscience, selon l’évolution de la morbidité, selon la nature des souvenirs qui se succèdent.

Domine dans le texte cependant l’impression de la chute.

Tomber à une vitesse infinitésimale. L’exact négatif de la vitesse de la lumière. Combien d’atomes d’espace peut-il, à cette non-vitesse, courber autour de lui ? Un ? La moitié d’un ? L’embryon d’une pensée peut-être ? Une phrase écrite par un corps dont la température avoisine le zéro absolu ?

A plusieurs reprises, émergent des associations narratives fugitives entre l’échelle, cette ampoule qu’il tient en main et celle qu’il voit tout là-haut, et des allusions à une ampoule défaillante à remplacer. En corrélation, le titre de la première partie, Tomber, laisserait à entrevoir un accident domestique ayant provoqué la catalepsie dans laquelle est plongé le personnage, annonçant logiquement le titre de la deuxième partie : S’effacer, et ses premières phrases :

« Tombé ? Pas tombé ? Que reste-t-il de ses amours, ses passions, ses désirs ? Finies les lectures fiévreuses, finies les amours et les amitiés, les longues heures passées à contempler sous toutes les latitudes la misère et la beauté du monde ».

Qu’importe ?

L’écriture est couramment d’élégante et impressive facture poétique, faite le plus souvent d’un flot continu de phrases longues, au phrasé agréable à la lecture et au lyrisme en concordance avec les multiples références, parfois incantatoires, à Lautréamont.

Les résurgences d’écrits et d’éléments des biographies d’Artaud, Rilke, Kafka, Proust, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Celan, entre autres, concourent à mailler le roman dans un réseau intertextuel, dans un canevas de culture littéraire qui ne peuvent que plaire au lecteur ayant fréquenté les géants.

Quand il relit Artaud aujourd’hui, à des années-lumière de celui qu’il fut, ne partageant plus les angoisses les peines ni les rêves de cette ombre d’autrefois, c’est comme si ses paupières s’enflammaient à nouveau au contact d’une comète traçant un arc de feu dans un abîme que lui seul perçoit. Car ce qui importe, et c’est là le cilice qui brûle la poitrine et coupe en l’étreignant le souffle de tout lecteur, c’est moins la beauté d’un monde neuf qui se déploie que la réalité d’une phrase qui se hausse au niveau d’une vérité possible…

A d’autres moments on assiste aux intrusions de Bruno Schulz, d’André Hardellet, ou… de Bouvard et Pécuchet, du compositeur Dowland, ou encore, dans un moment de spiritualité, à celle du Dieu de Qohélet.

Ces évocations bienvenues de champs culturels, philosophiques, métaphysiques ayant marqué et influencé l’existence et l’écriture du narrateur sont autant de traits qui, s’ajoutant à celles, parfois intimistes, de relations sociales, amoureuses (en particulier son histoire douloureuse avec Ada), à des remontées de sensations éprouvées lors de voyages vécus, en particulier d’un séjour à Tamatave, et à des réflexions intéressantes sur l’utilité ou la vanité d’écrire, contribuent à faire du personnage un intime dont le lecteur suit et accompagne avec empathie les ultimes méandres de la conscience en voie d’extinction exprimant une vision globalement pessimiste du monde et assurément négative de soi.

Tout lui échappe. Tout s’échappe. Continuer ou pas. Tout est factice et dégoûtant, mensonges et lubies, grimaces d’un visage accroché un temps à un crâne aligné avec d’autres dans les catacombes du Temps.

 

Patryck Froissart

 

Christian Dufourquet est né en 1947, à Oloron Sainte-Marie. Ingénieur de formation, poète et écrivain, après de nombreuses années passées en Afrique, il vit actuellement à Chinon. Chez le même éditeur il a publié : Nous ne cessons de nous dire adieu (en 2000), Mourir dormir tuer peut-être (en 2003), Franz et Mania (en 2005), Un chapeau dans la neige (en 2011) ; et aux Editions Soupirail, A la cave comme au ciel (en 2015).

  • Vu : 747

15:13 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Janine 1982, Alasdair Gray (par Patryck Froissart)

Janine 1982, Alasdair Gray (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.04.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanLe Cherche-Midi

Janine 1982, Alasdair Gray, Le Cherche-Midi, mars 2023, trad. anglais (Ecosse), Claro, 397 pages, 23 €

Edition: Le Cherche-Midi

Janine 1982, Alasdair Gray (par Patryck Froissart)

 

Ce livre étonnant, détonnant, d’Alasdair Gray, écrivain qualifié « d’illusionniste écossais aussi insaisissable que le monstre du Loch Ness », est introduit, préfacé par l’auteur anglais Will Self qui n’hésite pas à le présenter comme « l’un des meilleurs romans de langue anglaise ».

Le personnage central, l’Ecossais John Mc Leish, alias Charlie, alias Frank, alias Jock (petit nom pouvant évoquer, par auto-dérision, le terme « joke », ce qui s’inscrirait dans la tonalité foncière d’un ouvrage littéraire dont une des facettes semble être de ne pas prendre au sérieux la création… littéraire), se dédouble au fil du récit (ou plutôt des récits, très fragmentés) tantôt en un Max démiurge, metteur en scènes de situations imaginaires issues de ses fantasmes érotiques parfois les plus déréglés, tantôt en un narrateur racontant plus « sagement » sa « vraie » vie professionnelle, sociale, relationnelle, amoureuse.

Les différentes intrigues, qui se succèdent ou s’entremêlent, les unes rêvées en un demi-sommeil au cours de quoi l’insomniaque perd, puis reprend confusément, un fil narratif bigrement, savoureusement, rocambolesquement décousu, les autres présumées réelles, sortent tout droit du cerveau du narrateur personnage, immobile sur un lit, quelque part, dans une chambre d’hôtel, attendant que fassent effet des cachets dont on ne connaît pas la nature.

C’EST TRES AGREABLE. Pas de suée, aucun souci, tout va bien. Le cœur qui s’emballe tels de petits étalons au galop dradadum dradadum mais je me prélasse comme un duc dans son carrosse […] ça ne saurait durer, hélas. Combien de temps encore avant le coma et le zéro ?

Tout au long des deux cents premières pages, on suit avec étonnement, avec intérêt, avec plaisante perplexité la rêvasserie de plus en plus délirante en laquelle il se « prélasse » et se laisse dériver. Il s’y incarne généralement en Max, destinateur d’un schéma actanciel qui insère dans des intrigues erratiques, souvent au bord extrême d’un sadisme et d’une pornographie dans lesquels il ne tombe toutefois vraiment pas (sauf peut-être par la crudité du lexique) parfois inachevées, rompues par l’intrusion abrupte d’autres fils narratifs dont le lecteur doit démêler l’écheveau, des personnes/personnages, des femmes, pour la plupart, que John a connues en divers chapitres de sa vie. Apparaît aussi de façon intermittente le sinistre maître d’école Hislop, un instituteur sadique de la part de qui le narrateur a eu à subir maintes humiliations.

La nature onirique de cette première partie du roman est marquée, de façon croissante, comme si le narrateur s’enfonçait, se laissait emporter dans un courant narratif de plus en plus chaotique dont il ne maîtriserait plus ni le sens ni la direction, par une mise en page et une typographie d’une rare originalité, qualifiée par la critique d’écriture expérimentale, jusqu’à culminer (par une organisation spatiale de la page traduisant le désordre, ou plutôt l’ordre singulier de l’inconscient, cet ordre apparemment incohérent mais probablement porteur de sens occulte, à déchiffrer) dans l’exemple en encart ci-contre, la page 218, annonçant la fin du récit débridé pour une narration linéaire plus « romanesquement conventionnelle ».

« De nouveau réveillé, encore une heure avant qu’il fasse jour, encore deux heures avant le petit déjeuner. Que vais-je faire de mon esprit ? Quel récit me reste-t-il à faire ? ».

En effet, dorénavant, le narrateur, apparemment sorti des égarements du rêve éveillé, redevenu lucide bien que rechutant par intermittence dans de courtes phases de trouble onirique, restitue dans une écriture spatialement et temporellement restructurée l’itinéraire qui l’a amené à rencontrer, à fréquenter, à plus ou moins aimer et détester ces femmes qu’il a enrôlées arbitrairement en maintes situations scabreuses de domination/soumission dans les pages précédentes.

Sontag, Superb, Helen, Denny, Big Mama (référence explicite à la mère) sont tour à tour, parfois réunies par les circonstances, après avoir été les actrices involontaires, manipulées par un narrateur omnipotent, de scènes de théâtre porno dans les rêves primordiaux, les partenaires d’une vie familiale, sociale et amoureuse plutôt ratée et elle-même aléatoire, alors que surgit ici et là le caractère flou d’une mystérieuse Janine qui donne son titre au roman et qui semble être pour le narrateur l’archétype féminin, ou le personnage syncrétique fusionnant les susdites.

