07/10/2022

Pyramides de l’œil, Bruno Sibona (par Patryck Froissart)

Pyramides de l’œil, Bruno Sibona (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 08.10.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Pyramides de l’œil, Editions PhB, mai 2018, 83 pages, 10 €

Ecrivain(s): Bruno Sibona

Pyramides de l’œil, Bruno Sibona (par Patryck Froissart)

 

Bruno Sibona parcourt l’imaginaire, en long, en large, en travers, en hauteur et en profondeur. En ses voyages tous azimuts, bousculant, bouleversant et tordant les aires spatiales et les ères temporelles, il vous entraîne dans un lire-délire extravagant où les éléments, les détails, les informations, vos connaissances de l’Histoire et votre vision du monde se télescopent, entrent en fusion et en fission comme les ions fous, cursifs et frénétiques d’un réacteur nucléaire incontrôlé, puis se réassemblent sous des formes inédites, de la molécule à la galaxie, en un univers totalement recomposé.

Le titre d’un des poèmes illustre parfaitement ce découpage : Cheval et chariot se séparent.

Impressive opération de dissociation…

La vision, évidemment jamais statique, défile comme les images d’un film tournant à toute allure. Elle vous a tantôt un air de pré-apocalypse, tantôt un aspect de la planète d’après la fin de l’homme, où se profile une évolution inversée des espèces animales vers un retour à la matrice marine originelle.

On est abruptement téléporté, de strophe en strophe :

– d’un site de statues maories à des momies mayas,

– des grottes de Dunhuang abritant leurs sarcophages aux « oiseaux du Bouddhisme dans la nuit du plein jour » puis à une procession « de plaques de sel chargée », dirigée par un Osiris vert,

– de l’Atlas à la Montagne Pelée puis de la Terre Promise à la forteresse de Massada,

– d’Hercule à Vulcain en passant par Sarasvati puis, d’un coup de vent, à Alcyon,

– de l’Astragalus sinensis à l’astronome danois Tycho Brahe, puis on tombe sur « un enfant amérindien » pour se retrouver face aux danses japonaises lascives du Byakko-Sha,

– d’Icare en chute à Sainte Pélagie prête à se défenestrer,

– du chant des sirènes au sourire de Mona Lisa,

– de Vénus callipyge à Fanny Hill,

– etc…

Impressionnante accumulation d’associations, d’érudition, d’interculturalité, de références intertextuelles.

La langue est ici ou là expressément crue, les images sont parfois violentes, nombre de scènes représentent les pires chaos, maints tableaux de groupes auraient pu être brossés par Jérôme Bosch alors que d’autres font penser à Goya (lequel surgit en personne à un détour du texte), certaines traversées évoquent irrésistiblement les pérégrinations d’Orphée dans les Enfers dantesques (Dante apparaissant lui-même comme « personnage » rencontré par le poète au hasard de ses propres voyages dans les limbes de l’imaginaire).

L’une des compositions les plus saisissantes est sans aucun doute celle qui a pour fondement l’histoire, et la légende revue, mise en scène et rendue célèbre par Byron, d’Ivan Mazeppa, ce jeune page de la cour du roi Jean II Casimir Vasa, condamné au motif d’avoir eu une relation intime avec la comtesse Théréza, à être attaché nu, le corps couvert de goudron, sur un cheval fou lancé au travers des steppes ukrainiennes. Or, l’énergie du cheval semble inépuisable, et le supplice en conséquence interminable.

On ne peut que partager, cœur battant, l’intensité romantique des onze épisodes de ce conte poétique dont le rythme narratif résonnant de bruit, de fureur et de désespérance exprime de manière saisissante le cours tumultueux du galop qui emporte le personnage vers ce qui semble inéluctable.

Le cheval fuit l’incendie que ses sabots allument.

Né des pleurs en rouleaux d’un Mazeppa brisé,

Il traîne le char flambant la douleur de Mazeppa.

Il vole les paroles de Mazeppa la gorge bloquée ;

Il est le savoir suffoqué par Mazeppa les yeux perdus,

Et jamais ne s’épuise…(Le cheval de Mazeppa se consume)

Le cheval, figure de la fougue, icône des champs de bataille, est un personnage récurrent dans le recueil, parfois remplacé par le centaure, voire par le dragon. Le poète invite nommément Géricault dans sa galerie.

Voici donc de nouveau les grandes vagues qui s’avancent, les charges de cavalerie et les hoplites qui beuglent.

Les centaures avaient bien trop bu de vin pur et voulurent enlever les femmes au banquet de Pirithoos. Les voilà qui se piétinent le sexe (Dionysos part one).

S’il en est l’élément principal, le cheval n’est toutefois qu’un des habitants du riche bestiaire qui s’agite sans répit tout au long du recueil.

L’ouvrage comporte d’ailleurs une pièce en quatre actes intitulée précisément Quatre bestiaires : Bestiaire de l’anguille, Bestiaire de la chauve-souris, et, plus étonnamment, Bestiaire de la Tête de Mort et… Bestiaire du cerf-volant, et s’achève sur une mise en miroir en négatif de l’espèce humaine :

Nous vivons là, pélages, flottant sur cette ligne urbaine

Où il n’y a ni fond et la surface si haute que presque rien

Ne démarque d’un marbre de cheminée devant le miroir nos visages

De coloquintes habitant un crâne de mouflon entre deux eaux

Sachant qu’il faut bien ici contenir le plaisir de citer ces fulgurances, allons, assistons à une ultime explosion, comme l’est le bouquet final des feux d’artifices :

J’ai regardé par-dessus la rambarde. Ils dépeçaient

Le taureau que les chevaux venaient juste d’emporter

Hors du croissant. Le sang de la traînée, la fête avinée,

Le temps du sacrifice fusaient comme des météores.

 

Les lecteurs intéressés savoureront à leur gré l’ensemble du cocktail.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Bruno Sibona

Bruno Sibona

 

Bruno Sibona a étudié à Aix-en-Provence et a longtemps vécu à Londres. Il a ensuite enseigné la littérature française au Pays de Galles, sur les rives de la mer d’Irlande. Il a publié entre autres : Rituels en action (L’Harmattan), Le cheval de Mazeppa (L’Harmattan). PhB Editions a publié plusieurs de ses chroniques poétiques, dont : Une autre terre Brasil à hauteur d’ondes.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Je ne suis que le regard des autres, Alain Marc (par Patryck Froissart)

Je ne suis que le regard des autres, Alain Marc (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 13.11.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesNouvellesZ4 éditions

Je ne suis que le regard des autres, avril 2018, 65 pages, 12 €

Ecrivain(s): Alain Marc Edition: Z4 éditions

Je ne suis que le regard des autres, Alain Marc (par Patryck Froissart)

Les lecteurs et lectrices d’Alain Marc sont habitués à entendre en ses textes poétiques comme l’écho résurgent d’un CRI jaillissant d’une poésie de la souffrance ; on en a donné dans les pages de La Cause Littéraire plusieurs illustrations en commentant d’autres pièces de son œuvre :

Poésies non hallucinées, Editions du Petit Véhicule

Il n’y a pas d’écriture heureuse, Editions du Petit Véhicule

Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ? Editions du Zaporogue

Alain Marc quitte sans vraiment s’en éloigner, avec ce nouvel ouvrage, le domaine de l’expression poétique pour une suite de courtes nouvelles, réparties en trois ensembles :

– Six paroxysmes

– Le Timide et la Prostituée

– Eros

Six paroxysmes :

Dans les six textes de cette première série surgit de façon obsédante la référence à la mort de la mère, dont le suicide est tantôt expressément décrit, tantôt évoqué ou suggéré. Le narrateur exprime la douleur du manque par le recours à un champ lexical étendu : panique, affolé, pleurs, avoir mal, solitude, éclater, devenir fou, peur, fuir, tout perdu, Maman est partie, à petit feu, meurtrissure, je saigne, béant…

Ce fil rouge thématique, on s’en convainc en fin de lecture, accroche les six textes les uns aux autres, en regroupe les pièces dans une reconstitution obsessionnelle de la scène du suicide, devant laquelle le poète, en manque, crie sa solitude, l’emploi de la première personne instaurant entre le lecteur et lui une coïncidence perceptive, un partage fusionnel immédiat de la souffrance ressentie.

