21/12/2022

Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)

Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 10.11.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)BiographieRoman

Fils unique, Stéphane Audeguy, 322 pages, 8,40 €

Edition: Folio (Gallimard)

Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)

 

Jean-Jacques Rousseau mentionne en quelques lignes dans Les Confessions l’existence d’un frère aîné contraint, suite à quelques écarts de conduite et surtout à une altercation ayant provoqué mort d’homme, de quitter la demeure familiale et Genève pour échapper à la police. Il semble que notre Jean-Jacques national n’ait ensuite plus jamais eu ou plus jamais cherché à avoir de nouvelles de son frère. L’auteur s’est emparé de cette révélation pour faire écrire l’histoire de François Rousseau, né en 1705, par lui-même à la première personne, comme en une sorte de « Confessions » parallèles.

L’adolescence de François se déroule à Genève. Le jeune Rousseau, qualifié de « polisson » par Jean-Jacques, son cadet de dix ans, effectue un séjour en maison de correction à l’âge de treize ans et s’initie ensuite au métier d’horloger, tout en bénéficiant, selon l’auteur, de la tutelle équivoque et de la férule pédago-philosophique d’un certain marquis de Saint-Fons, grâce à la protection, aux relations et à l’assistance de qui, après l’homicide involontaire, le fugitif vivra quelques années tranquilles en France.

La suite de son existence, que l’auteur fait longue puisque le personnage raconte dans les dernières pages sa participation anonyme au transfert au Panthéon des cendres de son frère en 1794, est essentiellement romanesque. Le récit brasse, recouvre, enfouit, assimile en une fiction assurément captivante les quelques rares détails concrets qui aient pu être retrouvés de la vie du véritable François et les quelques allusions faites par Jean-Jacques dans les Confessions, mais le lecteur peut n’en rien savoir et cela n’a pour lui aucune importance. Le fait est qu’on se laisse facilement entraîner dans le cours aventureux d’une vie qui se déroule et s’inscrit, et c’est là que le roman prend toute sa consistance, tout son intérêt, et toute sa raison d’être, dans un contexte historique soigneusement reconstitué sur la base d’une documentation particulièrement fouillée. Alors la fiction trouve là, paradoxalement, une plausible réalité.

Tout devenant possible de la part de l’auteur, destinateur omnipotent, François Rousseau traverse le XVIIIe siècle tantôt brimbalé dans les turbulences de cette époque riche en événements de toute nature, tantôt témoin rapporteur, tantôt figurant anonyme dans des reconstitutions de scènes historiques, tantôt promu et institué participant, voire acteur de premier plan dans de grands événements. Tout en observant, notant, contant, agissant, le narrateur commente, analyse, critique l’actualité, les faits, la politique, les prises de position des célébrités du siècle, les mœurs et leur évolution, les courants philosophiques contradictoires qui agitent cette période tumultueusement féconde.

Ainsi, par exemple, est relatée l’affaire Damiens, du nom de l’auteur d’un attentat au couteau contre Louis XV. Après avoir rappelé les circonstances de l’attentat, l’arrestation, le procès et la condamnation à mort de Damiens, François se retrouve aux premières loges, et avec lui le lecteur, pour suivre les supplices successifs qui sont infligés à l’agresseur en place de Grève.

L’homme avait dormi attaché sur un lit afin d’éviter qu’il n’attentât à sa propre vie. Sa cellule avait été entourée d’une nuée de gardes. Les despotes n’aiment guère qu’on leur dispute le droit de tuer, et font en sorte de vous l’appliquer du plus lentement qu’ils le peuvent.

L’auteur ne se prive pas d’évoquer à l’occasion un travers populaire de toujours qui connaît à notre époque, avec les réseaux sociaux, ses plus irraisonnables développements.

Et puisque aucune hypothèse concernant ceux qui avaient armé le bras de Damiens ne soutenait un examen sérieux, on se mit en devoir d’en former de plus vagues, de plus fumeuses, de plus extravagantes, de plus enivrantes : on inventa des complots inextricables, des conspirations géniales, des menées si ténébreuses que le diable lui-même ne s’y serait point reconnu.

Stéphane Audeguy sait écrire, manier la langue, la belle, l’élégante, celle du siècle de Rousseau, ce qui contribue à accorder un feint crédit à ce qui est présenté comme un récit autobiographique, à considérer comme vraisemblables ces Confessions et conséquemment à donner corps, chair et âme à ce personnage dont on oublie aisément qu’il est de fiction.

Alors on s’y laisse prendre. On sympathise. On s’intéresse aux aléas d’une existence dense et pleine de péripéties. On plonge dans le siècle. On entre dans l’intimité présumée de la famille Rousseau, on découvre les relations distendues entre les parents, les années d’enfance de François, choyé, chouchouté, gâté par les femmes de la maison (le père ayant pour un temps disparu), et la perte brutale de son statut d’enfant unique à la naissance de Jean-Jacques suite à la réapparition inattendue du père et au rabibochage du couple parental.

Et on suit François philosophe, parfois à contre cours du système de pensée du célèbre frère avec qui, avant l’exil, il lui est arrivé de débattre, par exemple de la prédestination, François rebelle, François critique social, François athée, libre penseur, François libertin dont la première affirmation philosophique se manifeste à l’âge de quatorze ans dans une thèse qu’il fait lire à son mentor Saint-Fons.

Le clitoris m’apparut comme la preuve irréfutable de l’inexistence de Dieu. […] Enchanté de moi-même et de mon système, je donnai à Saint-Fons une belle copie de ma philosophie première. Il la lut aussitôt, et je ne me souviens pas de l’avoir vu jamais autant rire…

François ami d’une proxénète de haut rang dont il devient le conseiller dans la gestion de la maison de rendez-vous, François ballotté dans les tourbillons de la Révolution, François embastillé, François qui devient, à la Bastille, l’ami, le confident de notre divin marquis, qui sauve de la destruction du bâtiment, en 1789, le manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome, François libéré qui obtient le privilège de récupérer et de vendre les pierres de la forteresse, François qui utilise son savoir d’horloger à la fabrication d’un automate pouvant servir d’infatigable et puissant amant, avec coups de boutoir appropriés et prétendues vraies éjaculations, aux dames de la bourgeoisie, voire à leurs maris… On en passe, et des meilleures.

François, dont le caractère, les pérégrinations, la morale, l’agitation sociale, les fréquentations, les intrigues, les manigances, les trafics en tout genre apparaissent comme une image inversée de ce qu’on imagine de l’existence de Jean-Jacques…

Truculence, turbulence, fantaisie, critique socio-historique font de ce roman qui eût pu être écrit par un libertin du XVIIIe siècle un savoureux morceau de littérature.

 

 

Patryck Froissart

 

 

Né à Tours en 1964, Stéphane Audeguy étudie tout d’abord la littérature anglo-saxonne, et séjourne un an aux États-Unis, en tant qu’assistant à l’université de Charlottesville (Virginie). Puis il revient à Paris, où il obtient l’agrégation de lettres modernes. Attiré par le cinéma, il collabore à divers courts métrages. Il enseigne ensuite l’histoire du cinéma et des arts dans les Hauts-de-Seine. En 2005, les éditions Gallimard publient avec succès son premier roman, La Théorie des nuages. Ce roman inclassable et poétique est récompensé par de nombreux prix, dont le Grand Prix Maurice Genevoix de l’Académie Française. En 2007 paraît aux éditions Gallimard son deuxième roman, Fils unique : ces mémoires fictives du frère aîné de Jean-Jacques Rousseau, érudit et libertin, reçoivent le prestigieux prix des Deux-Magots. Suivent un roman situé dans le Kenya contemporain, Nous autres (2009), et un roman d’Histoire et d’amour donnant la parole à la ville de Rome, Rom@ (2011).

 
 
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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)

Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.10.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanPointsSeuil

Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart, Points, 448 pages

Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)

Est-il un roman plus bouleversant, plus poignant, plus accablant, plus désespérant que celui-ci ? On a écrit, on a dit, on a fait des documentaires et on a publié, à juste raison, des sommes de documents écrits, photographiques, audiovisuels sur la Shoah, sur l’Holocauste. Primo Levi en a livré un effroyable témoignage. Steiner a « raconté » Treblinka. Il y a eu Nuit et Brouillard, les minutes du Procès de Nuremberg. Des survivants ont témoigné, douloureusement. On a filmé, on a « visité » Auschwitz, Buchenwald… Qui affirme n’avoir aucune connaissance de l’horreur est ignare, hors du temps, ou menteur. Bien sûr, hélas il y a les immondes révisionnistes, les crapules négationnistes. Ceux-là, qu’ils aillent au diable ! La puissance du Dernier des Justes annihile leur puante existence. Car la haine antisémite n’est pas, l’expose ici magistralement Schwarz-Bart, « seulement une histoire du XXe siècle » : ça dure, ça se répète, ça revient, c’est récurrent, depuis les siècles des siècles de « l’ère chrétienne » fondée sur « l’amour du prochain ». Du début à la fin du récit que le présent ouvrage fait commencer précisément le 11 mars 1185, on constate, on confirme, on ne peut que reconnaître que notre « civilisation », loin de s’améliorer, de « s’humaniser », tombe et retombe, régulièrement, dans l’inhumanité, la bestialité, la barbarie, en particulier et de façon odieusement systématique à l’encontre des communautés juives.

Le texte, marqué par une tonalité constante de cinglante antiphrase, de glaçante dérision, d’amère ironie, de fausse légèreté dont on pourra mesurer la foncière désespérance ou le fatalisme définitif dans les extraits qui suivent, est consacré en majeure partie à Ernie Lévy, citoyen juif européen, ashkénaze, du 20ème siècle. Mais il est longuement et précisément précédé de la saga de la lignée des Lévy, ses ancêtres que la tradition range, explique l’auteur, parmi les trente-six Justes qui, de siècle en siècle et de génération en génération, sont élus parmi les élus par la volonté divine pour concentrer en eux, porter sur eux, prendre à leur compte toutes les souffrances de tous les Juifs du monde.

