25/03/2024

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf (par Patryck Froissart)

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 24.01.24 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssaisGrasset

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf, Grasset, octobre 2023, 448 pages, 23 €

Edition: Grasset

Le Labyrinthe des égarés, L’Occident et ses adversaires, Amin Maalouf (par Patryck Froissart)

 

Le tout nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie Française se livre ici à un riche travail d’historien, dont la lecture est rendue agréable, et immédiatement accessible à tous, tant l’écriture en est assimilable à celle d’un roman.

L’auteur reconstitue la trajectoire de quatre des grandes puissances contemporaines, avec dessein de mettre en lumière la manière dont elles sont passées, en un laps de temps historique extraordinairement bref, du stade de nations arriérées (par rapport au niveau de modernité et de développement auquel était parvenu, à l’issue d’une évolution bien plus lente, séculaire, l’occident européen) à celui de puissances de premier plan ayant égalé, voire dépassé, le poids économique et l’influence politique des Etats européens qui considéraient il y a peu avec suffisance et mépris leur « sous-développement » vu comme inhérent à leur « sous-culture », voire à des traits génétiques héréditaires ne leur permettant pas de « progresser »…

Ainsi sont successivement expliqués, selon le point de vue, évidemment, d’Amin Maalouf, l’éveil (ou le réveil) et l’ascension, celle-ci impressionnante par sa rapidité, jusqu’à se retrouver en tête du classement des superpuissances, du Japon, de la Russie, de la Chine et des Etats-Unis, sur le cycle court de moins d’un siècle.

A l’origine de ces évolutions remarquables, il y aurait eu, pour chacune de ces nations, en des circonstances historiques différentes, une même aspiration : celle de prendre une revanche reconnue contre plusieurs siècles d’une hégémonie jalonnée de cuisantes humiliations, exercée sur la totalité du monde par les nations ouest-européennes, au nom d’une idéologie colonialiste parfois pseudo-civilisatrice, souvent, au moins un temps, esclavagiste, intrinsèquement suprémaciste, toujours criminellement soutenue par le recours à la force, aux exactions, voire au massacre organisé.

Souvent marquée en cours de trajectoires par des épisodes d’agression réciproque (Japon contre Russie, Russie contre Chine, Japon contre Chine, Japon contre USA…), mise en action de part et d’autre par des personnalités hors du commun souvent controversées (Lincoln, Lénine, Staline, Mao, Deng Xiaoping, Tchang Kaï-chek, Sun Yat-sen, Meiji, et autres), cette volonté politico-économique avait pour manifeste plus ou moins officiel l’objectif d’émancipation de la mainmise des « Blancs » sur les ressources mondiales (concernant les Etats-Unis, il s’agissait de s’affranchir de la tutelle impérialiste anglaise) et, simultanément, celui de devenir, pour chacun de ces pays, l’égal voire le rival des supra puissances tout en en adoptant les modèles éducatifs, technologiques, scientifiques, socio-organisationnels. En d’autres termes, il fallait atteindre le même niveau de développement pour avoir « son mot à dire » dans le concert des nations influentes et s’assurer d’avoir droit à « sa part du gâteau », y compris en se lançant soi-même dans de hasardeuses entreprises d’expansion territoriale et/ou coloniale.

L’auteur démontre de façon documentée à quel point l’exemple donné par l’émergence de ces quatre nouveaux géants a inspiré une grande partie du reste du monde et a donné naissance à une multiplicité de mouvements d’émancipation actionnés par d’autres personnalités d’exception, disciples de leurs aînés (Nasser, Hô Chi Minh, Nehru…), ayant abouti après la deuxième guerre mondiale à la décolonisation et à l’émancipation.

L’escalade vers les sommets est cependant semée d’embûches, de bâtons mis dans les roues des postulants aux premières places par ceux qui s’y tiennent depuis plusieurs siècles et qui s’acharnent à tenter de s’y maintenir. Il y a eu des hauts et des bas, des progrès et des régressions, des succès et des échecs, des triomphes éclatants et des rechutes douloureuses, jusqu’à de sombres désastres, de cinglantes représailles (Hiroshima, Mandchourie, Pearl Harbor…). Amin Maalouf excelle à la mise en scène de ces coups de théâtre historiques, tout en conservant généralement une raisonnable neutralité. Mais l’Histoire avait pris une nouvelle direction, un sens nouveau. L’avènement était inévitable.

Ce qui fait la force, la pertinence et l’intérêt de cet ouvrage, comme d’autres œuvres d’Amin Maalouf, c’est la capacité qu’a l’auteur d’écrire l’Histoire en historien érudit s’appuyant sur des recherches manifestement longues et approfondies, et en la racontant comme « une histoire », et en y intégrant « des histoires ». Et ça coule de source. Entrer par exemple dans la vie, dans la jeunesse (et la genèse idéologique), dans l’intimité domestique et familiale, dans la tête même d’un Mao, constitue une passionnante intrusion.

Quoi qu’il en soit, la concurrence a été et est désormais acharnée entre les blocs émergés et le vieil Occident, ce que laisse à penser le sous-titre de l’ouvrage : L’Occident et ses adversaires.

Mais la conclusion que retient Amin Maalouf de l’entrechoquement en cours, et des bouleversements qui en résultent, est empreinte à la fois de relativisme et de sombre pessimisme :

« Serions-nous en train d’assister au déclassement de l’Occident tout entier, et à l’émergence d’autres civilisations, d’autres puissances dominantes ?

A ces questions, qui reviendront forcément hanter nos congénères tout au long de ce siècle, j’apporterai, pour ma part, une réponse nuancée : oui, le déclin est réel, et il prend parfois les allures d’une véritable faillite politique et morale ; mais tous ceux qui combattent l’Occident et contestent sa suprématie, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, connaissent une faillite encore plus grave… ».

Est-ce à cette faillite, présente et possiblement amenée à se reproduire, par la faute de la mise en action de politiques récurremment similaires, que réfère en guise de titre ce même labyrinthe dans lequel s’égarent l’un après l’autre, ou tous en même temps, ceux et celles qui nous gouvernent ?

 

Patryck Froissart

 

Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais, né le 25 février 1949 à Beyrouth. Il reçoit le Prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios, et est élu à l’Académie française en 2011. Puis élu secrétaire perpétuel de l’Académie française le 28 septembre 2023.



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15:31 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

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