L’expression, très oralisée, comme souvent chez Alain Marc, est hachée, toute en heurts, en ruptures syntaxiques, en phrases minimales, en syntagmes agrammaticaux, en intrusions de virgules au sein de groupes de souffle. L’ensemble de ces effets de style exprime, inspire, respire une violence que l’auteur se refuse à contenir, une souffrance dont il ne veut surtout pas retenir les éruptions, et à l’extrême une aspiration vers la folie, et/ou la mort, que même le « travail » poétique ne peut arrêter.

« A force, à force d’avoir mal. Mal à la tête, la tête lourde. A force d’affronter la solitude de son atelier. Tout va s’éclater, s’arrêter. Les veines. Eclater.

Fou. Devenir fou. Et se rouler sur la terre de son lit. Ramper. Ramper à la recherche. A la recherche de la solution. Epuisement qui peut devenir fatal. Le crayon en tombe ».

 

Le Timide et la prostituée :

L’expression est ici plus fluide, plus classiquement narrative. Le passé simple et la 3epersonne créent cette distanciation qui n’existe pas dans le chapitre précédent. Toutefois se retrouve l’expression du manque, en des figures multiples :

– d’une femme rencontrée dans l’autobus, avec qui le personnage, masculin, tente en vain de nouer une relation ;

– de la mère et du souvenir du désir trouble qui l’envahissait quand, adolescent, il lui savonnait le dos et « pouvait apercevoir par-dessus ses épaules ses gros seins lourds, et beaux, les deux mamelons dressés sur le devant » ;

– d’une fille qui lui demande de l’argent dans un parc ;

– d’une inconnue qu’il croise régulièrement dans l’escalier de son psychothérapeute ;

– d’une prostituée qu’il a envie d’aller voir sans jamais mettre son plan à exécution ;

– d’une femme vêtue de noir, toujours accoudée à la même rambarde, qui, pendant des semaines, « avait offert la fente de ses seins qu’elle avait assez volumineux à son regard ».

Les seins. C’est l’élément-clé de cette nouvelle qui met en scène un personnage désemparé, solitaire, livré à une errance déambulatoire, et plongé dans des souvenirs et des pensées tout aussi erratiques mais qui, toujours, finissent par se fixer sur les attributs féminins de la maternité.

« Pourquoi les femmes qui venaient vers lui avaient-elles toujours de petits seins ?

[…]

Les gros seins lui faisaient peut-être peur…

[…]

Questionnement incessant : Mais n’aimerais-je jamais que les femmes […] à la peau blanche et à la poitrine menue ? »

Le manque provoqué par l’absence de la mère, et le trouble désir d’elle exprimé par l’obsession du sein, placent cette deuxième création, comme la précédente, dans une atmosphère de douleur sensuelle à laquelle le personnage ne peut échapper que par l’illusion du suicide, de la chute vertigineuse ressentie lors de l’union, enfin, avec la prostituée rêvée.

« Il sauta de la falaise et il s’écrasa. Quelques minutes avant il avait eu envie de se blottir, d’être enveloppé de chair maternelle, de se nicher sous les mamelles nourricières… ».

 

Eros :

C’est ici une compilation délibérément érotique, comme l’annonce le titre générique une suite de cinq textes de longueur différente précédée d’un bref récit, sorte de cliché pris sur le vif d’un couple attablé probablement à la terrasse d’un café, sous le regard du narrateur-voyeur prêtant à l’homme l’idée fixe qui sous-tendra les textes à suivre :

« Il porte le jean sans ceinture qui tombe de la taille en accordéon jusqu’aux chaussures. La bedaine déjà bien marquée, [il] ne pense visiblement… qu’à la baiser ».

Le point de départ de la première nouvelle est la découverte, au cours de travaux dans la maison familiale, de photos pornographiques mettant en scène une octogénaire. Le narrateur raconte, en un monologue oral qu’il adresse à un interlocuteur inconnu, sa trouvaille, suivie du malaise ressenti par les protagonistes amenés à regarder en voyeurs ces photos rappelant L’Origine du mondede Courbet.

On a ensuite un texte court sur une bibliothécaire qui, un jour, vient au travail sans soutien-gorge…

Puis le lecteur est introduit à s’immiscer dans les réflexions et commentaires d’un personnage à qui une amie raconte successivement deux scènes de strip-tease dont les actrices sont de très jeunes femmes dans un bar ad hoc puis dans une boîte de nuit bondée. La locutrice enchaîne sa narration par le récit de visites nocturnes, en compagnie de son mari, dans des clubs échangistes…

Vient une courte composition, où se retrouve le style brisé, saccadé, interrompu, d’Alain Marc le poète, consacrée à l’évocation (nostalgique ?) d’une époque révolue de licence charnelle et d’excès sexuels, puis arrive la chute du recueil, impromptue, sous la forme d’un texte quasi télégraphique reprenant en condensé le thème sous-jacent de la révolte à l’encontre de la mort (de la mère ?).

« Et soudain il se rue sur la tombe, casse tout, détruit tout (le marbre en mille morceaux), se rue, ouvre le cercueil, prend les os, le marteau, et casse, casse, casse… »

Recueil sombre, trouble, à la limite du lugubre, volontairement provoquant jusqu’à pouvoir susciter chez le lecteur cette sensation de malaise qu’on éprouve parfois devant les insondables et vaseux remous de l’âme, composé sous le double signe de l’éros et du thanatos, ce nouvel ouvrage, singulier, dans lequel l’auteur se met à nu « sous le regard des autres », mérite qu’on en rumine les feuilles une à une pour en extraire les saveurs essentielles.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Alain Marc

Alain Marc

 

Alain Marc est un poète, écrivain et essayiste français né en 1959 à Beauvais. Il effectue également des lectures publiques. Œuvres principales : Écrire le cri (l’Écarlate, 2000) ; Regards hallucinés (Lanore, 2005) ; La Poitrine étranglée (Le Temps des cerises, 2005) ; Méta / mor / phose ? (Première impression, 2006) ; En regard, sur Bertrand Créac’h (Bernard Dumerchez, 2007/2008) ; Le Monde la vie (Les Éditions du Zaporogue, 2010) ; Chroniques pour une poésie publique précédé de Mais où est la poésie ? (Les Éditions du Zaporogue, 2014). Compléments : CD Alain Marc, Laurent Maza, Le Grand cycle de la vie ou l’odyssée humaine (Première impression / Artis Facta, 2014)

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Petite femme, Anna Giurickovic Dato

Petite femme, Anna Giurickovic Dato

Ecrit par Patryck Froissart 13.07.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesItalieRomanDenoël

Petite femme (La figlia femmina), mai 2018, trad. italien Lise Caillat, 180 pages, 19,50 €

Ecrivain(s): Anna Giurickovic Dato Edition: Denoël

Petite femme, Anna Giurickovic Dato

 

Petite femme est un roman trouble à l’atmosphère pesante dont le sens se découvre lentement sous la forme d’un récit à la première personne où la narratrice, prise dans un faisceau de situations dont elle ne comprend pas, ou refuse de comprendre la terrible réalité, avance en aveugle jusqu’au moment où la vérité, ou pour le moins une partie de la vérité, s’impose à elle avec une extrême et définitive brutalité.

