07/10/2022

Les cigognes sont immortelles, Alain Mabanckou

Les cigognes sont immortelles, Alain Mabanckou

Ecrit par Patryck Froissart 21.08.18 dans La Une LivresAfriqueLa rentrée littéraireLes LivresCritiquesRomanSeuil

Les cigognes sont immortelles, août 2018, 293 pages, 19,50 €

Ecrivain(s): Alain Mabanckou Edition: Seuil

Les cigognes sont immortelles, Alain Mabanckou

 

L’action se déroule à Pointe-Noire, au Congo, sur trois jours, du 19 au 21 mars 1977, au lendemain de l’assassinat du camarade président Marien Ngouabi.

Le narrateur est Michel, un jeune garçon qui vit avec sa mère, Maman Pauline, et le second mari de celle-ci, Papa Roger, qui, bigame, entretient dans un autre quartier une première épouse et leurs nombreux enfants.

Le lecteur partage pendant ces trois jours historiques le quotidien de Michel, ses allées et venues dans la proximité de la case familiale, et sa vision apparemment naïve mais paradoxalement extrêmement lucide des relations sociales, économiques au sein de sa parentèle et de son environnement proche, et des retombées qu’ont sur elles les turbulences tragiques d’une actualité politique jalonnée de révolutions de palais faisant des amis d’hier les ennemis du jour.

Car Michel observe, écoute, critique, construit et déconstruit ce qui constitue son univers, au travers des leçons d’histoire politique que lui donne son beau-père en commentant avec lui, sous l’arbre de la cour (symbolique de l’arbre à palabres), les informations que diffuse à longueur de jour un vieux transistor, au travers aussi de ce qu’il apprend du maître d’école dont il est l’élève favori, malgré sa propension irrémissible à la rêverie, pour sa vivacité d’esprit, au travers encore des conversations pas toujours sereines qu’échangent ses parents, au travers toujours de ses lectures, au travers des visites qu’il rend occasionnellement à des parents « capitalistes noirs » dans les quartiers plus huppés, au travers enfin des remarques que lui adressent les protagonistes secondaires comme, en particulier, la boutiquière Mâ Moubobi.

Voici la boutique Au cas par cas de Mâ Moubobi, située à deux pas de l’avenue de l’Indépendance. Elle n’est pas bien rangée, c’est tout petit, ça sent le poisson salé et la pâte d’arachide. Les prix ne sont pas fixés pour de bon, ça dépend de si vous connaissez ou pas Mâ Moubobi, voilà pourquoi la boutique s’appelle Au cas par cas.

Facétieux, le jeune narrateur suggère de façon amusante, sans les décrire, les situations équivoques mettant en jeu tout ce qui touche à la toilette intime, au sexe, aux fonctions corporelles d’excrétion, par une formule répétée régulièrement :

Elle avait soulevé son pagne pour montrer « ce que je ne vais pas expliquer ici, sinon on va encore dire que moi Michel j’exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir ».

Toutes les relations sociales courantes, tous les petits arrangements qui font le contrat tacite attribuant à chacun, à chacune, rôle, personnalité, caractère, fonction, tous les codes de conduite de bon voisinage, tous les signes tranquilles d’une coexistence assumée de citadins venus de régions diverses et appartenant à des ethnies autrefois rivales, tout cet ordre paisible qui résiste aux disputes conjugales, aux jalousies plus ou moins contenues, aux désaccords ponctuels, aux commérages normaux, tout ce qui constitue les repères rassurants permettant au jeune Michel de se faire son monde, tout cela est brutalement secoué, bousculé, déconstruit par l’assassinat du président.

L’événement réveille les communautarismes, dresse les uns contre les autres les partisans du chef tué et ses opposants, et chamboule l’ordre moral.

Les milices favorables au nouveau régime débarquent, quadrillent le quartier, traquent les citoyens susceptibles de porter le deuil de Ngouabi.

Pris dans la tourmente, Michel, interrogé par les membres d’un tribunal d’exception sur la parenté de sa maman avec un haut gradé proche du défunt président et lui aussi exécuté par les rebelles au pouvoir, est placé devant un dilemme moral consternant : dire la vérité et mettre sa famille en danger, ou mentir pour la première fois de sa vie, a contrario des principes fondamentaux de son éducation morale.

Le juge joue avec le Bic noir, et je me rappelle que ça veut dire qu’il peut envoyer Maman Pauline en prison pendant des années et des années…

Je pense à l’oncle Kimbouala-Nkaya : si je le trahis il va dire que je suis un lâche…

Je pense en même temps à Maman Pauline, et je me demande : si elle était moi Michel et si j’étais elle Maman Pauline, qu’est-ce qu’elle répondrait au juge… ?

Le théâtre prenant, dépaysant, en ses décors pittoresques, de la vie quotidienne est pour l’auteur prétexte en arrière-plan à une subtile dénonciation de la corruption des hautes sphères, du népotisme, du poids de la coutume, de l’importance des réseaux familiaux, ethniques, politiques, du rôle toujours prégnant de la France, ancienne (et encore ?) puissance coloniale.

En somme, sous l’apparente fraîcheur de la voix du jeune Michel, sous la légèreté de ton de la narration des scènes successives, se devine en filigrane la pesante fragilité d’un microcosme social qui peut basculer à tout instant dans le chaos en contrecoup de toute secousse ébranlant le macrocosme national et supranational.

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 3220

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Alain Mabanckou

Alain Mabanckou

 

Alain Mabanckou, romancier, poète, est né au Congo-Brazzaville en 1966. Après avoir vécu en France pendant une quinzaine d’années, il réside maintenant aux Etats-Unis où il fut d’abord invité comme écrivain en résidence en 2002. Il est professeur de Creative Writing et de littérature francophone à l’université du Michigan-Ann Arbor. Il est l’auteur de cinq romans, de plusieurs recueils de poèmes, ainsi que de nouvelles. Il a reçu en 1995 le prix de la Société des Poètes Français et en 1998 le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire. Verre Cassé, roman paru au Seuil en janvier 2005, a été finaliste du prix Renaudot 2005, et a été récompensé par trois distinctions : Le Prix du roman Ouest-France-Etonnants-Voyageurs 2005 ; Le Prix des Cinq Continents de la Francophonie 2005 ; Le Prix RFO du livre 2005. Mémoires de porc-épic, paru au Seuil en 2006, a reçu le Prix Renaudot 2006 (Source : Editions du Seuil).