En effet, « la véritable histoire d’Ernie Lévy commence très tôt, vers l’an mille de notre ère, dans la vieille cité anglicane de York. Plus précisément : le 11 mars 1185. Ce jour-là, l’évêque William de Nordhouse prononça un grand sermon et aux cris de “Dieu le veut !” la foule se répandit sur le parvis de l’église ; quelques minutes plus tard, les âmes juives rendaient compte de leurs crimes à ce Dieu qui les appelait à lui par la bouche de son évêque ».

Le récit est fondé sur « l’antique tradition juive des Lamed-waf que certains talmudistes font remonter à la source des siècles, aux temps mystérieux du prophète Isaïe. Des fleuves de sang ont coulé, des colonnes de fumée ont obscurci le ciel ; mais franchissant tous ces abîmes, la tradition s’est maintenue intacte, jusqu’à nos jours. Selon elle, le monde reposerait sur trente-six Justes, les Lamed-waf que rien ne distingue des simples mortels ; souvent, ils s’ignorent eux-mêmes. Mais s’il venait à en manquer un seul, la souffrance des hommes empoisonnerait jusqu’à l’âme des petits enfants, et l’humanité étoufferait dans un cri. Car les Lamed-waf sont le cœur multiplié du monde, et en eux se déversent toutes nos douleurs comme en un réceptacle ».

Afin que puisse être pleinement appréhendée la litanie ininterrompue des persécutions, l’auteur procède par une succession chronologique de récits biographiques mettant en coïncidence la tragique destinée collective des Juifs et les destins individuels s’inscrivant dans la filiation des Justes.

Cette lignée des Justes qui sert de fil romanesque commence lors du massacre de York évoqué tout au début, avec « la survie extraordinaire du jeune Salomon Lévy, fils benjamin de rabbi Yom Tov Lévy », lequel Yom Tov, réfugié avec quelques dizaines de coreligionnaires dans une vieille tour de la ville, y procéda, après six jours de siège, à un suicide collectif en réponse aux exhortations d’apostasie que leur lançaient incessamment les assiégeants en échange d’une hypothétique vie sauve.

« Et voici encore : D’entre le charnier couvert de mouches renaquit son benjamin, Salomon Lévy, que soignèrent les anges Uriel et Gabriel. “Et voici enfin : Quand Salomon eut atteint l’âge de raison, l’Éternel lui vint en songe et dit : Écoute, Salomon, prête l’oreille à mes paroles. Le dix-septième jour du mois de Sîvan 4945, ton père rabbi Yom Tov a été pitoyable à mon cœur. Il sera donc fait à sa descendance, et dans les siècles des siècles, la grâce d’un Lamed-waf par génération. Tu es le premier, tu es celui-là, tu es saint” ».

Salomon vécut à Troyes et finit au bûcher sur décision du roi Saint Louis « de précieuse mémoire », en l’an de grâce 1240. Son fils unique, Manassé dit « le beau » regagna l’Angleterre, plaida la cause des Juifs, journellement accusés de sorcellerie, meurtre rituel, empoisonnements de puits et autres gracieusetés, jusqu’au jour où ses plaidoiries se retournèrent contre lui. Aussi le 7 mai 1279, devant un parterre des plus jolies dames de Londres, dût-il souffrir la passion de l’hostie au moyen d’une dague vénitienne, bénie et retournée trois fois dans sa gorge. Son fils Israël exerça discrètement l’humble métier de cordonnier à Londres jusqu’à l’édit d’expulsion des Juifs d’Angleterre. Devenu président de la communauté juive de Toulouse, il mourut en 1348 des suites de la gifle pascale administrée traditionnellement chaque année par le comte de Toulouse au représentant des Juifs locaux.

Rabbi Mathatias Lévy, son fils, était un homme si versé dans les sciences mathématiques, l’astronomie, et la médecine que certains Juifs eux-mêmes le soupçonnaient de pactiser avec le diable. Constamment menacé de sorcellerie, obligé de fuir et de se cacher durant toute sa carrière de médecin, il finit, après l’édit de Charles VI ordonnant l’expulsion des Juifs de France, en Espagne au milieu du siècle suivant, sur l’immense dalle blanche du Quémadéro de Séville. Autour de lui, entremêlés aux fagots, se tenaient les trois cents Juifs de la fournée quotidienneSon fils Joakim témoigna avec éloquence de sa vocation. A moins de quarante ans, il composait un recueil de décisions spirituelles, ainsi qu’une vertigineuse description des trois séphiroth cabalistiques : Amour, Intelligence, Compassion. Il dut néanmoins fuir au Portugal à la publication de l’édit décrétant l’expulsion des Juifs d’Espagne, et fut ensuite vendu aux Turcs comme esclave quand Jean III du Portugal chassa à son tour les Juifs de son royaume. Un doute plane sur la fin du rabbi. Une ballade sentimentale la situe en Chine, sur la pointe d’un pal ; mais les auteurs plus réfléchis avouent leur ignorance.

Son fils Haïm, promis à Christ et baptisé d’abondance dans plusieurs couvents, connut un prodigieux destin ; élevé au couvent, ordonné prêtre, il judaïsait sous la soutane… Après maintes vicissitudes, trahi par un coreligionnaire, il est reconduit en Portugal. Là, on brise ses membres au chevalet ; on coule du plomb dans ses yeux, ses oreilles, sa bouche, son anus, à raison d’une goutte par jour ; on le brûle enfin.

Son fils Ephraïm Lévy fut pieusement élevé à Mannheim, Karlsruhe, Tübingen, Reutlingen, Augsbourg, Ratisbonne, toutes villes dont les Juifs furent non moins dévotement chassés. Enfin, il prit le chemin de la mort des Justes, frappé d’une pierre qui l’atteignit à Kassel.

Son fils Jonathan eut une vie plus recommandable. Il parcourut de longues années la Bohême et la Moravie – colporteur d’occasion, et prophète […] En ce temps-là, tous les Juifs d’Occident portaient l’uniforme d’infamie ordonné par le pape Innocent III […] Une heureuse indiscrétion révélant son essence de Lamed-waf, […] on le maria, il fut admis au séminaire du grand Yehel Mehiel où onze ans pour lui s’écoulèrent comme un jour. Lors, Ivan IV le Terrible annexait Polotzk en coup de foudre ! Comme on sait, tous les Juifs furent noyés dans la Dvina, à l’exception de ceux qui baiseraient la Sainte Croix, prélude à l’aspersion salvatrice d’eau bénite. Le tsar se montrant désireux d’exhiber à Moscou, dûment aspergé, « un couple de frétillants rabbinots », il fut donc procédé à la conversion méthodique de rabbi Yehel et rabbi Jonathan. En désespoir de cause on les fixa à la queue d’un petit cheval mongol, puis leurs dépouilles furent hissées à la branche maîtresse d’un chêne, où les attendaient deux cadavres de chiens ; enfin, à la masse balançante de chair, on apposa la fameuse inscription cosaque : DEUX JUIFS DEUX CHIENS TOUS QUATRE DE LA MÊME RELIGION.

Suivront Néhémias Lévy, puis Jacob (mort à Kiev en 1723), Haïm Lévy dit Le Messager installé à Zémiock en Pologne. Le récit se pose en ce lieu avec la vie, beaucoup plus longuement et intimement contée, de manière beaucoup plus détaillée, de Mardochée Lévy et de la belle Judith, laquelle donne naissance à Benjamin Lévy. Le couple et Benjamin échappent de peu au massacre des Juifs de Zémiock par les Cosaques durant la première guerre mondiale. A partir de cet épisode tragique les quatre cinquièmes restants de cet imposant roman se situent dans le contexte historique du XXe siècle. Benjamin s’exile en Allemagne car les Juifs allemands, lui avait-on dit, étaient si gentiment installés dans ce pays que nombre d’entre eux s’estimaient « presque » plus allemands que juifs. Ceci était sans doute fort curieux sinon louable, mais n’en démontrait que mieux la bonhomie et la douceur du caractère allemand.

Sic !

Il s’installe et fait venir sa famille à Stillenstadt, en français : « La ville tranquille ».

Re-sic !

C’est là que naît Ernie, qui devient le personnage principal des 250 dernières pages, Ernie dont l’enfance, l’adolescence se déroulent, marquées par la haine, les exactions, la Nuit de Cristal, dans l’Allemagne nazie, et dont la vie se poursuit dans la clandestinité en France, au rythme des rafles, des fuites, jusqu’à Drancy où, pour y rejoindre Golda, la femme qu’il aime et qui a été raflée à Paris, il convainc, après maintes supplications, les gardiens de l’interner :

– Je voudrais entrer au camp, s’il vous plaît. Je suis juif. Puis il assura sous son bras le petit baluchon des anciens de Zémyock et fit une courbette. – Tu entends ? dit le premier gendarme en désignant l’étoile d’Ernie, il est juif. Alors subséquemment que moi je suis gendarme.

La suite, l’horreur, le train, le wagon plombé, l’horreur, l’enchevêtrement des corps, l’horreur, la faim, la soif, l’horreur, les mourants, les cadavres, les vivants, enfants, vieillards, femmes, l’horreur, des jours et des nuits, la gare factice du camp d’extermination, le tri, l’horreur, la douche létale, l’horreur, l’horreur, l’horreur, la mort du Dernier des Justes…

Nos chroniques invitent souvent à lire les ouvrages sur lesquels elles portent. En l’occurrence, ce n’est pas une invite, c’est une incitation, une recommandation, une injonction : il faut lire, relire et faire lire Le Dernier des Justes, contribution majeure à notre devoir de mémoire collectif. Lecture souvent insoutenable, certes, mais la démonstration de la vérité, aussi immonde soit-elle, oblige, sans relâche, sans réserve, à mettre les mots sur l’innommable, à dire l’indicible. André Schwarz-Bart l’a fait, de façon puissamment expressive. Rendons-lui hommage en entrant dans son livre.

