25/03/2024
Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)
Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)
Fontamara, Ignazio Silone, Grasset, Coll. Les Cahiers Rouges, 2021, trad. italien, Jean-Paul Samson, Michèle Causse, 256 pages, 12,90 €
Edition: Grasset

Préfacé magistralement par Maurice Nadeau, ce roman social, ou conte politique, publié initialement en 1934, met en scène la montée de l’arbitraire de l’ordre fasciste au profit des possédants auquel sont confrontés, jusque dans leurs montagnes reculées, les cafoni, humbles paysans des Abruzzes, après la prise du pouvoir par Mussolini.
Le récit a pour cadre le pauvre village de Fontamara. Trois personnages narrateurs prennent la parole à tour de rôle : l’un des paysans de la communauté villageoise, son épouse, et son fils, ce qui autorise la variation des points de vue : celui des hommes, celui des femmes, celui des jeunes.
Naïfs, crédules, non-initiés aux questions juridiques, peu au courant des affaires politiques, et plus ou moins ignorants des évolutions techniques, les villageois de Fontamara vivent selon une organisation sociale ancestrale de répartition des terres et de l’eau qui leur est propre et qui les satisfait.
Lorsque les atteignent les premières mesures d’appropriation des terres par les grands propriétaires, ici en la personne d’un nanti sans scrupule, nommé l’Entrepreneur, installé récemment dans la région, soutenu par le pouvoir qui prône le regroupement des surfaces agricoles et la mise en place de grandes exploitations de culture intensive, ils font appel à l’avocat cupide et élu local à qui ils confient régulièrement le règlement des petits litiges locaux, Don Circostanza.
Quand les accablent à leur paroxysme le sentiment d’injustice, la certitude de leur impuissance face aux méandres administratifs de lois obscures qui semblent être décrétées arbitrairement l’une après l’autre pour les déposséder encore et encore, et l’impression que Dieu seul pourrait, devrait pouvoir les aider, ils ont recours au curé du bourg voisin, Don Abbacchio, un autre suppôt du régime, qui leur explique avec la plus odieuse hypocrisie que si telle est la loi, c’est que Dieu la veut telle.
– Vous oubliez, il me semble, fit remarquer le curé d’un ton aigre, que Dieu lui-même a décidé : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.
[…]
– Comment dit-on, déjà ? continua Berardo, têtu. On dit : tu gagneras ton pain. On ne dit pas, ainsi qu’il advient pourtant dans la réalité : tu gagneras les spaghetti, le café et les liqueurs de l’Entrepreneur.
– Moi je m’occupe de religion et non de politique, intervint le prêtre sèchement…
Quand, au désespoir d’obtenir gain de cause, ils manifestent une colère légitime, les forces de l’ordre locales, puis les milices fascistes en chemises noires, suivies bientôt par l’armée, prennent d’assaut le village et se livrent aux pires exactions, y compris la destruction des quelques biens domestiques équipant les masures et les viols en réunion. Ainsi sont-ils réduits par la justice, par la religion, par l’armée (éternelle récurrence de l’alliance entre le sabre, le glaive et le goupillon) à se laisser déposséder du peu dont ils disposaient pour survivre jusque-là, comme avaient réussi à survivre les générations qui les avaient précédés en se contentant de ce que leur lopin de terre pouvait produire, irrigué par le filet d’eau dont l’Entrepreneur vient détourner « légalement » à son profit, sur la base d’un document que ses acolytes leur ont fait signer sans qu’ils aient compris ce que signifiait la clause volontairement alambiquée d’un contrat rédigé par l’avocat : « trois quarts du flux pour l’Entrepreneur et les trois quarts du reste pour les cafoni »…
D’abus de confiance en entourloupes, de recours désespérés en conciliations contractuelles trompeuses, en passant par la pétition qu’on les convainc de signer en blanc, ils finiront par n’avoir « légalement » plus droit à une seule goutte « pour une durée de dix lustres » sur la foi d’un « accord à l’amiable » conçu par leur « défenseur », l’avocat corrompu. C’est la famine assurée, l’abandon forcé de la culture des terres ancestrales, l’exil contraint…
Alors, que faire ?
Voilà la question, reprise du traité au titre éponyme publié par Lénine en 1902, que pose un militant communiste citadin à Berardo Viola, un jeune et (presque) seul rebelle de la communauté.
La suite est dramatique. Evidemment. L’ordre fasciste règne en Italie…
La tragédie prévisible a lieu, et la question, posée à nouveau en épilogue, reste sans réponse.
Après tant de peines et de deuils, tant de larmes et de plaies, tant d’injustices et de désespoir, que faire ?
Conte allégorique s’inscrivant dans le contexte historique d’une Italie malade d’une idéologie pseudo-révolutionnaire, vu de loin et d’en bas, comme du fond de la caverne, par les narrateurs et leurs proches, reprenant l’éternel combat du pot de terre contre le pot de fer, ce récit à peine fictionnel foisonnant de détails réalistes sur le quotidien rustique des paysans pauvres des Abruzzes dans la première moitié du vingtième siècle, époque trouble s’il en fut, captive par l’enchaînement alerte des péripéties, par l’opposition constante entre d’une part la sympathique crédulité, la simplicité de bon aloi, la franchise, la candeur, le stoïcisme des cafoni face aux calamités naturelles et aux manœuvres spoliatrices de la caste possédante et, d’autre part, la rapacité, la cruauté, la roublardise, l’acharnement dont font preuve les podestats dans leurs crapuleux desseins de s’emparer de tout ce qui peut être pris par la force, le vice et la ruse.
Tout ce qu’Ignazio Silone met en mouvement dans ce roman peut être hélas mis en rapport avec des situations similaires rejouées de siècle en siècle, de décennie en décennie, en de multiples endroits du monde, dans notre mémoire collective tout autant que sous nos yeux, comme le réalise l’auteur lui-même après avoir écrit son texte :
J’ai été amener à constater que les mêmes étranges événements, fidèlement racontés dans le présent livre, se sont produits en plusieurs endroits, encore qu’à des époques diverses et dans un enchaînement différent.
Alors, que faire ?
Faute de mieux, lire Fontamara, et partager peut-être le point de vue de Maurice Nadeau, l’un des tout premiers lecteurs de Silone :
La joie que nous avons éprouvée à lire Fontamara en 1934 était en fin de compte une joie grave : celle que donne la vue d’une création dont la beauté, la vérité, la vraie simplicité se sont alliées pour qu’on s’étonne que, fruit de bien des hasards, elle paraisse en même temps nécessaire.
[…]
Ceux qui, aujourd’hui, liront pour la première fois Fontamara comprendront pourquoi ce mince épisode de l’Histoire universelle s’est logé une fois pour toutes dans des esprits et des cœurs de vingt ans.
Le même bonheur les attend.
Patryck Froissart
Ignazio Silone (1900-1978) est un des plus célèbres écrivains italiens du XXe siècle. Antifasciste de la première heure, il a été un des dirigeants du Parti communiste italien clandestin dans les années 1920, puis sénateur socialiste après la guerre. Il est l’auteur de romans lus dans le monde entier, Une Poignée de mûres (Grasset, 1952), Le Secret de Luc (Grasset, 1956, et les Cahiers Rouges), et d’œuvres autobiographiques comme Le Pain et le vin (Grasset, 1939). Fontamara est son chef-d’œuvre.
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Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)
Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)
Dernier émoi, Christine Hervé, Editions Traversées, juin 2023, 114 pages, 20 €

Réjouissons-nous ! La poésie, la vraie, la belle, la puissante, qui émeut, n’est pas morte. Les Editions Traversées, comme, c’est fort heureux, quelques autres maisons indépendantes, nous la font vivre, nous la font lire, nous la font aimer. Les Editions Traversées sont wallonnes…
Les ouvrages publiés sont de beaux livres, d’élégante facture, visuellement attirants, tactilement agréables. C’est important. L’esthétique physique du volume incite à découvrir l’esthétique artistique de l’œuvre dont il est l’écrin. Les Editions Traversées ont le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qu’il faut remercier pour leur implication dans cette riche démarche culturelle.