« Je ne dois penser qu’à Jane Russel, je veux dire à Superb, et à maman, je veux dire Big Mama, pourquoi est-ce que j’ai confondu ma mère avec Mama, il n’y a AUCUN RAPPORT, ma mère était une femme respectable (avant qu’elle se barre de chez nous) et pas une lesbienne (elle s’est barrée avec un homme), elle était grande et pas du tout grosse, le corps de Mama provient de la serveuse de Glasgow et de la pute sous le pont ET LA PERSONNE DE MAMA N’EST INSPIREE D’AUCUNE PERSONNE REELLE […]. Elle n’a jamais aimé humilier des gens comme je le fais. J’en suis sûr à presque cent pour cent. Donc je n’en suis pas certain à cent pour cent ? ».

On apprécie les passages où le narrateur s’interroge ou prend position sur la nature de la création romanesque et sur le statut de l’écrivain.

« JE SUIS L’ŒIL PAR LEQUEL L’UNIVERS SE CONTEMPLE ET SAIT QU’IL EST DIVIN ».

« Je devrais réaliser des films. Je peux imaginer exactement ce que je veux ».

En arrière-plan est développée la vision politique d’un Ecossais amoureux de son Ecosse et de sa culture, exprimant une antipathie latente envers l’Anglais, et favorable de cœur et d’esprit à l’autonomie.

Une lecture aux lacs de laquelle on n’échappe guère du début à la fin du livre.

« Janine 1982, le deuxième roman d’Alasdair Gray, est un texte qui résiste radicalement à l’interprétation […]. Non seulement ce livre se retrouve sur le banc fictionnel des accusés […] mais en outre il résiste absolument à son lecteur.

[…]

Faites-moi confiance : vous en ressortirez meurtri et nauséeux, et n’aurez besoin que d’une chose : vous passer un peu de pommade après un petit vomi ».

Cet extrait de l’introduction de Will Self peut paraître d’une expressivité excessive, mais il donne une idée de la singulière tonalité de cette œuvre dense, riche, inclassable, anti-conventionnelle qu’il importe de découvrir.

 

Patryck Froissart

 

Alasdair Gray, né le 28 décembre 1934 à Glasgow et mort dans la même ville le 29 décembre 2019, est un romancier, poète, dramaturge et peintre écossais. Son premier roman, Lanark, fut publié en 1981 et connut un immense succès critique.

  • Vu : 826

15:12 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper (par Patryck Froissart)

Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 07.04.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsFolio (Gallimard)RomanUSA

Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper, Gallimard, Folio Classique, juin 2021, trad. anglais, Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret, 690 pages, 11,50 €

Edition: Folio (Gallimard)

Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper (par Patryck Froissart)

Présentée, préfacée et commentée par Philippe Jaworski, cette édition, magnifiquement servie par la traduction, dans un français d’une magistrale pureté classique, de Defauconpret de Thulus, permet à tout lecteur, au prix modeste du format Poche, d’embarquer pour une odyssée marine prodigieuse et conséquemment inoubliable.

L’action commence en 1759, précisément le jour où les habitants du lieu, fidèles sujets de la monarchie anglaise, célèbrent la victoire de l’Angleterre sur la France, laquelle perdait là ses colonies américaines et canadiennes, à Newport, alors petit port de Rhode Island, où mouillent deux navires, le Dauphin et la Royale Caroline, dont la présence, la nature, l’équipage, les qualités opératives, l’élégance, la provenance, la destination, l’activité hypothétique constituent, ponctués d’allusions répétées sur les faits et gestes d’un pirate quasi légendaire qui sillonne et écume l’océan en accumulant prises, massacres et autres forfaits, le sujet principal des conversations qui se nouent sur terre, à l’occasion récurrente de rencontres aux circonstances provoquées ou semblant relever du hasard, entre des personnages qui vont et viennent, en un chassé-croisé dont l’intrigante durée narrative suscite une attente croissante d’il ne sait quoi chez le lecteur littéralement (littérairement) captivé.

Ainsi se croisent et se recroisent en observant et en évaluant, des hauteurs du port, les deux navires à l’ancre :

– le tailleur Homespun, un personnage vantard et cupide,

– un mystérieux étranger vêtu de vert qui se dit avocat,

– un groupe de femmes dont la jeune et gracieuse Gertrude, sa gouvernante Mrs Wyllys, et leur suivante noire, Cassandra, et la tante de Gertrude, Mme de Sacey, veuve d’un illustre commandant de marine,

– le personnage principal, Wilder, un jeune officier marin de la Couronne britannique apparemment momentanément dépourvu de charge, officiellement en quête d’un ré-enrôlement marin, secrètement chargé de provoquer la capture du flibustier tristement fameux, et généralement accompagné de deux fidèles matelots, l’un répondant au nom de Dick Fid, l’autre un noir d’Afrique appelé Scipion l’Africain. A noter : Wilder est amoureux de Gertrude, ce qui constitue une intrigue secondaire, latente et platonique,

– d’autres protagonistes de moindre importance pour la suite de l’histoire mais dont les caractères ajoutent au récit une série de touches pittoresques.

Il ne se passe rien d’autre que ces rencontres et conversations, discussions, voire disputes au fil des deux-cent-cinquante premières pages, et pourtant agit un charme étrange et croît une tension magique et, irrésistiblement, saisissante.

Wilder est amené à retrouver sur le Dauphin, présenté comme un navire négrier, l’étranger en vert, qui se révèle être le commandant du vaisseau sous le nom de Heidegger, qui lui offre le poste de second, et qui lui dévoile, contre serment de garder le secret, sa véritable identité : le Corsaire Rouge, c’est lui ! Le jeune aventurier signe, et est enrôlé sur-le-champ avec ses deux matelots et le tailleur en goguette. Gertrude et ses deux compagnes doivent dans le même temps embarquer sur la Royale Caroline pour aller retrouver le père de la jeune fille en Caroline du Nord.

A peine ces dames ont-elles rejoint leur embarcation que brusquement l’intrigue se tend et que le scénario se met en branle : le commandant de la Royale Caroline étant subitement mis hors service suite à un accident inexplicable, les armateurs ont souci de lui adjoindre, pour la traversée, un officier expérimenté. Le Corsaire Rouge enjoint Wilder de se présenter pour solliciter le poste.

Chose faite, la Royale Caroline appareille donc sous les ordres de Wilder. Après plusieurs heures de navigation, celui-ci constate avec angoisse que son voilier est suivi de près ou de loin, par le Dauphin, qui apparaît et disparaît ici et là comme un inquiétant bateau fantôme. Alors s’enchaînent les péripéties en un rythme narratif devenu rapide :

– une terrible tempête, dont les phases aux conséquences désastreuses constituent un récit poignant, à quoi les manœuvres de l’équipage rapportées par un auteur narrateur dont les connaissances en la matière sont évidentes confèrent un réalisme puissamment impressif,

– une mutinerie sur la Royale Caroline dans une mise en scène aux ressorts intensément dramatiques suivie d’un abandon par les mutins du navire démâté et prenant l’eau,

– le lent naufrage de la Royale Caroline puis une longue dérive en une chaloupe en laquelle ont pu se réfugier Wilder et les dames, narration théâtralement agencée en une succession de rebondissements,

– le sauvetage, par l’équipage du Corsaire Rouge, du petit groupe de rescapés,

– une seconde rébellion, fomentée par une partie de l’équipage du Dauphin, contre Wilder à qui le Corsaire a rendu son titre de commandement,

– une impressionnante bataille navale entre le voilier du Corsaire et un vaisseau armé de la Marine Royale,

– et cetera.

Habilement disséminés dans l’action de ces représentations spectaculaires, le narrateur glisse des indices qui, à mesure qu’avance le récit, font croître la perplexité du lecteur quant aux liens secrets, inconnus d’eux-mêmes, qui unissent les protagonistes (le Corsaire, Mme de Sacey, Wilder, Gertrude) jusqu’aux révélations finales qui font référence à des événements remontant du fin fond d’un passé trouble dont nos personnages parviennent enfin à rattacher tous les fils, ce qui donne lieu à des renouements/dénouements mélodramatiques pouvant provoquer la larme à l’œil chez le lecteur sensible.

Ces sept cents pages se boivent comme petit lait.

Hors sa taille, Le Corsaire Rouge est considéré comme un monument littéraire.

Extraits de la préface, à propos de l’auteur et de l’œuvre :

– Si l’histoire et la préhistoire de son pays n’ont pas d’épisodes remarquables à lui offrir en pâture, du moins le moment colonial lui suggère-t-il un type d’aventurier et un décor. Car ce corsaire chevaleresque, c’est son capitaine Heidegger dont le personnage littéraire est Conrad, le flamboyant pirate misanthrope du poème de Byron, en guerre contre le monde qui l’a déçu. Cooper place en face de lui un jeune officier de la marine royale chargé de le capturer. Le chasseur est rusé, intelligent, honnête, intègre ; mais le redoutable hors-la-loi est, lui, un « homme extraordinaire qui à l’âme d’un géant », et ce monstre exerce sur son antagoniste une singulière fascination. Il n’en faut pas plus à Cooper pour nouer son intrigue… ».