 

Patryck Froissart

 

Né à Metz en 1928, mort à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) en 2006, André Schwarz-Bart (né sous le nom d’Abraham Szwarcbart) est un écrivain français. Il est issu d’une famille juive polonaise dont trois des membres disparaissent après leur déportation au cours de la Seconde Guerre mondiale. Engagé dans la Résistance au cours de la guerre, puis, à son issue, ouvrier en usine, membre des jeunesses communistes, il passe son baccalauréat et obtient une bourse pour entreprendre des études à la Sorbonne. André Schwarz-Bart est surtout connu comme l’auteur du Dernier des justes qui obtient le prix Goncourt en 1959. Sept ans après ce prix, André Schwarz-Bart publie avec son épouse antillaise Simone Schwarz-Bart Un plat de porc aux bananes vertes, puis en 1972, La Mulâtresse solitude.

Finalement, après ce tour du monde affligeant, Benjamin opta en faveur du mot : Allemagne. Car les Juifs allemands, lui avait-on dit, étaient si gentiment installés dans ce pays que nombre d’entre eux s’estimaient « presque » plus allemands que juifs. Ceci était sans doute fort curieux sinon louable, mais n’en démontrait que mieux la bonhomie et la douceur du caractère allemand. Sur-le-champ et comme transporté d’enthousiasme, Benjamin imagina une sensibilité allemande, si exquise, si raffinée, si noble enfin que, pris de scrupule et saisis d’admiration, les Juifs en devenaient allemands jusque dans l’âme (Schwarz-Bart, André, Le Dernier des Justes, Cadre rouge, French Edition, p.108, Editions du Seuil, Édition du Kindle).

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)

Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 06.10.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresRoman

Biribi, Georges Darien, Editions de Londres, réédition format Poche, 2011, 360 pages 7,10 €

Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)

 

Biribi est un terme officieux qui désignait, non un lieu unique, mais un ensemble de compagnies disciplinaires installées dans des camps pénitentiaires, dans l’Afrique du Nord en cours de colonisation au XIXe siècle, où étaient déportés et internés les militaires français réfractaires ou indisciplinés.

Biribi est le titre d’un roman écrit en 1888 par Georges Darien et publié en 1890 par l’éditeur Alfred Savine, dont les éléments se fondent sur l’expérience personnelle de l’auteur.

« Le récit s’inscrit, dit en préface l’éditeur, dans la catégorie des romans et récits carcéraux, dont Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler, Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, ou encore Letter from Birmingham jail de Martin Luther King et les textes de Nelson Mandela. Il est aussi à l’origine du reportage d’Albert Londres sur ces mêmes camps disciplinaires, Dante n’avait rien vu, dont la publication entraînera la fermeture de… Biribi ».

L’auteur est un révolté. Tout au long de sa vie et de sa carrière littéraire, il s’attachera à dénoncer les bourgeois, la guerre, les catholiques, les antisémites, les nationalistes revanchards, les colonialistes, les exploiteurs, les pauvres soumis (dans une tradition littéraire qui n’est pas sans rappeler La Boétie et le Discours de la servitude volontaire (préface de l’éditeur).

Le personnage narrateur, portant le nom de Froissard (sic) et s’exprimant à la première personne, raconte sans fioritures les circonstances qui l’ont amené à prendre ses distances, dès son adolescence, avec le quotidien bourgeois, à la morale étriquée, de sa famille et, dédaignant le mode aléatoire de la conscription obligatoire par tirage au sort, à s’enrôler comme volontaire, tout en saisissant au moment même de la signature la contradiction entre cet engagement dans une structure soumise à un règlement rigide et sa volonté de se libérer du carcan des valeurs bourgeoises et des règles sociales en vigueur dans la vie civile, mais en acceptant cette contradiction comme étant le seul moyen de rompre avec son milieu.

La chose que je viens de faire, je le sais, était une chose forcée ; mais je sens que c’est aussi une chose bête, triste, et, qui plus est, irréparable.

Dès son incorporation, Froissard est confronté à la discipline forcenée que font régner dans l’armée française de cette époque des galonnés convaincus que leur mission est de faire de chaque homme sous leurs ordres un automate prêt à exécuter les ordres les plus insensés. Malgré les efforts louables qu’il fait durant les premiers mois pour s’intégrer, il devient vite par son comportement, de petites « réponses inconvenantes » en légers retards, l’un des troupiers portant sur son livret, pour les motifs les plus futiles, le plus grand nombre de « punitions », et il s’attire en conséquence la hargne des sergents qui, cercle vicieux, guettent de plus en plus la moindre occasion que leur offre volontairement ou non Froissard, un geste, une grimace, un mot, pour ajouter une ligne à son palmarès et pour signaler aux officiers supérieurs la conduite non réglementaire, puis l’indiscipline récurrente de ce mauvais Français. Il y met pourtant du sien, le Froissard. Mais cela ne marche pas. Même pas capable d’astiquer convenablement, comme un vrai soldat doit savoir le faire, ni ses bottes, ni la crosse ni le canon de son fusil, ce que notre homme rapporte avec humour :

Il y a encore une autre chose qui achève de me mettre mal dans les papiers de mes chefs. J’astique d’une façon déplorable ; et, malheureusement, on est assez porté, dans l’armée, à juger de l’intelligence d’un homme d’après le degré de luisant et de poli qu’il est capable de donner à un bout de fer ou à un morceau de cuir. « Faites-vous astiquer ! » me répète le capitaine, qui maintenant me fourre dedans, régulièrement, à chaque revue. Je n’ai pas le sou. Je ne peux pas me faire astiquer.

– Alors, vous n’arriverez à rien.

Ça ne m’étonnerait pas.

En attendant, je couche en permanence à la salle de police.

C’est dans cette salle de police que se joue la suite, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire :

Un soir, on vient m’y chercher. Il paraît qu’il y a du nouveau. On mobilise une batterie pour l’envoyer en Tunisie. On a dressé une liste des hommes qui la composent et je suis inscrit un des premiers. – Quand part-on ? – Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux, sans harnachement, sans rien…

En Tunisie, Froissard découvre avec dégoût les réalités triviales de la mission civilisatrice de l’armée coloniale.

Les femmes, le jeu, l’alcool, voilà les trois produits de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte aux indigènes de leurs mœurs grossières et sauvages.

Dans un premier temps, le train-train militaire, ponctué par les permissions de sortie dont il profite pour observer avec intérêt le pays et ses habitants, paraît presque supportable. Mais deux heures de retard au retour d’une de ces excursions lui valent à nouveau la prison. Dès lors les punitions, infligées en rafales par des sous-officiers lui ayant collé la qualification définitive d’irréductible insoumis, s’enchaînent et s’aggravent jusqu’à son internement dans un des bagnes disciplinaires de Biribi, puis dans un autre, des endroits épouvantables, isolés, enclos concentrationnaires hideux où il vivra dans les conditions les plus inhumaines trois longues années de galère.

La lecture en est poignante, jusqu’à en être souvent insoutenable. L’auteur reproduit crûment, dans une langue à la fonction violemment impressive, l’état de brute en lequel on s’obstine à le réduire par la succession interminable des brimades, des coups, des humiliations, des privations, des exactions dégradantes, des sévices accompagnant l’accomplissement forcé de tâches n’ayant aucun sens, aucune utilité. Le lecteur d’aujourd’hui ne peut s’empêcher de reconnaître dans ces tableaux infâmes une tragique esquisse des horreurs des camps de concentration du siècle qui a suivi celui de Biribi.

Malgré tout, une indomptable force de volonté lui permet de survivre, au milieu de l’hécatombe qui sera fatale à nombre de ses misérables compagnons de bagne, officiellement déclarés « morts pour la France » au terme d’un odieux calvaire. Le récit, évidemment postérieur à sa libération, de cet autre témoignage de ce que l’homme est capable de faire subir à ses semblables, en est, souvent marqué d’un humour caustique, cinglant, de toute la dérision et de l’ironie propres à faire ressortir, par un violent écart entre le fait relaté et la tonalité de la relation, avec une acuité maximale la globalité sordide du tableau et les souffrances personnelles du bagnard. Y sont dénoncés ainsi avec virulence :

– les effets pervers, sociaux, économiques, culturels, sur les populations locales, des conquêtes coloniales, le racisme affirmé, les spoliations, l’exploitation, les meurtres gratuits,

– la corruption systématique qui gangrène sur place tous les échelons de l’armée, consistant par exemple pour les officiers responsables des compagnies à réduire drastiquement les rations pour revendre à leur profit les surplus ainsi dégagés,

– le caporalisme bête et méchant, la volonté expresse d’asservir, d’assujettir et d’abrutir les soldats indisciplinés,

– l’encouragement à la délation, à la pratique de l’espionnage mutuel, au rapportage, à l’invention de faux témoignages,

– l’obséquiosité, le léchage de bottes, le souci effréné de plaire au supérieur, ce qui donne lieu à cette saillie moqueuse : « J’ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l’habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu’il aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué »,

– et par-dessus tout l’ignominie, le sadisme et l’infinie inventivité des bourreaux dans la déclinaison des supplices à infliger aux victimes.

Froissard s’en sort sauf mais meurtri. Sa vengeance, il la mûrit, il l’élabore. Il a décidé qu’elle sera littéraire. Il n’en veut point d’autre. Ce qui donnera ce roman antimilitariste à l’extrême, dont on peut citer en conclusion l’une des expressions les plus acerbes :

L’armée, c’est le cancer social, c’est la pieuvre dont les tentacules pompent le sang des peuples et dont ils devront couper les cent bras, à coups de hache, s’ils veulent vivre. Ah ! Je sais bien : le patriotisme !… Le patriotisme n’a rien à faire avec l’armée, rien…

Lire Biribi, c’est prendre une douche glacée : ça fait mal, mais ça lessive, et ça remet les idées en place.