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

15:32 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Soluble dans l’œil, Yusuf Kadel

Soluble dans l’œil, Yusuf Kadel

Ecrit par Patryck Froissart 30.08.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Soluble dans l’œil, éd. Acoria, Coll. Paroles poétiques, 2010, Préface Shenaz Patel, 100 pages, 14 €

Ecrivain(s): Yusuf Kadel

Soluble dans l’œil, Yusuf Kadel

 

Yusuf Kadel figure assurément parmi les poètes mauriciens contemporains les plus talentueux. Son écriture poétique brille par une recherche incessante d’originalité, par la spontanéité avec laquelle elle sort des sentiers littéraires battus, par l’audace (certes non singulière ni véritablement novatrice si on pense à Apollinaire, ce précurseur de la rupture des codes de la poésie dite classique) avec laquelle elle défie le lecteur et cherche constamment à le dérouter de toute possibilité de sens unique.

Le recueil est en deux parties, intitulées respectivement Soluble dans l’œil et En marge des messes.

Chacun de ces ensembles fonde sa propre problématique, qu’il convient donc de distinguer, même si le second est l’illustration et l’amplification des spécificités poétiques du premier.

Soluble dans l’œil :

Les textes de cette première partie, qui se caractérisent tous par leur brièveté, sont relativement structurés, et présentent même, de l’un à l’autre, presque régulièrement, une certaine identité formelle, ce qui les inscrit dans un champ sémantique globalement cohérent, constitué d’une succession quasi taxinomique de thèmes élémentaires : l’élément liquide (eau, sang, sueur, larmes, mer), l’élément aérien (vent, ciel, lumière, horizon, âme), le minéral (montagne, verre, terre, os), le métal (fer), le feu (feu, soleil, été, couleur), le temps (saisons, nuit, neige, givre), l’espace (désert, page), le végétal (arbres), le règne animal, le cosmos (lune), les temps de la vie (rire, silence, bonheur).

Ce premier ensemble commence avec des quintils de forme identique, dont la première ligne peut tenir lieu de titre, comme le montrent les deux beaux textes initiaux qui donnent le ton et le style :

 

La rivière

ne se retourne pas  la rivière

ignore d’où elle vient

« rivière » est le nom que porte l’eau lorsque

tenue en laisse

 

L’eau

nous bouscule de l’intérieur  l’eau

est plus pointue qu’on ne pense

l’homme !

est une idée de l’eau

 

Mais très vite, après six poèmes ainsi construits, le poète prend ses distances avec cette contrainte formelle qu’il s’est de prime abord imposée, tout en y revenant ici et là dans la succession des pages. Le quintil n’est plus systématique ; l’espace séparant, dans la deuxième ligne, la première partie du vers et la récurrence du titre se déplace dans la strophe, s’élargit, se distend ; des ruptures se font, brutales, inattendues, dans la mise en page, dans l’observance de la contrainte syntaxique ; des enjambements écartèlent et rompent la cohésion des groupes grammaticaux ; des italiques intrigantes marquent abruptement un mot, des élisions surprenantes éclatent comme des bulles…

 

Le verre

est frêle car tracé de regards  le verre

volontiers regagnerait l’sable

 

La vision du poète semble, de page en page, se troubler comme s’il entrevoyait progressivement, le temps passant, non plus un objet, ou un paysage, ou un être dans son intégrité, mais en éclats, ce qui s’exprime alors de plus en plus en bris de vers… On n’est pas loin de ce qui, dans l’art pictural, s’apparenterait au cubisme…

Comme si les choses se diluaient dans la perception, comme si le visible devenait, explicitement, « soluble dans l’œil »… pour se recristalliser en blocs nouveaux.

Le lecteur, par la magie de cette dissolution/recomposition, assiste ici et là à la fusion de la matière avec l’immatériel, et de façon constante à cette alchimie dont seuls les poètes ont le secret et qui permet liquéfaction des solides, solidification de l’élément liquide, sublimation…

L’été a un cou de girafe, le feu est pourvu de dents, le vent cherche ses reins, la mer se souvient, l’eau est pointue, la lumière « écorche ce qu’elle touche » et l’homme « est une idée de l’eau »…

Mais ce n’est qu’un début. L’illusion, ou, plutôt, la « dés-illusion » du regard, qui s’imprime de façon croissante au cours des pages de cette première partie n’est que le symptôme annonciateur de ce qui attend le lecteur dans la deuxième phase du recueil, ayant pour titre En marge des messes.

En marge des messes :

Dès l’entrée dans ce second ensemble s’accentue la fonction d’effraction du prisme au travers de quoi le poète voit les choses. Les lignes se disloquent et ont tendance à s’étirer, les syntagmes se dilatent, les lexèmes se brisent en morceaux horizontaux et verticaux, puis se décomposent jusqu’à la séparation des graphèmes, voire de chacune des lettres, des éléments de ponctuation et des majuscules surgissent de façon anti conventionnelle.

Et tout cela n’est pas un artifice de composition « pour faire genre ».

Non, en vérité, tout cela fait sens !

Illustration :

 

L’ici le main

tenant s’ é t e n d e n t

toujours

montant

 

Dégringole !

qui déguerpit

 

Texte après texte, la vision se disperse dans l’espace de la feuille, jusqu’à s’y perdre sous la forme d’une courte strophe que le lecteur doit aller chercher tout au bas d’une page blanche. Le temps lui-même se rétracte et s’inverse de façon paradoxale :

 

…et suivons

sereins

nos traces

laissées demain

 

Le poète ainsi recrée l’être, destitue puis reconstitue le réel, qu’il fait sien. Il se refait le monde, et, ce faisant, refait un monde, cet autre monde fascinant dont le lecteur en vient vite à pressentir, à discerner l’existence, en ajustant le visible (et l’invisible) à son regard, à son œil de voyant, de voyeur, de sorcier pourvu du talent magique d’éveiller tous les sens de celui ou de celle qui accepte de se faire son complice en poésie.