– Cooper installe pour longtemps dans le roman anglo-américain la dramaturgie maritime des récits, légendes et poèmes anciens, tout en situant l’action dans un cadre historique précis.

– Le Corsaire Rouge invente un type de scénario qui, de Richard Henry Dana à Malcolm Lowry, en passant par Melville, Jack London, Joseph Conrad et bien d’autres, ne variera guère.

Aux lecteurs/lectrices de sept à soixante-dix-sept ans et plus de donner dans leur galerie de portraits littéraires la place qui revient à ce Corsaire Rouge, personnage complexe, paradoxal et saisissant, sombre, amer, cruel, élégant, gentilhomme, érudit, rebelle…

 

Patryck Froissart

 

James Fenimore Cooper, né le 15 septembre 1789 à Burlington, dans le New Jersey, et mort le 14 septembre 1851 à Cooperstown, dans l’État de New York, est un écrivain américain. Il est surtout connu pour son roman Le Dernier des Mohicans.

  • Vu : 717

15:11 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.03.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsEssaisEditions Maurice Nadeau

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau, Ed. Maurice Nadeau, novembre 2022, 1824 pages, 49 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966-2013, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Ce volume impressionnant de 1824 pages est la dernière partie d’une somme réunissant en trois tomes l’ensemble des articles, éditoriaux, portraits, chroniques sociales, biographies d’artistes et critiques littéraires de Maurice Nadeau. Le tome premier, paru en novembre 2018, sous-titré « Les années combat », recueillait les publications de Nadeau de 1946 à 1952. Le second, sous-titré « Les années Lettres Nouvelles », présenté dans le magazine de La Cause Littéraire sous ce lien reprenait les écrits publiés de 1952 à 1965.

Le tome tiers est consacré à la suite de l’œuvre du journaliste littéraire, publiée entre 1966 et 2013, année de sa disparition. Avec l’édition de ce troisième volume, l’intégrale, soigneusement et magistralement reconstituée par Gilles Nadeau, fils du critique, avec l’assistance de Laure de Lestrange, couvre donc désormais l’œuvre d’une vie.

Laissons Gilles Nadeau présenter cette troisième période :

« Ce recueil de 1824 pages offre au lecteur plus de six cents œuvres chroniquées ainsi que cent soixante études et portraits d’écrivains où l’on peut distinguer les noms d’Aragon, Baby, Beauvoir, Blanchot, Breton, Céline, Chalamov, Douassot, Le Clézio, Leiris, Miller, Simon, Sartre, Wolfe. Ils côtoient ceux de Bourdieu, Chamoiseau, Deleuze, Derrida, Eco, Finkielkraut, Girodias, Gracq, Houellebecq, Kundera, Primo Levi, Magris, Mascolo, Michon, Modiano, Samoyault, Schulz, Sciascia, Semprun, Siniavski, Soljenitsyne, Sollers, Spianti, Tabucchi, Zinoviev. Avec les deux premiers tomes parus de Soixante ans de journalisme littéraire, l’ensemble prend la dimension d’un véritable monument littéraire ».

Le présent tome est introduit par une préface très documentée de Tiphaine Samoyault intitulée fort justement « L’autonomie ». Ce titre exprime en effet le statut, la posture éditoriale que se donne Maurice Nadeau lorsqu’il fonde, avec François Erval, La Quinzaine Littéraire, après les années « Lettres Nouvelles » (Tome 2) qui ont été déjà, rappelle la préfacière, « celles d’une libération de la parole, dans tous les champs qui forment le territoire de l’intellectuel : l’écriture, la politique, la prise de position et la prise de risque. Il a gagné son indépendance dans un milieu qui n’aime pas les hommes libres ».

Homme libre, Nadeau le fut jusqu’à sa mort.

L’œuvre fait l’homme autant que l’homme fait l’œuvre.

C’est sans doute ce qui explique que tout ce qu’il a pensé, observé, critiqué, découvert, tout ce qu’il en a écrit, qui traverse la deuxième moitié du XXe siècle et les treize premières années du XXIe, tout ce qui grave textuellement dans le marbre l’histoire littéraire quasiment mondiale de cette vaste période, et dont la somme impressionnante est listée, pour l’ensemble des trois volumes, dans le Sommaire des œuvres chroniquées classées par auteur, figurant à la fin de ce tome trois reste et restera d’une pertinence, d’une authenticité, d’une honnêteté et d’un intérêt qui ne peuvent que perdurer.

« Les temps changent, Nadeau reste.

La longévité de Nadeau ne tient pas seulement à l’âge qu’il avait quand il est mort, mais à cette présence absolue au temps présent qu’il maintient active dans la longue durée. Ses engagements antérieurs – ceux dont témoignent les deux premiers volumes de ses œuvres complètes – en font une référence morale, et sa mémoire prodigieuse ajoute encore à cette valeur de grand témoin. C’est lui que l’on rejoint, au moins autant que son journal, et on accepte de lui la sorte de despotisme éclairé par laquelle il conduit son entreprise, très à l’écoute mais décidant de tout… » (Tiphaine Samoyault).

Nadeau, journaliste et historien, aussi…

Outre ses innombrables chroniques littéraires, sont reproduites dans ce tome et les précédents les analyses, évidemment subjectives mais d’un précieux intérêt, que par son esprit critique et parfois visionnaire il effectue de la société dont il est partie prenante, et dont il suit, accompagne, et observe avec acuité l’actualité et les évolutions morales, politiques, philosophiques, technologiques, ce qui n’est pas sans rappeler les Choses vues, de Hugo.

Quelques exemples dans ce troisième tome :

La France en révolution (1968)

La liberté – Prague (1968)

Qu’est-ce qu’un intellectuel ? (1973)

Sa Majesté le sexe, éditorial (1976)

Le Président de la République et les intellectuels de gauche (1977)

Une « nouvelle philosophie », vraiment ? (1977)

Changement de cap ? Le livre et l’informatique (2000)

Les caricatures du Prophète (2006)

Et, parmi ce foisonnement, extrait du numéro 997, N° spécial de l’été 2009 consacré à « La critique littéraire en question », l’article intitulé « Qu’est-ce qu’écrire ? » en référence à l’interrogation de Mallarmé.

En conclusion, car il faut bien se limiter, on ajustera la fin de la recension du tome 2, publiée dans La Cause Littéraire en 2020 :

Ce tome 3 devra donc forcément figurer, à côté des deux premiers, sur le bureau ou sur les rayons de la bibliothèque personnelle de toute personne s’intéressant à la littérature, à la critique littéraire, à l’histoire littéraire, à l’histoire des idées au XXe siècle.

Annexe : Nadeau, la postérité éditoriale.

Outre le travail remarquable que réalise Gilles Nadeau en recueillant et publiant les œuvres de son père et en perpétuant son travail d’éditeur, on retrouve par ailleurs dans la revue EAN quelque chose de l’esprit et de la lettre de l’œuvre de Maurice.

En attendant Nadeau (EAN)

Le premier numéro d’En attendant Nadeau paraît le 13 janvier 2016. La direction éditoriale, d’abord assurée par Jean Lacoste, Pierre Pachet et Tiphaine Samoyault, est depuis septembre 2022 assurée par Jeanne Bacharach, Pierre Benetti et Hugo Pradelle. À travers En attendant Nadeau, les collaborateurs cherchent à promouvoir une parole critique libre et indépendante, l’objectif étant de parler du monde et de la société de manière réfléchie et argumentée. Pour cela, le magazine réunit des collaborateurs spécialisés dans des disciplines différentes mais conservant un lien étroit avec la littérature. La revue organise, soutient et participe à des évènements en lien avec ses activités littéraires tels que le Salon de la revue ou les Rencontres de MEET (Maison des écrivains étrangers et traducteurs).

Le comité de rédaction est composé d’anciens collaborateurs de La Quinzaine littéraire. Le nom du journal est une référence directe à Maurice Nadeau et à la pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot (Wikipédia).

 

Patryck Froissart

 

Maurice Nadeau, né à Paris le 21 mai 1911 et mort dans la même ville le 16 juin 2013, est un instituteur, écrivain, critique littéraire, directeur littéraire de collections, directeur de revues et éditeur français. Il est le père de l’actrice Claire Nadeau et du réalisateur et éditeur Gilles Nadeau.

  • Vu : 1012

15:10 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Pas la défaite, de Gilles Moraton, par Patryck Froissart

Pas la défaite, Gilles Moraton (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.03.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanEditions Maurice Nadeau

Pas la défaite, Gilles Moraton, Editions Maurice Nadeau, janvier 2023, 240 pages, 18 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Pas la défaite, Gilles Moraton (par Patryck Froissart)

 

Faire d’un déserteur un héros, ce peut paraître un paradoxe, une gageure, une boutade, ou un contresens. Il n’en est rien en ce roman de Gilles Moraton faisant du franco-espagnol Paco un personnage on ne peut plus sympathique qui, se retrouvant seul dans la tourmente et le chaos de la débâcle de 1940, aux environs de Noyon, son régiment ayant été décimé par les Allemands, jette l’uniforme aux orties et le fusil au fossé et tente de rentrer chez lui, dans le sud, en se cachant à la fois des forces ennemies qui avancent sur la même ligne que lui, voire devant lui, des autorités françaises qui pourraient le condamner pour désertion ou le remettre aux forces d’occupation par zèle pétainiste, et de villageois xénophobes enclins en ces temps troublés à agresser tout étranger de passage.