 

Patryck Froissart

 

Georges Darien, né Georges Hippolyte Adrien en 1862 et mort en 1921, à Paris, est un écrivain français de tendance anarchiste, frère du peintre Henri Gaston Darien.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally (par Patryck Froissart)

J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 08.09.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes Livres

J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally, Editions Le Printemps, 2020, 83 pages

J.M.G. Le Clézio, militant de l’interculturel (Essai), Issa Asgarally (par Patryck Froissart)

 

Issa Asgarally, ami de JMG Le Clézio et exégète régulier de son œuvre, livre en cet essai une intéressante et pertinente analyse d’un des fondements spécifiques de l’écriture du lauréat du Prix Nobel, à savoir la récurrence de sa vision particulière, militante, de l’interculturel. L’origine de cette posture de l’interculturalité comme pilier de l’humanisme est d’abord familiale, ensuite conjugale. Le Clézio, né à Nice dans une famille d’origine mauricienne, cumule dès l’enfance la double culture créole et française. Tout jeune, JMG rejoint son père, médecin anglophone de nationalité britannique, au Nigéria, où il appréhende les cultures locales (L’Africain). Plus tard, il marchera, à Rodrigues, sur les traces de son grand-père mauricien, chercheur d’or, et se plongera dans l’environnement créole de cette île isolée (Le Chercheur d’or, et Voyage à Rodrigues).

Par ailleurs, par l’entremise de son épouse marocaine Jemia, et en sa compagnie, il part sur la piste des origines de sa compagne avec qui il partage un temps « le quotidien des Aroussiyine », dans l’extrême-sud du royaume, dans cette région aride et rude nommée Seguia El Hamra (Gens des nuages et Désert).

Tout naturellement, dans le contexte spatio-temporel de cette histoire familiale, Le Clézio lui-même devient précocement et reste un éternel voyageur, non pas tel un visiteur qui passe, mais tel un découvreur, un humaniste positivement curieux, qui s’installe, qui séjourne, longuement, ici puis là, qui prend le temps d’appréhender, de comprendre les cultures au sein desquelles il en vient à se fondre, à s’en imprégner et à les intégrer dans sa vision globale du monde : celles de l’Afrique et du Maroc dans lesquelles il a passé de longues périodes, celles, amérindiennes, d’Amérique du Sud et du Mexique où il a longtemps résidé, celles, asiatiques, en particulier de cette Corée où il a vécu également, et celles, cosmopolites, des Mascareignes dans lesquelles il vient régulièrement rechercher et retrouver les racines de son arbre généalogique dont de multiples branches locales partagent toujours son patronyme.

Exploitant ces diverses pistes, ces itinéraires complexes, Asgarally les confronte d’une part à l’œuvre littéraire qu’il connaît intimement, qu’il a souvent analysée, commentée en critique éclairé, d’autre part aux nombreux discours publics de Le Clézio et au contenu des colloques, conférences et émissions radiophoniques et télévisuelles auxquels l’écrivain prolifique a participé. Il en tire une douzaine de constantes :

– la récurrence de ce qu’il appelle « rapprochements », que sont les réminiscences, comparables à la madeleine proustienne, dans le fil des écrits de JMG, réminiscences survenant au hasard des voyages et rapprochant des lieux fréquentés à des époques parfois lointaines l’une de l’autre ;

« Parfois je marche dans les rues d’une ville, au hasard, et tout d’un coup, en passant devant une porte au bas d’un immeuble en construction, je respire l’odeur froide du ciment qui vient d’être coulé, et je suis dans la case de passage de Abakaliki… ».

– l’importance de l’interculturalité en lieu et place de la confrontation des cultures pour espérer voir un jour disparaître les guerres. A noter qu’Issa Asgarally est lui-même l’auteur d’un ouvrage intitulé L’interculturel ou la guerre, préfacé par Le Clézio ;

– les dérives potentiellement conflictuelles des revendications identitaires (avec évidemment des références aux Identités meurtrières d’Amin Maalouf)

– une tendance assumée à tenter de déconstruire l’histoire officielle, dominante, comme dans cet autre livre de Maalouf : Les Croisades vues par les Arabes. Asgarally cite des extraits de cet essai dans lequel JMG renverse la vision européenne de la conquête des Amériques : Le rêve mexicain ou la pensée interrompue

– une opposition affirmée aux théories de Samuel Huntington sur l’avènement inéluctable d’un Choc des civilisations.

« Je ne crois pas à l’affrontement. Je déteste Huntington et sa théorie du choc des civilisations […] Je ne crois pas qu’il y ait ‘nous’ et ‘les autres’, le monde occidental d’un côté et, de l’autre, une sorte de monde barbare, à l’affût de la moindre de nos faiblesses ».

– l’enrichissement culturel personnel et les conséquences humanistes bénéfiques qui découlent de vraies « rencontres » avec l’autre, toute velléité jetée aux orties d’imposer à cet autre ce dont on est culturellement porteur ;

– la volonté délibérée de traverser/transgresser, pour finalement les abattre, les frontières socio-culturelles ;

– dans le domaine particulier de la philosophie, le souci répété d’une ouverture, dans les universités occidentales, aux philosophies orientales, arabes, asiatiques, amérindiennes, afin de sortir du vase certes important mais fermé et exclusif de l’héritage grec ;

– une passion fortement exprimée pour l’interculturalité cinématographique, sans exclusive aucune (par exemple un intérêt déclaré pour le cinéma bollywoodien)

– la mise en parallèle de cultures paraissant a priori n’avoir aucun trait commun, par exemple en « ré-unissant » entre elles l’île Maurice et l’île de Jeju (Corée) ;

– la nécessaire intégration de l’interculturel dans l’enseignement ;

– enfin et par-dessus tout, l’importance fondamentale de la littérature mondiale dans l’appréhension du multiculturalisme et de l’interculturel.

En conclusion, on ne peut que constater qu’Issa Asgarally marche dans l’œuvre de Le Clézio en absolu connaisseur des lieux et des faits. Cet essai pourra être fort utile, certes, aux étudiants en littérature ayant à entrer et à évoluer dans l’univers Le Clézien, et sera aussi pour tout amateur des écrits de JMG d’une lecture propre à lui apporter un éclairage érudit sur les traits fondamentaux d’une œuvre monumentale.

 

Patryck Froissart

 

Issa Asgarally, né à Port-Louis, Ile Maurice, est docteur en Linguistique de l’Université Paris V-René Descartes, professeur à l’Institut de l’Education de Maurice, présentateur du magazine littéraire Passerelles à la télévision mauricienne, directeur de publication de Italiques, magazine des livres, coordinateur du Prix littéraire Jean-Fanchette de la Mairie de Beau-Bassin/Rose-Hill.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun (par Patryck Froissart)

Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 13.09.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes Livres

Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun, Folio, juin 2022, 257 pages, 7,80 €

Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun (par Patryck Froissart)

 

A Tanger, au sous-sol de sa maison bourgeoise dont il a abandonné et quasiment condamné les niveaux supérieurs, un couple survit dans la précarité voulue, proche de la misère, d’une cave aménagée de façon rudimentaire, au rythme d’incessantes querelles sordides.

Le roman est fait de l’alternance régulière, en de courts chapitres, des voix, à la première personne, de ces deux personnages principaux, Mourad le mari et Malika l’épouse. S’y intercalent ici et là, épisodiquement, celles des fils, Moncef, émigré au Canada, et Adam, employé, marié et établi à Tanger. Intervient plus régulièrement celle, puissante, poignante, posthume, de la fille, Samia, dont le destin tragique, aux circonstances absolument occultées par les narrateurs alternatifs, y compris par elle-même, jusqu’au dernier quart du récit (ce qui entretient ainsi un suspense captivant pour le lecteur), a précipité la détérioration d’une relation conjugale déjà fortement dégradée au moment où se produit ce que chaque protagoniste n’évoque jamais plus précisément que par cette expression unique et pudique : « la tragédie ».

Enfin apparaît soudainement un personnage supplémentaire, Viad, un migrant mauritanien haratine clandestin que Malika embauche comme homme de ménage et à qui l’auteur donne immédiatement voix au chapitre. Dans l’entrecroisement et l’entrechoquement de ces visions multiples se dessinent progressivement les vies des personnages dans le fil de quoi se construisent expressivement les traits psychologiques de caractères dont la complexité et les contradictions apparaissent sous l’effet de diverses circonstances.

Mourad, fonctionnaire, d’esprit humaniste dégagé des traditions dogmatiques, initialement décidé à ne jamais céder à la corruption active et permanente qu’exercent ses collègues comme faisant partie d’un système définitivement installé, finit, poussé à bout par les injonctions que lui assène quotidiennement son épouse à « faire comme tout le monde » pour compenser la modestie de ses émoluments, par intégrer ce processus socio-économique jusqu’à en devenir l’un des meilleurs pratiquants, à contrecœur, et à contrecourant de ses propres valeurs morales. Cette abdication, qui met fin au goût de miel des premières années conjugales, et qui entraînera d’autres écarts de conduite dans d’autres domaines, fait de lui un homme amer, torturé, puis désabusé, et de plus en plus velléitaire.

« La corruption était devenue une drogue. Avant, je la combattais, à présent je l’attendais. Je faisais des projets en fonction des dossiers déposés sur mon bureau. […] Il arrivait que je triple mon salaire. […] Je n’étais ni juste ni moral. Je me complaisais dans cette situation en reniant tout ce que mes parents m’avaient inculqué. […] Ma lâcheté me sidérait ».

Malika, élevée dans « la tradition », a décidé d’instaurer dans l’éducation de ses enfants les règles de comportement qui lui ont été inculquées. Son avarice, héritée de ses parents, ses exigences financières pour un train de vie petit-bourgeois, sa rigidité morale provoqueront l’éloignement de ses fils devenus adultes et, par l’impossibilité de communication qu’imposent les valeurs puritaines qu’elle a érigées en règles absolues, seront l’une des causes de la « tragédie ». L’auteur l’amène pourtant, lorsqu’elle rencontre et embauche Viad l’haratine, un noir, rendez-vous compte, à accomplir à l’encontre des conventions et convictions sociales et raciales dont elle est héréditairement porteuse, une action d’une magnifique noblesse de cœur.