Il convient de citer pour conclure cet extrait de la belle préface que consacre à cette œuvre remarquable la romancière mauricienne Shenaz Patel :

Lire ce recueil de Yusuf Kadel, c’est s’immerger dans une expérience sensorielle particulière. Au fil des pages, comme venue de très loin, de l’autre versant de soi-même, l’écho d’une sensation, diffuse, étrange, approchée lorsqu’on en vient à poser, doucement, ses mains sur ses paupières.

 

Patryck Froissart

 

  • Vu : 2063

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Yusuf Kadel

Yusuf Kadel

 

Auteur dramatique et poète né en 1970, Yusuf Kadel est l’auteur entre autres de : Un septembre noir (1998, prix Jean Fanchette), Surenchairs (1999, sélection prix Radio France du Livre de l’océan Indien), Soluble dans l’œil (2010) et Minuit (2013, sélection prix SACD de la dramaturgie de langue française). Il contribue régulièrement à divers ouvrages collectifs notamment à Maurice, en France et au Québec. Boursier du CnL (Centre national du Livre) et cofondateur de la revue de poésie Point barre, il est nommé en 2009 pour le prix Continental du jeune espoir littéraire africain. En 2014, il assure pour le compte des éditions Acoria à Paris la direction de Anthologie de la Poésie mauricienne contemporaine d’expression française.

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

15:31 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Les Paroles Communes, Lancelot Roumier (par Patryck Froissart)

Les Paroles Communes, Lancelot Roumier (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.09.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Les Paroles Communes, Lancelot Roumier, Editions La Renverse, 2017, 120 pages, 15 €

Ecrivain(s): Lancelot Roumier

Les Paroles Communes, Lancelot Roumier (par Patryck Froissart)

 

Lancelot Roumier, poète obsédé-possédé par le MOT, fait partager en publiant ce recueil aux Editions de La Renverse sa fascination pour le langage, ses mécanismes, ses fonctions, son rôle social, ses limites en matière de communicabilité entre émetteur et récepteur d’une part, entre la chose et lui d’autre part et, subtilement, sa nature dans les relations qui le constituent en tant que tel entre référent, signifiant et signifié selon les concepts saussuriens.

L’ouvrage est en fait une somme de trois recueils :

– Les Paroles Communes

– La Carte des Eaux

– Album photo

Les Paroles Communes :

Cet ensemble est présenté par l’auteur comme le « récit » poétique d’un séjour en Ardèche où vivent en colocation des personnages retirés « dans une maison perdue dans un petit village, cachés dans le fond des bois, des routes, cachés au milieu de nulle part ».

Situation éminemment propice à la contemplation poétique…

Dans une première partie, intitulée Les affluents, la parole semble tantôt contenue, contrainte, tantôt vide, tantôt, a contrario, suffisante pour évoquer la banalité de la vie qui passe, le décor tranquille, la vanité du dire, et, tout autant, du non-dire. On a l’étrange impression que le parler se situe soudain dans le silence, qu’il n’est nul besoin que les mots s’ex-tériorisent, que le langage s’ex-prime, comme si, dans le cours simple et naturel de la vie de ces gens-là, le discours pouvait n’être que pensé, ou alors comme si, paradoxalement, on avait tellement de choses à se dire que la somme des mots ferait moraine à vous boucher la bouche…

 

On utilise des paroles pas prêtes à parler

On se sert des mots sans les dire

On parle des mots qui ne sont pas mots

 

On est poussé par des fermetures profondes

à faire dans le silence

 

Dans la deuxième partie, Les Estuaires, on assiste à une sorte de libération. Les digues se rompent, les retenues craquent, les mots passent le sas, le bâillon saute, l’oralisation se (re)fait fluide :

 

Après des jours des nuits et des jours

On ouvre les silences sur des souvenirs

qui nous parlent

On boit à cette nouvelle source

des mots reconnus

 

Que s’est-il donc passé ? Fallait-il que le citadin, au contact de la nature et de personnes à la vie naturelle, passe par un temps d’ingestion et de rumination pour finalement régurgiter le vrai sens des mots ?

Au lecteur d’interpréter la succession de ces deux temps, avec les indices que constituent les deux titres : Les affluents/Les estuaires.

 

La Carte des Eaux :

Cette suite se subdivise également en deux temps : Routes profondes, et Hydrographie des bouches.

On y retrouve, cette fois récurrentes, obsédantes, les analogies entre flots de paroles et toutes sortes de manifestations de l’eau en son état liquide.

Ainsi en va-t-il de l’aridité des terres désertiques et de la sécheresse des bouches où la parole a tari.

Ainsi en est-il des bouches et des puits.

Ainsi de l’écho des mots dans la tête et de celui de l’égouttement des stalactites au fond des cavernes.

Ainsi du bruit des paroles et de celui des cascades ou des torrents.

Ainsi du discours nourricier des relations sociales et de la sève des arbres.

Ainsi de l’émission des mots et du jaillissement des sources vives…

 

Des mots s’échappent et coulent de nos trous

On refait des mers

 

A mesure qu’on avance dans le texte, l’élément liquide se heurte aux racines, aux cailloux, se perd dans l’humus, s’y enracine, s’évapore vers les cimes… tout comme les paroles se cognent dans la réalité sociale aux murs de l’incommunicabilité, se dissolvent dans l’inextricabilité des relations humaines ou au contraire les enlacent et en font le fondement, ou, plus couramment, s’envolent.

 

On a les bouches pleines de terre…

 

On a les pieds en fougères et, en dessous,

des racines qu’on ne voit pas

 

Album photo :

Le troisième recueil est d’un tout autre registre. De la description brève, concise, de petites scènes triviales, comme autant de photographies ça et là prises sur le vif, le poète tire sa musique, son univers, sa parole, son rêve, son imaginaire, sa dérive, son envol.

Les photos d’exposition traduites en lettres italiques forment didascalies, brossent à gros traits des décors concrets, d’où est exclue a priori toute probabilité de vision poétique : un banc sur une place, un lit dans une chambre, une terrasse de café, une cabane en bois avec des chiffons, un bonnet de bain rouge, la façade d’une gare, l’intérieur d’un bar, etc.

