10/06/2022

Autour de ton cou, Chimamanda Ngozi Adichie

Autour de ton cou, Chimamanda Ngozi Adichie

Ecrit par Patryck Froissart 18.03.15 dans La Une LivresAfriqueLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Récits

Autour de ton cou (The things around your neck), décembre 2014, traduit de l’anglais (Nigéria) par Mona de Pracontal, 312 pages, 7,50 €

Ecrivain(s): Chimamanda Ngozi Adichie Edition: Folio (Gallimard)

Autour de ton cou, Chimamanda Ngozi Adichie

 

Avec cette édition, Gallimard nous donne accès à un florilège de courts récits d’une richesse sociologique stupéfiante, témoignant d’un éclatant talent littéraire.

Chimamanda Ngozi Adichie, nigériane, qui a quitté le Nigéria à l’âge de 19 ans pour étudier puis s’installer aux Etats-Unis, exprime avec une sensibilité à fleur de peau, dans la plupart de ces nouvelles, dont certaines ont obtenu des prix prestigieux, les chocs culturels qu’a provoqués et que provoquent encore chez les individus et les groupes humains la rencontre brutale des civilisations occidentale et africaine.

On ne peut pas ne pas penser ici à cet autre immense écrivain nigérian, Chinua Achebe, dont La Cause Littéraire a présenté plusieurs œuvres qui tournent fondamentalement autour des mêmes thématiques et mettent en évidence la même problématique.

Ici, Chimamanda Ngozi Adichie dénonce, en les mettant simplement en scène, les violations des droits de l’homme et l’arbitraire des décisions judiciaires dont sont victimes les habitants des régions où le pouvoir des potentats locaux est resté de règle après le départ des puissances coloniales et leur remplacement par des dictatures indigènes (Cellule Un).

Là, le lecteur aimera la rencontre a priori improbable de deux femmes, l’une ibo, chrétienne, étudiante en médecine et bourgeoise, l’autre haoussa, musulmane, et pauvre, qui se terrent dans une cave où elles se sont réfugiées alors que le quartier est mis à feu et à sang par des violences entre communautés religieuses, deux femmes que tout sépare, deux femmes que la haine qui pousse au-dehors les hommes à s’entre-tuer va rapprocher, va faire sœurs dans cet espace clos, le temps d’une brève parenthèse dans le cours de leur vie (Une expérience intime).

Ailleurs, et c’est le thème le plus récurrent, l’écrivaine puise dans son vécu d’exilée pour traduire le désarroi des nigérianes qu’on marie, en leur répétant avec emphase que c’est la grande chance de leur vie, avec un compatriote qui a obtenu le permis de résidence aux Etats-Unis, le sésame rêvé qui permet à ces femmes, parfois à leur grand dam, d’émigrer à leur tour vers ce pays qu’on leur a décrit comme celui où la vie est facile (Imitation – Autour de ton cou).

« Tu croyais qu’en Amérique tout le monde avait une voiture et une arme à feu. Tes oncles, tes tantes et tes cousins le croyaient aussi. Quand tu as gagné à la loterie des visas américains, ils t’ont dit : dans un mois tu auras une grosse voiture. Bientôt une grande maison… »

Les désillusions ne tardent pas. Mais on les garde pour soi. La famille, au pays, ne connaîtra pas la dure réalité de l’immigré. Au passage, Chimamanda, dans un dialogue de retrouvailles entre deux anciens étudiants militants de l’époque glorieuse où se construisait la nation juste après l’indépendance, met en lumière la corruption ambiante qui, quelques décades après ces années porteuses d’espérance en un avenir prospère, gangrène le pays et dévalorise l’image de ses institutions a priori les plus respectables.

« Josephat […] a dirigé cette université comme si c’était le poulailler de son père. L’argent disparaissait et puis on voyait des voitures neuves portant le nom de fondations étrangères qui n’existaient pas […]. Il décidait qui serait promu et qui serait mis au placard… ».

Le narrateur est le plus souvent placé en situation de focalisation interne, ce qui permet au lecteur de « voir » avec les représentations, les clichés, les idées préconçues, tout ce prisme déformant au travers de quoi l’Africain voit l’Américain et par le biais de quoi l’Américain « connaît » l’Africain.