Le regard qu’elle porte sur son mari, la haine qu’elle lui témoigne au fond de leur cave/caveau (bien qu’un reste d’affection, qu’elle étouffe, survive au fond d’elle et malgré elle), le dégoût, le ressentiment qu’elle éprouve à son encontre, le rendant responsable de tous ses malheurs, son naturel acariâtre, et une hypocondrie chronique qui la fait se plaindre à longueur de jour et de nuit : chez elle aussi le miel des premières lunes est devenu définitivement amer.

Et puis y’a les autres, chanterait Brel.

Les fils qui ne viennent plus, ou plus assez souvent, les belles-filles qu’elle ne supporte pas (c’est réciproque), le monde entier indifférent à sa souffrance…

« J’ai mal. J’ai mal partout. De la tête aux pieds. Même mes cheveux me font mal. Et personne ne vient me soulager. Lui, il dort et il ronfle. Il ne me regarde plus, ne me parle plus, je suis devenue invisible, transparente. C’est ça qui me fait mal. Rien n’est à sa place ».

Et puis il y a Viad. Le Noir, l’insignifiant, le « rien », le sans-foyer, l’apatride, celui qui est victime des pires humiliations dans ses relations avec les représentants ordinaires d’une société qui considère toujours l’homme de couleur comme un être inférieur, c’est celui qui sauve l’honneur du couple, qui lui rend une sacrée dose de dignité. Bravo ! Un retournement brutal des clichés les plus tenaces, une gifle sociologique dont on saura gré à Ben Jelloun.

La bonne action, la générosité, la noblesse morale revenue, pour un instant, pour un instant seulement, mais quel instant ! Et en retour, la reconnaissance ! Un beau personnage, Viad !

« Même si j’ai abandonné l’idée d’émigrer en Europe, l’envie d’aller ailleurs me taraude. Mais je n’ai pas le courage de laisser ces pauvres vieilles personnes se saccager seules. Mon devoir est de les aider ».

Il y a Samia… la fille, l’innocente, qui idéalise le monde, qui écrit des poèmes, ce qui lui sera fatal. On ne dira ici rien de plus de ce personnage attachant, dont le rôle est primordial dans le schéma narratif. On ne dévoilera pas le secret, gardé pendant 200 pages, de « la tragédie » qui la frappe, dont le poids écrase les protagonistes. Tout lecteur t’aimera, Samia, et pleurera. On dira seulement que son destin est hélas la manifestation aiguë du statut chroniquement réservé à la moitié féminine de l’espèce humaine, et que ce que dénonce l’auteur en lui faisant subir ce qui lui arrive n’est en soi, encore hélas, qu’un des travers pervers d’une société dans laquelle la rigidité imposée par la morale religieuse, le corset des traditions et le pouvoir corrupteur de l’argent et du statut social ont pour inévitables revers une hypocrisie ambiante, des comportements louches, des frustrations douloureuses et potentiellement explosives, la servilité des échines courbées, la complaisance obligée, l’impunité des crimes des puissants, la résignation et le silence des faibles.

Tahar Ben Jelloun brosse un tableau impitoyable des sombres tares d’une société ainsi hiérarchisée, compartimentée, figée dans ses multiples contraintes. Mais qu’on ne fasse pas une fixation sur le pays dans lequel se déroule cette sinistre saga ! Les vices ici mis crûment en lumière ne sont pas l’apanage exclusif du royaume. Ils se retrouvent partout ailleurs, qu’on veuille l’admettre ou non, sous d’autres aspects, plus ou moins occultés, plus ou moins dénoncés.

C’est peut-être la conclusion à tirer de cette lecture.

 

Patryck Froissart

 

Né à Fès, en 1944, Tahar Ben Jelloun est un écrivain et poète marocain de langue française. Après avoir fréquenté une école primaire bilingue arabo-francophone, il étudie au lycée français de Tanger jusqu’à l’âge de dix-huit ans, puis fait des études de philosophie à l’université Mohammed V de Rabat, où il écrit ses premiers poèmes, recueillis dans Hommes sous linceul de silence (1971). Il enseigne ensuite la philosophie au Maroc. Mais, en 1971, à la suite de l’arabisation de l’enseignement de la philosophie, il doit partir pour la France, n’étant pas formé pour la pédagogie en arabe. Il s’installe à Paris pour poursuivre ses études de psychologie. À partir de 1972, il écrit de nombreux articles pour le quotidien Le Monde. En 1975, il obtient un doctorat de psychiatrie sociale. Son écriture profitera d’ailleurs de son expérience de psychothérapeute (La Réclusion solitaire, 1976). En 1985, il publie le roman L’Enfant de sable qui le rend célèbre. Il obtient le prix Goncourt en 1987 pour La Nuit sacrée, une suite à L’Enfant de sable. Il participe en octobre 2013 à un colloque retentissant au Sénat de Paris sur l’islam des Lumières avec Malek Chebel, Reza, Olivier Weber, Abdelkader Djemaï, Gilles Kepel et Barmak Akram. Tahar Ben Jelloun vit actuellement à Tanger. Il est régulièrement sollicité pour des interventions dans des écoles et universités marocaines, françaises et européennes.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen (par Patryck Froissart)

Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 20.09.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRoman

Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen, Editions de l’Âne qui butine, trad. Christoph Bruneel, 215 pages, 22 €

Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, Jean-Pierre Verheggen (par Patryck Froissart)

 

L’Âne qui butine ne grappille pas au hasard. Pubers, pietenpakkers, Pubères, putains, est une de ces fleurs rares que notre équidé littéraire a le don de débusquer. Dès les premières lignes on est transporté dans une jungle parallèle, un monde étrange, luxuriant et luxurieux, étrange et familier, dont les personnages sont présentés comme des pré-adolescents, où le taux d’innocence que l’on peut encore prêter à des « enfants » de douze treize ans est déglingué par le plus hallucinant déballage de toutes les horreurs, perversités et déviances que notre espèce a su imaginer et pratiquer depuis qu’elle s’est qualifiée d’humaine.

Déviances, déviations… dévoiement aussi au sens diarrhéique du terme, exprimé ici par le flux logorrhéique de l’écriture.

L’auteur, Jean-Pierre Verheggen, n’est certes pas constipé du lexique, et, s’il ne tourne pas sept fois sa plume dans son encrier avant de la faire fuser sur les lignes, et s’il n’a nul besoin de la tailler pour la rendre plus acérée, c’est qu’elle est, de nature, à la fois si volante, si violente, si précise, si chargée, si impatiente de couler son dessein, qu’elle semble perpétuellement en parfaite correspondance, en totale simultanéité, en absolue spontanéité avec l’imagination aux impulsions fantaisistes ininterrompues de celui qui n’a plus qu’à laisser courir l’une et l’autre de conserve.

Le narrateur, pluriel, se désigne, comme sujet et acteur, sous le pronom « nous ». Le texte est construit très régulièrement, en intégralité, en une succession de paragraphes bien délimités d’une dizaine à une vingtaine de lignes. Chacun de ces segments narratifs commence invariablement, anaphoriquement, par le « Nous » du narrateur suivi d’un verbe à l’imparfait, l’entrée de loin la plus fréquente étant « Nous aimions ». On rencontrera aussi, moins récurremment, « Nous vivions », et, plus rarement, « Nous osions », « Nous étions », « Nous méprisions », « Nous détestions », et « Nous avons aimé ». Le « Nous » s’oppose de façon systématique, ouvertement, explicitement aux « Ils » et « Eux ». A qui réfère ce Nous ? C’est dit ainsi : « Nous n’étions cependant que des enfants du sous-prolétariat agricole wallon ». Et, l’affirment-ils complaisamment, ces enfants sont là dans le rôle de « véritables créateurs de mauvais génie ». Par déduction, « Eux » sont les adultes.

La confrontation est permanente, universelle pourrait-on dire : elle est déclinée, méthodiquement, sur toutes les thématiques imaginables, chacune couvrant un nombre variable de ces paragraphes, de ces sections, quasiment de ces versets qui se succèdent dans la suite narrative. Expressions de haine visant des symboles socio-culturels, objets de cultes malsains, cibles humaines d’extrême exécration, cruautés gratuites parfois entremêlées d’amours morbides à l’encontre d’animaux élus : crapauds, serpents, porcs, quitte à endosser l’habit de charlatans vétérinaires (statut d’un irréalisme voulu s’agissant d’enfants, ce qui oriente le lecteur vers la piste de l’onirisme) pour maltraiter les bestiaux de ferme en ferme, dénonciation, par une imitation exacerbée, des hypocrisies sociétales courantes, immondes manifestations scatologiques, art de la dissimulation, glorification de la prostitution et de la vénalité, pratique revendiquée de l’effronterie et de la provocation, scénographies masochistes et mises en scènes sadiques que n’aurait pas désavouées le divin marquis, don soigneusement cultivé pour le mensonge et l’affabulation, exercice de la magie noire, du blasphème, du sacrilège organisé, jeux barbares sur et avec des vieillards égrotants et décatis ou, à l’occasion, des débiles mentaux, des fous, des innocents baveux agités par une libido incontrôlée, fascination macabre pour la mort et les macchabées, quête dépravée de gnomes, de bossus et d’autres individus difformes à prendre pour victimes ou à associer à l’invention, jamais à court d’idée, de nouvelles turpitudes, il y a là de tout cela et bien davantage dans ce livre étonnant, mieux, détonnant, où, par-dessus le marché, toutes les circonstances énumérées ci-avant s’inscrivent dans un bouillonnement constant de gestuelles sexuelles en des parties solitaires ou collectives, celles-ci se déroulant exclusivement entre garçons.

Cette énumération risquerait de faire accroire que la lecture pourrait en être rebutante, ou révoltante. Il n’en est rien, sauf pour les âmes sensibles et les censeurs défenseurs de la morale installée. La construction, le style, le rythme, l’exceptionnelle richesse lexicale, la culture véhiculée, la connaissance transversale des travers de l’espèce, le paradoxe a priori extravagant mais procédé de distanciation fort efficace que constitue le fait d’avoir fait incarner par une bande d’enfants (dont on ne saura jamais rien d’autre que ce que ce « nous » raconte de leurs actes immoraux) toutes les hideurs du monde, la pratique de l’avancement de l’écriture par associations d’idées, et surtout et essentiellement la fonction poétique du texte (abondance d’images, d’assonances, d’allitérations, propositions nominales ou univerbales, alternance de saccades, de cascades, et de phrases longues…) en rendent le cours plaisamment navigable.