Ces lieux sont généralement habités : un homme gros, une fille jeune, plusieurs hommes et plusieurs femmes, un enfant…

Tout est anonyme, tout semble anodin, sans caractère, sans le moindre élément spectaculaire. Pourtant, à la suite de chacun de ces tableaux en gris et en mode banal, éclate en un texte de quelques lignes une vision flamboyante.

On n’en donnera qu’un exemple :

De cette photo d’une banalité affligeante…

La façade d’une gare. Une grosse horloge sur la façade marque 17h37. Plusieurs hommes et plusieurs femmes attendent devant la gare, certains ont des valises, d’autres non. Tout le monde est décoiffé.

… jaillissent ces quatre lignes de toute beauté :

ta main comme autant de noms perdus

l’odeur des entrailles qui

brille

par delà les vieux voyages

Avis aux amateurs de poésie : tout est à prendre ici.

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 2828

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Lancelot Roumier

Lancelot Roumier

 

Lancelot Roumier est né en 1989 à Paris. Devenu libraire après des études de lettres, il essaye désormais de donner le plus de temps possible à l’écriture et à la poésie quotidienne. Il réside dans le Finistère. Les Paroles communes est son premier recueil.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

15:30 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Pyramides de l’œil, Bruno Sibona (par Patryck Froissart)

Pyramides de l’œil, Bruno Sibona (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 08.10.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésie

Pyramides de l’œil, Editions PhB, mai 2018, 83 pages, 10 €

Ecrivain(s): Bruno Sibona

Pyramides de l’œil, Bruno Sibona (par Patryck Froissart)

 

Bruno Sibona parcourt l’imaginaire, en long, en large, en travers, en hauteur et en profondeur. En ses voyages tous azimuts, bousculant, bouleversant et tordant les aires spatiales et les ères temporelles, il vous entraîne dans un lire-délire extravagant où les éléments, les détails, les informations, vos connaissances de l’Histoire et votre vision du monde se télescopent, entrent en fusion et en fission comme les ions fous, cursifs et frénétiques d’un réacteur nucléaire incontrôlé, puis se réassemblent sous des formes inédites, de la molécule à la galaxie, en un univers totalement recomposé.

Le titre d’un des poèmes illustre parfaitement ce découpage : Cheval et chariot se séparent.

Impressive opération de dissociation…

La vision, évidemment jamais statique, défile comme les images d’un film tournant à toute allure. Elle vous a tantôt un air de pré-apocalypse, tantôt un aspect de la planète d’après la fin de l’homme, où se profile une évolution inversée des espèces animales vers un retour à la matrice marine originelle.

On est abruptement téléporté, de strophe en strophe :

– d’un site de statues maories à des momies mayas,

– des grottes de Dunhuang abritant leurs sarcophages aux « oiseaux du Bouddhisme dans la nuit du plein jour » puis à une procession « de plaques de sel chargée », dirigée par un Osiris vert,

– de l’Atlas à la Montagne Pelée puis de la Terre Promise à la forteresse de Massada,

– d’Hercule à Vulcain en passant par Sarasvati puis, d’un coup de vent, à Alcyon,

– de l’Astragalus sinensis à l’astronome danois Tycho Brahe, puis on tombe sur « un enfant amérindien » pour se retrouver face aux danses japonaises lascives du Byakko-Sha,

– d’Icare en chute à Sainte Pélagie prête à se défenestrer,

– du chant des sirènes au sourire de Mona Lisa,

– de Vénus callipyge à Fanny Hill,

– etc…

Impressionnante accumulation d’associations, d’érudition, d’interculturalité, de références intertextuelles.

La langue est ici ou là expressément crue, les images sont parfois violentes, nombre de scènes représentent les pires chaos, maints tableaux de groupes auraient pu être brossés par Jérôme Bosch alors que d’autres font penser à Goya (lequel surgit en personne à un détour du texte), certaines traversées évoquent irrésistiblement les pérégrinations d’Orphée dans les Enfers dantesques (Dante apparaissant lui-même comme « personnage » rencontré par le poète au hasard de ses propres voyages dans les limbes de l’imaginaire).

L’une des compositions les plus saisissantes est sans aucun doute celle qui a pour fondement l’histoire, et la légende revue, mise en scène et rendue célèbre par Byron, d’Ivan Mazeppa, ce jeune page de la cour du roi Jean II Casimir Vasa, condamné au motif d’avoir eu une relation intime avec la comtesse Théréza, à être attaché nu, le corps couvert de goudron, sur un cheval fou lancé au travers des steppes ukrainiennes. Or, l’énergie du cheval semble inépuisable, et le supplice en conséquence interminable.

On ne peut que partager, cœur battant, l’intensité romantique des onze épisodes de ce conte poétique dont le rythme narratif résonnant de bruit, de fureur et de désespérance exprime de manière saisissante le cours tumultueux du galop qui emporte le personnage vers ce qui semble inéluctable.

Le cheval fuit l’incendie que ses sabots allument.

Né des pleurs en rouleaux d’un Mazeppa brisé,

Il traîne le char flambant la douleur de Mazeppa.

Il vole les paroles de Mazeppa la gorge bloquée ;

Il est le savoir suffoqué par Mazeppa les yeux perdus,

Et jamais ne s’épuise…(Le cheval de Mazeppa se consume)

Le cheval, figure de la fougue, icône des champs de bataille, est un personnage récurrent dans le recueil, parfois remplacé par le centaure, voire par le dragon. Le poète invite nommément Géricault dans sa galerie.

Voici donc de nouveau les grandes vagues qui s’avancent, les charges de cavalerie et les hoplites qui beuglent.

Les centaures avaient bien trop bu de vin pur et voulurent enlever les femmes au banquet de Pirithoos. Les voilà qui se piétinent le sexe (Dionysos part one).

S’il en est l’élément principal, le cheval n’est toutefois qu’un des habitants du riche bestiaire qui s’agite sans répit tout au long du recueil.