L’auteur instaure et entretient une intense tension dramatique en entrecroisant deux niveaux narratifs.

Au premier niveau, le lecteur assiste à un dîner organisé par la narratrice, Silvia, qui reçoit pour la première fois Antonio avec qui elle entame une relation amoureuse. Est présente Maria, treize ans, la fille de la maîtresse de maison.

Durant toute la soirée, se développe devant Silvia un jeu de moins en moins équivoque entre une Maria faussement candide et de plus en plus séductrice et un Antonio qui se laisse prendre peu à peu à son badinage, à ses espiègleries de jeune fille qui « fait son intéressante » puis à ses avances de moins en moins voilées.

« Petite, j’ai eu un grave accident, et regarde le beau souvenir qu’il m’a laissé ». Elle remonte un pan de sa robe jusqu’à découvrir le point où sa cuisse s’élargit avant de s’affiner à nouveau vers l’aine. « Pauvre trésor ! Comment est-ce arrivé ? » frémit Antonio d’une voix stridente qui ne lui appartient pas, le chant embarrassé d’un homme devant un corps nu et juvénile. La cicatrice, telle une virgule courbe, se distingue difficilement sur la chair rose, et sa finesse évoque un accent discret qui surmonte le pli tiède de ma fille…

Silvia, dont l’esprit et la vision sont de plus en plus embrumés par le vin du dîner, un « excellent brunello d’Alinghi » qu’Antonio lui verse et reverse, ne sait trop, entre deux somnolences, si la scène est réelle.

Silvia doute de ce qu’elle voit, de ce qu’elle entend. Est-ce vraiment sa fille qui, devant elle, se comporte soudain ainsi en parfaite aguicheuse, en adolescente perverse ? Est-ce vraiment son amant qui, devant elle, se laisse aller à un comportement déplacé de quadragénaire ébloui par la beauté diabolique et les gestes et propos racoleurs d’une gamine délurée ?

Au deuxième niveau, justement dans un état second, la narratrice, au fil de ce spectacle empreint d’une lourde sensualité et qui tourne progressivement au flirt érotique, revit (et donc nous dévoile) les fragments discontinus de la tragédie qui a interrompu brutalement quelques années plus tôt son séjour, serein pour elle, qui y vivait dans une bulle, au Maroc, avec son mari diplomate et Maria enfant.

Bribe après bribe, se reconstitue la trame de ce qu’elle n’a pas vu durant cette période heureuse, de ce à quoi elle a refusé de croire jusqu’au jour où la monstrueuse vérité lui a éclaté à la figure et où tout a basculé dans l’horreur, la contraignant à un retour précipité vers la France.

Je n’écoutais pas, j’avais du mal à comprendre ce qu’on voulait que je révèle…

Anna Giurickovic Dato livre ici un premier roman fort, mettant en jeu la rivalité ambiguë d’une mère et de sa fille, qui tient en haleine de bout en bout, et dont la principale qualité consiste en ce que l’auteure, sur un sujet aussi scabreux, manie la demi-teinte, la suggestion, l’hypothèse, le doute, le probable et l’improbable, comme si elle-même avait peine à admettre l’entière « réalité » des actes et des penchants qu’elle prête à ses propres personnages.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Anna Giurickovic Dato

Anna Giurickovic Dato

 

Anna Giurickovic Dato est née à Catane en 1989. Elle vit à Rome. Petite femme est son premier roman.

 

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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La Confession, John Herdman

La Confession, John Herdman

Ecrit par Patryck Froissart 27.06.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanQuidam Editeur

La Confession (Ghostwriting), avril 2018, 184 pages, 20 €

Ecrivain(s): John Herdman Edition: Quidam Editeur

La Confession, John Herdman

 

Léonard Balmain, journaliste écossais, écrivain sans succès est contacté par Torquil Tod, un personnage trouble, qui le charge contre rétribution de rédiger sa biographie.

Tod raconte sa vie, Léonard prend des notes puis en fait un récit, dont il soumet à intervalles réguliers le déroulement à Tod, ce qui donne lieu à d’intéressantes discussions et interrogations sur les statuts respectifs d’auteur, de narrateur, de personnage, sur leurs interrelations, sur ce qui est dicible et ne l’est pas dans un récit biographique, sur ce que l’individu sujet de la biographie veut bien dire et ce qu’il cherche à cacher, sur les raisons pour lesquelles il décide de mettre sa vie en narration, sur la distance entre le dit et le non-dit, sur les omissions, volontaires ou non, sur les mensonges, sur ce que le narrateur voudrait savoir pour donner à son personnage toute l’épaisseur qu’il considère littérairement nécessaire, sur la limite entre biographie brute, biographie romancée, autobiographie, roman biographique…

Il m’était quasiment impossible de composer un récit qui donnât une idée de la vraie nature et de la signification profonde des faits qu’il me demandait de décrire. Il refusait de me laisser voir les contours émotionnels [souligné dans le texte] des événements auxquels il voulait que je redonne vie…

[…]

A la fin de cette période, je constatai que je ne suivais plus les instructions de Tod : inconsciemment d’abord, j’avais recours à la spéculation, remplissant les vides béants de cette matière première par mes propres intuitions et enjolivements, et par des déductions fondées sur ce que je comprenais de plus en plus de son caractère. J’en vins à me dire que si cela continuait j’aurais bientôt composé un récit en grande partie imaginaire – une sorte de roman, en réalité.

La structure narrative est habile, entrecroisant des périodes de pur récit à la troisième personne où le narrateur semble s’effacer, tout en interférant par du commentaire indirect, et des temps longs à la première personne où le narrateur devient personnage, livre son point de vue, son jugement, son questionnement, avec intercalations de ses dialogues avec Tod.

A mesure que le récit avance, il évolue en confession, d’où le titre en français, plus signifiant, par rapport au texte, que le titre anglais Ghostwriter (prête plume).

L’histoire de Tod :

La première partie du récit autobiographique de Tod révèle un homme à la vie professionnelle instable et aux liaisons amoureuses multiples, qui pourtant se marie et a deux enfants, jusqu’au jour où, quadragénaire, il se retrouve seul, son épouse, lasse de son instabilité, ayant fini par divorcer.

Rien de bien palpitant jusque là.

La confession commence vraiment lorsque Tod fait la connaissance d’Abigail, qui le conduira, totalement subjugué, à mener une vie errante ponctuée d’étapes plus ou moins longues dans des communautés sectaires de l’Ecosse profonde et séculairement hantée de fantômes.

Le roman bascule à partir du moment où Todd fait le récit d’un acte horrible qu’il aurait commis avec Abigail dans un contexte satanique.

L’histoire de Léonard :

C’est alors une autre intrigue qui se noue : Léonard devient l’unique dépositaire, le seul « témoin » a posteriori du crime abject. S’installe alors entre le confesseur et le confessé une relation subtile de méfiance croissante entre Tod et Léonard, le premier soupçonnant le second de vouloir le dénoncer à la police, le second suspectant le premier de vouloir le tuer pour faire disparaître la seule personne ayant connaissance de son monstrueux forfait.

L’auteur mêlant le récit de Tod, les ajouts de l’imagination de Léonard, les plongées dans les réflexions spéculatives du narrateur, le lecteur piégé s’emmêle agréablement dans les mailles du filet narratif, ne sait plus ce qui relève des aveux et du comportement psychotique de l’un et ce qui émane de l’esprit tortueux de l’autre qui glisse peu à peu dans la paranoïa, et le suspense et les palpitations sont garantis.

Au lecteur pris par ce scénario complexe à la manière d’Edgar Poe de découvrir le dénouement… s’il en est…

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

John Herdman

John Herdman

 

John Herdman est né à Edimbourg en 1941. Diplômé de Cambridge où il a effectué ses études supérieures, il a été très impliqué dans la question du nationalisme écossais, tant sur le plan politique que littéraire, époque retranscrite dans Poets, Pubs, Polls and Pillar Boxes (1999). Herdman est reconnu à la fois comme romancier, nouvelliste, dramaturge et critique. Son œuvre est empreinte d’une obsession particulière liée à la thématique de la dualité. Il est également l’auteur d’une des toutes premières études sur les chansons de Bob Dylan (Voice Without Restraint).

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Bitna, sous le ciel de Séoul, J.M.G. Le Clézio

Bitna, sous le ciel de Séoul, J.M.G. Le Clézio

Ecrit par Patryck Froissart 21.06.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanStock

Bitna, sous le ciel de Séoul, mars 2018, 217 pages, 18,50 €

Ecrivain(s): J-M G. Le Clézio Edition: Stock

Bitna, sous le ciel de Séoul, J.M.G. Le Clézio

 

Les talents de conteur de J.M.G. Le Clézio sont mondialement connus. Ce nouveau roman en est une autre illustration.

Le roman est à double niveau de narration. Tantôt la narratrice, Bitna, raconte à la première personne l’histoire dont elle est le personnage principal, tantôt, ouvrant un second tiroir narratif, elle prend le statut de conteuse pour aider un autre personnage, Salomé, à supporter sa réclusion solitaire provoquée par une maladie dégénérative.

Le roman, comme l’indique le titre, se déroule « sous le ciel de Séoul », où Bitna, jeune fille issue d’une famille pauvre de pêcheurs, est venue entreprendre des études universitaires. D’abord hébergée chez une tante qui l’exploite, la maltraite et l’humilie, elle ira, au cours d’une unité de temps s’étendant sur une année scolaire, de chambres insalubres en petits logements plus ou moins précaires. C’est pour payer son loyer qu’elle accepte, à la demande d’un mystérieux Frederick, alias M. Pak, vendeur en librairie avec qui elle noue une relation équivoque et sans issue, de faire fonction de dame de compagnie pour la paralytique.

Alors s’insèrent dans le récit de la vie précaire de Bitna une série d’histoires ayant pour contexte le quotidien de personnages coréens imaginaires :

Première histoire :

M. Cho, concierge d’immeuble, élève depuis son enfance des générations successives de pigeons voyageurs descendant en droite ligne d’un couple importé par sa mère lors de l’exode qui l’a conduite, à travers champs et bois, pendant la guerre du début des années 50, à traverser avec son fils de cinq ans sur son dos la ligne démarquant les deux parties de la Corée. M. Cho rêve de pouvoir un jour, par le truchement de ses pigeons porteurs de messages, renouer le lien avec sa famille restée de l’autre côté de la frontière, dont il n’a jamais eu de nouvelles.

Deuxième histoire :

Kitty, alias La Voyageuse, alias « Sans nom », débarque un jour dans le salon de coiffure de Mme Lim. Personne ne la connaît, ne sait d’où elle vient ni pourquoi elle s’installe dans le salon et tente, sans dire mot, mais par de petits messages écrits, d’attirer quelque attention, de susciter un minimum d’intérêt pour sa personne.

Troisième histoire :

Hana, infirmière chevronnée, trouve un matin, sur les marches de la maternité spécialisée dans l’accouchement sous X où elle travaille, une nouvelle-née qu’elle prénomme Naomi et sur laquelle elle veille jalousement pendant des mois au milieu des autres bébés adoptables jusqu’au jour où elle s’empare de l’enfant et s’enfuit refaire sa vie ailleurs avec elle.

Quatrième histoire :

Les deux niveaux narratifs se rejoignent et se confondent. Bitna raconte à Salomé l’étrange et terrifiant manège d’un inconnu qui l’épie, la suit partout, l’espionne… Est-ce seulement un conte imaginé pour Salomé ?

Cinquième histoire :

C’est celle de Nabi, petite fille pauvre qui devient chanteuse et connaît un succès fulgurant jusqu’à devenir une star nationale et vivre quelque temps dans le luxe et le lucre au milieu des requins du monde du spectacle. Le lecteur aura la surprise de découvrir ce qui lie cette histoire à celle de Kitty.

Sixième histoire :

C’est l’intrusion de la légende des deux dragons, celui du Nord et celui du Sud, une histoire qui se superpose à celle de Hana et Naomi, qui s’y inscrit et qui en empreint la suite.

 

L’histoire de M. Cho, bien que pétrie de tristesse et de nostalgie, est la seule à connaître une fin heureuse. Celles de Kitty et de Nabi ont un dénouement tragique. Celle de Hana et Naomi reste à dessein inachevée.

Par ces récits, l’auteur reprend des thèmes qui lui sont chers, et dont l’importance est paroxystique dans une Corée du Sud qui est devenue l’un des pires modèles du capitalisme néo-libéral : les inégalités sociales, les préjugés de classes, la précarité, la solitude de l’individu dans la foule des mégapoles, la dépression, les stigmates douloureux dont souffre une communauté historiquement coupée en deux depuis six décennies, l’âpre réalité du milieu cupide et mercantile du spectacle, au sein de quoi des êtres naïfs se retrouvent exploités et broyés par des individus sans scrupules…

Mais le grand art de J.M.G. Le Clézio consiste ici à amener le lecteur, par le truchement d’indices semés ci et là, à se demander, puis à la découvrir petit à petit, quelle est la relation qui unit toutes les histoires de Bitna à celle qu’elle vit personnellement dans Séoul, jusqu’à la surprise finale de la révélation du rôle primordial que joue Salomé, qui peut-être détient toutes les ficelles dans la mise en scène en forme de filet narratif dans lequel semble avoir été piégée Bitna, personnage principal et narratrice première.

Un magistral retournement de statut ?

Peut-être, peut-être pas, tant la fiction, l’imagination de la narratrice, ses interrogations, les différents niveaux narratifs, le « réalisme romanesque », le conte, l’implicite insertion de l’idéologie humaniste de l’auteur – tout cela et plus encore – s’entremêlent, se maillent, se télescopent…

Puis je comprends. La seule personne qui connaît tout de moi, qui a l’argent et le pouvoir, l’imagination aussi, c’est elle, l’infirme sur son fauteuil, qui s’est servie de Frederick Pak, a tout organisé, tout manigancé depuis son salon jaune à l’autre bout de la ville.

Est-il nécessaire de préciser que certains éléments de ce roman prennent un relief particulier au regard des événements qui mettent les deux Corée sous les feux de l’actualité géopolitique internationale ?

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

J-M G. Le Clézio

J-M G. Le Clézio

 

Grand prix de Littérature Paul-Morand de l’Académie française (1980), Prix Nobel de Littérature (2008), J-M G. Le Clézio est né à Nice le 13 avril 1940. Il est originaire d’une famille de Bretagne émigrée à l’île Maurice au XVIIe siècle. Il a poursuivi des études au collège littéraire universitaire de Nice et est docteur ès lettres. Malgré de nombreux voyages, il n’a jamais cessé d’écrire depuis l’âge de sept ou huit ans : poèmes, contes, récits, nouvelles, dont aucun n’avait été publié avant Le Procès-verbal, son premier roman paru en septembre 1963 et qui obtint le prix Renaudot. Influencée par ses origines familiales mêlées, par ses voyages et par son goût marqué pour les cultures amérindiennes, son œuvre compte une cinquantaine d’ouvrages. En 1980, il a reçu le grand prix Paul-Morand décerné par l’Académie française pour son roman Désert. En 2008, l’Académie suédoise lui a attribué le prix Nobel de littérature, célébrant « l’écrivain de la rupture, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, l’explorateur d’une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante ».

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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18/07/2022

La Femme qui attendait, Andreï Makine

La Femme qui attendait, Andreï Makine

Ecrit par Patryck Froissart 16.03.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanPoints

La Femme qui attendait, 214 pages, 6,50 €

Ecrivain(s): Andreï Makine Edition: Points

La Femme qui attendait, Andreï Makine

 

Sur le bord de la mer Blanche, à Mirnoïé, un village fantôme sibérien où ne vivent que des enfants, des femmes et des vieillards, perdu entre un lac et une forêt, sous le brouillard et la neige, une femme, Véra, attend, depuis trente ans, le retour de l’homme qu’elle aime, parti au front dans les derniers jours de la deuxième guerre mondiale.

Le narrateur, journaliste écrivain chasseur collecteur de traditions folkloriques en voie de disparition, désabusé du régime soviétique et fatigué de jouer, dans le cercle d’artistes qu’il fréquente, « l’occidental de paille », arrive, avec l’idée d’y passer quelques jours, dans ce lieu désolé, isolé, et, comme pris par les glaces, y séjourne, plus longtemps qu’il ne l’avait prévu, fasciné par l’étrangeté de l’endroit « gelé » dans l’espace et le temps, et par la beauté et le mystère de cette femme hors du commun dont, par déformation professionnelle, il cherche à connaître l’histoire et à mettre à nu la psychologie.

L’homme se fait voyeur, épie la femme, et, vite, convoite son corps, la considère, en tant que mâle, comme une proie à saisir, en tant que romancier, comme un personnage dont il faut changer le destin, et veut remplacer l’amant attendu fidèlement depuis trente ans.

Il croit être arrivé à ses fins lorsque Véra devient sa maîtresse. Il savoure secrètement la fierté du conquérant et s’en emplit du sentiment orgueilleux de la toute-puissance de l’écrivain et, le charme se rompant une fois que l’objet du désir est atteint, décide qu’il ne peut rester plus longtemps dans ce bout du monde, et qu’il a mieux à faire ailleurs, et qu’il est temps d’écrire le mot « fin ».

Il quitte Véra, lâchement.

Mais il part, avec la gênante impression, soudaine, que la réalité de l’histoire est autre. Et le lecteur se demande avec lui, quand finit le roman, s’il ne faut pas inverser les rôles : n’est-ce pas Véra qui attendait le prétendu prédateur, tapie dans son bled reculé ?

N’est-ce pas la femme qui est l’affût de l’homme qui passe, et qui le renvoie une fois son désir assouvi ?

L’ambiguïté est confirmée, a posteriori, par le titre, et par la découverte que fait le narrateur du véritable niveau intellectuel de Véra, bien supérieur au sien…

Un roman qui se boit comme du petit lait…

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Andreï Makine

Andreï Makine

 

Né à Krasnoïarsk (Sibérie), le 10 septembre 1957, Andreï Makine est un écrivain d’origine russe et de langue française. Dans les années 1980, il obtient un doctorat de l’Université d’État de Moscou après avoir déposé une thèse sur la littérature française contemporaine. Il collabore à la « Revue Littérature Contemporaine à l’étranger », et enseigne la philologie à l’Université de Novgorod. Au cours d’un voyage en France en 1987, il obtient l’asile politique, puis devient professeur de langue et de culture russes à Sciences Po et à l’École Normale Supérieure.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Dans l’Utérus du volcan, Andrea Genovese

Dans l’Utérus du volcan, Andrea Genovese

Ecrit par Patryck Froissart 23.03.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Dans l’Utérus du volcan, janvier 2018, 220 pages, 19 €

Ecrivain(s): Andrea Genovese Edition: Editions Maurice Nadeau

Dans l’Utérus du volcan, Andrea Genovese

 

Vanni, Sicilien d’origine établi à Lyon, est invité dans sa ville natale pour y recevoir le Grand Prix de Poésie Chrétienne qui lui a été décerné par le Parrain de la Mafia locale Lorenzo Ferella, lequel a créé ce prix, accompagné d’un chèque de dix millions de lires, en hommage à son père poète Gaetano Ferella, pour afficher le côté « respectable » et « cultivé » de son statut de notable.

Dès son arrivée, Vanni, qu’accompagne son épouse lyonnaise Louise, est pris à la fois dans la nasse de ses souvenirs d’enfance, dans la trame de ses relations avec sa famille et ses amis d’avant, et dans les mailles du réseau de Ferella, qui se débarrasse de sa splendide maîtresse Lillina dont il s’est lassé en l’envoyant au poète en guise de cadeau de bienvenue en supplément au prix de poésie. Dans le même temps, Roberto Meruli, un comparse du patron mafiosi, est chargé de sonder Vanni pour d’éventuelles « affaires » à monter dans la région lyonnaise.

Le récit baigne d’un bout à l’autre dans la trouble torpidité d’un été torride, d’un climat mafieux ponctué par une scène de torture d’une violence extrême suivie du meurtre d’un traître à la Cosa Nostra locale, et d’un chassé-croisé complexe, sensuel, et bientôt ouvertement sexuel, entre Vanni, Lillina, Louise et Roberto, aux pieds de l’Etna et face à sa menace perpétuelle de cataclysme.

L’auteur entremêle ces éléments narratifs au grand bonheur de tout lecteur qui aime se retrouver pris dans la magie des scènes d’attentes, des ressorts et des rebondissements comme un piroguier descendant un courant alternatif ponctué d’eaux troubles apparemment dormantes, de rapides bouillonnants et de chutes brutales.

Les personnages sont campés comme semblant ne pas maîtriser le cours des événements, comme si, de façon symbolique, l’auteur signifiait globalement que dans ce milieu clanique, les individus abandonnent avec fatalisme leur destinée au parrain et à ses sbires, acteurs tirant les ficelles des réseaux de pouvoir mafieux sous la coupe desquels tous les habitants tombent dès leur naissance.

La loi du plus fort est ici loi naturelle, comme l’exprime métaphoriquement le parrain Lorenzo dans le cours de ses pensées philosophiques en observant sur la mer le manège nocturne d’un pêcheur de poulpes :

Il imagina le poulpe en train de s’approcher du terminus de son voyage, et le bougre à l’affût, prêt à le harponner […] Embûches et guet-apens étaient les modes opératoires de la pêche. Depuis la nuit des temps […] Gare au petit poisson ! Il assurait la survie du gros…

Le récit est agrémenté d’interférences mythologiques et de références à une riche intertextualité littéraire, ce qui permet de tempérer le rythme des péripéties et qui confère à la narration une tonalité culturelle intéressante et, ponctuellement, une couleur poétique, parfois proche d’un certain lyrisme tragique qui accentue l’impression de sombreur ambiante.

La solitude, le désespoir du Cyclope, avec son œil unique, ivre et coléreux dans la nuit orageuse, illuminant la mer livide aux bateaux en détresse et leur cachant la côte abrupte, les écueils et les falaises, le décor de tous les naufrages.

La dramatique actualité migratoire s’impose lors d’un épisode particulièrement troublant du roman, à la limite entre rêve et réalité, lorsque Louise en déconfiture rencontre en pleine nuit sur la grève, accompagné d’un agneau, un jeune immigrant nu avec qui elle vit un moment décalé, et lorsque Lucio, un ami d’enfance de Vanni, pénètre dans la cabane d’une belle Somalienne qui se prostitue au cœur d’un bidonville peuplé de réfugiés.

Une certitude : on ne s’ennuie pas Dans l’Utérus du volcan

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Andrea Genovese

Andrea Genovese

 

Ecrivain italien, Andrea Genovese (Messine, 1937) vit en France depuis 1981. Il définit sa vie comme une Odyssée minime (titre de son premier recueil de poèmes), mais trois romans autobiographiques publiés en Italie nous en révèlent, de l’après-guerre mondiale aux années 1960, à peine une partie. Poète, romancier, dramaturge, critique littéraire, d’art et de théâtre, il édite Belvédère, une revue en ligne entièrement écrite par lui, hors norme et sans tabous. Il a écrit en français des recueils de poèmes et des textes de théâtre joués à Lyon. Dans l’Utérus du volcan est son premier roman écrit directement en français.

 

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Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Histoires diverses, Joaquim Maria Machado de Assis

Histoires diverses, Joaquim Maria Machado de Assis

Ecrit par Patryck Froissart 28.03.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesLangue portugaiseNouvellesClassiques Garnier

Histoires diverses, janvier 2018, trad., notes critiques, Saulo Neiva, 266 pages, 17 €

Ecrivain(s): Joaquim Maria Machado de Assis Edition: Classiques Garnier

Histoires diverses, Joaquim Maria Machado de Assis

 

C’est une rencontre surprenante et passionnante avec un grand écrivain probablement méconnu en France que la lecture de seize de ses nouvelles traduites en français par Saulo Neiva et publiées dans la collection des Classiques Jaunes (Textes du monde) chez Garnier.

La tonalité des « histoires » est extrêmement variée :

– fantastique, avec un dénouement horrible à la Edgar Poe : La cartomancienne

– irréelle, troublante, dans ce récit du domaine de la vision nocturne, fortement théâtrale, dont le narrateur spectateur ne distingue plus les limites entre rêve et réalité : Entre Saints

– passionnelle, torturée, fiévreuse, en cette histoire d’un amour plus ou moins refoulé entre belle bourgeoise mature à principes de vertu et jeune domestique conscient d’être un ver de terre épris d’une étoile (on se remémore les premiers émois de Madame de Rénal face à l’amour que lui exprime le jeune Julien Sorel) : Les bras

On aurait dit que le sommeil donnait à l’adolescence d’Ignacio une expression plus accentuée, presque féminine, presque puérile. Un enfant ! se dit-elle dans cette langue sans paroles que nous avons en nous. Et cette idée calma l’ardeur de son sang, dissipa en partie le trouble de ses sens […] Elle le regarda lentement, sans se lasser de le voir, la tête inclinée, le bras tombant […] Elle s’inclinait, lui prenait une autre fois les mains, croisait les bras sur sa poitrine, jusqu’à ce que, s’inclinant davantage encore, bien davantage, ses lèvres épanouies posèrent un baiser sur sa bouche.

Ici le rêve coïncida avec la réalité…

– tourmentée, dans la narration de la vie de ce compositeur, qui aspire à créer, sous le regard des portraits accrochés dans son salon des Mozart, Beethoven, Bach, Gluck, Schumann et autres, une œuvre magistrale qui passera à la postérité et qui ne « réussit » qu’à produire des polkas à succès qui le rendent à la fois populaire par leur audience et malheureux par la conscience qu’il a de leur caractère béotien et éphémère : Un homme célèbre

– douloureusement nostalgique, en ce dialogue entre deux amis au sujet d’une longue liaison amoureuse qu’eut l’un d’eux jadis avec une dame adulée, « belle, riche, élégante et du meilleur monde», qui ne répondit à ses demandes en mariage et à ses aveux d’amour fou que par l’offre d’une amitié fidèle jusqu’à un dénouement déchirant : Désirée de tous

– sur le même ton, l’aventure de ce Brésilien qui, de retour d’un long exil parisien, se lance à la recherche de Mariana, avec qui il a eu une liaison avant son départ du pays… Les retrouvailles ne seront pas conformes à ses rêves… : Mariana

– idem, ce récit dont la principale protagoniste revit, dans l’aventure amoureuse adultérine qui bouleverse la vie de sa nièce, la relation de même nature qu’elle a connue dans sa jeunesse : Dona Paula

– glaçante, tout au long de cette relation triangulaire entre deux amis, l’un médecin et l’autre passionné par l’étude et l’observation de la souffrance pathologique, et l’épouse du second de qui le premier est amoureux : La cause secrète

– musicale et facétieuse, dans le déroulement de ce « Trio en la mineur », variation sur le thème du mari, de l’amant et de l’épouse qui commence par un adagio cantabile, se poursuit par un allegro ma non troppo suivi d’un allegro appassionato, et se termine par un menuet cauchemardesque

– provocatrice, sur cette révision du mythe adamique exposée par un des invités, un juge, lors d’un dîner bourgeois devant des convives bien-pensants : Adam et Eve

– émouvante, en cette mise en scène au dénouement inattendu d’un colonel irascible, tyrannique, insupportable et de son garde-malade qu’il tourmente à plaisir : L’infirmier

– lamentable, pitoyable, dans l’expression des désillusions de ce diplomate célibataire, quadragénaire, velléitaire, qui se voit Dom Juan dans ses rêves mais dont les tentatives maladroites de séduction ont toujours échoué, comme échouera celle par le biais de laquelle il meurt d’envie d’épouser la jeune Joaninha : Le diplomate

– didactique, dans la leçon de ce Conte d’école sur la découverte initiatique de la délation et de la corruption

– moraliste, dans cette fable ayant pour personnages une aiguille et une bobine de fil : Un apologue

– prophétique, en ce dialogue d’apocalypse entre Prométhée et le dernier homme vivant, Ahasverus, sur la planète dévastée : Vivre !

– poétique et allégorique, tout au cours de cette quête, dans la tête d’un chanoine, du substantif et de l’adjectif qui se cherchent pour former le couple lexical idéal : Le chanoine, ou la métaphysique du style

 

Dès les premiers textes, assurément, on sait qu’on vient d’entrer dans l’univers d’un grand de la littérature. On pense à du Tieck, puis à du Maupassant, puis on sent qu’on n’est pas loin de Poe, avant de se dire que ce pourrait être du Zweig, ou du Balzac, mais très vite on comprend qu’il y a de tout cela et que c’est aussi autre chose et davantage : et on découvre le style singulier, le talent évident, l’imagination remarquable, le don d’observation admirable, et, par-dessus tout, la faculté rare de narrer le réel (et l’imaginaire) et d’en tirer du sens ou d’en faire jaillir un questionnement, bref, l’écriture prenante, puissante, étonnamment classique et moderne à la fois, d’un Joaquim Maria Machado de Assis qu’on ne connaissait guère.

Il convient de saluer le remarquable travail du traducteur Saulo Neiva : introduction au recueil, présentation de l’auteur et de ses œuvres, et notes d’accompagnement, en un ensemble érudit qui permet de bien saisir les textes dans leur contexte.

On lira avec intérêt en annexe insérée à la fin du livre un texte d’Adrien Delpech, autre traducteur de Machado de Assis, rédigé en préface d’une autre édition, dont on peut retenir ceci :

Machado de Assis eut le rare bonheur d’être connu jeune et de mourir vieux. La consécration de son nom était un de ces faits contre lesquels les jeunes générations ne se rebellent plus […]. Ce fut un précurseur ou plutôt un écrivain d’exception…

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Joaquim Maria Machado de Assis

Joaquim Maria Machado de Assis

 

Joaquim Maria Machado de Assis, romancier brésilien (1839-1908), auteur d’une œuvre romanesque abondante où le pessimisme côtoie l’humour, et qui est considéré comme l’un des grands maîtres de la littérature brésilienne.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Foyer des mères heureuses, Amulya Malladi

Le Foyer des mères heureuses, Amulya Malladi

Ecrit par Patryck Froissart 25.05.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieMercure de FranceRoman

Le Foyer des mères heureuses, février 2018, trad. anglais (Inde) Josette Chicheportiche, 350 pages, 24,50 €

Ecrivain(s): Amulya Malladi Edition: Mercure de France

Le Foyer des mères heureuses, Amulya Malladi

 

Amulya Malladi traite en ce roman un sujet actuel qui donne lieu à de multiples réactions, d’opposition ou d’adhésion, et qui incite nos sociétés à une réflexion d’ordre scientifique, moral, religieux, éthique : celui des mères porteuses.

Après plusieurs fausses couches, Priya, une Américaine fille d’un couple mixte américano-indien, se résout à avoir un enfant par le procédé de la Gestation Pour Autrui. Elle réussit, au prix de maintes disputes et discussions, à rallier à sa décision son époux Madhu, informaticien indien qu’elle a connu pendant qu’il poursuivait sa formation universitaire aux Etats-Unis, où il s’est installé après ses études.

Le couple prend contact avec un organisme indien spécialisé, dont la directrice, le docteur Swati, accueille dans une clinique ad hoc de jeunes femmes indiennes nécessiteuses, recrutées pour porter par insémination les futurs enfants de couples occidentaux stériles.

Asha, jeune et pauvre villageoise en zone rurale indienne, se laisse convaincre par son mari Pratap, peintre en bâtiment habituellement au chômage, de devenir mère porteuse pour le compte de Priya et de Madhu, en contrepartie d’une somme qui leur permettrait de scolariser leur fils aîné Ashok dans une bonne école privée.

Le roman met en scène en alternance les deux couples, dans leur milieu respectif et dans leur vie quotidienne en Inde et en Amérique, depuis l’insémination et ensuite, durant les neuf mois de la grossesse d’Asha, avec des rétrospectives narratives dans le passé de chacun des protagonistes, propres à éclairer, ou à justifier le cheminement ayant conduit à la rencontre et, en dépit de la distance entre l’Inde et les Etats-Unis, au partage d’un parcours de vie entièrement centré sur la gestation de l’enfant à naître.

L’auteure, ayant fait le choix de la focalisation zéro pour la succession des événements et de l’interne pour la psychologie des deux principaux personnages que sont ici les deux mères, exprime au long du récit l’intimité des états d’âme, des doutes, des interrogations, des remords d’Asha et de Priya d’une part, et le jugement d’autre part que portent sur elles les personnages secondaires (familles, amis, relations).

Ainsi s’indigne la mère de Priya, Sushila, alias Sush, Indienne d’origine, bien intégrée dans la société américaine, militante pour la défense de la dignité des peuples de sa terre natale :

« Ma propre fille exploite mon peuple. Je ne peux accepter ça, Priyasha. Je ne pourrai jamais l’accepter. C’est une forme d’exploitation des pauvres, et tu devrais avoir honte de toi ».

Ainsi réagit initialement Madhu lorsque sa femme lui fait part de son projet :

« Non, Priya ! Il ne s’agit pas d’un sari fait main que tu achètes dans un magasin de commerce équitable. Il s’agit d’un enfant. Tu ne peux pas louer le ventre d’une femme ».

Ainsi se tourmente Asha au début de sa grossesse provoquée à la demande insistante de son époux :

« Pratap grommela dans son sommeil et changea de position […]. Il dormait à poings fermés, pensa Asha avec colère, tandis qu’elle, elle était enceinte d’un autre homme. Elle avait envie de le réveiller pour qu’il prenne conscience de l’acte atroce qu’elle était en train de commettre. Et par sa faute, qui plus est… ».

Et aussi :

« C’était mal de faire ça pour l’argent, et Asha s’en serait évidemment abstenue si leurs finances avaient été meilleures… »

Ainsi est prise de doute moral et de crainte religieuse Puttamma, la belle-mère d’Asha :

« Donner naissance au bébé de quelqu’un d’autre, le bébé d’un couple d’étrangers, quel effet cela lui ferait ? Le vivrait-elle comme une perversion puisque c’était aller contre la nature que de lui nier son droit à décider que telle ou telle personne est stérile ? Sa maternité serait-elle corrompue, son âme souillée ? »

Mais la question est pour cette dernière vite résolue, autant pour ce qui concerne Asha que pour ce qui est de son autre belle-fille, Kaveri :

« Puttamma avait poussé Asha et Kaveri à louer leur ventre : C’est pour la bonne cause, et c’est mieux que de vendre un rein, non ? »

Car le recours au prétexte de « la bonne cause » finit par étouffer tout scrupule, d’un côté et de l’autre.

Pour Priya et son époux, la bonne cause consiste à assurer la normalité, la pérennité et le désir d’enfant de leur couple tout en venant en aide, financièrement, à une famille pauvre du tiers-monde.

Pour Asha et son mari, la bonne cause réside dans le fait de procurer du bonheur à une famille étrangère tout en permettant à leur fils aîné de donner dans une bonne institution privée toute la mesure de la brillante intelligence dont il fait preuve à l’école villageoise.

L’entourage se ralliant peu à peu à ces justifications, tout le monde y trouve, ouvertement, son compte et les objections s’estompent.

L’auteure opère régulièrement dans le récit, à la fin de chaque chapitre, une ouverture sur la modernité en y intégrant la « copie d’écran » d’un forum où un certain nombre de femmes recourant à la GPA échangent sur leur expérience, leur vécu, leurs angoisses, leur fébrilité. Bien que Priya n’y apparaisse pas nommément, le lecteur la reconnaît derrière son pseudonyme. Voilà une façon intéressante d’exprimer indirectement la vision du personnage.

La gestation suivant son cours, le roman dévoile au passage les aspects mercantiles de l’opération, qui se révèlent peu à peu dans la description des conditions d’accueil et de fonctionnement de la pension-clinique, très emphatiquement appelée le « Foyer des mères heureuses », où les porteuses sont contraintes de vivre sous étroite surveillance leur dernier trimestre de grossesse…

Un roman qui questionne, donc un roman à lire.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Amulya Malladi

Amulya Malladi

 

Amulya Malladi est née en Inde et y a fait ses études avant de partir vivre plusieurs années aux États-Unis, où elle a débuté sa carrière d’écrivain. Une bouffée d’air pur, son premier roman, a immédiatement connu un grand succès. Elle a ensuite écrit six autres romans dont le dernier, Le Foyer des mères heureuses, a été traduit en français en 2018. Elle vit aujourd’hui au Danemark, avec son mari danois et leurs deux fils.

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Ministère du Bonheur Suprême, Arundhati Roy

Le Ministère du Bonheur Suprême, Arundhati Roy

Ecrit par Patryck Froissart 12.06.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieRomanGallimard

Le Ministère du Bonheur Suprême, janvier 2018, trad. anglais (Inde) Irène Margit, 536 pages, 24 €

Ecrivain(s): Arundhati Roy Edition: Gallimard

Le Ministère du Bonheur Suprême, Arundhati Roy

 

Qui se laissera emporter par ce roman torrentueux de l’amont à l’aval se souviendra longtemps, peut-être à jamais, d’Anjum, dont la vie mouvementée, depuis le jour de sa naissance, est le fil de trame sur lequel va courir une immense chaîne narrative.

Anjum est née Aftab.

« La nuit où Jahanara Bégum lui donna naissance fut la plus heureuse de sa vie. Le lendemain matin, au soleil déjà haut, dans la douce chaleur de la chambre, elle démaillota le petit Aftab. Elle explora son corps minuscule […]. C’est à ce moment qu’elle découvrit, niché sous ses parties masculines, un petit organe, à peine formé, mais indubitablement féminin ».

Jahanara Bégum cache cette particularité hermaphrodite à son mari Mulaqat Ali, lequel, bien que descendant « en droite ligne de l’empereur moghol Gengis Khan », exerce le modeste métier de hakim (soigneur par les plantes), jusqu’au jour où Aftab est contraint de quitter, à l’âge de neuf ans, l’école de musique, ne supportant plus les railleries des autres enfants :

« Lui, c’est une Elle. Un ni Lui ni Elle. En Lui et une Elle. Elle-Lui, Lui-Elle ! Hi hi ! Hé hé ! ».