La fin est abrupte.

« le premier vendredi d’octobre, l’hiver, pourtant, vint nous cueillir au nid »

« nous mourûmes »

Soit ! On a fait le tour. On a tout vu, tout fait, tout connu de toutes les horreurs possibles. On a tout humé, à pleins poumons, à bon et à contre-gré, de ces autres fleurs du mal. Il est certain que la partie équivalente en néerlandais sur les pages de droite recèle tout autant de belles surprises que le texte en français qui lui fait face. Les lecteurs bilingues ont bien de la chance.

Avis aux amateurs : l’édition est limitée à 500 exemplaires.

J’ai le mien, numéroté 205. Il trône dans ma bibliothèque. Il ne la quittera plus.

Exemples parmi la fréquence des allitérations : les « fuyants fluides fluctuants » ou les « crises, crimes, crèmes »…

 

Patryck Froissart

 

Jean-Pierre Verheggen est un écrivain et poète belge de langue française né en 1942 à Gembloux. Entre Poésie et Humour. A participé dans les années 70 à la célèbre revue TXT, avant-garde radicale de l’entreprise « textuelle ». En 1990, il est conseiller du ministre de la Culture, et depuis 1992, chargé de mission spéciale à la Promotion des Lettres françaises de Belgique. Sa poésie est une poésie orale, un incessant remaniement de la langue qui avec calembours, dérision et trivialité ne manque pas de truculence ni d’humour. Il a reçu, en 1995, le Grand Prix de l’Humour Noir pour Ridiculum vitae et pour l’ensemble de son œuvre.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Lunar Caustic, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Lunar Caustic, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.09.22 dans La Une LivresEn VitrineCette semaineLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanEditions Maurice Nadeau

Lunar Caustic, Malcolm Lowry, Editions Maurice Nadeau, trad. de l'anglais Clarisse Francillon,Poche, mai 2022, 222 pages, 9,90 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Lunar Caustic, Malcolm Lowry (par Patryck Froissart)

 

 

Cette réédition du texte de Lowry (longue nouvelle ou court roman ?) par la maison Maurice Nadeau, dans sa nouvelle Collection Poche, réunit, initiative fort appréciable, non seulement l’ultime version, la plus achevée, celle de 1963, intitulée Lunar Caustic, parue à titre posthume dans la Collection Les Lettres Nouvelles, mais aussi celle de 1956, ayant pour titre Le Caustique Lunaire, mais encore, en préface, ce qu’en écrivait Maurice Nadeau en 1977 dans Les Lettres Nouvelles, mais en outre, en postface, « Malcolm mon ami », un texte témoignage de Clarisse Francillon, laquelle, traductrice de chacune des versions françaises, a accueilli l’écrivain lors des séjours qu’il a effectués à Paris, a travaillé avec lui sur la traduction, et a été l’intime témoin de sa dépendance de tous les instants à l’alcool.

Le personnage, présenté d’abord comme un être anonyme (« un homme »), dont on apprend plus tard qu’il se donne le nom de Bill Plantagenet après avoir dit s’appeler H.M.S. Lawhill, est, au début du récit, un individu ivre qui rôde, près des quais du port de New-York, de bar en bar tout en gardant comme point de mire un hôpital psychiatrique à la porte duquel, en perdition, après avoir absorbé la plus grande quantité possible de libations, il finit par frapper comme à celle d’un ultime refuge, d’une obligatoire étape dans le cours a priori sans fin d’une irrésistible errance et dans la trajectoire délibérée d’une déchéance dont il éprouve lucidement et douloureusement l’abîme.

Lorsqu’il émerge, péniblement, progressivement, du coma éthylique dans lequel il a sombré dès son entrée dans l’établissement, il découvre, d’abord comme une fantasmagorie, le quotidien décalé de l’asile de fous. Redevenu lucide, il se lie d’amitié avec l’adolescent psychopathe Garry, inlassable raconteur d’histoires s’achevant récurremment par un naufrage ou par des bâtiments en ruine, et le vieux M. Kalowsky, tuberculeux, interné à la demande de son frère.

Bill et ses deux amis formant bloc, c’est leur relation et leurs réactions face aux autres pensionnaires, face au personnel de l’hôpital, face à la succession de situations tragi-burlesques, qui constituent le corps du récit, lequel est jalonné d’échanges verbaux souvent sans queue ni tête au sein du trio d’une part, avec les autres d’autre part, en particulier avec le nègre hyperactif Battle qui passe son temps à chanter, à danser, à faire le sémaphore et à escalader la cheminée.

Par l’usage exclusif, adopté par l’auteur, de la focalisation interne, le lecteur voit et analyse le décor, les situations, les comportements des protagonistes par la vision qu’en a Plantagenet, qui n’est pas fou et qui n’est que de passage, et partage intimement les sensations, les hallucinations, les impressions, le mal-être que le personnage éprouve, avant et pendant son internement volontaire, ainsi qu’à sa sortie. L’atmosphère de vie marginale, de monde parallèle, d’illogisme permanent qui émane du récit, bien qu’ayant ainsi une forte dimension subjective, est toutefois perçue comme étant d’une plausible réalité, pour autant que le lecteur spectateur de cette nef des fous ait quelque expérience de rencontres, fortuites, éphémères ou prolongées avec des individus psychotiques.

Les échanges verbaux, dont le style, le contenu, le registre et l’accent caractérisent chacun des personnages précités tout en reflétant leur désordre mental, contribuent à créer cet effet de « réalité déphasée », et à animer un ensemble de scènes dont la tonalité tragique, sous l’immédiateté superficiellement ubuesque des actes et des propos, rappellera, à ceux et celles qui ont vu le film, l’ambiance pesante, angoissante du Vol au-dessus d’un nid de coucous. Car ces quelques jours que passe le lecteur dans ce lieu hallucinant sont l’occasion pour l’auteur d’en dénoncer les pratiques indignes, que le docteur Claggart, directeur du site, tente d’excuser, lors d’un long entretien avec Bill, par la faiblesse des moyens que lui accorde la municipalité. Mais ce qui en ressort, c’est l’évolution de l’état psychique de Bill Plantagenet, le trouble sans issue dans lequel se retrouve ce Britannique venu à New York, accompagné de sa femme Ruth, jouer du jazz avec son orchestre « Les Sept Cantabs Hot ».

Ayant perdu, on ne sait dans quelles circonstances, probablement dans les tourbillons d’une dérive alcoolique fatale, à la fois son épouse et son orchestre, il échoue dans les rues du port où, son permis de séjour ayant expiré, on le rencontre au début du récit, hagard, hanté, dans son éthylisme devenu chronique, par la vision des bateaux et par une quête inaboutie de l’endroit où aurait vécu Melville. L’obsèdent ainsi le rêve d’embarquement pour le retour au pays et le désir morbide de se lancer à la poursuite, qu’il sait devoir se terminer, comme celle d’Ismaël, par sa propre fin, de son cachalot intime. Rêves qui sombreront lamentablement dans le cycle immédiatement renouvelé de la tournée des bars dès la sortie de l’hospice. Une fin pessimiste qui annonce celle de l’auteur, lui-même alcoolique invétéré.

Il est fort intéressant de pouvoir comparer cette version de 1963 avec la version antérieure, reproduite intégralement dans cette édition. Le texte en semble beaucoup moins poétique, beaucoup moins décalé, et finalement moins « réaliste ». Les fulgurances hallucinatoires de Plantagenet y sont moins impressionnantes. Le fait que le docteur-directeur de l’hôpital soit ici un cousin de Bill crée une familiarité relationnelle, une proximité qui rend leurs entretiens plus improbables que l’effet de froide distanciation « technique » qui caractérise la façon dont Claggart s’adresse à son patient éphémère dans l’édition posthume. Il est à noter que cette version précédente se terminait, en apparence, contrairement à la dernière, malgré la rechute alcoolique, sur une note d’espoir (modérée par l’adjectif « nocturne ») :

« Sur la rivière véloce, un bateau s’effilait en poignard orné de gemmes, jailli de l’étui noir de la ville. […] Il eut la sensation singulière que c’était là son bateau, celui où il embarquerait pour son voyage nocturne sur la mer ».

Maurice Nadeau, en 1977 : « On comprendra […] pourquoi nous avons tenu à publier ensemble deux versions qui se ressemblent en de nombreux points, où reviennent les mêmes personnages et qui se terminent sur la même catastrophe intime, mais qui diffèrent quant à la signification que, pour son personnage, l’auteur entendait donner à son récit, comme elles diffèrent par la facture même de ce récit, nettement plus élaboré dans sa version posthume ».

On appréciera le récit biographique en postface, par Clarisse Francillon, qui illustre clairement (il serait hasardeux de dire qu’il « explique ») le rapport étroit entre Lunar Caustic et les évènements ayant ponctué la vie heurtée de l’auteur, et particulièrement lorsque la traductrice raconte les circonstances alcoolisées du séjour effectué par l’auteur à Paris, séjour ayant pour but sa « collaboration » à la traduction de ce texte hors normes.

« Collaborer, cela signifia pour lui, tout au long de ce séjour, s’asseoir parfois devant une table, extraire de sa poche un vestige de crayon, griffonner un bout de la préface ou de l’introduction qu’il avait projetée, qu’il avait solennellement promise et qu’il jugeait indispensable […] Et puis il laissait tout en plan… ».

Et reprenait la ronde infernale des tournées des cabarets…

 

Patryck Froissart

 

Né dans le port anglais de Birkenhead en 1909, décédé à Ripe en 1957, Malcolm Lowry s’engage à dix-huit ans comme steward pour aller jusqu’en Chine, et il interrompt ensuite ses études à l’université de Cambridge pour s’embarquer comme chauffeur sur un cargo. Ce goût des voyages, dont le court roman Ultramarine (1933) est le reflet, le mènera en France, aux États-Unis, au Mexique, au Canada. Mais sa plus grande aventure sera celle de son roman Au-dessous du volcan (Under the Volcano, 1947).