Quant à lui, « Il ne se considère pas comme un déserteur mais comme un vaincu en fuite ».

« Enlever l’uniforme, c’est déjà mettre fin symboliquement à la guerre. A la sienne en tout cas ».

Animé par un narrateur omniscient qui se coule intégralement dans la peau, l’esprit et les sens de son personnage, le récit est intégralement en focalisation interne, y compris lorsque la troisième personne se substitue, ici et là, au jeu du JE/TU auquel se livre constamment Paco, qui s’interpelle, s’apostrophe, se questionne, se répond, se morigène, s’invective, se morfond, se reproche, se fait honte, invoque Lénine, se fait enguirlander par cet autre soi qu’il appelle « L’autre »…

Ah ben, tant pis, hein, on ne peut pas faire la guerre et vendanger. Tu devrais penser à autre chose au lieu de ruminer ces évidences, parce qu’après avoir dit ça, t’es aussi couillon qu’avant. Tu crois qu’on va te demander de donner ton avis ? Alors pense à autre chose. C’est ça, penser à autre chose alors qu’on peut partir sur le front à tout moment, il en a de bonnes, l’autre. Tu sais ce qu’il te dit, l’autre ? D’accord, d’accord, laisse tomber…

Paco, ce communiste invétéré, a « fait » la guerre d’Espagne dans les rangs, évidemment, des Républicains. Immigré en France avec sa famille six ans avant l’entrée en guerre de notre pays, il est naturalisé français et, conséquemment, mobilisé dans l’armée française en 1939. Le fil narratif s’articule sur la succession des étapes quotidiennes d’une lente et périlleuse traversée de la France, de la région de Noyon jusqu’aux environs de Perpignan, à la progression marquée par le décompte qu’effectue régulièrement Paco des cigarettes qu’il lui reste à fumer dans son havresac.

Tout au cours des phases rythmées de cette pérégrination dans la descente d’un pays dont il ne perçoit que de façon bien floue la géographie, Paco, a contrario, remonte en mémoire, et à rebours, l’enfilade des circonstances qui l’ont amené à cette ultime bataille qui a consacré la déroute des forces armées françaises, où ont été tués devant ses yeux les deux amis avec qui il s’était lié dès leur conjointe incorporation. Ce procédé narratif, de nature à retenir le lecteur, instaure un double mouvement dont la boucle est bouclée au moment où d’une part Paco retrouve sa famille, et au point où d’autre part le lecteur a fini d’apprendre tout ce qui importe de son passé, de son engagement politico-syndical et de sa vision marxiste inébranlée, inébranlable d’un monde où paradoxalement les certitudes collectives sont mises à mal.

Ainsi sont reconstituées les conversations de bivouac entre Paco et ses amis Jules, et Miguel, un autre franco-espagnol ayant lui-même « fait » sa guerre d’Espagne. Leurs disputes fraternelles, en particulier celles qui ont pour objet les positions controversées de Staline dans le déroulement de la guerre d’Espagne, reviennent hanter la marche hasardeuse de Paco, ponctuées par des extraits du journal de Jules, que notre homme a récupéré sur le cadavre de son camarade.

25 mai. Paco et Miguel sont toujours en bisbille avec leur guerre. C’est sans doute une douleur pour eux mais ils me font rire, c’est plus fort que moi. Paco voudrait élever une statue à Staline alors que pour Miguel ils ont perdu la guerre [d’Espagne] à cause de lui. Je ne m’en mêle pas, ce serait indécent, d’ailleurs je ne sais pas où est la vérité.

Ainsi se recomposent, par intercalations récurrentes dans le récit principal, les péripéties, parfois comiques, parfois tragiques, de la lutte syndicale menée avant la mobilisation générale par notre Paco, journalier dans une grande propriété vinicole, lutte qui s’achève par une victoire cinglante des ouvriers agricoles contre le patronat local, victoire que porte haut le héros entre la défaite de son camp républicain en Espagne et celle, tout fraîchement douloureuse, de son pays d’adoption contre l’Allemagne. Pas la défaite, en l’occurrence, à l’issue de ce combat dont certaines scènes ne sont pas sans avoir quelques accents du Germinal de Zola.

Ainsi s’écrit, en d’autres intervalles, l’histoire qui rapproche Pilar, la sœur de Paco, de José, autre compagnon de la guerre d’Espagne, resté là-bas dans une résistance acharnée aux milices fascistes jusqu’aux massacres extrêmes qui contraignent les rescapés à la Retirada vers une France leur ayant ouvert, non sans réticence, in extremis, sa frontière pyrénéenne où Paco est allé clandestinement le récupérer pour lui éviter l’internement forcé dans les camps où les réfugiés espagnols, qualifiés de « Rouges », seront traités de façon fort peu hospitalière par les autorités françaises.

Ainsi sont mises en scène la naissance et l’évolution de la relation affective, née au village peu avant la mobilisation, entre Paco et Margot et scellée par la promesse du mariage qui doit advenir dès le retour du soldat. Cette perspective heureuse est le moteur premier de la marche du déserteur, bien que l’aiguille figée de la boussole qu’il se donne ainsi soit un temps désorientée par la rencontre, dans une ferme isolée sur la route menant à Auxerre, de Jeanne, jeune femme seule, propriétaire, bourgeoise à l’attraction de qui il ne peut réussir à échapper, après plusieurs jours d’une halte qui tend à s’éterniser dans une ambiance de confusion amoureuse, qu’en se répétant obstinément des formules toutes faites extraites ou adaptées de son idéal communiste.

L’amour est un concept bourgeois.

La Révolution est une affaire sérieuse.

La lutte des classes interdit le mélange des classes.

Les circonstances particulières d’une rencontre ne font pas de cette rencontre le creuset d’une histoire possible.

Il n’y a rien à attendre du hasard.

Un révolutionnaire ne court pas après les femmes.

Le lecteur est dans le mouvement permanent, dans le mouvement physique aléatoire de la marche du fuyard et de la marche du temps, dans le mouvement des pensées contradictoires et du dialogue intérieur face aux événements concomitants et à ceux du passé, dans le mouvement de la remémoration, et, ponctuellement, dans le mouvement prospectif, projectif du récit que Paco prévoit de faire, à son retour, de ses aventures, avec ses variantes, ses omissions volontaires, ses fioritures, ses enjolivures, ses outrances héroïques.

Plus tard il dira peut-être qu’il a failli se noyer dans le fleuve, emporté vers le fond par un tourbillon, ou qu’il a croisé un requin, le Loch Ness, un contre-torpilleur allemand, va savoir ce qu’il dira, plus tard.

Tout cela, finalement, ce ne sont que des histoires.

Eh bien, de celles-ci, on ne peut que se régaler !

Un sacré personnage, le camarade déserteur Paco ! Merci à Gilles Moraton de nous avoir permis de faire sa connaissance et de l’accompagner dans ses périples.

 

Patryck Froissart

 

Gilles Moraton, né en 1958, est bibliothécaire à la Médiathèque André Malraux de Béziers. A partir de 1990 il a commencé à publier des nouvelles dans diverses revues (Nouvelles Nouvelles, Noir et Blanc, Décharge/Polder, etc.). En 1995, la rencontre avec Christian Molinier des Editions de l’Anabase déclenche la publication de deux romans, Le magasin des choses probables, et La promiscuité des vaches est mauvaise pour la santé des jeunes filles. Un autre roman, écrit avec Fabrice Combes, Trois heures trente à feu vif, a été publié en 2002 chez Gallimard.

  • Vu : 1187

15:09 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Les naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, de Primo Levi par Patryck Froissart

Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 03.02.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsBiographieEssaisGallimard

Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi, Gallimard (Arcades), 1989, trad. italien, André Maugé, 200 pages, 12,50 €

Ecrivain(s): Primo Levi Edition: Gallimard

Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi (par Patryck Froissart)

 

Paru initialement en 1986 sous le titre original I sommersi e i salvati, cet ouvrage est l’ultime écrit publié du vivant de Primo Levi, mort l’année suivante. Le titre ne permet pas de saisir avant lecture la thématique fondamentale de cette longue et profonde et féconde réflexion sur les raisons ou plutôt les déraisons historiques, sociologiques, politiques, qui ont provoqué la solution finale, mettant à la fois en parallèle et en opposition d’une part ceux et celles qui ont disparu dans la nuit et le brouillard de la plus horrifiante et la plus insensée des abominations mises en œuvre par l’homme contre sa propre espèce, d’autre part ceux et celles qui y ont survécu, victimes, bourreaux et complices, et posant un certain nombre d’interrogations cruciales. Il y a eu d’abord celles qui se sont imposées à l’auteur lorsqu’il a appris la parution, en 1959, en Allemagne, d’une version en allemand de Si c’est un homme.