L’ouvrage comporte d’ailleurs une pièce en quatre actes intitulée précisément Quatre bestiaires : Bestiaire de l’anguille, Bestiaire de la chauve-souris, et, plus étonnamment, Bestiaire de la Tête de Mort et… Bestiaire du cerf-volant, et s’achève sur une mise en miroir en négatif de l’espèce humaine :

Nous vivons là, pélages, flottant sur cette ligne urbaine

Où il n’y a ni fond et la surface si haute que presque rien

Ne démarque d’un marbre de cheminée devant le miroir nos visages

De coloquintes habitant un crâne de mouflon entre deux eaux

Sachant qu’il faut bien ici contenir le plaisir de citer ces fulgurances, allons, assistons à une ultime explosion, comme l’est le bouquet final des feux d’artifices :

J’ai regardé par-dessus la rambarde. Ils dépeçaient

Le taureau que les chevaux venaient juste d’emporter

Hors du croissant. Le sang de la traînée, la fête avinée,

Le temps du sacrifice fusaient comme des météores.

 

Les lecteurs intéressés savoureront à leur gré l’ensemble du cocktail.

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 1113

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Bruno Sibona

Bruno Sibona

 

Bruno Sibona a étudié à Aix-en-Provence et a longtemps vécu à Londres. Il a ensuite enseigné la littérature française au Pays de Galles, sur les rives de la mer d’Irlande. Il a publié entre autres : Rituels en action (L’Harmattan), Le cheval de Mazeppa (L’Harmattan). PhB Editions a publié plusieurs de ses chroniques poétiques, dont : Une autre terre Brasil à hauteur d’ondes.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

13:00 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Je ne suis que le regard des autres, Alain Marc (par Patryck Froissart)

Je ne suis que le regard des autres, Alain Marc (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 13.11.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesNouvellesZ4 éditions

Je ne suis que le regard des autres, avril 2018, 65 pages, 12 €

Ecrivain(s): Alain Marc Edition: Z4 éditions

Je ne suis que le regard des autres, Alain Marc (par Patryck Froissart)

Les lecteurs et lectrices d’Alain Marc sont habitués à entendre en ses textes poétiques comme l’écho résurgent d’un CRI jaillissant d’une poésie de la souffrance ; on en a donné dans les pages de La Cause Littéraire plusieurs illustrations en commentant d’autres pièces de son œuvre :

Poésies non hallucinées, Editions du Petit Véhicule

Il n’y a pas d’écriture heureuse, Editions du Petit Véhicule

Chroniques pour une poésie publique, précédé de Mais où est la poésie ? Editions du Zaporogue

Alain Marc quitte sans vraiment s’en éloigner, avec ce nouvel ouvrage, le domaine de l’expression poétique pour une suite de courtes nouvelles, réparties en trois ensembles :

– Six paroxysmes

– Le Timide et la Prostituée

– Eros

Six paroxysmes :

Dans les six textes de cette première série surgit de façon obsédante la référence à la mort de la mère, dont le suicide est tantôt expressément décrit, tantôt évoqué ou suggéré. Le narrateur exprime la douleur du manque par le recours à un champ lexical étendu : panique, affolé, pleurs, avoir mal, solitude, éclater, devenir fou, peur, fuir, tout perdu, Maman est partie, à petit feu, meurtrissure, je saigne, béant…

Ce fil rouge thématique, on s’en convainc en fin de lecture, accroche les six textes les uns aux autres, en regroupe les pièces dans une reconstitution obsessionnelle de la scène du suicide, devant laquelle le poète, en manque, crie sa solitude, l’emploi de la première personne instaurant entre le lecteur et lui une coïncidence perceptive, un partage fusionnel immédiat de la souffrance ressentie.

L’expression, très oralisée, comme souvent chez Alain Marc, est hachée, toute en heurts, en ruptures syntaxiques, en phrases minimales, en syntagmes agrammaticaux, en intrusions de virgules au sein de groupes de souffle. L’ensemble de ces effets de style exprime, inspire, respire une violence que l’auteur se refuse à contenir, une souffrance dont il ne veut surtout pas retenir les éruptions, et à l’extrême une aspiration vers la folie, et/ou la mort, que même le « travail » poétique ne peut arrêter.

« A force, à force d’avoir mal. Mal à la tête, la tête lourde. A force d’affronter la solitude de son atelier. Tout va s’éclater, s’arrêter. Les veines. Eclater.

Fou. Devenir fou. Et se rouler sur la terre de son lit. Ramper. Ramper à la recherche. A la recherche de la solution. Epuisement qui peut devenir fatal. Le crayon en tombe ».

 

Le Timide et la prostituée :

L’expression est ici plus fluide, plus classiquement narrative. Le passé simple et la 3epersonne créent cette distanciation qui n’existe pas dans le chapitre précédent. Toutefois se retrouve l’expression du manque, en des figures multiples :

– d’une femme rencontrée dans l’autobus, avec qui le personnage, masculin, tente en vain de nouer une relation ;

– de la mère et du souvenir du désir trouble qui l’envahissait quand, adolescent, il lui savonnait le dos et « pouvait apercevoir par-dessus ses épaules ses gros seins lourds, et beaux, les deux mamelons dressés sur le devant » ;

– d’une fille qui lui demande de l’argent dans un parc ;

– d’une inconnue qu’il croise régulièrement dans l’escalier de son psychothérapeute ;

– d’une prostituée qu’il a envie d’aller voir sans jamais mettre son plan à exécution ;

– d’une femme vêtue de noir, toujours accoudée à la même rambarde, qui, pendant des semaines, « avait offert la fente de ses seins qu’elle avait assez volumineux à son regard ».

Les seins. C’est l’élément-clé de cette nouvelle qui met en scène un personnage désemparé, solitaire, livré à une errance déambulatoire, et plongé dans des souvenirs et des pensées tout aussi erratiques mais qui, toujours, finissent par se fixer sur les attributs féminins de la maternité.

« Pourquoi les femmes qui venaient vers lui avaient-elles toujours de petits seins ?

[…]

Les gros seins lui faisaient peut-être peur…

[…]

Questionnement incessant : Mais n’aimerais-je jamais que les femmes […] à la peau blanche et à la poitrine menue ? »

Le manque provoqué par l’absence de la mère, et le trouble désir d’elle exprimé par l’obsession du sein, placent cette deuxième création, comme la précédente, dans une atmosphère de douleur sensuelle à laquelle le personnage ne peut échapper que par l’illusion du suicide, de la chute vertigineuse ressentie lors de l’union, enfin, avec la prostituée rêvée.