A noter : Les Editions Traversées publient, à raison de trois numéros par an, une revue littéraire fort appréciée.
L’opus de Christine Hervé, le vingt-troisième, déjà, de la collection, est constitué de quatre corpus de longueur inégale :
Promesses de l’absence
Le plus long ensemble de textes du volume se présente sous la forme de segments de prose poétique, très courts, répartis un à un sur cinquante pages, centrés sur le thème obsédant de l’absence, ou plutôt sur celui de la présence obsessionnelle de l’absent.
De page en page, l’esprit, quasi fantomatique, de la délaissée rêvasse, erre tel un songe en action parmi les lieux, le passé, les objets familiers les plus triviaux, les traces, les souvenirs du fantôme de l’absent, qui revit par une succession de visions évocatrices dont la chère et douloureuse acuité est sobrement exprimée en versets, comme autant de flashes, et de flash-backs, brefs, concis, à quoi le caractère volontairement monocorde de l’expression confère paradoxalement une pesante et forte impressivité, dégageant la poignante atmosphère de mélancolie d’un quotidien qui reste continûment, physiquement, « réellement » partagé par le couple imaginaire, indissocié, que constituent toujours, par-delà la séparation, l’absent et sa partenaire.
On fait avec l’absent une drôle de paire on se vautre dans son vide on sent son impossible étreinte on entend ses paroles rassurantes ou tranchantes ange destructeur ou étoile filante dans le néant de nos voix
Tourbière
Six poèmes de facture plus habituelle, compositions de distiques mettant en scène une femme marchant sous la pluie, dans le vent, vers l’océan, s’éloignant de la maison familiale, portant en elle le fruit d’une union qu’on devine méjugée, ou mal vécue, ou qui s’est mal terminée. Le personnage paraît animé par le désir de rompre avec ce qu’il laisse derrière lui. Le décor, triste, chagrin, froid, est en concordance avec l’action, le titre, « tourbière » donnant le ton. Ce qui est à venir, ce vers quoi elle va, s’exprime toutefois en opposition avec le présumé désastre du passé immédiat. Par-delà la brume ambiante, et en dépit de la tourbière qui pourrait embourber, la course se fait de plus en plus légère, et apparaît vers la mer régénératrice comme le halo d’un possible bonheur à retrouver :
Ce n’est pas la honte
qui la fait fuir
mais la croyance
d’une aube nouvelle
pour celui qu’elle porte
sainte d’innocence
d’amour perdu
en une nuit
forte d’espérance
Une ferme noire
Personnage principal : la fermière, qui apprend l’advenue d’un cancer. Personnages adjuvants :
le fermier, qui souffre et pleure en cachette de la souffrance de sa femme,
les vaches.
Les détails poético-actantiels s’enchaînent ici sous une forme différente, en paragraphes compacts, mais le procédé narratif est le même : des flashes, des moments pris sur le vif, des instantanés, courts, décisifs, qui, dans un autre genre, pourraient être développés en autant de chapitres d’un roman. La brièveté des termes du récit, le choix de la segmentation séquentielle créent ici encore une atmosphère lourde, saisissante, forçant l’empathie, le lecteur prenant toute sa part de l’angoisse qu’éprouve le couple, contrastant avec la placidité des vaches exprimée récurremment par ce propos constatif :
Les vaches au champ la regardent passer. Paisibles.
De nouveau le poème s’achève, résolument optimiste, sur le refus, le déni de ce qui semble pourtant inéluctable :
Pleine d’espoir. Des cloches dans la tête. Quand l’herbe verdira elle conduira de nouveau les vaches au champ, sous les aboiements des chiens.
Dernier émoi
Cette quatrième partie présente sur chacune de ses trente pages un poème minimaliste. L’expression, syncopée, fragmentée, faite de ruptures syntaxiques, d’ellipses, est devenue plus ésotérique, bien que le lecteur soit à même d’appréhender la thématique globale qui semble tourner autour de l’envol libératoire, de la fin légère de l’histoire, du but de la trajectoire poétique, du dénouement des histoires évoquées dans les parties précédentes, comme si l’auteure s’était débarrassée tout au cours de l’écriture du fardeau de ses propres angoisses en jetant précédemment sur le papier les mots exprimant celles de ses personnages. Le personnage, se fondant en ceux des trois premières parties, en effet, est alors la narratrice elle-même, alias l’auteure. Fin du discours plus ou moins narratif. Les phrases tronquées, les syntagmes isolés, les mots solitaires s’envolent et se dispersent en un souffle final, en un « dernier émoi ».
Personnage
de ta propre histoire
jamais écrite
et qui peine à vivre
[…]
Je lance mes mots
au ciel
ils retombent
en pluie d’or
Christine Hervé nous offre un ouvrage original dans la forme et le fond, dont la force est idéalement propre à provoquer chez le lecteur l’émotion poétique.
Patryck Froissart
Née en Bretagne, Christine Hervé quitte dès l’enfance ses côtes de granit pour la Méditerranée. Elle enseigne le français et l’anglais en France et à l’étranger : USA, Gabon. Elle commence par écrire des histoires pour enfants, puis se dirige vers la poésie contemporaine.
- Vu : 847
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Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)
Dernier émoi, Christine Hervé (par Patryck Froissart)
Dernier émoi, Christine Hervé, Editions Traversées, juin 2023, 114 pages, 20 €

Réjouissons-nous ! La poésie, la vraie, la belle, la puissante, qui émeut, n’est pas morte. Les Editions Traversées, comme, c’est fort heureux, quelques autres maisons indépendantes, nous la font vivre, nous la font lire, nous la font aimer. Les Editions Traversées sont wallonnes…
Les ouvrages publiés sont de beaux livres, d’élégante facture, visuellement attirants, tactilement agréables. C’est important. L’esthétique physique du volume incite à découvrir l’esthétique artistique de l’œuvre dont il est l’écrin. Les Editions Traversées ont le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qu’il faut remercier pour leur implication dans cette riche démarche culturelle.
A noter : Les Editions Traversées publient, à raison de trois numéros par an, une revue littéraire fort appréciée.
L’opus de Christine Hervé, le vingt-troisième, déjà, de la collection, est constitué de quatre corpus de longueur inégale :
Promesses de l’absence
Le plus long ensemble de textes du volume se présente sous la forme de segments de prose poétique, très courts, répartis un à un sur cinquante pages, centrés sur le thème obsédant de l’absence, ou plutôt sur celui de la présence obsessionnelle de l’absent.
De page en page, l’esprit, quasi fantomatique, de la délaissée rêvasse, erre tel un songe en action parmi les lieux, le passé, les objets familiers les plus triviaux, les traces, les souvenirs du fantôme de l’absent, qui revit par une succession de visions évocatrices dont la chère et douloureuse acuité est sobrement exprimée en versets, comme autant de flashes, et de flash-backs, brefs, concis, à quoi le caractère volontairement monocorde de l’expression confère paradoxalement une pesante et forte impressivité, dégageant la poignante atmosphère de mélancolie d’un quotidien qui reste continûment, physiquement, « réellement » partagé par le couple imaginaire, indissocié, que constituent toujours, par-delà la séparation, l’absent et sa partenaire.