Je me sentis envahi par une émotion violente et nouvelle, le sentiment d’avoir gagné une bataille.

[…]

A l’annonce de ce contrat, tout était changé et m’était devenu clair : j’avais bien écrit ce livre en italien, pour les Italiens, pour nos enfants, pour ceux qui ne savaient pas, pour ceux qui ne voulaient pas savoir, pour ceux qui n’étaient pas encore nés, pour ceux qui, de bon gré ou non, avaient donné leur consentement à l’offense, mais ses destinataires véritables, ceux contre qui le livre était pointé comme une arme, c’étaient eux, les Allemands.

Alors Primo Levi veut savoir, et cela lui est vital, quel regard portent rétrospectivement sur l’Holocauste les Allemands et consorts qui ont traversé le Troisième Reich en adultes doués sensément de raison.

Il faut se rappeler que quinze années seulement s’étaient écoulées depuis Auschwitz : les Allemands qui allaient me lire étaient « ceux-là », non leurs héritiers. D’oppresseurs, ou de spectateurs indifférents, ils deviendraient des lecteurs, j’allais les attacher devant un miroir. L’heure de rendre des comptes, de jeter cartes sur tables, était venue. Et surtout l’heure du dialogue. La vengeance ne m’intéressait pas…

Il entame alors une correspondance suivie avec de nombreux lecteurs Allemands, et adresse deux questions essentielles, claires, nettes, directes à ceux-ci et celles-ci, citoyens et citoyennes germaniques de tout grade plus ou moins impliqués dans l’entreprise d’extermination et à tous ceux et celles qui ont laissé faire, ce qui inclut pour l’auteur le peuple allemand dans sa totalité (à quelques rares exceptions près) et les populations des pays alliés à Hitler et activement ou passivement associés à son immonde entreprise génocidaire : « Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous rendiez-vous compte que vous commettiez un crime »

Le chapitre VIII de l’ouvrage est consacré à ces échanges épistolaires, à l’analyse et au commentaire d’une quarantaine de lettres envoyées à l’auteur par les Allemands de 1961 à 1964, en pleine période de construction du Mur.

Les réponses [que j’ai reçues] à ces deux questions, ou à d’autres du même genre, se ressemblent beaucoup, indépendamment de la personnalité de celui qu’on interroge, que ce soit un homme de profession libérale ambitieux et intelligent comme Speer, un fanatique glacé comme Eichmann, des fonctionnaires aux vues courtes comme Stangl, de Treblinka, et Höss, d’Auschwitz, ou des brutes obtuses comme Boger et Kaduk, inventeurs de tortures…

Celle qui suscite le plus la colère de Primo Levi, écrite par un docteur, qui rejette toute la responsabilité, entière et totale, qui disculpe sa propre personne et le peuple allemand qui aurait été contraint de choisir entre Staline et Hitler, dont « l’élection » a été reconnue à l’international par tous les états puisqu’ils ont maintenu leurs relations diplomatiques avec l’Allemagne, et par le pape puisqu’il y a eu signature du Concordat… Et ce brave docteur, qui a vécu en Allemagne toute l’époque nazie, qui se lave non seulement les mains mais surtout la conscience, d’aligner ces terribles insanités qui ne pouvaient manquer de provoquer chez le destinataire de sa lettre une compréhensible fureur :

Et maintenant la question la plus délicate, la haine insensée [d’Hitler] contre les Juifs : eh bien cette haine n’a jamais été populaire. L’Allemagne était estimée à juste titre le pays le plus amical envers les Juifs du monde entier. Jamais, pour ce que j’en sais et ce que j’ai lu, durant toute la période hitlérienne jusqu’à sa fin, jamais on n’a eu connaissance d’un seul cas d’outrage ou d’agression spontanée aux dépens d’un Juif. Toujours, et uniquement, de (très dangereuses) tentatives pour leur venir en aide…

Laissons les futurs lecteurs de cet ouvrage découvrir la réponse, pesante et pesée, de Primo Levi. Les autres réponses reçues sont « très différentes. Elles ébauchent un monde meilleur ». Quoi qu’il en soit, cette correspondance entre un rescapé de l’Holocauste et les citoyens de la nation qui l’ont monstrueusement décrété et organisé est édifiante.

L’ouvrage de Levi ne se limite pas à la publication de cette documentation épistolaire, qui n’en constitue qu’un des huit chapitres, respectivement intitulés :

– La mémoire de l’offense, ou comment l’Histoire, officielle ou non, les récits, les témoignages, les procès, les mensonges, le révisionnisme des uns, le négationnisme des autres, ou tout simplement le temps qui passe, qui efface, qui falsifie, simplifie, ou modifie consciemment ou non la mémoire du vécu chez l’oppresseur et la victime, et chez leurs héritiers, influent, d’une manière ou d’une autre, de façon collective et individuelle, sur la réalité de ce qui s’est passé.

– La zone grise, ou le statut des « privilégiés » parmi les déportés de chacun des camps d’extermination.

– La honte, tentative d’analyse de cet étrange sentiment de culpabilité éprouvé, non pas tant par le peuple oppresseur que par nombre de rescapés eux-mêmes.

– Communiquer, réflexion sur les difficultés de communication à l’intérieur des camps, entre déportés de nationalités et de langues diverses, entre déportés et gardiens et bourreaux, entre les rescapés et leur entourage au retour de l’horreur.

– La violence inutile, illustration de l’acharnement et de l’imagination infinie des bourreaux à déshumaniser et à torturer « gratuitement » dès l’entassement dans les wagons à bestiaux jusqu’à la chambre à gaz et le four crématoire en passant par toutes les phases de la vie, de la survie quotidienne des déportés.

– L’intellectuel à Auschwitz, polémique courtoise de l’auteur sur les positions d’un « ami disparu », Jean Améry, exprimées dans un « essai amer et glacé qui porte deux titres : L’intellectuel à Auschwitz, et Aux frontières de l’esprit », portant sur la question : « Être un intellectuel à Auschwitz, était-ce un avantage ou un inconvénient ? ».

– Stéréotypes, ou comment un rescapé répond aux questions naïves, parfois, hélas, agressives ou potentiellement culpabilisantes, du genre :

Pourquoi ne vous êtes-vous pas enfuis ?

Pourquoi ne vous êtes-vous pas révoltés ?

Et cetera…

– Lettres d’Allemands

Conclusion : un ouvrage aussi incontournable que Si c’est un homme.

 

Patryck Froissart

 

Né à Turin en 1919, chimiste de formation, Primo Levi, déporté à Auschwitz en 1944, est mort en 1987. Son livre, Si c’est un homme, est justement considéré comme l’un des plus importants témoignages sur l’univers concentrationnaire. Il a été traduit dans le monde entier.

  • Vu : 982

15:06 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

12/01/2023

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) (par Patryck Froissart)

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.01.23 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanJulliard

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) Traduit du hongrois par Jérôme Hardoin, Julliard (Les Lettres Nouvelles), 317 pages

Edition: Julliard

Volontaires pour l’échafaud, Vincent Savarius (Bela Szasz) (par Patryck Froissart)

 

Dans le tome 3 de Soixante ans de journalisme littéraire, somme publiée en novembre 2022 par les Editions Maurice Nadeau, portant sur Les années “Quinzaine littéraire” (1966-2013), Maurice Nadeau évoque et commente l’ouvrage de Bela Sàndor Szasz, alias Vincent Savarius, intitulé dans sa traduction française "Volontaires pour l'échafaud ».

Voici un extrait de ce qu’en dit le célèbre critique :

« S’il planait encore un mystère sur les Procès de Moscou, on savait déjà par l’admirable livre de Savarius sur l’Affaire Rajk que tout le système reposait sur un truc, une astuce enfantine :  amener l’accusé à collaborer avec son juge instructeur, de façon qu’ils fabriquent tous deux ensemble un produit qui s’appelle l’aveu. Savarius avait refusé de jouer le jeu et, finalement, s’en était miraculeusement tiré. »

L’ensemble des commentaires de Nadeau incitant à la lecture de l’ouvrage résumé dans cet extrait, il convenait qu’on s’en procurât un exemplaire. On a pu en retrouver un, d’occasion, l’édition initiale étant épuisée. On ne l’a pas regretté.

Bela, auteur, narrateur et victime historique des purges ayant décimé en 1949 une partie des hauts dirigeants du Parti Communiste hongrois, reconstitue les différentes étapes des « procès préfabriqués », arrestations, incarcérations, mises au secret, interrogatoires, tortures, planifiés par le sinistre Màtyàs Ràkosi, secrétaire général du Parti Communiste puis du Parti des Travailleurs, pratiqués par les membres de la non moins sinistre AVH, acronyme du hongrois Államvédelmi Hatóság, soit en français Autorité de Protection de l’Etat, et ayant abouti à un nombre important d’exécutions.