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Madame Edwarda, Georges Bataille (par Patryck Froissart)

Madame Edwarda, Georges Bataille (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 30.09.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRoman

Madame Edwarda, Georges Bataille, éd. Jean-Jacques Pauvert, 1956, 71 pages, 10 €

Madame Edwarda, Georges Bataille (par Patryck Froissart)

 

Ce curieux petit récit érotique de Georges Bataille initialement publié en éditions clandestines en 1941 sous le pseudonyme de Pierre Angélique n’est sorti en librairie qu’en 1956 chez Pauvert, Bataille n’ayant alors accepté d’y faire figurer son vrai nom qu’au bas de la préface.

Dans cette préface, l’auteur présente ainsi la thématique du texte :

« Un ensemble de conditions nous conduit à nous faire de l’homme (de l’humanité), une image également éloignée du plaisir extrême et de l’extrême douleur : les interdits les plus communs frappent les uns la vie sexuelle et les autres la mort, si bien que l’une et l’autre ont formé un domaine sacré, qui relève de la religion. Le plus pénible commença lorsque les interdits touchant les circonstances de la disparition de l’être reçurent seuls un aspect grave et que ceux qui touchaient les circonstances de l’apparition – toute l’activité génétique – ont été pris à la légère ».

Il s’agira pour Bataille, dans le texte en question, de rendre à l’activité sexuelle la gravité qui lui a été ôtée par l’homme animal social et/ou de délester la mort et ce qui l’entoure de ce poids excessif de gravité que, selon l’auteur, lui a attribué ledit homme (Bataille faisant abstraction des cultures qui entourent la mort de manifestations festives et ciblant ainsi uniquement, par omission, notre civilisation occidentale).

Ou, encore et autrement dit, le projet narratif consistera à ré-unir dans la mise en scène d’une histoire, dans laquelle s’imposera le JE de l’auteur, plaisir et douleur, légèreté et gravité, d’égale mesure, dans l’activité sexuelle et dans les circonstances enveloppant la mort.

Le personnage auteur narrateur, à l’issue d’une déambulation nocturne dans les rues d’une ville, au cours de laquelle s’exaspère en lui le désir de s’y promener nu et en érection, atterrit dans un bordel où il est immédiatement pris en main par madame Edwarda.

La transcription des relations fantastico-charnelles qui va suivre traduit parfaitement le dessein de l’auteur. Au gré des effusions, des exaltations, des exultations, des pâmoisons, en plein fil des scènes licencieuses surgissent à foison des termes exprimant des impressions a contrario du plaisir (« choc, glaça, malheureux, tristesse, terreur, long étranglement, transi, infâme, malaise, tumulte, hébétude, obscène », et cetera), en des fragments narratifs mêlant à la jouissance une irrépressible atmosphère funèbre, ce qui n’est pas sans rappeler au lecteur la signification courante de l’expression « la petite mort », à la différence près qu’ici la perte de conscience, ce coma assimilable à la mort, survient avant l’aboutissement de l’acte.

Dans le tableau fantasmagorique de la salle commune du bordel où le narrateur se livre, sous l’autorité de sa partenaire, à leurs premières conjonctions au milieu d’une foule festive de clients et de péripatéticiennes eux-mêmes en pleine activité, Edwarda, choisie pour sa beauté (« Elle était ravissante, à mon goût. Je la choisis ») appelle « guenilles » les appâts qu’elle présente et offre à son amant d’un soir, élément lexical qui, initiant puis accompagnant l’acte de soumission qu’est tenu d’exécuter le client, participe de cette volonté d’associer légèreté et gravité, et de dramatiser la sexualité.

« La mort elle-même était de la fête, en ceci que la nudité du bordel appelle le couteau du boucher ».

Plus tard, après le passage obligé qui consiste pour le client à « monter », moyennant paiement, vers une chambre et à y accomplir ce pour quoi il se trouve en ce lieu, Edwarda entraîne son partenaire dans un dédale de rues enténébrées, dans un décor fantasmatique, vers le but ultime d’une trajectoire marquée par une constante confusion freudienne d’éros et de thanatos. Cette dérive essentielle recouvrirait-elle, sens ou non-sens, la potentialité que d’une part la disparition résultant de la mort et d’autre part l’apparition (naissance, génération, procréation) qui est la naturelle et originelle raison d’être de la sexualité relèvent ensemble, conjointement, simultanément, intrinsèquement d’une occulte intervention divine ? Auquel cas Edwarda serait Dieu ?

Allons bon !

« Je m’explique : il est vain de faire une part à l’ironie quand je dis de Madame Edwarda qu’elle est DIEU. Mais que DIEU soit une prostituée de maison close et une folle, ceci n’a pas de sens… ».

Et pourtant…

Quoi qu’il en soit, « De son regard, à ce moment-là, je sus qu’il revenait de l’impossible et je vis, au fond d’elle, une fixité vertigineuse. A la racine, la crue qui l’inonda rejaillit dans ses larmes : les larmes ruisselèrent des yeux. L’amour, dans ces yeux était mort, un froid d’aurore en émanait, une transparence où je lisais la mort. Et tout était noué dans ce regard de rêve : les corps nus, les doigts qui ouvraient la chair, mon angoisse et le souvenir de la bave aux lèvres, il n’était rien qui ne contribuât à ce glissement aveugle dans la mort ».

Laissons à l’auteur le droit de conclure :

« Je demande au lecteur […] de réfléchir un court instant sur l’attitude traditionnelle à l’égard du plaisir (qui, dans le jeu des sexes, atteint la folle intensité) et de la douleur (que la mort apaise, il est vrai, mais que d’abord elle porte au pire) ».

Le lecteur y réfléchira… peut-être… après qu’il sera monté au ciel avec Edwarda.

 

Patryck Froissart

 

Georges Albert Maurice Victor Bataille, né en 1897 à Billom et mort en 1962 à Paris, est un écrivain, philosophe, romancier, poète, essayiste et bibliothécaire français.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura (par Patryck Froissart)

La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 30.06.22 dans La Une LivresJaponLes LivresRecensionsMercure de FranceRoman

La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura, avril 2022, trad. japonais, Mathilde Tamae-Bouhon, 117 pages, 15,80 €

Edition: Mercure de France

La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura (par Patryck Froissart)

Court roman ou longue nouvelle, La femme à la jupe violette met en scène le personnage éponyme du titre que la narratrice, elle-même actrice intradiégétique du récit, croise d’abord dans son quartier comme le fait aléatoirement un quidam d’un autre avant de fixer son attention sur cette inconnue avec un intérêt croissant, une curiosité de plus en plus exclusive, jusqu’à l’obsession.

La narratrice, Gondó, qui raconte à la première personne, et qui se dénomme elle-même, en opposition à « la femme à la jupe violette » (dont on apprendra furtivement qu’elle s’appelle Mayuko Hino), « la femme au cardigan jaune », est cheffe d’une escouade de femmes de ménage dans un grand hôtel.

Agissant dans l’ombre, à l’insu de celle qu’elle épie constamment et dont elle parvient à connaître tous les aléas d’une existence singulièrement solitaire et d’une vie professionnelle précaire, faite de courts contrats entrecoupés de périodes de chômage, réussit à faire en sorte, par un stratagème ignoré de Mayuko Hino, que celle-ci se présente à un entretien d’embauche suite à quoi elle obtient un emploi de femme de ménage dans ledit hôtel.

L’intrigue, qui se noue et se dénoue à partir de là en grande partie dans le monde clos de l’hôtel, est prétexte pour l’auteure de mettre en lumière, par le seul récit du quotidien qu’en fait la narratrice, les dessous méconnus de l’activité de ce prolétariat anonyme, la précarité des conditions de travail de ces ouvrières invisibles, les mécanismes de pression que permet d’actionner sur chacune la structure hiérarchique existant à l’intérieur même des équipes et à laquelle se superpose un système rigide d’échelons de responsabilité, de pouvoir, et de décision.

Le directeur fait ensuite la liste des erreurs commises la veille : « Chambre 215, le miroir n’a pas été nettoyé. Chambre 308, on a oublié de mettre de l’eau chaude dans la théière. Chambre 502, on a omis de plier l’extrémité du rouleau de papier toilette en triangle… ».

L’astuce narrative dont use avec finesse Natsuko Imamura consiste à ne jamais dénoncer explicitement. Tout se passe, se devine, se dévoile, émerge dans les relations horizontales et verticales entre les membres des équipes affectées à des étages différents, à des chambres réservées à des catégories sociales de clientèle variables. L’essentiel s’apprend dans les conversations, dans les remarques des unes et des autres, des unes à propos des autres, des jugements, appréciations, critiques, jalousies que les unes expriment à l’endroit des autres, dans les ragots échangés et les sous-entendus chuchotés. Et tout est vu et dit comme étant banal, normal, comme le cours plutôt tranquille d’un train-train certes affairé mais nécessairement accepté.

Même les petits larcins, les détournements de savonnettes, de cendriers, de sachets de thé, de restes alimentaires laissés par les clients ayant réglé leur note, les pauses que s’octroient les cheffes en s’enfermant un moment dans les chambres vacantes… tout est présenté comme étant pratique commune, connue mais tue, et moralement admissible.

Cette première journée terminée, Tsukada remet un fruit à la femme à la jupe violette. Une grosse pomme rouge.

« Vous êtes sûre que je peux ? hésite la femme à la jupe violette

[…]

– Ça va ! Tout le monde se sert. Même moi, voyez ! »

Tsukada désigne sa poitrine, étrangement rebondie. […] A droite, elle cache une pomme ; à gauche, une orange…

C’est à l’intérieur – et à l’extérieur – de cette sphère socio-culturelle qu’évoluent nos deux protagonistes, dont l’une ignore qu’elle est perpétuellement guettée par l’autre, espionnée dans ses moindres faits et gestes, suivie dans ses déplacements, dans la rue, dans les transports publics, dans les relations, y compris amoureuses, qu’elle développe et entretient.