On fait avec l’absent une drôle de paire on se vautre dans son vide on sent son impossible étreinte on entend ses paroles rassurantes ou tranchantes ange destructeur ou étoile filante dans le néant de nos voix
Tourbière
Six poèmes de facture plus habituelle, compositions de distiques mettant en scène une femme marchant sous la pluie, dans le vent, vers l’océan, s’éloignant de la maison familiale, portant en elle le fruit d’une union qu’on devine méjugée, ou mal vécue, ou qui s’est mal terminée. Le personnage paraît animé par le désir de rompre avec ce qu’il laisse derrière lui. Le décor, triste, chagrin, froid, est en concordance avec l’action, le titre, « tourbière » donnant le ton. Ce qui est à venir, ce vers quoi elle va, s’exprime toutefois en opposition avec le présumé désastre du passé immédiat. Par-delà la brume ambiante, et en dépit de la tourbière qui pourrait embourber, la course se fait de plus en plus légère, et apparaît vers la mer régénératrice comme le halo d’un possible bonheur à retrouver :
Ce n’est pas la honte
qui la fait fuir
mais la croyance
d’une aube nouvelle
pour celui qu’elle porte
sainte d’innocence
d’amour perdu
en une nuit
forte d’espérance
Une ferme noire
Personnage principal : la fermière, qui apprend l’advenue d’un cancer. Personnages adjuvants :
le fermier, qui souffre et pleure en cachette de la souffrance de sa femme,
les vaches.
Les détails poético-actantiels s’enchaînent ici sous une forme différente, en paragraphes compacts, mais le procédé narratif est le même : des flashes, des moments pris sur le vif, des instantanés, courts, décisifs, qui, dans un autre genre, pourraient être développés en autant de chapitres d’un roman. La brièveté des termes du récit, le choix de la segmentation séquentielle créent ici encore une atmosphère lourde, saisissante, forçant l’empathie, le lecteur prenant toute sa part de l’angoisse qu’éprouve le couple, contrastant avec la placidité des vaches exprimée récurremment par ce propos constatif :
Les vaches au champ la regardent passer. Paisibles.
De nouveau le poème s’achève, résolument optimiste, sur le refus, le déni de ce qui semble pourtant inéluctable :
Pleine d’espoir. Des cloches dans la tête. Quand l’herbe verdira elle conduira de nouveau les vaches au champ, sous les aboiements des chiens.
Dernier émoi
Cette quatrième partie présente sur chacune de ses trente pages un poème minimaliste. L’expression, syncopée, fragmentée, faite de ruptures syntaxiques, d’ellipses, est devenue plus ésotérique, bien que le lecteur soit à même d’appréhender la thématique globale qui semble tourner autour de l’envol libératoire, de la fin légère de l’histoire, du but de la trajectoire poétique, du dénouement des histoires évoquées dans les parties précédentes, comme si l’auteure s’était débarrassée tout au cours de l’écriture du fardeau de ses propres angoisses en jetant précédemment sur le papier les mots exprimant celles de ses personnages. Le personnage, se fondant en ceux des trois premières parties, en effet, est alors la narratrice elle-même, alias l’auteure. Fin du discours plus ou moins narratif. Les phrases tronquées, les syntagmes isolés, les mots solitaires s’envolent et se dispersent en un souffle final, en un « dernier émoi ».
Personnage
de ta propre histoire
jamais écrite
et qui peine à vivre
[…]
Je lance mes mots
au ciel
ils retombent
en pluie d’or
Christine Hervé nous offre un ouvrage original dans la forme et le fond, dont la force est idéalement propre à provoquer chez le lecteur l’émotion poétique.
Patryck Froissart
Née en Bretagne, Christine Hervé quitte dès l’enfance ses côtes de granit pour la Méditerranée. Elle enseigne le français et l’anglais en France et à l’étranger : USA, Gabon. Elle commence par écrire des histoires pour enfants, puis se dirige vers la poésie contemporaine.
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L’appel de la louve, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)
L’appel de la louve, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)
L’appel de la louve, Murielle Compère-Demarcy, Editions Du Cygne, mars 2023, 58 pages, 10 €
Ecrivain(s): Murielle Compère-Demarcy Edition: Editions du Cygne

Ouvrir tout recueil de Murielle Compère-Demarcy peut généralement s’assimiler à ouvrir imprudemment la porte, un jour, ou mieux, une nuit, sur un au-dehors, sur un autrement, sur un ailleurs autant distant qu’immédiat, souvent tempétueux, tourbillonnant, balayé de rafales et d’éclairs, en lequel on est impérativement aspiré et emporté, et irrésistiblement bouleversé, sans possibilité de retour vers le havre du quotidien, du domestique, du cocon où on se prélassait « sans savoir ».
C’est précisément ce qui attend le lecteur répondant à L’appel de la louve, ce nouvel opuscule publié aux Editions du Chant Du Cygne.
Le rythme est donné d’emblée par l’apparition du segment, « je cours, je cours », double occurrence verbale qui, récurremment, revient soutenir physiquement la quête haletante de la louve et scander le souffle poétique qui anime l’écriture.
Après quoi, après qui court la louve, « personnage » du recueil, qui parle, ou qui hurle, à la première personne ? Après un « vous » non autrement nommé, ce qui laisse « courir » l’imagination du lecteur.
Je cours, je cours
après vous
Louve, Louvoie,
Alpha dévorante de vous
Elle court, elle court, cette louve solitaire, qui a « quitté la meute », qui erre « au-delà » de la meute, qui, même lorsqu’il lui arrive de se sentir encagée, « hurle d’être toujours aussi sauvage ». Louve quoi qu’il en soit, où qu’elle en soit, qui court plus libre que l’air, qui court à travers temps, qui court à travers lieux, qui court à travers murs, indomptée, irréfrénable, comme, tiens ! la poésie, bon sang, mais c’est bien sûr…
La poésie se lève
marche
entre chez toi
ouvre une fenêtre
Bolide sans abîme
elle traverse
renverse
le jour sud-américain
Elle court, elle court, la lecture… Mais sa course n’est pas caracolade folâtre, n’est pas batifolage insouciant par le travers souriant d’une nature bucolique. Ici rien n’est calme, rien n’est luxe, rien n’est volupté. La louve est en souffrance. La louve est sinon revêche, du moins rebelle, est affamée de révolte, elle est cri, plainte, accusation. La lecture se mène à rebrousse-poil. Le décor est sombre, tourmenté. L’intime et le dehors se confondent :
Sortirons-nous vivants
des entrailles du monstre enfoui en nous ?
Elle court, elle court, l’écriture. Attention ! Le lexique est un champ de douleur, de violence, de feu. Il se fait séisme, saccage, déferlante, barbare, vacarme, faussaire, trahison, GENOCIDE, CRIME CONTRE L’HUMANITE, ravive les blessures, l’immonde de l’Histoire, la Shoah, effectue un saut amer dans l’actuel en dénonçant l’agression de l’Ukraine.
L’Ecrire exécute
d’une main de traitre
son massacre
sa course errante
Déroute
jusqu’à briser
les reins des étoiles
Il court, il court, le Verbe. Et dans sa course libertaire, inapprivoisable, le Verbe de Murielle est serpe, le Verbe tranche, massacre, fracasse, brûle, hurle, crache, mord, dévore. Et rencontre Supervielle à Montevideo, et croise le chemin tragique de poètes maudits, et les appelle solidairement à le rejoindre dans son dé-lire réfractaire, à l’illuminer de leur lucidité paradoxale.
Artaud Prevel Giauque Duprey
Crevez mon asphyxie
Créez mon vertige
Recréez
canne de saint Patrick nombril sapé
voix de saccage à réarticuler l’ire
la serpe du Langage
Elle court, elle court, Murielle Compère-Demarcy, de strophe en catastrophe, de recueil en recueil, suivie d’instinct, on l’espère, par une meute de lecteurs courant eux aussi, dans son erre poétique, entraînés dans son écriture dynamique, hier dans le fleuve impétueux de L’Ange du mascaret, aujourd’hui dans la trajectoire de la Louve, dans une course encore éprouvante, rendue ardente par la rage que soulève la vision d’un monde où l’homme est toujours un loup pour l’homme.
Cours, lecteur, lève-toi à l’Appel, cours avec la Louve, enfreins son manifeste : elle se veut solitaire, sois-lui donc solidaire !