Ces procès, commandités et supervisés par les autorités soviétiques dont les agents participent secrètement à une partie des interrogatoires menés dans des lieux strictement clos et ignorés du public, ont pour objectif de discréditer la politique mise en œuvre en Yougoslavie par le camarade Tito, accusé d’hérésie par le Kremlin pour avoir déclaré sa non allégeance aux directives staliniennes, et de dissuader à tout jamais les communistes hongrois de suivre ce fâcheux exemple de scission au sein de la sphère soviétique.

La force du texte tient au fait que l’auteur est acteur malgré lui, et l’un des principaux protagonistes de cette farce tragique. Chef, à partir de la fin de 1848, du Service de Presse et d’Information du Ministère de l’Agriculture, il est arrêté en mai 1949, à son profond abasourdissement, à la porte de son bureau.

Emmené en voiture, un bandeau sur les yeux, dans un bâtiment pourvu de cellules, déshabillé, fouillé, insulté, il est dans la foulée conduit devant un collectif de cinq hommes présidé par Gàbor Péter, chef de la police politique.

« Ce dernier me regarda sévèrement et me demanda :

-Pour quelle organisation d’espionnage avez-vous travaillé ?

-Non, mais…répondis-je en éclatant de rire.

En effet, ce tribunal trônant à une table en forme de T paraissait assez comique, il ne me vint même pas à l’esprit de prendre au sérieux la question de Péter.

[…]

Je lui répondis en le tutoyant :

-Gàbor, ne me fais pas rire…

-Nous verrons bien qui rira le dernier, s’écria Gàbor Péter en bondissant de sa chaise… »

 

Cette scène absurde marque le début de longs mois d’un calvaire au cours de quoi ses bourreaux tentent vainement de lui faire avouer qu’il a, en relation avec le principal accusé, son ami de longue date Làzlo Rajk, ministre de l’Intérieur et des Affaires Etrangères, fait partie d’un réseau d’espionnage contre son pays, au service de l’activisme américano-titiste et de l’impérialisme occidental œuvrant pour la fin du communisme et la restauration du capitalisme en Hongrie en particulier et dans la sphère soviétique en général.

Rajk et la plupart des co-accusés finirent par se laisser convaincre qu’en avouant publiquement ils serviraient la cause du communisme et qu’ils seraient ensuite libérés et même honorés pour cette marque insigne d’engagement. Portés donc par cette intime conviction, inculquée par d’innombrables séances d’interrogatoires ponctuées de tortures et de lavage de cerveau, que leur procès conforterait le Parti, ils firent « l’aveu », avec un nombre incroyable de détails qu’on leur avait fait apprendre par cœur, au cours d’un procès public retentissant, de crimes qu’ils n’avaient pas commis. Inconsciemment volontaires pour l’échafaud, ils furent évidemment exécutés peu après pour haute trahison.

Bela, parce qu’il n’a jamais voulu, malgré d’horribles sévices répétés et des menaces de mort à l’encontre de sa personne et des membres de sa famille, échappe grâce à une exceptionnelle force de résistance et une pleine lucidité quant aux visées et aux promesses de ses tortionnaires, à la fois au procès public et à la peine capitale. Condamné à 10 ans d’incarcération par un tribunal secret, il sortira de prison en 1954.

Deux ans après les procès de Budapest eurent lieu ceux de Prague, dans lesquels se retrouva piégé à son tour dans les mêmes circonstances et pour les mêmes motifs fallacieux Arthur London qui publiera en 1968 L’Aveu, récit qui servira de fondement au célèbre film éponyme de Costa-Gavras sorti en 1970.

Les deux témoignages se complètent, se superposent, dans leur dénonciation, par deux auteurs qui les ont subies, des mêmes méthodes utilisées pour des purges politiques de masse sur le modèle de celles orchestrées par Staline. Il convient d’ajouter qu’à Budapest comme à Prague le choix des principales cibles des procès préfabriqués se fit sur fond nauséabond d’un antisémitisme non avoué mais historiquement établi.

A lire ou à relire, à la fois pour la qualité littéraire que traduit clairement la version française, et pour le travail d’historien qui accompagne, encadre et recadre les éléments biographiques.

 

Patryck Froissart

Plateau Caillou, mercredi 30 novembre 2022

 

Vincent Savarius (Bela Szasz)

Vincent Savarius est le pseudonyme de Béla Szasz (1910-1999). Né dans une famille prospère de Szombathely (Savaria en latin…) il entame ses études universitaires à Budapest en 1928, fait de la prison et part pour Paris en 1937 où il suit des cours à la Sorbonne, travaille comme assistant metteur en scène de cinéma (notamment pour Jean Renoir) et fréquente les milieux d'extrême-gauche. En 1939, un contrat de cinéma le fait partir en Argentine, où la guerre le surprend. Il y reste sept ans, militant dans des organisations antifascistes. Il rentre à Budapest en 1946. En 1948, il est chef du Service de presse et d’informations du ministère des Affaires étrangères puis de celui de l'Agriculture. En mai 1949, il est arrêté ; jugé secrètement en 1950, il est condamné à 10 ans de prison. Libéré en 1954, il refuse tout poste dans l'administration et devient traducteur. Il quitte la Hongrie fin 1956 après le soulèvement de Budapest et vit à Londres, où il travaille notamment pour les émissions en hongrois de la BBC

  • Vu : 71

Réseaux Sociaux

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:05 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

21/12/2022

Elvis à la radio, Sabine Huynh (par Patryck Froissart)

Elvis à la radio, Sabine Huynh (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.12.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanEditions Maurice Nadeau

Elvis à la radio, 304 p. 22€

Ecrivain(s): Sabine Huynh Edition: Editions Maurice Nadeau

Elvis à la radio, Sabine Huynh (par Patryck Froissart)

 

Dans le cadre de leur jeune collection « A vif », les Editions Maurice Nadeau – Les Lettres nouvelles viennent de publier cet ouvrage de Sabine Huynh, fortement autobiographique, dans lequel auteure, narratrice et personnage principal se confondent, même si, à intervalles réguliers, le JE devient EllE, en une sorte de dédoublement, d’une mise en miroir et d’une distanciation à l’occasion de quoi la narratrice, ayant déporté sa propre personne, fait d’elle un sujet d’observation pour se donner l’illusion d’en saisir plus objectivement les caractéristiques.

Le texte met en scène Sabine, née au Vietnam dans une famille vietnamienne francophone, petite bourgeoise, qui se retrouve socialement déclassée après la victoire du Vietcong et le départ de l’armée américaine.

Sabine a quatre ans, et vit une petite enfance paisible chez sa grand-mère lorsque ses parents prennent le risque de fuir le pays avec leurs enfants jusqu’en France où ils vont vivre une insertion difficile et désenchantée. La période heureuse de l’enfance chez l’aïeule est maintes fois évoquée avec une profonde nostalgie, accompagnée de ressentiment à l’encontre des parents pour l’avoir arrachée à cette femme aimée qu’elle croyait être sa mère.

Le père est embauché comme ouvrier à la chaîne dans une usine d’emballage de bouteilles d’une célèbre marque de boisson gazeuse, la mère travaille à domicile, à coudre à la machine du matin au soir, au noir, des pièces en séries pour une société occulte de confection.

Le déclassement est vite encore plus amèrement ressenti qu’au pays d’origine.

Plusieurs fils s’entrecroisent dans une trame narrative dense et captivante.

Le premier est la remémoration, en tableaux discontinus, de l’enfance et de l’adolescence de la narratrice Sabine, s’inscrivant dans une ambiance familiale marquée par le comportement dévastateur d’une mère aigrie, dominatrice, méprisante, cumulant violence et humiliations à l’encontre de ses enfants, et d’un père soumis que son épouse oblige à battre lui aussi la fratrie, au sein de laquelle la jeune Sabine semble être la cible « privilégiée » des coups et des apostrophes dégradantes. C’est une galerie de tableaux intimistes d’une jeunesse en souffrance, en de courtes séquences évitant toute excessive tonalité larmoyante, victimaire, misérabiliste, et disant les choses tantôt sur un ton léger pouvant n’être pas dénué d’humour et d’auto-dérision, tantôt en se laissant aller à un déchaînement de virulence, de colère, voire de haines exultées en un flot de parole dans le courant de quoi la phrase ponctuée se coule libérée de manière poétique, impétueuse, tumultueuse en des pages saisissantes qui constituent ici une des grandes réussites de l’écriture de Sabine Huynh.

Le second est constitué d’une série d’anecdotes, dont le souvenir ressurgit au hasard d’une écriture non linéaire, référant aux vicissitudes quotidiennes d’une trajectoire familiale caractérisée par une précarité permanente tant pour ce qui concerne ses aspects socio-économiques que pour ce qui touche à la fois au comportement des parents envers les enfants et à la relation incessamment conflictuelle entre le père et la mère qui aboutira à une violente scène de rupture, profondément traumatisante pour la fratrie, qui subira plus tard un second choc brutal provoqué par la mère, avec, cette fois, désintégration totale de ce qui reste de la cellule familiale et plongée, pour Sabine, dans l’errance sans domicile fixe et toutes les horreurs que cette chute comporte. Sabine Huynh a su avec pertinence mettre en scènes brèves mais crues, sans toutefois en faire absolument un réquisitoire grincheux contre le pays de transplantation, les problèmes concrets que peuvent avoir à affronter en France des parents immigrés dont l’intégration est rendue compliquée par l’inadéquation des qualifications professionnelles et que rend amers une désillusion brutale par rapport aux espoirs initiaux, ceux-là même qui ont provoqué le désir d’exil, pour des francophones francophiles, d’être accueillis les bras ouverts par la nation en leur qualité d’amoureux de la France, de sa culture, de sa civilisation.