Le lecteur, pris dans cette toile arachnéenne en permanent cours de tissage, invité à partager avec la narratrice espionne la focalisation externe, exclusive, dont le point de mire obsédant est la femme à la jupe violette, est tenu en attente de ce qui va advenir de cette étrange liaison à sens unique et sans contact, dont le déroulement prendra une tournure tragique.

Un savoureux entremets littéraire.

 

Patryck Froissart

 

Natsuko Imamura, autrice japonaise, a été sélectionnée trois fois pour le Prix Akutagawa avant de l’obtenir en 2019. Elle a aussi reçu le Prix Osamu Dazai, le Prix Yukio Mishima, le Prix Hayao Kawai, ainsi que le Prix Noma des nouveaux auteurs.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel (par Patryck Froissart)

Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 07.07.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresFlammarion

Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel, Flammarion, avril 2022, trad. allemand, Olivier Mannoni, 550 pages, 22,90 €

Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel (par Patryck Froissart)

 

Ce long récit aux sombres fulgurances a pour sujet principal la désastreuse odyssée menée par le conquistador Hernando de Soto de 1539 à 1542 à travers tout le sud-est des actuels Etats-Unis à la recherche d’un fantasmatique Eldorado. Une cupide obstination, se muant progressivement en un acharnement aveugle, ayant pour source une double obsession collective émulatrice, d’une part celle, pour chaque individu embarqué dans l’aventure, de devenir riche et célèbre par la découverte de nouveaux espaces à conquérir et à coloniser et de cités couvertes d’or, d’autre part celle de convertir au christianisme les tribus amérindiennes rencontrées pousse toujours plus en avant dans un environnement hasardeux et hostile le corps expéditionnaire déposé le 30 mai 1539 sur la côte atlantique par une flotte de neuf navires financés et équipés par Charles-Quint.

Voilà pour le fondement historique du roman.

Car il s’agit bien entendu (précise l’auteur en postface) d’un roman, fort de 550 pages qui se lisent sans reprise d’haleine.

« Il m’est arrivé de broder, et deux ou trois choses sont inventées, mais, sur le fond, je voulais raconter cette histoire d’une manière aussi authentique que possible ».

Soit dit en passant, l’atmosphère générale, le comportement erratique du chef et celui, souvent décalé, de ses plus proches compagnons, ainsi que certaines péripéties confinant au fantastique rappelleront souvent, aux lecteurs qui ont eu le loisir de le voir, ce film inclassable, hallucinant, de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu.

Le cours textuel primordial est donc la relation, romancée mais très précisément documentée, de l’expédition citée plus haut.

Le récit, complexe à souhait, entremêle les époques et les évènements historiques depuis les premières grandes explorations hispano-portugaises du XVe jusqu’au XXIe siècles, et multiplie les tiroirs narratifs.

Dans la galerie des multiples personnages qui font le jeu de l’action, le plus en vue est le conquistador, renommé ici Ferdinand Desoto, dont le lecteur suit la trajectoire aventurière depuis la naissance en Estrémadure jusqu’à la mort en cours d’expédition dans une région correspondant à l’actuel Arkansas.

On s’attache très vite au plus jeune de la troupe, Elias Plim, une réplique lointaine d’un Candide, qui raconte en un récit enchâssé, à ses compagnons friands d’en suivre le feuilleton qui rompt l’ennui vespéral des pauses bivouacs, ses propres mésaventures, sa capture, tout jeune, et ses années d’esclavage chez les Barbaresques et qui rêve la nuit de Pénélope (sic) qui, croit-il, attend fidèlement son retour au Portugal.

Un autre récit intriqué a pour personnage pittoresque et raté un certain Turtle Julius, dont les aventures ne sont pas sans quelques similitudes avec celles de la vieille à qui on a coupé une fesse (Candide), qui poursuit, sans jamais les rattraper, deux brigands qui se sont fait enrôler sous de faux noms dans le corps expéditionnaire, parce qu’il s’est donné pour impérieuse mission de transmettre à l’un d’eux le testament d’un parent lointain lui ayant légué son immense fortune. Citons encore, parmi d’autres récits inscrits, la vie amoureuse tourmentée d’Isabella, l’épouse légitime de Ferdinand, restée à Cuba pendant le périple de son mari avec le titre de gouverneure de la place.

Et puis le lecteur est informé de-ci, de-là, autre imbrication narrative, des étapes juridiques, des avancées, échecs et reprises d’un combat que mène Trutz Finkelstein, un juriste américain de notre siècle, pour que l’Amérique toute entière soit rendue aux indigènes, ce qui pourrait entraîner un reflux massif des descendants des colons européens vers l’Europe originelle, inversant ainsi la dramatique épopée principale.

Par le regard, souvent candide, parfois révolté, voire révulsé, du jeune Elias Plim face au comportement bestial, féroce, sauvage de ses compagnons, par la répétition régulière en termes crus, violents, macabres des actes de barbarie, des massacres, de ce commencement de génocide que perpètrent les conquérants, tout au long d’un sanglant itinéraire, sur les communautés indiennes qu’ils se donnent pour devoir d’évangéliser, par la mise en esclavage des récalcitrants, par, en de flagrants contrastes, le caractère burlesque de scènes carnavalesques au cours desquelles les indigènes ayant accepté la conversion immédiate et collective sont amenés à singer leurs mentors, par la mise en lumière de l’extravagance des opinions exprimées, de l’insanité du comportement, de l’outrance des discours, de la mentalité perverse des aventuriers, des pulsions parfois contradictoires qui les saisissent (on se retrouve régulièrement tantôt dans le monde de Jarry, tantôt dans l’univers de Kafka), par l’usage récurrent de l’antiphrase, de la dérision, de l’ironie, du commentaire sarcastique, l’auteur dénonce dans la globalité du récit les dominantes idéologiques qui animent la troupe, dans le cadre général d’un ethnocentrisme définitif : la soif de pouvoir, de richesses, de gloire, la croyance absolue en l’accomplissement d’une mission divine, et la certitude immarcescible d’une suprématie raciale sur les « sauvages » que sont les individus des autres peuples de la terre. Et ces barbares sont glorifiés de nos jours…

« Les conquérants se pavanent sur les façades des maisons, sur des pièces de monnaie, des cannettes de bière ou des timbres-poste : Francisco Pizarro, Hernàn Cortès, Pedro de Alvarado, Lope de Aguirre et quelques noms encore à travers lesquels un « r » roule comme une moissonneuse-batteuse au-dessus d’un terrier de lapin. L’Espagne les qualifie de découvreurs ou d’aimables ambassadeurs entre les peuples. En réalité, c’étaient de grosses brutes qui, sous prétexte de christianisation, commirent des actes d’une inconcevable cruauté ».

La noirceur de cette peinture sans concession de la folie, de l’atrocité et de l’orgueil du conquérant est « agrémentée » par un humour qui se manifeste de page en page par des anachronismes hilarants, des références désopilantes, des comparaisons loufoques.

Rencontre avec « les Amazones »

« Les Indiens ne comprenaient pas un mot ; ils rirent jusqu’à ce que leur cheffe fasse un signe. La souveraine descendit de sa litière et, d’un pas aussi chaloupé que celui de Marilyn Monroe dans Certains l’aiment chaud, se dirigea vers Desoto… ».

Retour de Castro, l’un des rescapés, au pays :

Castro ouvrit un restaurant – « Le fidèle Gastro ».

Ce texte empli de « bruit et de fureur », de délire, de sang, de cruauté, de cocasserie, de ridicule, constitue ainsi un roman tumultueux qui emporte le lecteur au travers d’une jungle pouvant sembler inextricable de faits, de gestes, de pensées, de commentaires d’où il ne peut que ressortir en resituant et en restituant dans le contexte actuel à la fois les stigmates lancinants du passé et les agissements ignobles de ceux de nos contemporains qui se fondent hélas sur les mêmes archétypes nauséabonds d’une humanité qui serait organiquement composée de groupes génétiquement hiérarchisés et/ou socialement obligatoirement organisée sur la base de la domination/soumission et de l’exploitation des uns par les autres.

550 pages de plaisir.

Franzobel ! Quel talent !

A noter ce sonnet consacré au « héros » du roman par un José Maria de Heredia convaincu, comme une majorité de ses concitoyens à la fin du XIXe siècle, de la portée épique des conquêtes coloniales (Les Trophées, 1893).

 

À l’ombre de la voûte en fleur des catalpas

Et des tulipiers noirs qu’étoile un blanc pétale,

Il ne repose point dans la terre fatale ;

La Floride conquise a manqué sous ses pas.

 

Un vil tombeau messied à de pareils trépas.

Linceul du Conquérant de l’Inde Occidentale,

Tout le Meschacébé par-dessus lui s’étale.

Le Peau Rouge et l’ours gris ne le troubleront pas.

 

Il dort au lit profond creusé par les eaux vierges.

Qu’importe un monument funéraire, des cierges,

Le psaume et la chapelle ardente et l’ex-voto ?

 

Puisque le vent du Nord, parmi les cyprières,

Pleure et chante à jamais d’éternelles prières

Sur le Grand Fleuve où gît Hernando de Soto.

 

Patryck Froissart

 

Franzobel, de son vrai nom Franz Stefan Griebl, né en 1967 à Vöcklabruck, Haute-Autriche, est l’un des écrivains les plus populaires et controversés d’Autriche. Diplômé en génie mécanique, il a étudié la langue et la littérature allemandes de 1986 à 1994 à Vienne. Depuis 1989 Franzobel se consacre à l’écriture. Dramaturge, poète et plasticien, il est l’auteur de la pièce Kafka, comédie (Kafka, Eine Komödie, 1997) publiée aux Solitaires intempestifs. Couronné du prix Nicolas Born 2017, son roman sur le naufrage de La Méduse, À ce point de folie (Das Floß der Medusa, 2017), a été l’un des trois derniers ouvrages en lice pour le Deutscher Buchpreis (Prix du livre allemand) 2017.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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