Ni un numéro
ni la possession
d’aucun propriétaire
Rien à déclarer
Gueule de louve solo
Eruptive solaire
Enigmatique lunaire
Insurrectionnelle
En marge de la meute
(In)fréquentable et autonome
Gueule de louve solo
Réfractaire
LIBRE et libertaire
Patryck Froissart
Murielle Compère-Demarcy, publiant aussi sous le nom de MCDem, est une poétesse, nouvelliste et auteure de chroniques littéraires et d’articles critiques.
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15:22 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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Les enfants de Cadillac, François Noudelmann (par Patryck Froissart)
Les enfants de Cadillac, François Noudelmann (par Patryck Froissart)
Les enfants de Cadillac, François Noudelmann, Gallimard, Folio, mai 2023, 234 pages, 8,70 €
Edition: Folio (Gallimard)

Quel sens peut avoir pour un individu la recherche de ses origines ? A quelle sorte de besoin cette quête, parfois vécue comme une nécessité, répond-elle foncièrement ? Ne peut-on vivre sans arbre généalogique, sans se raccrocher sentimentalement, intellectuellement, virtuellement, à ses ascendants et à la communauté, sociale, géographique, ethnique, religieuse, nationale, culturelle au sein de laquelle ils sont nés et/ou ont vécu ? Quel héritage, autre que matériel s’il en est, nos père et mère et leurs aïeux nous ont-ils véritablement « transmis » ? En quoi ce dont ils ont eux-mêmes hérité est-il purement et réellement identique à ce qui a pu être « l’identité » de chacun des individus figurant sur les branches, principales et adventices, et sur chacun des niveaux généalogiques de ceux et celles des générations qui les ont précédés et finalement engendrés ?
Telles sont, entre autres, les questions que (se) pose François Noudelmann dans cette relation autobiographique d’une vie qui semble avoir été épisodiquement marquée à la fois, de façon paradoxale,
– par la volonté de se resituer dans la chaîne d’une filiation dont il renoue ici les maillons en reconstituant, étape par étape, les itinéraires de son père et de son grand-père,
– par le désir de supprimer tout sentiment intérieur et toute référence extérieure d’appartenance à la communauté à laquelle ressortissaient, parfois de façon occulte, ces deux membres d’une lignée paternelle ayant connu, comme nombre de leurs proches et de leurs ancêtres, l’horreur des pogroms récurrents et l’immonde solution finale.
Car l’auteur narrateur est juif. Se revendiquant comme Français, athée, n’ayant pas été instruit dans la tradition hébraïque, il n’a vraiment conscience de sa judéité qu’en s’intéressant, tardivement, à l’histoire de son grand-père.
La recherche des ancêtres m’a toujours paru assommante, et même douteuse […]. Pourquoi me soucier à présent de mon grand-père Chaïm ? Non pas en raison du lien du sang, mais parce que je lui dois mon nom et ma nationalité française. Etrangement, c’est après avoir quitté la France que je me suis mis à penser à lui…
Né en 1891 en Lituanie, Chaïm, fuyant les persécutions anti-juives qui font rage en son pays, entame à dix-huit ans un long voyage solitaire dans une roulotte traînée par un cheval. Il a choisi sa destination : la France. Il y épouse une veuve juive autrichienne qui lui donne un fils, Albert. « Engagé volontaire juif » dans l’armée française, Chaïm reçoit pendant la grande guerre une charge de gaz moutarde qui le rend officiellement « mutilé du cerveau » et provoquera durant de longues périodes de son existence et finalement à temps plein jusqu’à la fin de ses jours en 1941 son internement dans plusieurs « asiles de fous ». Entretemps lui est accordée en 1927 la nationalité française.
Le narrateur, rassemblant les éléments qu’il glane en visitant par étapes ici et là les lieux où est passé Chaïm et en recueillant de rares témoignages/souvenirs familiaux, reconstruit par bribes cet itinéraire tourmenté, marqué par l’amour de la France et, de façon consternante, inhumé à Cadillac dans une fosse commune…
François Noudelmann ignore quasiment tout de la vie qui a été, avant sa propre naissance, celle de son père Albert, lequel occulte obstinément son passé jusqu’au jour où il consent abruptement à lever le voile. Le récit en constitue la matière du chapitre second.
Pour quelle raison tu acceptas de déroger à ce mutisme tellement maîtrisé qu’il passait inaperçu autour de toi, je ne le sais toujours pas. Tu consentis à une parole fleuve qui fut une confidence…
[…]
Au préalable tu as souhaité me rappeler que tu étais français avant d’être juif. Tu t’étais plié sans effort au modèle républicain de l’assimilation, même si tu avais dû interrompre tes études à treize ans. « Juif émancipé », comme on dit, sans fréquentation des lieux de culte, tu avais rompu tes attaches familiales…
Militant CGT, fréquentant les divers milieux de gauche et d’extrême-gauche, Albert, au moment où il s’apprête en 1936 à rejoindre les Républicains espagnols, est appelé à effectuer son service militaire, et dans la foulée à faire partie des réservistes mobilisés aux frontières face à la menace allemande. Fait prisonnier en pleine débâcle en 1940, il est dénoncé comme « Juif » aux Allemands par certains de ses « camarades ». Il découvre alors qu’il n’est pas « un Français comme les autres ». Il parvient à s’enfuir. Repris, Albert Noudelmann cache son identité et devient Philippe Garnier, « Français de souche ». Commence une odyssée hallucinante transcrite sur un rythme haletant, faite de multiples évasions, de re-captures, de retours en camps de travail, en stalags, de périodes d’esclavage en usines d’armement, jusqu’à la défaite des nazis et la retraversée en sens inverse à pied, à cheval, en train et en voiture d’une Europe plongée dans un monstrueux chaos. Péripéties en série, épisodes tragiques et comiques font de ce chapitre, relation incroyable de faits réels, un palpitant « roman d’aventures » et d’Albert un personnage aux ressources inépuisables et à l’instinct de survie inaltérable. Rebondissements incessants. Frissons garantis. Suspense entretenu. Remarquable talent de conteur. Art confirmé de la mise en scène, dans un contexte historique dûment documenté.
Et puis… Le retour à Paris, la réintégration, difficile, désenchantée, dans une société qui, en sept ans, a foncièrement changé. La vie qu’il faut reprendre, malgré tout, difficile, et finalement insupportable, succession d’unions, de désunions, de mariages et de séparations… On n’en dévoilera pas ici les détails.
Un 16 juillet, tu pointas le canon d’un pistolet à grenaille sur ta tempe et tu tiras.
[…] Les raisons d’un suicide demeurent toujours obscures, quand bien même elles sont revendiquées, ce qui ne fut pas le cas. Que le jour choisi soit la date anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv’ est peut-être un hasard, peut-être pas. Selon ta volonté il n’y eut pas de kaddish pour accompagner ton départ et tu fus incinéré…
Le chapitre troisième est fait de souvenirs, de retours en arrière sur la période de vie commune entre le narrateur et son père, la mère ayant tôt quitté le domicile conjugal pour s’en aller fonder un nouveau foyer. Les tranches de vie se succèdent, comprenant un été dans un kibboutz israélien, des vacances partagées en « famille recomposée » chez la mère remariée et richement embourgeoisée, et, entre autres événements saillants, une participation en 2008 à une manifestation de protestation contre la politique d’Israël en Palestine qui dégénère…
Une pulsion de mort se répandait parmi les crieurs de slogans et, sans arriver à en croire nos oreilles, nous entendîmes distinctement : « Mort aux Juifs ! ». Non pas une voix isolée mais un hurlement collectif et dense…
[…] Une voisine me confia : « Vous avez entendu ? C’est épouvantable ! ».