Le troisième est d’ordre de la réflexion sur les interactions entre la littérature, l’écriture, le récit, les souvenirs prenant racine dans le vécu d’une part, dans l’imaginaire personnel, dans les lectures d’autre part.

 

« Je suis bien incapable de démêler la fiction du réel : au fil des ans j’ai forcément dû reconstruire, colmater des trous, mais qu’ai-je ajouté, ou retiré, pour accomplir mon dessein ? »

 

« Depuis l’adolescence, je sais qu’un jour j’écrirai sur ces îles dévastées que furent mes enfances… »


Ainsi récurremment l’auteure s’interroge, et questionne le lecteur, sur la nature et le statut de la vérité dans le récit, autobiographique en particulier, et sur ses corollaires, le mensonge, le déguisement, l’omission, sur l’éventualité d’une obligation morale, et intellectuelle, d’objectivité dans le rendu du souvenir, sur l’influence de l’intertextuel dans le discours narratif, sur la nécessité impérative d’écrire pour se connaître, sur la fonction psychanalytique et thérapeutique d’une écriture ayant pour dessein la quête, la conquête, la reconquête du passé au prix d’une fouille constamment renouvelée dans le limon des vies antérieures (il y a quelque référence à la recherche proustienne du temps perdu), au prix d’une résurgence de souffrance lors du remuement récursif du couteau dans les plaies qu’on rouvre.

 

« L’écriture m’a permis de redonner de la perspective, de la profondeur et de l’espoir à mon existence, en y réintégrant ce qui a pu être repéché après avoir jeté inlassablement ma ligne à l’eau. »

 

« Des trames et des trames se tissent à partir de presque rien, de quelques souvenirs infimes et douteux qui me prendraient moins d’une demi-heure à raconter si je devais essayer d’en faire part à l’oral, alors qu’à l’écrit je peux tisser, tresser, superposer, joindre, et peut-être même arriver à créer quelque chose, un ouvrage de l’esprit, brodé à l’aiguille… et au fil d’araignée. »

 

Le quatrième fil est celui du surgissement constant, dans la reconstitution de la mémoire, de l’intertextualité, comprise autant dans le champ littéraire que dans le domaine musical (d’où la référence à Elvis Presley dans le titre) et dans l’univers cinématographique.

Du livre d’apprentissage de la lecture « Daniel et Valérie », dont les textes et les illustrations brossent le quotidien d’une famille française « normale », à l’existence « réglée », dans un cadre rural tranquille, et dont Sabine oppose de façon récurrente, quasi systématique, les aspects trompeurs face au journalier heurté de sa propre enfance et à l’image « vécue » de son environnement familial et sociétal, aux références innombrables à des personnages et personnalités dont l’immixtion, fortuite ou recherchée, ponctuelle ou répétée, lui paraît être constitutive de la construction de sa mémoire. On relève ici en vrac et de façon très partielle les noms insérés dans le texte, ceux de Pic de la Mirandole, Francis Scott Fitzgerald, le Curé d’Ars, Watt Whitman, JMG Le Clézio, Jane Birkin, Jim Harrison, Elvis Presley et cetera et de multiples citations, faisant corps avec le récit, dont le référencement des noms des auteurs et auteures remplit pas moins de six pages en fin d’ouvrage (entre autres : Pérec, Brecht, Duras, Higelin, Bernhard, Arendt, et cetera), et, même lorsqu’il n’est pas cité, l’omniprésence, en arrière-plan et en filigrane, de Proust.

Exemple réussi de « littérature du fragment », tentative – tentation - acharnée de reconstruction du puzzle mémoriel, roman autobiographique (ou autobiographie romancée), voilà qui peut faire vivre un fort intéressant moment de lecture.

 

Patryck Froissart

Plateau Caillou, le 28 novembre 2022

 

Sabine Huynh est née en 1972 à Saïgon. Elle a grandi en France et a vécu en Angleterre, aux Etats-Unis, au Canada et en Israël. Traductrice de poésie, elle a publié entre autres un roman, un recueil de nouvelles et de nombreux recueils de poèmes.

  • Vu : 276

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Sabine Huynh

Sabine Huynh

 

Sabine Huynh est née en 1972. Docteur en linguistique (Université hébraïque de Jérusalem), auteur d’ouvrages de poésie et de prose, et d’une anthologie de poésie française contempo­raine, livres publiés entre autres aux éditions Galaade, Voix d’encre, La Porte et Publie.net. Elle écrit en anglais et en français, traduit quotidiennement, anime parfois des ateliers, et contribue régulièrement aux revues Terre à ciel, Terres de femmes et Recours au poème.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:50 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 30.11.22 dans La Une LivresEn VitrineCette semaineLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Iles britanniquesRoman

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry, 594 pages, 10,60 €

Edition: Folio (Gallimard)

Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

 

Il serait pour le moins présomptueux, et probablement ridicule, de prétendre apprendre quoi que ce soit aux « initiés » à l’occasion de la réédition en Poche chez Gallimard de cette œuvre monumentale, magistralement traduite de l’anglais par Stephen Spriel avec la collaboration de Clarisse Francillon et de l’auteur lui-même. Cette présentation ne s’adresse donc qu’aux lecteurs de notre magazine qui n’auraient pas eu encore l’inappréciable loisir de vivre l’expérience inoubliable que constitue cette journée à passer « au-dessous du volcan ».

L’exercice est d’ailleurs rendu particulièrement ingrat par le fait que le texte de la présente édition est encadré par une préface lumineuse de Maurice Nadeau et, en postface, par une analyse précise et érudite de Max-Pol Fouchet. Si on y ajoute cette autre préface rédigée en 1948 par Malcolm Lowry lui-même, il ne reste guère d’espace critique à un modeste rédacteur de chroniques littéraires, qui se trouvera contraint, au milieu de quelques modestes commentaires personnels, de reprendre entre guillemets convenus et convenables quelques particules élémentaires des décryptages brillamment opérés par Nadeau et Fouchet, et une phrase ou deux de la présentation de l’ouvrage par l’auteur.

Le personnage central est Geoffrey Firmin, Consul de Grande-Bretagne au Mexique, en résidence « dans un lieu où il n’y avait ni intérêts anglais ni Anglais, d’autant moins, à y réfléchir, que l’Angleterre avait rompu ses relations diplomatiques avec le Mexique ». Au moment où commence le récit de cette journée unique et particulière de 550 pages, soit le jour de la Toussaint de l’année 1938, Geoffrey, alcoolique invétéré, qui s’est démis de ses fonctions consulaires aléatoires, accessoires voire inexistantes, mais qui est resté dans la petite ville mexicaine, perdue, poussiéreuse, fantôme de Quauhnahuac, et qui semble porter sur ses épaules le poids d’une faute qui est à peine évoquée ici ou là dans le fil du récit, est sur le point de revoir et recevoir son épouse Yvonne, ex-actrice de cinéma, qui souhaite reprendre la vie conjugale après une rupture et un exil d’un an, alors que le couple est officiellement en instance de divorce.

Le même jour entre en jeu, de passage dans la résidence consulaire, le demi-frère de Geoffrey, Hugh, auteur compositeur de chansons sans succès, marin au long cours malgré lui, qui fut durant une période, courte heureusement, antisémite forcené, et qui aime Yvonne d’un amour resté platonique. Hugh a, ou a eu, un ami, qui réside également dans la ville. Jacques Laruelle, compagnon de jeunesse du Consul, a été l’amant d’Yvonne à Quauhnahuac, où il était venu retrouver Geoffrey. Le premier des douze « chapitres » est totalement consacré à la surprise et au désarroi, à la crise de jalousie, au dépit voire au dégoût qu’il éprouve lorsqu’il apprend, ce matin-là, l’arrivée d’Yvonne.

« Mais, hombre, Yvonne est retournée ! C’est ce que je ne comprendrai jamais ! Elle est retournée à cet homme ! ».

C’est pour échapper semble-t-il à la situation évidemment scabreusement dramatique qu’entretenait un an auparavant leur liaison qu’Yvonne avait pris brutalement alors ses distances, rompant ainsi simultanément avec l’époux et l’amant.