Ce procédé narratif est à même de provoquer des chocs salutaires chez le lecteur, contraint de changer de lunettes, d’analyser en empathie avec le personnage les étranges caractéristiques socio-culturelles du monde dans lequel il est soudainement plongé, et de modifier avec lui ses points de vue ethnocentriques.

« Kamara avait fini par comprendre qu’élever ses enfants à l’américaine, ça signifiait jongler d’une angoisse à l’autre, et que cela venait d’une surabondance de nourriture : parce qu’ils avaient le ventre plein, les Américains avaient le temps d’avoir peur que leurs enfants aient une maladie rare sur laquelle ils venaient de lire un article… ».

Le lecteur français, ainsi forcé de s’interroger sur les raisons qui fondent la vision qu’a « l’autre » de la psycho-sociologie du monde occidental, soumettra à la question ses propres modes d’action et de pensée…

Chacune des nouvelles de ce chef-d’œuvre est, en somme, à la fois une histoire passionnante et une leçon de philosophie.

 

Patryck Froissart

 

 

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De haute lutte, Ambai

De haute lutte, Ambai

Ecrit par Patryck Froissart 10.04.15 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieNouvellesZulma

De haute lutte, février 2015, traduit du tamoul par Dominique Vitalyos et Krishna Nagarathinam, 215 pages, 18 €

Ecrivain(s): Ambai Edition: Zulma

De haute lutte, Ambai

 

Ce recueil incisif rassemble quatre nouvelles, qu’on pourrait presque qualifier de romans par leur longueur, par le nombre des fragments constitutifs de leur déroulement narratif, par l’amplitude spatio-temporelle de l’intrigue et par la richesse contextuelle de l’histoire individuelle de leur personnage principal.

Le manuscrit : Chentamarai baigne depuis l’enfance dans un milieu d’artistes où sa mère, Tirumakal, une universitaire férue de littérature, de poésie, de chansons et musiques classiques indiennes qui tient salon tous les vendredis, ayant quitté son mari, fait figure de femme libre au sein d’une société dominée par les hommes. Chentamarai découvre un jour un manuscrit dans lequel sa mère raconte les difficultés et humiliations qu’elle a connues dans sa vie conjugale, dans sa relation avec son époux.

Mais dites-moi, qu’y a-t-il de révolutionnaire à dire qu’une veuve ne peut espérer retrouver l’accès à une vie digne de ce nom qu’en se remariant ? […] Quand vous affirmez qu’il est nécessaire de lui associer un homme pour lui offrir une nouvelle vie, c’est comme si vous disiez qu’elle doit toujours rester sous le contrôle d’un représentant du genre masculin…

Les ailes brisées : Chaya, « mince comme une liane », a été mariée à un homme gras, autoritaire et avare. Nourrie de films tamouls, elle rêve de lois qui lui permettraient de vivre autrement sa vie d’épouse, ou de femme qui aurait l’audace de se libérer de l’emprise d’un époux dont elle supporte de moins en moins le comportement mesquin et méchant, et la pingrerie qui peu à peu contamine leur fils et même, à sa grande horreur, finit, par contagion, par l’atteindre elle-même.

Il m’a transmis son obsession de l’argent… Pourquoi est-ce que je me suis mariée ? Le mariage, pour la femme, dénonce la narratrice, est la totale dépossession de soi.

On l’avait offerte à Bhâshkaran, un homme plus âgé qu’elle et plus fort physiquement. Elle était sa propriété au même titre que le sofa et les coussins. Si son mari mourait, on tirerait un trait sur elle. Rideau. « FIN ».

De haute lutte : Cempakam, dès l’enfance, fait montre d’un talent exceptionnel de chanteuse de râgas traditionnels. Sa mère, musicienne et danseuse, persuade le grand maître Ayya de la prendre en pension chez lui, de la traiter comme sa fille, et de lui enseigner les arts musicaux. Pendant des années, Cempakam se perfectionne en chant et devient parallèlement une grande musicienne spécialiste de la vina. Elle a pour condisciple le fils d’Ayya, Shanmugan, qu’elle épouse. Devenue l’élément primordial du groupe musical qui accompagne Ayya dans ses récitals, elle acquiert une grande notoriété. Mais à la mort du maître, Shanmugan, jaloux du talent de son épouse, la relègue dans les coulisses, affectée à des fonctions domestiques, tout en profitant des conseils de celle qui lui est infiniment supérieure. C’est « de haute lutte », grâce à sa ténacité, à son refus obstiné de se soumettre à « la tradition » que Cempakam finira par retrouver dans le monde musical le rang qui lui est dû.