Le choc est terrible. L’atmosphère du récit (re)devient pesante. On suivra avec empathie les réflexions, en particulier concernant son rapport à la France, et sur la trouble notion d’identité, qui animent le narrateur à la suite de cette scène abjecte, atterrante, sidérante, qui vient brutalement, douloureusement s’insérer dans l’implacable continuité de la tragédie historique collective et dans l’histoire familiale dominée par la figure du grand-père au « cerveau mort pour la France » et par celle du père « Français avant toute chose ».
A lire.
Patryck Froissart
François Noudelmann, né en 1958, est un philosophe français, professeur à New York University et à l’Université de Paris-VIII. Il a présidé le Collège International de Philosophie de 2001 à 2004, et dirige depuis 2019 La Maison française de NYU. Producteur à France-Culture de 2002 à 2013, il a animé les émissions hebdomadaires et quotidiennes, Les Vendredis de la philosophie, Macadam philo, Je l’entends comme je l’aime, Le Journal de la philosophie. Il dirige deux collections d’essais, « Intempestives » aux Presses Universitaires de Vincennes, et « Voix Libres » aux éditions Max Milo. Traduits en une douzaine de langues, ses travaux portent sur la littérature et la philosophie.
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Le fils de l’homme, Jean Baptiste Del Amo (par Patryck Froissart)
Le fils de l’homme, Jean Baptiste Del Amo (par Patryck Froissart)
Le fils de l’homme, Jean Baptiste Del Amo, Gallimard, Folio, mars 2023, 288 pages, 8,70 €
Ecrivain(s): Jean-Baptiste Del Amo Edition: Folio (Gallimard)

Prix FNAC 2021, ce roman vaut par l’atmosphère pesante, angoissante que l’auteur y crée et qu’il y maintient du début à la fin.
Une première partie, dont le caractère hors texte est exprimé par l’usage de l’italique, plonge le lecteur dans l’oppressante mise en scène d’une tribu nomade préhistorique en marche en un milieu naturel inhospitalier, voire limbique. L’élément narratif essentiel consiste en un accouchement risqué, dans des conditions élémentaires, et à la naissance d’un enfant, « le fils de l’homme », dont la survie est hypothétique tant les circonstances d’existence sont précaires, périlleuses, en cette avance forcée vers un ouest onirique que jalonnent les cadavres des plus faibles.
Mais pour l’heure, l’enfant appartient encore au néant ; il n’est qu’une infime, une insoutenable probabilité tandis que la horde des hommes avance tête baissée dans la bourrasque, troupeau vertical, opiniâtre et loqueteux.
L’épisode se termine néanmoins sur une note d’optimisme.
Le faucon lance un cri strident, fond en piqué sur une petite proie quelque part sur la plaine. Alors le jeune chasseur se penche et ramasse au sol sa sagaie.
La descendance est assurée. Le fils de l’homme peut prendre la relève.
Intrinsèquement, ce court récit d’une quinzaine de pages est d’une sombre beauté. Lu comme allégorique, il donne son sens à celui qu’il introduit, qui se déroule des milliers d’années plus tard, à notre propre époque.
Le personnage central du roman qui suit, comme dans l’histoire qui le précède, est un enfant. Tout se passe sous son regard. Il vit seul avec sa mère, dans une relation fusionnelle, exclusive, jusqu’au jour où le père, qui n’a pas donné signe de vie depuis le jour qu’il a disparu suite à des démêlés avec la justice, ressurgit sans crier gare et les incite, bon gré mal gré, à l’accompagner, soi-disant pour un séjour de quelques semaines, dans la demeure qu’il a héritée de son propre père – un tyran domestique dont s’esquisse peu à peu le portrait de brute – et où il a lui-même vécu son enfance.
Au terme d’un périple exténuant au travers de décors fantasmagoriques rappelant la longue marche des ancêtres, le groupe parvient à la « maison », une masure en ruine isolée dans un coin perdu.
Le père, qui a découvert lors de sa réapparition que sa femme est enceinte de l’un de ses anciens complices, instaure des règles de vie de plus en plus strictes et de plus en plus frustes glissant progressivement vers une sorte de « rensauvagement » dans un cadre aux réminiscences « préhistoriques ». Des événements dramatiques vont alors se produire, jusqu’à l’inévitable dénouement tragique.
Le dessein machiavélique du père se dessine lentement, l’auteur en semant les indices dans une profusion volontairement excessive de détails dont la minutie et le caractère récurrent, obsédant, n’est pas sans rappeler certaines constantes du Nouveau Roman. L’emprise qu’exerce ainsi, de plus en plus prégnante, le névrosé sur sa femme et son fils s’accompagne de celle que l’auteur, fieffé démiurge, par ces artifices narratifs fort bien maîtrisés, développe page à page sur l’attention du lecteur.
« Je dois voir un médecin, dit la mère une fois encore, mais d’une voix désormais éteinte, résignée […].
– Tu sais bien que c’est impossible, répond patiemment le père. Regarde-toi. On ne peut plus partir ».
[…]
La mère ne répond pas, n’esquisse pas un geste, docile aux ablutions du père. Il l’invite à s’allonger sur le côté, elle se laisse basculer sur la hanche et il la borde avec une même prévenance, comme s’il flattait un animal récalcitrant enfin rompu à son autorité…
Les procédés sont efficaces. Le piège se referme jusqu’au jour où le fils de l’homme…
Lecteur, lectrice, bon séjour dans la sordide ambiance du taudis du bout du monde !
Patryck Froissart
Jean Baptiste Del Amo est un écrivain français né à Toulouse en 1981. En 2006, il reçoit le Prix du jeune écrivain francophone pour sa nouvelle, Ne rien faire, une fiction écrite à partir de son expérience au sein d’une association de lutte contre le VIH en Afrique. Son premier roman, Une éducation libertine, paru aux Editions Gallimard en 2008, a reçu le Prix Laurent-Bonelli Virgin-Lire, fin septembre 2008, le Goncourt du premier roman 2009. Il publie en 2010 un deuxième roman, Le Sel, prochainement adapté au théâtre, puis Pornographia, en 2013, qui obtient le Prix Sade. En 2016 paraît son quatrième roman, Règne animal, récompensé par le Prix du Livre Inter 2017, et en 2021, Le fils de l’homme, qui obtient le Prix du Roman Fnac. Ses livres sont traduits dans une quinzaine de langues. Il a réalisé en 2019 son premier court-métrage, Demain il fera beau, récompensé par le Prix Unifrance des diffuseurs.
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Au pipirite chantant, Jean Métellus (par Patryck Froissart)
Au pipirite chantant, Jean Métellus (par Patryck Froissart)
Au pipirite chantant, Jean Métellus, Collection Poche Maurice Nadeau, septembre 2022, 190 pages, 9,90 €
Edition: Editions Maurice Nadeau

Publiée initialement en 1978 par Maurice Nadeau, cette œuvre essentielle du poète haïtien Jean Métellus vient d’être rééditée, avec une introduction de Claude Mouchard, dans l’élégante et toute nouvelle Collection de Poche que Gilles Nadeau et Laure de Lestrange ont récemment créée. Faite de textes de longueur très inégale, dont un poème d’un seul tenant sur pas moins de cinquante-cinq pages, l’œuvre chante récurremment, de manière obsédante, tout au long de diverses autres thématiques, l’éloge du « mot », du terme, du vocable, du lexème, à quoi le poète voue un culte incessamment réaffirmé. En écho à la voix primordiale du pipirite, cet oiseau de bon augure qui, premier à lancer son chant au bout de la nuit, annonce l’advenue de la lumière, l’auteur pare le mot, cet « attribut » originel qui fait foncièrement de l’homme un être humain, de toutes les qualités, de tous les statuts, de toutes les potentialités, et le voit à la source de toutes les fonctions existentielles, l’usage pouvant en être fait pour le meilleur comme pour le pire. Projeté à la face et à l’intérieur du monde par le poète, le mot, personnifié, incarné, devenu être vivant, ayant acquis sa propre autonomie, est, métonymiquement, ici, un actant social.