« Il sauta de la falaise et il s’écrasa. Quelques minutes avant il avait eu envie de se blottir, d’être enveloppé de chair maternelle, de se nicher sous les mamelles nourricières… ».

 

Eros :

C’est ici une compilation délibérément érotique, comme l’annonce le titre générique une suite de cinq textes de longueur différente précédée d’un bref récit, sorte de cliché pris sur le vif d’un couple attablé probablement à la terrasse d’un café, sous le regard du narrateur-voyeur prêtant à l’homme l’idée fixe qui sous-tendra les textes à suivre :

« Il porte le jean sans ceinture qui tombe de la taille en accordéon jusqu’aux chaussures. La bedaine déjà bien marquée, [il] ne pense visiblement… qu’à la baiser ».

Le point de départ de la première nouvelle est la découverte, au cours de travaux dans la maison familiale, de photos pornographiques mettant en scène une octogénaire. Le narrateur raconte, en un monologue oral qu’il adresse à un interlocuteur inconnu, sa trouvaille, suivie du malaise ressenti par les protagonistes amenés à regarder en voyeurs ces photos rappelant L’Origine du mondede Courbet.

On a ensuite un texte court sur une bibliothécaire qui, un jour, vient au travail sans soutien-gorge…

Puis le lecteur est introduit à s’immiscer dans les réflexions et commentaires d’un personnage à qui une amie raconte successivement deux scènes de strip-tease dont les actrices sont de très jeunes femmes dans un bar ad hoc puis dans une boîte de nuit bondée. La locutrice enchaîne sa narration par le récit de visites nocturnes, en compagnie de son mari, dans des clubs échangistes…

Vient une courte composition, où se retrouve le style brisé, saccadé, interrompu, d’Alain Marc le poète, consacrée à l’évocation (nostalgique ?) d’une époque révolue de licence charnelle et d’excès sexuels, puis arrive la chute du recueil, impromptue, sous la forme d’un texte quasi télégraphique reprenant en condensé le thème sous-jacent de la révolte à l’encontre de la mort (de la mère ?).

« Et soudain il se rue sur la tombe, casse tout, détruit tout (le marbre en mille morceaux), se rue, ouvre le cercueil, prend les os, le marteau, et casse, casse, casse… »

Recueil sombre, trouble, à la limite du lugubre, volontairement provoquant jusqu’à pouvoir susciter chez le lecteur cette sensation de malaise qu’on éprouve parfois devant les insondables et vaseux remous de l’âme, composé sous le double signe de l’éros et du thanatos, ce nouvel ouvrage, singulier, dans lequel l’auteur se met à nu « sous le regard des autres », mérite qu’on en rumine les feuilles une à une pour en extraire les saveurs essentielles.

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 1691

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Alain Marc

Alain Marc

 

Alain Marc est un poète, écrivain et essayiste français né en 1959 à Beauvais. Il effectue également des lectures publiques. Œuvres principales : Écrire le cri (l’Écarlate, 2000) ; Regards hallucinés (Lanore, 2005) ; La Poitrine étranglée (Le Temps des cerises, 2005) ; Méta / mor / phose ? (Première impression, 2006) ; En regard, sur Bertrand Créac’h (Bernard Dumerchez, 2007/2008) ; Le Monde la vie (Les Éditions du Zaporogue, 2010) ; Chroniques pour une poésie publique précédé de Mais où est la poésie ? (Les Éditions du Zaporogue, 2014). Compléments : CD Alain Marc, Laurent Maza, Le Grand cycle de la vie ou l’odyssée humaine (Première impression / Artis Facta, 2014)

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

12:59 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Petite femme, Anna Giurickovic Dato

Petite femme, Anna Giurickovic Dato

Ecrit par Patryck Froissart 13.07.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesItalieRomanDenoël

Petite femme (La figlia femmina), mai 2018, trad. italien Lise Caillat, 180 pages, 19,50 €

Ecrivain(s): Anna Giurickovic Dato Edition: Denoël

Petite femme, Anna Giurickovic Dato

 

Petite femme est un roman trouble à l’atmosphère pesante dont le sens se découvre lentement sous la forme d’un récit à la première personne où la narratrice, prise dans un faisceau de situations dont elle ne comprend pas, ou refuse de comprendre la terrible réalité, avance en aveugle jusqu’au moment où la vérité, ou pour le moins une partie de la vérité, s’impose à elle avec une extrême et définitive brutalité.

L’auteur instaure et entretient une intense tension dramatique en entrecroisant deux niveaux narratifs.

Au premier niveau, le lecteur assiste à un dîner organisé par la narratrice, Silvia, qui reçoit pour la première fois Antonio avec qui elle entame une relation amoureuse. Est présente Maria, treize ans, la fille de la maîtresse de maison.

Durant toute la soirée, se développe devant Silvia un jeu de moins en moins équivoque entre une Maria faussement candide et de plus en plus séductrice et un Antonio qui se laisse prendre peu à peu à son badinage, à ses espiègleries de jeune fille qui « fait son intéressante » puis à ses avances de moins en moins voilées.

« Petite, j’ai eu un grave accident, et regarde le beau souvenir qu’il m’a laissé ». Elle remonte un pan de sa robe jusqu’à découvrir le point où sa cuisse s’élargit avant de s’affiner à nouveau vers l’aine. « Pauvre trésor ! Comment est-ce arrivé ? » frémit Antonio d’une voix stridente qui ne lui appartient pas, le chant embarrassé d’un homme devant un corps nu et juvénile. La cicatrice, telle une virgule courbe, se distingue difficilement sur la chair rose, et sa finesse évoque un accent discret qui surmonte le pli tiède de ma fille…

Silvia, dont l’esprit et la vision sont de plus en plus embrumés par le vin du dîner, un « excellent brunello d’Alinghi » qu’Antonio lui verse et reverse, ne sait trop, entre deux somnolences, si la scène est réelle.

Silvia doute de ce qu’elle voit, de ce qu’elle entend. Est-ce vraiment sa fille qui, devant elle, se comporte soudain ainsi en parfaite aguicheuse, en adolescente perverse ? Est-ce vraiment son amant qui, devant elle, se laisse aller à un comportement déplacé de quadragénaire ébloui par la beauté diabolique et les gestes et propos racoleurs d’une gamine délurée ?

Au deuxième niveau, justement dans un état second, la narratrice, au fil de ce spectacle empreint d’une lourde sensualité et qui tourne progressivement au flirt érotique, revit (et donc nous dévoile) les fragments discontinus de la tragédie qui a interrompu brutalement quelques années plus tôt son séjour, serein pour elle, qui y vivait dans une bulle, au Maroc, avec son mari diplomate et Maria enfant.

Bribe après bribe, se reconstitue la trame de ce qu’elle n’a pas vu durant cette période heureuse, de ce à quoi elle a refusé de croire jusqu’au jour où la monstrueuse vérité lui a éclaté à la figure et où tout a basculé dans l’horreur, la contraignant à un retour précipité vers la France.

Je n’écoutais pas, j’avais du mal à comprendre ce qu’on voulait que je révèle…

Anna Giurickovic Dato livre ici un premier roman fort, mettant en jeu la rivalité ambiguë d’une mère et de sa fille, qui tient en haleine de bout en bout, et dont la principale qualité consiste en ce que l’auteure, sur un sujet aussi scabreux, manie la demi-teinte, la suggestion, l’hypothèse, le doute, le probable et l’improbable, comme si elle-même avait peine à admettre l’entière « réalité » des actes et des penchants qu’elle prête à ses propres personnages.

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 2493

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

Anna Giurickovic Dato

Anna Giurickovic Dato

 

Anna Giurickovic Dato est née à Catane en 1989. Elle vit à Rome. Petite femme est son premier roman.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

12:58 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

La Confession, John Herdman

La Confession, John Herdman

Ecrit par Patryck Froissart 27.06.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanQuidam Editeur

La Confession (Ghostwriting), avril 2018, 184 pages, 20 €

Ecrivain(s): John Herdman Edition: Quidam Editeur

La Confession, John Herdman

 

Léonard Balmain, journaliste écossais, écrivain sans succès est contacté par Torquil Tod, un personnage trouble, qui le charge contre rétribution de rédiger sa biographie.

Tod raconte sa vie, Léonard prend des notes puis en fait un récit, dont il soumet à intervalles réguliers le déroulement à Tod, ce qui donne lieu à d’intéressantes discussions et interrogations sur les statuts respectifs d’auteur, de narrateur, de personnage, sur leurs interrelations, sur ce qui est dicible et ne l’est pas dans un récit biographique, sur ce que l’individu sujet de la biographie veut bien dire et ce qu’il cherche à cacher, sur les raisons pour lesquelles il décide de mettre sa vie en narration, sur la distance entre le dit et le non-dit, sur les omissions, volontaires ou non, sur les mensonges, sur ce que le narrateur voudrait savoir pour donner à son personnage toute l’épaisseur qu’il considère littérairement nécessaire, sur la limite entre biographie brute, biographie romancée, autobiographie, roman biographique…

Il m’était quasiment impossible de composer un récit qui donnât une idée de la vraie nature et de la signification profonde des faits qu’il me demandait de décrire. Il refusait de me laisser voir les contours émotionnels [souligné dans le texte] des événements auxquels il voulait que je redonne vie…

[…]

A la fin de cette période, je constatai que je ne suivais plus les instructions de Tod : inconsciemment d’abord, j’avais recours à la spéculation, remplissant les vides béants de cette matière première par mes propres intuitions et enjolivements, et par des déductions fondées sur ce que je comprenais de plus en plus de son caractère. J’en vins à me dire que si cela continuait j’aurais bientôt composé un récit en grande partie imaginaire – une sorte de roman, en réalité.

La structure narrative est habile, entrecroisant des périodes de pur récit à la troisième personne où le narrateur semble s’effacer, tout en interférant par du commentaire indirect, et des temps longs à la première personne où le narrateur devient personnage, livre son point de vue, son jugement, son questionnement, avec intercalations de ses dialogues avec Tod.

A mesure que le récit avance, il évolue en confession, d’où le titre en français, plus signifiant, par rapport au texte, que le titre anglais Ghostwriter (prête plume).

L’histoire de Tod :

La première partie du récit autobiographique de Tod révèle un homme à la vie professionnelle instable et aux liaisons amoureuses multiples, qui pourtant se marie et a deux enfants, jusqu’au jour où, quadragénaire, il se retrouve seul, son épouse, lasse de son instabilité, ayant fini par divorcer.

Rien de bien palpitant jusque là.

La confession commence vraiment lorsque Tod fait la connaissance d’Abigail, qui le conduira, totalement subjugué, à mener une vie errante ponctuée d’étapes plus ou moins longues dans des communautés sectaires de l’Ecosse profonde et séculairement hantée de fantômes.

Le roman bascule à partir du moment où Todd fait le récit d’un acte horrible qu’il aurait commis avec Abigail dans un contexte satanique.

L’histoire de Léonard :

C’est alors une autre intrigue qui se noue : Léonard devient l’unique dépositaire, le seul « témoin » a posteriori du crime abject. S’installe alors entre le confesseur et le confessé une relation subtile de méfiance croissante entre Tod et Léonard, le premier soupçonnant le second de vouloir le dénoncer à la police, le second suspectant le premier de vouloir le tuer pour faire disparaître la seule personne ayant connaissance de son monstrueux forfait.

L’auteur mêlant le récit de Tod, les ajouts de l’imagination de Léonard, les plongées dans les réflexions spéculatives du narrateur, le lecteur piégé s’emmêle agréablement dans les mailles du filet narratif, ne sait plus ce qui relève des aveux et du comportement psychotique de l’un et ce qui émane de l’esprit tortueux de l’autre qui glisse peu à peu dans la paranoïa, et le suspense et les palpitations sont garantis.

Au lecteur pris par ce scénario complexe à la manière d’Edgar Poe de découvrir le dénouement… s’il en est…

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 2520

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

John Herdman

John Herdman

 

John Herdman est né à Edimbourg en 1941. Diplômé de Cambridge où il a effectué ses études supérieures, il a été très impliqué dans la question du nationalisme écossais, tant sur le plan politique que littéraire, époque retranscrite dans Poets, Pubs, Polls and Pillar Boxes (1999). Herdman est reconnu à la fois comme romancier, nouvelliste, dramaturge et critique. Son œuvre est empreinte d’une obsession particulière liée à la thématique de la dualité. Il est également l’auteur d’une des toutes premières études sur les chansons de Bob Dylan (Voice Without Restraint).