Cempakam se pencha vers son micro et répéta le vers chanté à la place du jeune homme. Stupéfié par son intervention, Shanmugan se tourna vers elle. Cempakam le regardait au fond des yeux, le visage rayonnant […]. Lorsqu’un immense applaudissement souleva la salle pour saluer sa voix, Shanmugan la fixa, sonné tel un lutteur au tapis…

La forêt : Chentiru, après des années passées à aider son mari Tirumalai à développer son entreprise, au moment où ce dernier, n’ayant plus besoin d’elle, la met à l’écart de la gestion de l’affaire, décide de se retirer dans la forêt et d’y réécrire les épopées, et en particulier de composer un Sîtâyana contant la retraite dans les bois de la divine Sita dont elle fait la femme libre qu’elle a rêvé d’être, des vains efforts de Râma pour l’en faire sortir, et de la rivalité de ce dernier avec Ravana, autre amoureux de la déesse.

Conte merveilleux, poétique, alternant et entremêlant la vie réelle, les rêves, et les écrits de Chentiru, des fragments évoquant les grandes épopées et des extraits de râgas magiques, cette nouvelle se veut être dans le même temps un autre texte militant sous la forme d’une triple allégorie du combat pour l’émancipation de la femme.

Depuis huit ans ils s’étaient lancés dans le domaine de la maroquinerie […].  Ces nouveautés étaient le fruit de la détermination de Chentiru. Elle était montée en première ligne pour élargir l’éventail de leurs activités commerciales. Tirumalai avait promis de faire d’elle son associée à parts égales, mais ce projet n’avait pu aboutir. Sous le choc elle avait éprouvé le besoin de marcher. Le plus loin possible…

Conclusion :

Qu’ils sont éclatants, ces portraits de femmes qui se rebellent, avec plus ou moins de succès, contre l’affirmation, qui se veut immuable, de la supériorité « naturelle » de l’homme et de son corollaire : la nécessaire soumission de la femme dans le cadre familial, dans son environnement social et culturel, dans sa vie professionnelle lorsqu’elle exerce un métier, dans l’organisation politique de son pays, en somme dans tous les aspects, à tous les niveaux, et à tous les âges de son existence !

De Rabindranath Tagore dans Kumudini, à RK Narayan Dans la chambre obscure, en passant par Farahad Zama dans Les 1001 conditions de l’amour, œuvres commentées pour La Cause Littéraire, de nombreux auteurs et auteures indiens dénoncent cette subordination qui se dit « conforme à la tradition et à la culture » du pays. Le chemin sera long, sans doute, avant la totale émancipation et l’idéale égalité.

Ne focalisons toutefois pas sur ce qui pourrait apparaître comme une question spécifique du monde indien. Nos sociétés occidentales dites démocratiques ont encore beaucoup à faire en ce domaine…

 

Patryck Froissart

 

 

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Chamelle, Marc Durin-Valois

Chamelle, Marc Durin-Valois

Ecrit par Patryck Froissart 06.02.15 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanLe Livre de Poche

Chamelle, 185 pages, 5,50 €

Ecrivain(s): Marc Durin-Valois Edition: Le Livre de Poche

Chamelle, Marc Durin-Valois

 

Un village se meurt, quelque part en Afrique sahélienne, accablé par une sécheresse persistante, cerné par l’irrésistible avancée des sables.

Parmi les villageois se distingue un homme, Rahne, qui a fait des études, a vécu plusieurs années en ville, d’où il a dû, déjà, fuir, en y abandonnant aux factions belligérantes maison, femme et enfants dont il n’a jamais su ce qu’ils sont devenus.

Narrateur et personnage principal du roman, Rahne a refait sa vie dans son village natal avec la belle Mouna. Ils mènent là une existence humble, rurale, avec leurs trois fils, leur fille Shasha, leur maigre troupeau de chèvres, parmi lesquelles Imi, que chérit Shasha, et une chamelle, que tous appellent… Chamelle.

Vient le jour fatidique où, aux membres des quelques familles qui n’ont pas déjà pris le chemin de l’exil, s’impose ce terrible dilemme : rester au village avec la certitude d’y mourir bientôt, ou partir vers l’inconnu, au risque, selon la direction prise, de se retrouver capturés, dépouillés, tués par une des bandes innombrables de militaires, rebelles et brigands qui sillonnent les pistes en quête de proies faciles, ou de se perdre à tout jamais dans le désert et y mourir de soif.

Rahne, se fondant sur ses connaissances scolaires en géographie, décide, contre l’avis des sages de la petite communauté, de se diriger vers l’est. Seul son ami Assambo, conseillé par son épouse Salimah, lui fait confiance. Les deux familles se séparent ainsi des autres villageois, dont une petite partie choisit la route du nord, et la majorité celle du sud.

C’est là, à la lettre, la situation de départ du récit. Départ pour une longue et dramatique errance, avec les chèvres et la chamelle.

Au poids factuel des drames qui jalonnent le périple, s’ajoute, sur les épaules de Rahne, celui de la terrible interrogation, qui le taraude, de sa responsabilité quant aux faits tragiques dont sont victimes, successivement, chacun des membres de la famille d’Assambo, qui l’a choisi pour guide, et l’un après l’autre, ses propres enfants et son épouse aimée.

Contre la réussite de cette quête éperdue de l’eau qui anime la petite caravane, la nature et l’homme allient leurs forces opposantes, toutes-puissantes.

La nature est maligne – le sable, l’immensité, l’aridité, la sécheresse qui semble avancer plus vite que l’exode, le soleil, implacable – oui, la nature est hostile, inexplicablement, définitivement.

Je regarde, tout près, la boule de feu qui déjà lance vers nous ses dards brûlants. Il faut marcher vers elle. Sans faiblir, sans peur, la tête baissée, comme des hommes servant un sort auxquels ils ne comprennent rien. Pourquoi ça, pourquoi nous ? Personne ne sait, personne n’y peut rien.

L’autre ennemi, tout autant impitoyable, se manifeste tantôt sous l’image d’errants encore moins bien lotis pour qui le maigre bétail de Rahne et d’Assambo représente un ultime espoir de survie, tantôt sous la forme fantomatique de rebelles fanatiques ou de déserteurs hallucinés prêts à perpétrer les pires atrocités, tantôt sous l’apparence de militaires sans foi ni loi qui feignent d’offrir leur aide, pour mieux les dépouiller, aux hordes de misérables assoiffés sillonnant les pistes.

Arrêter de marcher, c’est la mort assurée. Continuer d’avancer, c’est espérer repousser la mort jusqu’à l’aléatoire puits salvateur.

Ici ou là, pour ne pas tous mourir, il faut sacrifier celui-ci, ou celle-là, une chèvre, un enfant… faire un choix déchirant…

Hommes, femmes, enfants, bétail, tombent comme s’abattent les mouches sur les cadavres qui jalonnent les pistes.

Seule, dans tout le cours de leur marche infernale, une oasis s’ouvre, pour une nuit, pour une nuit seulement, à Mouna et à Rahne, un havre éphémère de tendresse, une brève parenthèse d’amour, une courte escale de communion, qui sera, pour la jeune femme, le terminus.

Qu’avons-nous fait à Dieu ou aux hommes pour venir mourir dans ce lieu. Il ne faut pas dormir, Mouna […]. Au matin, Mouna ne bouge plus…

L’unique force adjuvante pour Rahne, du début jusqu’à la fin de ce périple multiplement mortel réside en la « personne » de Chamelle, qui donne son lait et porte les plus faibles… Chamelle, avec son caractère de chameau, qui forme un couple inséparable avec Rahne, un vrai couple, avec ses moments d’affection et ses phases de conflit, qui se comprend, s’épaule, et se dispute… Chamelle, qui donne légitimement son nom au roman.

Chamelle, les antérieurs entravés, se tient tout près. Pour une fois, elle ne râle ni ne grinche. Elle broute tranquillement des rameaux que je suis allé chercher en haut de l’acacia. Je peux la contempler des heures durant, cela m’apaise. Elle se doute que je l’observe. Parfois, elle tourne la tête vers moi. Puis, un peu flattée sans doute, retourne à sa mastication, le museau vers l’horizon en prenant un air de très noble indifférence.

Chamelle, ton ombre sur la dune hantera longtemps le lecteur…

 

Patryck Froissart

 

 

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