Et par la bouche des loas les mots s’exhortaient au discours, à la domination, à la guérison, à la révolution.
Coiffés de coloris, flanqués de lianes, nus, enfin vivants, ils exhibaient les secrets des hommes, ils exhumaient les alluvions tumultueuses de la mémoire.
Pouvoir qui trouve ses limites, concède cependant humblement le poète, dans toute tentative de traduire la perfection de la nature, et particulièrement cette nature insulaire, du moins ce qu’il en reste, au sein de quoi l’auteur est né et s’est réalisé.
Les mots de jonc, de jaspe et de jasmin jamais ne pourront reproduire l’arbuste et ses fleurs, leurs tons et leurs couleurs.
Mais expressément pouvoir de lutte, de combat, de militantisme, de révolte, de rébellion. Car Métellus, poète de la négritude, met farouchement, âprement, acerbement le mot, la langue, la poésie en somme, au service de la cause qu’il défend de toute la puissance de sa voix : le recouvrement de la dignité, passant par la reconnaissance de l’identité culturelle, de l’africanité originelle, de l’homme et de la femme haïtiens.
Ainsi s’insurge-t-il contre la religion imposée par les armes à ses ancêtres africains, dépossédés violemment de leurs dieux (qu’il exhorte, par invocations régulières, à se réapproprier leur statut originel) avant, pendant et après les rafles et déportations esclavagistes de masse : « Les églises passeront mais le Vaudou ne passera pas ».
[…]
Les alliances d’âmes armées ont horrifié tes dieux
Et les gencives de Rome jouissaient
De ces orages odieux
Qui éclataient tes mânes et qui les enfouissaient
Rome l’infidèle, Rome charnière des charniers
Dans le sillon des lataniers avait pris des couleurs de cachiman
Dans des sermons déboutonnés
C’est au nom de la tiare, s’écrie un curé de la cathédrale
Ainsi se remémore-t-il, plaie béante en son âme, en sa chair, l’impardonnable blessure de l’arrachement, du déracinement :
Te rappelles-tu le long voyage de tes enfants ?
[…]
Ils étaient côtes contre côtes bien arrimés
Et ils se regardaient
Et ils mandaient la vie et la mort
Dans la même langue sans se comprendre
Et ils vivaient l’enfer, l’enfer.
Ainsi dénonce-t-il, évocation qui lui déchire les entrailles, la criminelle entreprise d’expansion coloniale, hégémonique de l’occident européen :
Et les souvenirs torturaient leur raison et la raison de vivre
et la raison déraisonnable
et la science de Colomb le grand navigateur
oh ! Capitaine ! Directeur de massacres humains
Assassin de mes pulsations
Cauchemar de mes paupières de nègre
Termite de mes racines humaines
Nous voyagions par milliers, le dos courbé, la corde au cou, les chaînes au pied, les yeux calés au fond d’un bateau
Entre les multiples évocations, douloureuses, d’un passé marqué par la servilité contrainte, les humiliations, l’acculturation, les sévices, le génocide, l’auteur revient cependant sans cesse au présent d’un peuple, d’un pays auquel il est viscéralement, passionnément attaché, encore et toujours empreint de misère, de souffrance, de violence, de lutte pour la vie. Les anciens maîtres ont été remplacés, l’esclavage institué n’est plus, mais, dans la cadre d’une illusoire indépendance, d’une fausse démocratie,
(Nous désignons nos hommes d’Etat, nos gouvernants
Et nous voilà meurtris, dévorés par nos choix),
le sort du paysan, le quotidien de la femme, la vie précaire de l’enfant, et globalement l’existence tourmentée des Haïtiens sont soumis, tout aussi cruellement, à la rapacité et à la soif de domination et d’exploitation d’une caste locale elle-même au service d’un oppresseur supranational que le poète engagé nomme sans équivoque « le capital » et contre quoi il clame la révolte, par la voix, entre autres, de l’arbre à pain :
Ma peau, ma chair, lumière
Ma grandeur et ma houppe
Tige agreste de l’été, cime frondescente et touffue
Les voilà prêtes à la révolution
Je dis oui au souffle des Caraïbes
Je trafiquerai de la violence
[…]
Je protégerai les outrés et les insoumis, les indignés et les émeutiers
Mes fruits par grappes se livreront
La glèbe entière fourmillera de graines et de drupes
Je serai le bras des mutins, le glaive des indigents
Et sur tout homme et sur toute vie je répondrai l’arôme salace des grandes insurrections
De ces cent-quatre-vingts pages d’un foisonnement poétique aux multiples tonalités de plaintes, d’accusations, de colères, de souffrances, d’amour, d’hommages, d’éloges, de souvenirs personnels, de rappels historiques, d’aspirations à la reconnaissance, voire à la renaissance, des racines, traditions, cultures et cultes ancestraux, émane un thème obsédant : l’amour de la patrie haïtienne.
« Émigré haïtien, je n’ai jamais quitté Haïti et Haïti ne m’a jamais quitté », affirme lui-même Jean Métellus dans son premier essai en 1987, Haïti, une nation pathétique.
Patryck Froissart
Jean Métellus est né le 30 avril 1937 à Jacmel (Haïti). Il est décédé le 4 janvier 2014 à Paris. Après des études secondaires au Lycée Pinchinat de Jacmel, il est professeur de mathématiques de 1957 à 1959. Entamant des études de médecine à la Faculté de Médecine de Paris, il devient Docteur en Médecine en 1970. Sa passion de la langue le conduit vers un Doctorat en linguistique en 1975. Neurologue dans un hôpital parisien, il mène de front son activité professionnelle principale et une activité littéraire importante. Membre de nombreuses sociétés littéraires, GEL (Groupe d’Etudes du Langage), Université Paris-XII, GRAAL (Groupe de Recherches sur les Apprentissages et les Altérations du Langage), Société Moreau de Tours, il participe au jury de nombreux Prix et reçoit lui-même de nombreuses distinctions : Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres en 1986, Prix André Barré de l’Académie Française en 1982, Prix de la Fondation Roland de Jouvenel de l’Académie Française en 1984, Prix du concours poétique du Jasmin d’Argent (Société Littéraire de l’Agenais) en 1986, Prix Littéraire de l’APLER (Association du Prix Littéraire Emile Roux) en 1991. Il est l’auteur de poèmes, de romans, de pièces de théâtre et d’essais.
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Entre les jambes, Huriya (par Patryck Froissart)
Entre les jambes, Huriya (par Patryck Froissart)
Entre les jambes, Huriya, Editions Le nouvel Attila, avril 2021, 350 pages, 20 €

Ce roman puissamment provocateur, pour une bonne part autobiographique, écrit par l’écrivaine franco-marocaine Huriya, a pour thèmes la confrontation des cultures au sein d’un couple mixte et l’hypocrisie à laquelle peuvent être contraints les individus nés et évoluant au sein d’une société qui les soumet à des règles de vie morales et sociales omni oppressantes. Le personnage principal et narrateur à la première personne se raconte depuis le jour où sa mère, ayant décidé que la présence embarrassante, inconvenante à ses côtés, de cet enfant sans père, de ce « bâtard » non voulu, l’empêche de vivre pleinement sa vie de femme célibataire libérée, voire libertine, l’abandonne sans préavis chez ses propres parents, un couple mixte franco-marocain résidant à Marrakech.
Je crie en direction de ma mère :
« Maman, ne me laisse pas !
– Ne m’appelle pas maman. Je ne suis pas ta mère ».
Tu as raison. Tu ne m’as jamais donné l’occasion d’être ton enfant. Tu n’as jamais eu l’occasion, non plus, d’être une mère.
Grand-mère vient de mettre maman à la porte. Elle me fait avancer et, derrière moi, elle jette une poignée de sel, comme le veut la tradition […], pour éloigner les mauvais esprits et conjurer le sort.