Ce sont quatre acteurs qui évoluent sur la scène à ciel ouvert de ces lieux eux-mêmes désespérés et sans perspective, à l’ombre constante et menaçante du volcan Popocatepetl, et, de manière plus intermittente, du volcan Ixta, interprétant une pièce d’une longueur anticonventionnelle dans le cadre, paradoxalement classique, de l’unité de temps, de lieu et, certainement, d’action, ce qui fait de ce texte envoûtant un « roman théâtre » unique en son genre. Texte envoûtant, oui, absolument mais incompréhensiblement envoûtant. Un « roman » de 550 pages quasiment sans aucune de ces péripéties haletantes qui par convention littéraire « font » les bonnes histoires, sans aucun de ces rebondissements susceptibles de tenir le lecteur en haleine, sans aucun de ces grands coups d’éclat qui ont pour fonction de raviver l’appétit, sauf tout à la fin :

– lors de la mort du Consul, mort tragique, atroce, misérable, absurde, qui pourrait se résumer à celle d’un ivrogne dans une rixe à la sortie d’un bistrot, et qui serait en soi, dans une lecture toute superficielle, assimilable à l’un de ces faits divers sordides récurrents dans les journaux régionaux,

– et, juste avant dans la linéarité du texte mais à la même heure, pas très loin de là, lors de la scène fantastique, nocturne, au fond des bois, à l’issue de laquelle le lecteur présume, sans que le narrateur le confirme, que meurt également Yvonne, sous l’assaut d’un cheval fantôme, au même moment donc que son mari.

Un « roman » de 550 pages au fil des premières 500 pages de quoi il ne se passe quasiment rien en matière d’événements dynamiques, voilà qui pourrait être d’un ennui mortel. Mais non ! On est pris, dès le début, dans un double cheminement : les protagonistes se déplacent, incessamment, et leurs pensées, leurs visions, les paysages qu’ils contemplent ou qui s’imposent soudain à leur regard, le temps qu’il fait et qui change, l’éclairage mouvant du jour, les couleurs, les bruits, les décors intérieurs (maison, estaminets, autobus), les mots qu’ils échangent, intensément, les accompagnent dans leurs déplacements à pied, à cheval, en autobus, en solitaires, à deux, à trois. Le lecteur effectue avec chacun un long voyage introspectif qui se poursuit durant les rares moments où les personnages s’immobilisent physiquement soit dans une des pièces de la maison du Consul ou de celle de Laruelle, soit dans un jardin, soit sur les gradins d’où on suit les diverses phases d’une série de rodéos, soit encore, le plus souvent, dans les bars et cantinas qui jalonnent les itinéraires ponctués de multiples libations, bière, tequila, mescal, whisky… surtout pour ce qui concerne Geoffrey qui combat en outre le risque d’atonie auquel l’expose son excès permanent d’alcool par de pleines goulées de strychnine.

Car l’alcool est en réalité l’élément primordial du récit, le moteur de l’action (ou de l’inaction, comme on voudra). Geoffrey Firmin ne peut, mais surtout ne veut, pas se passer de boire, de boire à outrance, certain qu’il est, a contrario des idées reçues, que la boisson est le seul remède qui lui permette de rester lucide, qui lui évite de perdre la raison dans une existence qu’il considère comme irrationnelle, dépourvue de sens.

Max-Pol Fouchet : « Il y a, chez le Consul, une soif infrangible. Non d’alcool. Mais d’ontique, de statique, d’être. L’alcool, pour lui, n’est pas vice : il est le moyen d’une connaissance. Par l’alcool, il espère sortir de lui-même, sortir d’une temporalité dirigée par le péché préalable, sortir de l’historicité et de la conscience historicienne. Par l’alcool, il voit, il se fait voyant, dans l’acception rimbaldienne du terme… ».

En premier lieu de cette sensation d’un non-sens existentiel prend place, autre ressort du récit, l’amour qu’il éprouve pour Yvonne, laquelle, il le sait, n’a jamais cessé de l’aimer. L’histoire, s’il en est une, tient en cette relation brisée que tous deux aimeraient sincèrement renouer tout en étant foncièrement conscients, malgré leur rêve, qu’ils savent utopique, d’une renaissance, d’un recommencement originel dans une cabane au Canada, que leurs chemins ne peuvent plus, définitivement, se rejoindre, ce qui sera hélas tragiquement, physiquement démontré par le dénouement (terme ici qui prend un sens littéral) que constitue la course haletante, inachevée d’Yvonne à travers bois vers Geoffrey qui l’attend dans la taverne où il est sur le point d’être assassiné.

« Ne te reste-t-il donc plus de tendresse ou d’amour pour moi ? » demanda soudain Yvonne, presque piteusement en se tournant vers lui, et il pensa : “Si, je t’aime, il me reste pour toi tout l’amour du monde, mais cet amour me paraît si loin de moi, et si étrange aussi, je pourrais prétendre l’entendre, un bruit sourd et un sanglot, mais loin, très loin, un son triste, perdu, et qu’il s’approche ou s’éloigne, je ne saurais le dire” ».

Pour le Consul, boire serait donc à la fois la raison de vivre et le moyen, par le suicide quotidien morbide que constitue un éthylisme volontairement renouvelé d’heure en heure, de mettre un terme à une vie devenue insupportablement pesante ?

Maurice Nadeau : « Au centre du tourbillon, dans cette zone de calme où l’air paraît raréfié parce qu’il est aspiré de tous côtés, se tient le Consul. Il souffre, il délire, il cherche à se fuir, il appelle au secours… ».

A chacun de découvrir, de ressentir, sans forcément pouvoir se l’expliquer, quel est le sens profond d’un tel roman, en quoi l’écriture en est extraordinairement piégeante, en quoi ses personnages sont prodigieusement attachants, en quoi s’exprime et s’imprime puissamment dans l’âme du lecteur la fonction poétique caractérisant de multiples pages, en quoi la minutie avec laquelle sont décrits les moindres détails des décors tant naturels que domestiques insère, enserre si intiment le lecteur dans un contexte déprimé, en quoi l’auteur a su, page à page, créer et maintenir une sorte d’atmosphère qui émane si magiquement de la lecture qu’il soumet ledit lecteur entièrement à son omnipotence de démiurge.

On a coutume, à juste raison sans doute, de comparer Au-dessous du volcan avec A la Recherche du temps perdu. De fait, Lowry opère une belle jonction romanesque entre les deux œuvres lorsque Laruelle se souvient, comme d’une certaine madeleine, d’une séquence de sa jeunesse française, qu’il rattache abruptement dans une rêverie solitaire à une virulente résurgence de sa passion pour Yvonne : « … cette première fois où, seul, marchant dans les pâquis au sortir de Saint-Prest […], il avait vu s’élever lentement et merveilleusement et dans une infinie beauté au-dessus des chaumes semés de fleurs sauvages, s’élever lentement au soleil […] les deux flèches jumelles de la cathédrale de Chartres… ».

Un lien intertextuel plus anecdotique est créé facétieusement par l’auteur avec l’une de ses autres propres œuvres, lors de l’apparition inopinée et fugace du personnage Quattras, le noir dézingué qui danse et chante dans l’asile d’aliénés où se déroule Lunar Caustic, roman récemment recensé dans notre magazine.

Les quelques considérations personnelles ci-dessus exprimées ne peuvent certainement pas suffire à expliquer le pouvoir qu’exerce cette œuvre qui, comme celle de Proust, possède ses admirateurs inconditionnels et ses détracteurs définitifs.

Maurice Nadeau : « Il existe une étrange confrérie : celle des amis d’Au-dessous du volcan. On n’en connaît pas tous les membres et ceux-ci ne se connaissent pas tous entre eux. Mais, que dans une assemblée, quelqu’un prononce le nom de Malcolm Lowry, cite Au-dessous du volcan, les voici qui s’agrègent, s’isolent, communient dans leur culte. Ils plaignent les non-initiés et si, d’aventure, ils ont affaire à un adversaire ou à un sceptique, ils l’accablent ».

« On gloserait à l’infini à propos d’une œuvre aussi riche et aussi profonde… ».

Malcolm Lowry : « Ce roman […] a pour sujet les forces dont l’homme est le siège, et qui l’amènent à s’épouvanter devant lui-même. Le sujet en est aussi la chute de l’homme, son remords, son incessante lutte pour la lumière sous le poids du passé, son destin. L’allégorie est celle du jardin d’Eden, le jardin représentant ce monde dont nous risquons d’être rejetés un peu plus encore qu’au moment où j’écrivais ce livre. […] Tout au long des douze chapitres, le destin de mon héros peut être considéré dans sa relation avec le destin de l’humanité ».

L’initiation est hautement recommandée.

 

Patryck Froissart

 

Né dans le port anglais de Birkenhead en 1909, décédé à Ripe en 1957, Malcolm Lowry s’engage à dix-huit ans comme steward pour aller jusqu’en Chine, et il interrompt ensuite ses études à l’Université de Cambridge pour s’embarquer comme chauffeur sur un cargo. Ce goût des voyages, dont le court roman Ultramarine (1933) est le reflet, le mènera en France, aux États-Unis, au Mexique, au Canada. Mais sa plus grande aventure sera celle de son roman Au-dessous du volcan (Under the Volcano, 1947).

  • Vu : 369

Réseaux Sociaux

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

17:49 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |