31/05/2022

La vie de Marie, Rainer Maria Rilke

La vie de Marie, Rainer Maria Rilke

Ecrit par Patryck Froissart 12.06.13 dans La Une LivresLes LivresRecensionsLangue allemandeArfuyenPoésie

La Vie de Marie, traduit de l’allemand par Claire Lucques, Edition bilingue, 88 pages, 11 €

Ecrivain(s): Rainer Maria Rilke Edition: Arfuyen

La vie de Marie, Rainer Maria Rilke

 

Cet ouvrage précieux présente en treize tableaux poétiques, disposés chronologiquement, la vie de Marie de sa naissance à sa mort.

Face au texte original en allemand, l’excellente traduction de Claire Lucques, qui réussit à en rendre au mieux l’esprit, la lettre et la force poétique, permet au lecteur non initié à la langue de Goethe d’entrer dans le monde torturé de Rainer Maria Rilke et d’en ressentir toute la puissance lyrique.

Mais l’édition bilingue offre à ceux qui ont la chance de pouvoir lire ces poèmes dans le texte initial, qu’ils soient croyants ou non, la possibilité d’une communion particulièrement intense, voire bouleversante, par-delà les années et au-delà de la mort du poète, avec l’âme de Rilke le mystique.

Dès la première strophe s’annonce le souffle poétique qui a inspiré le poète tout au long de ces treize compositions.

O was muß es die Engel gekostet haben,

nicht aufzusingen plötzlich, wie man aufweint,

die sie doch wußten : in dieser Nacht wird dem Knaben

die Mutter geboren, dem Einen, der bald erscheint.

 

Le texte peut être lu, compris, interprété, partagé sur deux niveaux.

En y entrant comme en un temple, avec l’humilité ou la ferveur que confère la foi, on éprouvera, ligne après ligne, en totale empathie, l’extase de Rainer devant la sainteté, la déité, et la pureté de Marie, et on visitera l’opuscule avec vénération, avec des pauses de recueillement, ayant constamment devant les yeux, projetée avec éclat par le verbe éblouissant du poète, la personne divine de la Mère de Jésus telle que dut ou crut la voir Bernadette Soubirous.

Le vertige devant le prodige est insufflé par l’auteur, qui l’impose au lecteur en s’adressant directement à lui :

 

Pour comprendre comment elle était alors

tu dois évoquer d’abord un lieu

où des colonnes en toi s’élèvent, des marches

se sentent sous les pas, des arches vertigineuses

enjambent l’abîme d’un espace qui en toi

est resté…

 

En l’abordant comme une œuvre profane, avec la simple curiosité ou l’appétence de l’amateur de belles-lettres, on ressentira, en pleine affinité, la tristesse de Rilke évoquant la simplicité, les affres maternelles et l’esprit de sacrifice de Marie, et on parcourra le recueil avec l’émerveillement que procure la perfection d’un superbe cantique et la compassion que font naître inévitablement chez le lecteur les lamentations de la mater dolorosa.

 

Jetzt wird mein Elend voll, und namenlos

erfüllt es mich. Ich starre wie des Steins

Inneres starrt…

 

Ce livre est de ceux qu’on laisse en permanence sur sa table de chevet pour en savourer un morceau au hasard avant de s’endormir, comme le fait de sa Bible l’homme pieux.

La présentation savante que donne Claire Lucques en préface à ce cycle poétique, ainsi que la biographie de Rilke et les notes qui figurent à la fin du livre, aident à cerner la poétique rilkienne, l’ensemble pouvant constituer un bel « objet » d’étude littéraire.

 

Patryck Froissart

 

 

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La rage entre les dents, Soeuf Elbadawi

La rage entre les dents, Soeuf Elbadawi

Ecrit par Patryck Froissart 17.06.13 dans La Une LivresLes LivresRecensionsPoésieVents d'ailleurs

La rage entre les dents, Un dhikri pour nos morts, 2013, 70 pages, 9 €

Ecrivain(s): Soeuf Elbadawi Edition: Vents d'ailleurs

La rage entre les dents, Soeuf Elbadawi

 

Le kwasa kwasa… C’est quoi ça ? C’est une danse africaine très chaloupée.

Les kwasa kwasa, par métonymie, sont ces barques minuscules où embarquent au péril de leur vie chaque année des milliers d’habitants des îles comoriennes d’Anjouan et de Mohéli pour tenter de gagner clandestinement l’île voisine, Mayotte, ô mirage ! demeurée française après l’indépendance de l’archipel.

Le dhikri est la stance cadencée et lancinante qu’adresse à Allah le soufi en transe.

Quand un poète militant mêle en un long chant de révolte les transports que connotent ces trois référents, cela donne La rage entre les dents.

L’auteur, metteur en scène et comédien, exprime en une litanie de versets lyriques et déclamatoires, destinés à être dits sur une scène de théâtre, sa souffrance et celle de son peuple qui vit au quotidien la tragédie des kwasa kwasa sombrant dans l’océan en allant se heurter à cet autre mur de la honte qui le sépare de ses cousins mahorais :

« ce mur dont je vous parle Erigé en nos eaux par la lointaine République de Paris est le résultat d’une politique de désespérance remontant aux premiers émois de la colonie… ».

C’est ce cousinage entre insulaires que personnifie le personnage central, parti plein d’espoir sur un kwasa qu’une lame océane a fracassé contre le mur :

« cette nuit ils ont annoncé la mort d’un des miens

mon cousin happé par la vague broyé par les flots »

L’écriture, poétique, délivrée de toute forme de ponctuation, est toutefois jalonnée de part en part de majuscules pouvant constituer, avec les blancs qui marquent le découpage en versets de 6 à 10 lignes, des repères permettant de délimiter des groupes de souffle pour la diction ou des ensembles sémantiques pour la lecture.

Des phrases en shikomor (langue comorienne) ou des citations en arabe (celles-ci extraites du Coran) apparaissent brusquement au milieu du texte en français, sans séparation, sans traduction, comme si la langue héritée de la colonisation devenait ça et là incapable de traduire la montée en puissance récurrente du cri protestataire qui, lorsqu’il sort du tréfonds des tripes, n’est plus exprimable que dans la langue maternelle.

« j’ai donc repris le chapelet d’une main leste et droite pour entamer le dhikri de la dernière illusion ma rage entre les dents Le vaste monde tendant l’oreille sous les spots rallumés d’un écran satellitaire Une devinette en absolu se pose sur le fil de la haine distillée entre deux rives Upwa nuandu tsi nyangu wela djapizo Nasi rili djapizo Qui l’on couillonne dans le mépris s’enroule dans la soie du pauvre ».

La révolte tourne, comme l’annonce le titre, à la rage lorsque le poète engagé, enragé par son impuissance, s’adresse à l’ancienne puissance coloniale (dite la Puissance dévastatrice) qui impose toujours sa loi dans l’archipel, ou aux instances internationales que la tragédie comorienne laisse indifférentes, ou encore au Dieu en qui il a cru mais qui reste sourd à ses prières :

« quel crime avons-nous commis unhm Quel crime unhm pour mériter un tel sort Qu’Il nous le dise Lui qui est au-dessus de tout et qui sait tout Fabi ayyi aalaa’i Rwabbikuma tukadhibani Lequel des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous C’est écrit dans son Livre Je n’invente rien Qu’il nous dise alors Son silence sur les morts en kwasa est-il un bien ou un mal pour les oubliés du land of Loose ».

Voilà un livre poignant, incantatoire, qui incite le lecteur à rejoindre l’auteur dans le juste combat qu’il mène, dans l’ensemble de son œuvre, pour que les Comoriens, les Gens du boutre, retrouvent leur droit historique de circuler librement d’une île à l’autre de cet archipel dont l’ensemble constitue pour eux la terre ancestrale une et indivisible.

Rien ne fera taire Soeuf Elbadawi, il s’y engage, jusqu’à ce que sa voix fasse sauter le couvercle de plomb qui pèse sur l’incessant ballet dramatique des kwasa.

« la vérité sera scandée au péril de nos vies »

 

Patryck Froissart

 

 

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Sans rémission, Justine Jotham

Sans rémission, Justine Jotham

Ecrit par Patryck Froissart 25.06.13 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRoman

Sans rémission, Airvey Editions, mars 2013, 73 pages, 8,50 €

Ecrivain(s): Justine Jotham

Sans rémission, Justine Jotham

 

Sans rémission est un court roman au rythme rapide au fil duquel l’auteure imagine les dix derniers jours du monde avant la fin annoncée de notre planète.

La chronique de ces dix jours d’avant l’apocalypse est faite par le personnage narrateur, Phil, qui, cancéreux, condamné par ses médecins, n’ayant plus que quelques jours à vivre, a fui son lit d’hôpital avec la complicité d’une infirmière dès que la nouvelle de la date de l’explosion finale a été diffusée par les médias.

De J-10 à J, Phil, désabusé, observe ce qui se passe dans sa rue et dans son quartier, parfois en les parcourant, le plus souvent de la fenêtre de son petit appartement.

« Moi, je continue comme si de rien n’était. Je ne suis qu’un vulgaire spectateur du cataclysme, je ne fais qu’observer et écouter, je ne participe pas à l’angoisse environnante… »

Ce point de vue extérieur, distant, qui se voudrait dépourvu d’émotions, d’un homme qui se sait doublement en sursis, permet à l’auteure d’extrapoler sur la propension de l’homme à régresser, à retourner vers l’état primitif sitôt que se délite le contrat social.

Pour Justine Jotham, il est évident que ce retour quasi immédiat à l’état de nature se réalise a contrario de l’image du bon sauvage développée par les philosophes du siècle des Lumières.

Une fois assurées que la prompte déliquescence de toute forme d’autorité leur garantira la totale impunité, les populations se déchaînent. Alors les collectivités se dissolvent, les communautés se désintègrent, les familles se désagrègent : chaque individu n’aspire plus qu’à assouvir les plus abjects de ses instincts.

Copulations effrénées, viols, vengeances, meurtres gratuits : on retrouve sous la plume de Justine Jotham cette atmosphère de totale désespérance et toute la litanie de ces scènes de folie furieuse dont on nous dit que des villes frappées par la peste ou le choléra ont été jadis le théâtre.

Au milieu des hordes destructrices et assoiffées de violence qui déferlent, massacrant et pillant, dans la rue jonchée de bris et débris de toutes sortes, un enfant vient spontanément à Phil, un oiseau blessé, qui se plaint « sans haine » :

« C’est là (…) qu’habite le …vi-vi-vi-vilain monsieur qui m’a tapé de… de… dessus ». Il tend la main dans une autre direction : « Et là, c’est… c’est… c’est lui qui m’a dit d’aller crever plus loin ».

Leurs chemins se séparent, mais quand viendra l’heure ultime, l’enfant rejoindra Phil…

Que signifiera cette présence pour le mourant ?

 

Patryck Froissart

 

 

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Coup de sang, Enrique Serna

Coup de sang, Enrique Serna

Ecrit par Patryck Froissart 05.07.13 dans La Une LivresLes LivresAmérique LatineRecensionsRomanMétailié

Coup de sang (La sangre erguida), traduit de l’espagnol (Mexique) par François Gaudry, avril 2013, 335 pages, 20 €

Ecrivain(s): Enrique Serna Edition: Métailié

Coup de sang, Enrique Serna

 

Bulmaro Diaz, alias Amador Bravo, a pour habitude de dialoguer avec son sexe. Le roman débute sur une période de relations tendues entre eux deux. Bulmaro en effet accuse son alter ego d’avoir fait preuve d’une concupiscence scandaleusement égocentrique lorsqu’il l’a obligé à quitter sa famille et à abandonner l’affaire prospère de mécanique générale qu’il possédait à Vera Cruz pour suivre à Barcelone Romalia, une chanteuse peu talentueuse mais fort voluptueuse :

« Ce que je ne te pardonne pas, c’est de m’avoir fait céder quand Romalia m’a annoncé à grand renfort de trompettes qu’on venait de lui proposer de chanter comme soliste dans un club de salsa à Barcelone ».

Juan Luis Kerlow a lâché ses études de biomédecine au grand dam de sa famille d’intellectuels pour faire une brillante carrière d’acteur du porno à Los Angeles. Il entre en scène en ce roman au moment où les producteurs, à la recherche de nouveaux talents, commencent à le laisser sur la touche. Par défaut, il accepte un contrat médiocre de cinq films sur un an à Barcelone.

« L’offre financière n’était pas très tentante : la moitié de ce qu’il gagnait pour un seul film pendant ses années de gloire… ».

Ferràn Miralles est cadre dans « une des agences immobilières les plus réputées de Barcelone ». Quadragénaire considéré comme très séduisant, il est impuissant depuis une première expérience sexuelle ratée avec une copine de lycée qui l’a dès le lendemain ridiculisé devant toute l’école.

« Je n’étais pas un petit vieux avec des problèmes de voies urinaires : j’étais un névrosé impuissant, c’est-à-dire une victime de ses propres démons ».

On l’aura compris, la vie sexuelle de ces trois hommes converge vers Barcelone, où ils vont se rencontrer et partager une triple descente en enfer.

La construction du roman alterne de façon régulière les épisodes de la vie de chacun des trois personnages, sous la forme de narration à la troisième personne pour ce qui concerne Bulmaro et Juan Luis alors que Ferràn se raconte, du fond d’une cellule de prison, à son médecin.

L’auteur entretenant soigneusement le suspense, ne donnant aucun indice qui permette de comprendre les raisons pour lesquelles ces trois destins se déroulent en parallèle, le lecteur, perplexe, persuadé que, par convention littéraire, l’intersection narrative finira par se produire, est captif, pris dans le courant, poussé en avant.

Sans dévoiler les ressorts de cette triple intrigue, on peut souligner que l’art de l’auteur se fonde sur un artifice astucieux : Juan Luis, le champion de la copulation à répétition, perd d’un coup toute capacité en la matière au moment où Ferràn, l’inhibé chronique, trouve tout aussi soudainement le moyen de se transformer à volonté en un fougueux étalon.

Toute construction en chiasme tourne autour d’un axe : ce rôle central de pivot est tenu par Bulmaro qui, pour subvenir aux besoins de sa chanteuse, est contraint de se livrer à des trafics illicites.

L’expression crue (sans obscénité), la récurrence et la précision des scènes d’accouplement (sans pornographie), l’humour omniprésent, décapant (sans vulgarité), la violence de nombreux dialogues (sans outrance), le vaudeville (réaliste) caractérisent en surface ce roman tragi-comique, et expriment en profondeur la piètre opinion que semble avoir l’auteur d’une société où la puissance est indissociable de l’argent, où la richesse matérielle est considérée comme unique condition au bonheur, où prime le souci, pour chaque individu, de satisfaire son SURMOI, ses instincts, ses pulsions, ses désirs, son envie d’assurer son pouvoir sur autrui.

 

Patryck Froissart

 

 

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