Sa grand-mère, Lalla Salma, berbère arabisée, qui soutire sans vergogne un maximum d’argent à un mari qui n’a plus d’époux que le titre civil, rebaptise l’enfant « Moulay Saïd » et le fait passer, pour la bienséance, auprès de ses voisines, ce cercle toujours prêt à se transformer en tribunal public, et de l’ensemble de ses relations, pour le fils d’un frère imaginaire qu’elle présente comme récemment décédé. Car pour Lalla Salma, il est primordial de paraître.
Même si elle est mariée à un Français, les voisines ne peuvent rien lui reprocher. Elle est une bonne musulmane. Du moins c’est ce qu’elle prétend ; comme ça, en apparence. Elle récite sa profession de foi plusieurs fois par jour. Elle fait ses prières. Le vendredi, c’est une des premières à la mosquée. Elle fait la zakat […] Elle fait le jeûne du mois de ramadan. Il ne lui manque plus que le pèlerinage à La Mecque, prévu pour bientôt…
Moulay Saïd grandit entre cette grand-mère qui s’acharne à faire de lui un « vrai » musulman en l’envoyant à l’école coranique, et son grand-père français, ancien militaire, alcoolique, athée, féru de littérature, réfugié en permanence dans son impressionnante bibliothèque bondée de classiques en éditions rares, qui lui fait lire en cachette Baudelaire, Flaubert, Proust et l’inscrit, dès qu’il a l’âge d’être scolarisé, à l’école française de Marrakech.
En attendant, elle m’oblige à faire mes prières […]. Elle ne me quitte pas des yeux […]. Je prends les mêmes postures qu’elle […]. Je fais semblant de murmurer aussi. Seulement, moi, je ne psalmodie pas la même chose qu’elle […]. Et je récite dans ma tête Les Fleurs du mal en arabe. Grand-mère dit « Allah Akbar ». Moi je dis :
« Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté
C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ».
Personnage secondaire mais jouant un rôle important tantôt au vu tantôt à l’insu de chacun, tour à tour, de ces trois protagonistes : Aïcha, la jolie jeune bonne à tout faire, à la peau brune, qui, maltraitée, méprisée, humiliée par la maîtresse de maison, trouve un réconfort clandestin dans une relation de plus en plus trouble avec le « Francaoui ».
Les scènes s’enchaînent, en huis clos pour la plupart, tantôt cocasses, tantôt sombres, tantôt scabreuses, tantôt sinistres, dans un contexte global de confrontation conjugale, de divergence culturelle, de faux-semblants. Le personnage de la grand-mère, hypocrite, volubile, vénale, infidèle, acariâtre, despotique, obsédée par le paraître, contraste violemment avec celui du grand-père, discret, taiseux, attentionné, refusant le paraître au profit de l’être, faisant le dos rond devant les caprices, volontés, insultes et spoliations financières de Lalla Salma par souci de préserver sa tranquillité de lecteur érudit et de penseur philosophe retiré du monde.
Ainsi croît et s’élève Moulay Saïd, qui, démêlant peu à peu l’écheveau de contradictions, de morales opposées, d’intrigues domestiques souvent sordides dans lequel l’enchevêtrent les trois adultes, et qui, dépassant peu à peu la condition de garçon que sa grand-mère l’a contraint à affirmer devant le monde bien qu’il soit né intersexué, effectue peu à peu ses choix, se détermine, se construit, et, au sortir de l’adolescence, études achevées, part pour Paris où, devenu Huriya par intervention chirurgicale, il/elle fait profession de libraire, en couple avec Myriam… ce qui constitue la deuxième partie du roman, dans une ambiance apaisée, pour une autre histoire, une fort belle autre histoire.
Le registre de langue, jamais vulgaire, est d’une plaisante crudité. L’humour dont témoigne l’auteure tempère souvent sa vision d’une société excessivement contraignante dont elle dénonce le recours quotidien au mensonge et à la duplicité.
On adhère.
Patryck Froissart
Huriya est née et a grandi à Marrakech. A dix-sept ans, elle quitte le Maroc pour la France, où elle entreprend des études de philosophie. Elle est l’auteure d’une dizaine de romans sur la pauvreté, la banlieue et les migrations, publiés sous pseudonyme. Elle a aujourd’hui deux passeports, deux identités, et deux pays, puisqu’elle partage son temps entre le Maroc et la France.
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Le Docteur Jivago, Boris Pasternak (par Patryck Froissart)
Le Docteur Jivago, Boris Pasternak (par Patryck Froissart)
Le Docteur Jivago, Boris Pasternak, Gallimard, mai 2023, trad. russe, Hélène Henry, 704 pages, 26 €
Edition: Gallimard

Quelle belle et opportune incitation à relire (ou à lire) une œuvre figurant, à juste titre, au patrimoine universel de la littérature que cette réédition par Gallimard au prétexte justifié d’une nouvelle traduction ! Il serait sans doute fort intéressant, pour un universitaire, pour un fieffé lettré, pour un critique érudit, tous fins connaisseurs de l’œuvre et capables de lire le texte original, de comparer cette version française à celles qui l’ont précédée, en particulier et en priorité à la plus courante, celle parue, déjà, chez Gallimard en août 1958, non signée mais dont les quatre traducteurs qui en avaient assumé la charge sont identifiés.
L’objectif du présent article est infiniment plus modeste : il ne s’agit que de recenser dans notre magazine cette nouvelle édition, présentée dans son beau volume, afin de susciter ou de ressusciter chez tout lecteur de la rubrique l’envie de se laisser emmener, emporter, transporter :
- Dans un étonnant, étourdissant, passionnant voyage de sept cents pages au long, en large et au travers des immensités russes, dans la profonde intimité de leurs paysages changeant au fil des descriptions, savoureusement poétiques, de variations saisonnières continues ;
– au sein de scènes de vie quotidienne représentées dans leurs détails les plus intimes, les plus triviaux aussi, dans leurs aspects folkloriques encore, l’auteur se livrant à une observation quasiment ethnologique des éléments socio-culturels qui permettent au lecteur d’appréhender, de vivre en toute proximité, voire en prenante promiscuité, les us domestiques propres à chacune des situations locales auxquelles se trouvent confrontés les personnages et d’en suivre l’évolution sur un demi-siècle ;
– dans le cours de l’existence mouvementée, erratique, désorientée, d’acteurs dont les traits de caractère sont à ce point précis et attachants que leurs portraits prennent et gardent immanquablement place dans le cercle des familiers du lecteur ;
– dans le contexte mouvant et tragique de l’Histoire politique et sociale d’une Russie en proie à des bouleversements et renversements incessants depuis la Révolution de 1905 jusqu’aux lendemains de la deuxième guerre mondiale, contexte dans lequel sont ballottés au jour le jour les protagonistes qui n’en contrôlent pas, n’en saisissent même plus ni le sens présent ni celui de perspectives obscures qui se bousculent, se contredisent, s’annihilent au hasard des décisions arbitraires ;
– dans le fil de l’intrigue amoureuse, passionnée et passionnante, douloureuse, fiévreuse, compliquée, hasardeuse, intermittente, comportant de-ci de-là des tranches de vie conjugale tantôt quasiment apaisées, « normalisées », tantôt pleinement idylliques, qui unit, réunit, désunit, dans ce contexte dont l’embrouillamini et l’absurdité sont magistralement rendus, le docteur Jivago et son amante Lara, lesquels se trouvent, se perdent, se retrouvent, disparaissent totalement l’un de la vue et de l’existence de l’autre au point de se résoudre à plusieurs stades du récit à la cruelle conviction que l’autre est mort(e) jusqu’à ce qu’il, ou elle, ressurgisse lors de l’un des multiples croisements de chemin dont l’auteur, suprême démiurge, organise, comme autant de coups de théâtre, les circonstances extraordinaires ;
– dans le « système de pensée » propre à Jivago qui, soit au gré de ses intimes convictions dévoilées par un narrateur omniscient, soit en les multiples conversations que le docteur entretient avec Lara, avec des proches, avec des collègues, soit lors des interrogatoires à quoi il est soumis à l’occasion de ses arrestations récurrentes, soit dans la correspondance épistolaire qu’il est parfois amené à rédiger, révèle une observation critique raisonnée, humaniste, pondérée des tenants et aboutissants du régime soviétique, pesant lucidement le pour et le contre des éléments sociologiques ayant abouti à la première révolution, puis à la chute du tsar, puis aux différentes phases politico-économiques qu’a connues l’URSS.