Le couple tentera tout pour que leur fils reste Aftab, mais en Aftab c’est Anjum qui prend le dessus, et qui, échappant peu à peu à ses parents, finit par rejoindre la communauté des hijras dans un quartier proche.

A partir de ce moment, Anjum vit sa féminité, ou plutôt sa condition, reconnue en Inde, de hijra, en devenant disciple de Ustad Kulsoom Bi de la gharana de Delhi, une des sept gharana hijra du pays, non sans souffrances, non sans ressentir, malgré une opération chirurgicale à demi-réussie, dans sa chair et dans son âme, les mouvements schizophrènes d’une personne pas tout à fait femme ni tout à fait autre.

Gudiya tenta un jour de lui expliquer que les hijras occupaient une place particulière dans la mythologie hindoue où elles étaient aimées et respectées.

Cette fracture intérieure, ou cette sensation de manque, stigmate de son destin personnel, cristallise la profonde et sanglante fracture collective qui s’opère au même moment en Inde, celle de la partition du Pakistan au nord et du Bangladesh à l’est, ressentie par la nation indienne comme une double amputation nourrissant une haine qui se perpétue.

Les informations qui parvenaient du Gujerat étaient horribles. Un wagon de passagers avait été incendié par des personnes qualifiées de mécréants et soixante pèlerins hindous avaient brûlé vifs…

[…] La réaction ne fut ni égale ni symétrique. Le massacre en représailles se prolongea des semaines durant…

La vie d’Anjum connaît deux phases principales, en deux lieux, sur fond de montée du nationalisme hindou et des massacres que subissent les communautés musulmanes tantôt de la part de groupes d’extrémistes hindouistes sur de fallacieux prétextes religieux (accusations d’abattage et de consommation de vaches sacrées), tantôt de la part des forces armées gouvernementales au motif de réprimer les manifestations de protestation qui agitent les musulmans à la suite de ces quasi-pogroms. A la fin, dramatique, d’une longue période vécue dans la gharana, Anjum s’installe dans un cimetière où, après avoir vécu en anachorète, elle construit peu à peu un lieu d’accueil pour hijras en détresse et marginaux en tous genres, asile qui acquiert une notoriété certaine sous le nom de Jannat Guest House (maison d’hôtes Le Paradis).

Des mois durant, Anjum vécut au cimetière tel un spectre ravagé, sauvage, au pouvoir de hantise plus grand que les djinns et les esprits du lieu.

C’est dans ce cadre, et au hasard de ces rencontres, qu’Anjum se lie d’amitié avec Saddam Hussain, « manipulateur de cadavres » à la morgue du lieu, grand admirateur de l’ex-président irakien.

Cette liaison est le point de départ d’une vaste saga qui met en scène, avec Saddam Hussain et d’autres militants, toute l’Inde du Nord, du Gujarat et du Rajasthan au Cachemire où le lecteur assiste à la résistance armée clandestine des Cachemiris contre les troupes indiennes.

Sachant que la rencontre entre Anjum et Saddam se situe, alors qu’il s’est déjà passé une somme extraordinaire d’événements, à peine à l’entour de la centième page d’un roman qui en comprend 525, il est impossible de résumer le reste.

Arundhati Roy met en branle, avec un art narratif exceptionnel et dans un style incisif et caustique, voire sarcastique, une série de personnages et une succession de faits et de péripéties qui illustrent, tout en donnant au lecteur un tournis captivant :

– Le foisonnement politique, religieux, social d’une Inde au climat explosif où les actes des individus alternent ou se confondent avec les mouvements de foules.

– L’évolution négative d’une Inde où les nationalistes hindous, profitant du contexte international des attentats d’Al Qaïda, imposent de plus en plus violemment leur désir de revanche sur l’historique conquête moghole et la domination séculaire de la culture indo-musulmane qui s’est imposée dans une grande partie du sous-continent.

Les avions qui avaient été précipités dans les gratte-ciel d’Amérique servirent les intérêts d’un bon nombre d’individus…

– En face, la contagion de l’islamisme intégriste radical chez les Cachemiris.

L’idiotie intrinsèque, l’idée du Jihad, a infiltré le Cachemire à partir du Pakistan et de l’Afghanistan. A présent […] nous avons huit ou neuf versions de l’islam « authentique » qui se combattent. Chacune d’elle a sa propre écurie de mollahs et de maulana.

– Les manipulations troubles et les abus de pouvoir sans limite des autorités locales et des forces de police corrompues dans un climat d’absolue impunité.

La police lui tomba dessus pour l’interroger. Ils le bousculèrent un peu, juste quelques claques (simple routine).

[…]

Les policiers lui assénèrent quelques coups de pied (simple routine).

Mille cent quarante-six cas de disparitions dans la ville avaient déjà été enregistrées cette année-là. Et on n’était qu’en mai.

– Les sombres trépidations d’une Inde où les disparités sociales et les inégalités de castes provoquent des révoltes durement réprimées.

– Les fractures générationnelles d’une Inde où s’opposent douloureusement traditions et modernité.

Le roman est tout en turbulences, à l’image de cette société agitée de remous et de courants contradictoires.

Anjum finit par bâtir dans le cimetière une sorte de mini-société idéale, havre de paix, asile pour êtres humains et animaux, cependant que la nation verse dans la dictature (dictature que désigne par antiphrase le titre du roman ?) :

Tout bien considéré, avec une Piscine pour le Peuple, un Zoo pour le Peuple et une Ecole du Peuple, le cimetière se portait plutôt bien. On n’aurait pu en dire autant du Duniya.

Gujarat ka Lalla avait pris d’assaut les urnes et était devenu le Premier Ministre. Idolâtré, il était déjà, dans de petites villes, la divinité principale de certains temples…

Cette sombre et cruelle somme romanesque se termine sur une note d’optimisme forcé, amer, attribuée au bousier…

Tout le monde dormait. Tout le monde, sauf Guih Kyom le bousier. Il était pleinement éveillé, en service, couché sur le dos les pattes en l’air pour sauver le monde au cas où le ciel tomberait. Mais il savait, lui, que les choses s’arrangeraient. Elles s’arrangeraient, il le fallait.

Arundhati Roy, avec ce roman éblouissant et ses précédentes publications, se situe d’évidence en bonne place dans la galerie des représentants de génie d’une littérature indienne puissante, efficace, lucide, généralement contestataire, voire révolutionnaire, lesquels excellent à mettre en scène une « Comédie Humaine » régionale, passionnante et généralement expressivement réaliste, dont on connaît entre autres Vaikom Muhammad Basheer, Salman Rushdie, Rabindranath Tagore, Satyajit Ray, Tarun J. Tejpal,Yojana Sharma, Shashi Tharoor, Amitav Ghosh, Rohinton Mistry, Vikram Seth, Shumona Sinha, Taslima Nasreen, Zia Haider Rahman…

Une littérature aujourd’hui incontournable.

A noter, l’excellent travail de traduction d’Irène Margit.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Arundhati Roy

Arundhati Roy

 

Arundhati Roy est une essayiste et romancière indienne née en 1961 à Shillong, en Inde. Fruit de 4 ans de travail, son premier roman Le Dieu des Petits Riens remporte le Prix Booker en 1997. Devenue célèbre dans le monde entier, Arundhati Roy publie plusieurs essais et milite pour de nombreuses causes : écologie, féminisme, droits humains, tolérance religieuse… Il faut attendre 2018 pour découvrir son second roman, le très attendu Le Ministère du Bonheur Suprême, publié chez Gallimard.

 

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Patryck Froissart

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