25/03/2024

Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)

Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 29.09.23 dans La Une LivresLes LivresCritiquesItalieRomanGrasset

Fontamara, Ignazio Silone, Grasset, Coll. Les Cahiers Rouges, 2021, trad. italien, Jean-Paul Samson, Michèle Causse, 256 pages, 12,90 €

Edition: Grasset

Fontamara, Ignazio Silone (par Patryck Froissart)

 

Préfacé magistralement par Maurice Nadeau, ce roman social, ou conte politique, publié initialement en 1934, met en scène la montée de l’arbitraire de l’ordre fasciste au profit des possédants auquel sont confrontés, jusque dans leurs montagnes reculées, les cafoni, humbles paysans des Abruzzes, après la prise du pouvoir par Mussolini.

Le récit a pour cadre le pauvre village de Fontamara. Trois personnages narrateurs prennent la parole à tour de rôle : l’un des paysans de la communauté villageoise, son épouse, et son fils, ce qui autorise la variation des points de vue : celui des hommes, celui des femmes, celui des jeunes.

Naïfs, crédules, non-initiés aux questions juridiques, peu au courant des affaires politiques, et plus ou moins ignorants des évolutions techniques, les villageois de Fontamara vivent selon une organisation sociale ancestrale de répartition des terres et de l’eau qui leur est propre et qui les satisfait.

Lorsque les atteignent les premières mesures d’appropriation des terres par les grands propriétaires, ici en la personne d’un nanti sans scrupule, nommé l’Entrepreneur, installé récemment dans la région, soutenu par le pouvoir qui prône le regroupement des surfaces agricoles et la mise en place de grandes exploitations de culture intensive, ils font appel à l’avocat cupide et élu local à qui ils confient régulièrement le règlement des petits litiges locaux, Don Circostanza.

Quand les accablent à leur paroxysme le sentiment d’injustice, la certitude de leur impuissance face aux méandres administratifs de lois obscures qui semblent être décrétées arbitrairement l’une après l’autre pour les déposséder encore et encore, et l’impression que Dieu seul pourrait, devrait pouvoir les aider, ils ont recours au curé du bourg voisin, Don Abbacchio, un autre suppôt du régime, qui leur explique avec la plus odieuse hypocrisie que si telle est la loi, c’est que Dieu la veut telle.

– Vous oubliez, il me semble, fit remarquer le curé d’un ton aigre, que Dieu lui-même a décidé : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.

[…]

– Comment dit-on, déjà ? continua Berardo, têtu. On dit : tu gagneras ton pain. On ne dit pas, ainsi qu’il advient pourtant dans la réalité : tu gagneras les spaghetti, le café et les liqueurs de l’Entrepreneur.

– Moi je m’occupe de religion et non de politique, intervint le prêtre sèchement…

Quand, au désespoir d’obtenir gain de cause, ils manifestent une colère légitime, les forces de l’ordre locales, puis les milices fascistes en chemises noires, suivies bientôt par l’armée, prennent d’assaut le village et se livrent aux pires exactions, y compris la destruction des quelques biens domestiques équipant les masures et les viols en réunion. Ainsi sont-ils réduits par la justice, par la religion, par l’armée (éternelle récurrence de l’alliance entre le sabre, le glaive et le goupillon) à se laisser déposséder du peu dont ils disposaient pour survivre jusque-là, comme avaient réussi à survivre les générations qui les avaient précédés en se contentant de ce que leur lopin de terre pouvait produire, irrigué par le filet d’eau dont l’Entrepreneur vient détourner « légalement » à son profit, sur la base d’un document que ses acolytes leur ont fait signer sans qu’ils aient compris ce que signifiait la clause volontairement alambiquée d’un contrat rédigé par l’avocat : « trois quarts du flux pour l’Entrepreneur et les trois quarts du reste pour les cafoni »…

D’abus de confiance en entourloupes, de recours désespérés en conciliations contractuelles trompeuses, en passant par la pétition qu’on les convainc de signer en blanc, ils finiront par n’avoir « légalement » plus droit à une seule goutte « pour une durée de dix lustres » sur la foi d’un « accord à l’amiable » conçu par leur « défenseur », l’avocat corrompu. C’est la famine assurée, l’abandon forcé de la culture des terres ancestrales, l’exil contraint…

Alors, que faire ?

Voilà la question, reprise du traité au titre éponyme publié par Lénine en 1902, que pose un militant communiste citadin à Berardo Viola, un jeune et (presque) seul rebelle de la communauté.

La suite est dramatique. Evidemment. L’ordre fasciste règne en Italie…

La tragédie prévisible a lieu, et la question, posée à nouveau en épilogue, reste sans réponse.

Après tant de peines et de deuils, tant de larmes et de plaies, tant d’injustices et de désespoir, que faire ?

Conte allégorique s’inscrivant dans le contexte historique d’une Italie malade d’une idéologie pseudo-révolutionnaire, vu de loin et d’en bas, comme du fond de la caverne, par les narrateurs et leurs proches, reprenant l’éternel combat du pot de terre contre le pot de fer, ce récit à peine fictionnel foisonnant de détails réalistes sur le quotidien rustique des paysans pauvres des Abruzzes dans la première moitié du vingtième siècle, époque trouble s’il en fut, captive par l’enchaînement alerte des péripéties, par l’opposition constante entre d’une part la sympathique crédulité, la simplicité de bon aloi, la franchise, la candeur, le stoïcisme des cafoni face aux calamités naturelles et aux manœuvres spoliatrices de la caste possédante et, d’autre part, la rapacité, la cruauté, la roublardise, l’acharnement dont font preuve les podestats dans leurs crapuleux desseins de s’emparer de tout ce qui peut être pris par la force, le vice et la ruse.

Tout ce qu’Ignazio Silone met en mouvement dans ce roman peut être hélas mis en rapport avec des situations similaires rejouées de siècle en siècle, de décennie en décennie, en de multiples endroits du monde, dans notre mémoire collective tout autant que sous nos yeux, comme le réalise l’auteur lui-même après avoir écrit son texte :

J’ai été amener à constater que les mêmes étranges événements, fidèlement racontés dans le présent livre, se sont produits en plusieurs endroits, encore qu’à des époques diverses et dans un enchaînement différent.

Alors, que faire ?

Faute de mieux, lire Fontamara, et partager peut-être le point de vue de Maurice Nadeau, l’un des tout premiers lecteurs de Silone :

La joie que nous avons éprouvée à lire Fontamara en 1934 était en fin de compte une joie grave : celle que donne la vue d’une création dont la beauté, la vérité, la vraie simplicité se sont alliées pour qu’on s’étonne que, fruit de bien des hasards, elle paraisse en même temps nécessaire.

[…]

Ceux qui, aujourd’hui, liront pour la première fois Fontamara comprendront pourquoi ce mince épisode de l’Histoire universelle s’est logé une fois pour toutes dans des esprits et des cœurs de vingt ans.

Le même bonheur les attend.

 

Patryck Froissart

 

Ignazio Silone (1900-1978) est un des plus célèbres écrivains italiens du XXe siècle. Antifasciste de la première heure, il a été un des dirigeants du Parti communiste italien clandestin dans les années 1920, puis sénateur socialiste après la guerre. Il est l’auteur de romans lus dans le monde entier, Une Poignée de mûres (Grasset, 1952), Le Secret de Luc (Grasset, 1956, et les Cahiers Rouges), et d’œuvres autobiographiques comme Le Pain et le vin (Grasset, 1939). Fontamara est son chef-d’œuvre.

  • Vu : 1397

15:24 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Écrire un commentaire