C’est, on le sait, cette analyse autant implacable, autant perspicace, autant lucide qu’incontestable, qui a valu à Pasternak, de la part du régime soviétique, son excommunication en tant « qu’agent de l’Occident capitaliste, anti-communiste et anti-patriotique », et la mise à l’index de son œuvre littéraire. Cette posture idéologique s’accompagnant de considérations, d’interrogations, d’argumentations philosophiques, existentielles, théologiques, sociologiques, éthiques, métaphysiques, l’ensemble, outre son intérêt romanesque, constitue un « objet » métalittéraire unique, en quoi, justement, s’insère un questionnement récursif sur l’écriture, la création, la fonction et le statut de l’art poétique en particulier, de la littérature en général.
Jivago en train de composer ou de corriger fébrilement ses poèmes et de se demander simultanément : « Qu’est-ce qu’écrire ? Pourquoi écrire ? A quoi bon écrire ? », voilà par exemple un autre moment de lecture inoubliable. A noter que cette édition, comme les précédentes, inclut après la fin du roman quarante pages des « poèmes du docteur Jivago », ce qui n’est pas le moindre atout de ce précieux volume.
Peut-on oublier par ailleurs ce personnage central, pittoresque, capricieux, à l’erre imprévisible, qu’est le train ?
Il y aurait tant à dire encore… Mais tout n’a-t-il pas déjà été dit par d’autres ?
Qu’importe ?
Ne retenons que ceci :
Lire et relire Le Docteur Jivago est une incontournable et renouvelable obligation intellectuelle.
Patryck Froissart
Boris Leonidovitch Pasternak, né le 10 février 1890 à Moscou et mort le 30 mai 1960 à Peredelkino, près de Moscou, est un poète, traducteur et romancier russe, lauréat du Prix Nobel de Littérature en 1958.
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Et le jour sera pour moi comme la nuit, Françoise Grard (par Patryck Froissart)
Et le jour sera pour moi comme la nuit, Françoise Grard (par Patryck Froissart)
Et le jour sera pour moi comme la nuit, Françoise Grard, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, février 2023, 135 pages, 18 €
Edition: Editions Maurice Nadeau

Dans la série des romans autobiographiques, l’autrice narratrice livre le récit intime, intimiste, de son existence de mal-voyante, de la brutale perte totale de la vue vers l’âge de soixante ans et des interventions cliniques qui lui permettront de recouvrer une vision très partielle mais cruciale pour un retour à une vie à peu près « normale ».
Le roman a pour repère temporel un certain 5 septembre. Ce jour-là, alors que, exerçant la profession d’enseignante en surmontant le handicap de la malvoyance, elle se rend à son lycée, se produit un décollement de rétine qui la rend complètement aveugle.
Le récit s’articule entre l’avant et l’après de cet événement tragique, sans toutefois qu’il y ait passage narratif marqué de l’un à l’autre, passé, présent et futur s’imbriquant tout du long.
Avant, c’est l’évocation d’une enfance pénombreuse, au cours de laquelle tout est rendu compliqué par une faiblesse visuelle congénitale, par la nécessité d’adapter une vision réduite à chaque situation, familiale, ludique, relationnelle, scolaire, par les espoirs parfois insupportables d’une mère tantôt avide de découvrir chez sa fille un surdon remarquable propre à compenser l’infirmité, tantôt déterminée à l’en guérir par le recours à de vaines opérations de chirurgie olfactive.
L’aube de ma vie a été trouble. En ouvrant les yeux, j’ai atterri dans un monde incertain et fumeux, fait de pastels mêlés et d’ombres mouvantes.
[…]
Je viens donc d’un brouillard originel. Dans un fondu des lignes, dans une composition de taches colorées de tailles variables, j’ai fait mes premiers pas. Ce monde était plein de séductions et d’embuscades…
Avant, c’est l’obligation de développer des capacités alternatives, de faire appel à des ressources dont la mise en œuvre demande incommensurablement plus d’efforts que n’ont besoin d’en user « les autres », ceux qui voient bien. C’est conséquemment, dans le cas de la narratrice, la nécessité de faire montre d’un courage, d’une énergie, d’une volonté d’exception pour « rester dans la course » tout au long d’un itinéraire scolaire difficile (marqué parfois douloureusement par les moqueries et quolibets des condisciples ciblant son strabisme), puis étudiant, puis professionnel qui lui permet, malgré son handicap, de décrocher un CAPES et de devenir enseignante de lettres.
Avant, ce sont donc aussi les conditions dans lesquelles elle est amenée à exercer sa profession face à des élèves qui pourraient profiter de sa déficience visuelle, ce qui ne se produit guère.
Le regard perçant, « l’œil du maître », me faisant défaut, il me fallait lui substituer un autre mode de contrôle. Je commençai à trouver un peu de ce qui fait en partie l’autorité, à savoir l’art d’inverser les rôles voir/être vu.
Et puis survient le drame charnière, alors que, ne se sentant pas bien, elle avise de son absence prévisible la proviseure et qu’elle se retrouve à la terrasse d’un café face à sa fille.
Soudain, par moitié, ce visage s’obscurcit. Comme si on l’avait tranché de haut en bas […]. Dans le tramway qui me ramène, un calme sec me tient debout, comme une cuirasse […]. C’est sans réfléchir et toujours portée par cet élan de conservation vitale que j’arrive chez moi. Je jette à tâtons quelques affaires dans un sac et passe devant une glace. Et m’arrête.
Cette fois, j’ai disparu.
Après, ce sont l’hospitalisation et les interventions d’ultime recours, à l’issue incertaine, et la lente remontée du fond de la caverne, par une pente escarpée, vertigineuse, aléatoire, vers un peu de jour, puis un peu plus de lumière… jusqu’au retour d’une acuité visuelle faible mais suffisant à entretenir le regain de l’optimisme et du plaisir de jouir, encore, du temps qu’il reste à vivre.
En amorçant la pente descendante, on ne souhaite que durer. A mesure que se rétrécit la marge restante, la vie redouble de chatoiement et de mystère, elle s’irise des mille nuances d’une calme jouissance potentielle.
Texte sensible, sensitif pourrait-on dire, procédant par petites touches pour brosser en un tableau expressif, sans misérabilisme, les mille et une petites difficultés que provoque la déficience partielle ou totale d’un sens crucial, mais aussi les mille et une petites satisfactions qu’apportent les victoires, quotidiennes ou ponctuant les grandes étapes de la vie, sur le manque sensoriel, d’une écrivaine lettrée qui résume ainsi la perception singulière qu’a son personnage de son environnement :
Comme nous sommes tous otages de nos perceptions incommunicables, chaque individu porte en lui sa norme solitaire ; la mienne était « impressionniste ».
Patryck Froissart
Ecrivaine française, Françoise Grard est née en 1957 au Maroc. Après une enfance passée à parcourir le monde, elle s’installe à Paris pour suivre des études de lettres. Elle devient professeur de lettres, profession qu’elle exerce toujours en région parisienne. Françoise Grard a su conquérir un public amateur de belles histoires. Ses écrits sont quelquefois jugés peu accessibles, mais ils traitent avec justesse de sujets profonds tels que la complexité des relations familiales, la trahison, etc. Elle est notamment l’autrice du Loup de Manigod ; Le Silence de Solveig ; Un Éléphant dans la neige ; Le plus beau rôle de ma vie ; La boiteuse ; etc.
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15:17 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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