 

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

12:57 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Bitna, sous le ciel de Séoul, J.M.G. Le Clézio

Bitna, sous le ciel de Séoul, J.M.G. Le Clézio

Ecrit par Patryck Froissart 21.06.18 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanStock

Bitna, sous le ciel de Séoul, mars 2018, 217 pages, 18,50 €

Ecrivain(s): J-M G. Le Clézio Edition: Stock

Bitna, sous le ciel de Séoul, J.M.G. Le Clézio

 

Les talents de conteur de J.M.G. Le Clézio sont mondialement connus. Ce nouveau roman en est une autre illustration.

Le roman est à double niveau de narration. Tantôt la narratrice, Bitna, raconte à la première personne l’histoire dont elle est le personnage principal, tantôt, ouvrant un second tiroir narratif, elle prend le statut de conteuse pour aider un autre personnage, Salomé, à supporter sa réclusion solitaire provoquée par une maladie dégénérative.

Le roman, comme l’indique le titre, se déroule « sous le ciel de Séoul », où Bitna, jeune fille issue d’une famille pauvre de pêcheurs, est venue entreprendre des études universitaires. D’abord hébergée chez une tante qui l’exploite, la maltraite et l’humilie, elle ira, au cours d’une unité de temps s’étendant sur une année scolaire, de chambres insalubres en petits logements plus ou moins précaires. C’est pour payer son loyer qu’elle accepte, à la demande d’un mystérieux Frederick, alias M. Pak, vendeur en librairie avec qui elle noue une relation équivoque et sans issue, de faire fonction de dame de compagnie pour la paralytique.

Alors s’insèrent dans le récit de la vie précaire de Bitna une série d’histoires ayant pour contexte le quotidien de personnages coréens imaginaires :

Première histoire :

M. Cho, concierge d’immeuble, élève depuis son enfance des générations successives de pigeons voyageurs descendant en droite ligne d’un couple importé par sa mère lors de l’exode qui l’a conduite, à travers champs et bois, pendant la guerre du début des années 50, à traverser avec son fils de cinq ans sur son dos la ligne démarquant les deux parties de la Corée. M. Cho rêve de pouvoir un jour, par le truchement de ses pigeons porteurs de messages, renouer le lien avec sa famille restée de l’autre côté de la frontière, dont il n’a jamais eu de nouvelles.

Deuxième histoire :

Kitty, alias La Voyageuse, alias « Sans nom », débarque un jour dans le salon de coiffure de Mme Lim. Personne ne la connaît, ne sait d’où elle vient ni pourquoi elle s’installe dans le salon et tente, sans dire mot, mais par de petits messages écrits, d’attirer quelque attention, de susciter un minimum d’intérêt pour sa personne.

Troisième histoire :

Hana, infirmière chevronnée, trouve un matin, sur les marches de la maternité spécialisée dans l’accouchement sous X où elle travaille, une nouvelle-née qu’elle prénomme Naomi et sur laquelle elle veille jalousement pendant des mois au milieu des autres bébés adoptables jusqu’au jour où elle s’empare de l’enfant et s’enfuit refaire sa vie ailleurs avec elle.

Quatrième histoire :

Les deux niveaux narratifs se rejoignent et se confondent. Bitna raconte à Salomé l’étrange et terrifiant manège d’un inconnu qui l’épie, la suit partout, l’espionne… Est-ce seulement un conte imaginé pour Salomé ?

Cinquième histoire :

C’est celle de Nabi, petite fille pauvre qui devient chanteuse et connaît un succès fulgurant jusqu’à devenir une star nationale et vivre quelque temps dans le luxe et le lucre au milieu des requins du monde du spectacle. Le lecteur aura la surprise de découvrir ce qui lie cette histoire à celle de Kitty.

Sixième histoire :

C’est l’intrusion de la légende des deux dragons, celui du Nord et celui du Sud, une histoire qui se superpose à celle de Hana et Naomi, qui s’y inscrit et qui en empreint la suite.

 

L’histoire de M. Cho, bien que pétrie de tristesse et de nostalgie, est la seule à connaître une fin heureuse. Celles de Kitty et de Nabi ont un dénouement tragique. Celle de Hana et Naomi reste à dessein inachevée.

Par ces récits, l’auteur reprend des thèmes qui lui sont chers, et dont l’importance est paroxystique dans une Corée du Sud qui est devenue l’un des pires modèles du capitalisme néo-libéral : les inégalités sociales, les préjugés de classes, la précarité, la solitude de l’individu dans la foule des mégapoles, la dépression, les stigmates douloureux dont souffre une communauté historiquement coupée en deux depuis six décennies, l’âpre réalité du milieu cupide et mercantile du spectacle, au sein de quoi des êtres naïfs se retrouvent exploités et broyés par des individus sans scrupules…

Mais le grand art de J.M.G. Le Clézio consiste ici à amener le lecteur, par le truchement d’indices semés ci et là, à se demander, puis à la découvrir petit à petit, quelle est la relation qui unit toutes les histoires de Bitna à celle qu’elle vit personnellement dans Séoul, jusqu’à la surprise finale de la révélation du rôle primordial que joue Salomé, qui peut-être détient toutes les ficelles dans la mise en scène en forme de filet narratif dans lequel semble avoir été piégée Bitna, personnage principal et narratrice première.

Un magistral retournement de statut ?

Peut-être, peut-être pas, tant la fiction, l’imagination de la narratrice, ses interrogations, les différents niveaux narratifs, le « réalisme romanesque », le conte, l’implicite insertion de l’idéologie humaniste de l’auteur – tout cela et plus encore – s’entremêlent, se maillent, se télescopent…

Puis je comprends. La seule personne qui connaît tout de moi, qui a l’argent et le pouvoir, l’imagination aussi, c’est elle, l’infirme sur son fauteuil, qui s’est servie de Frederick Pak, a tout organisé, tout manigancé depuis son salon jaune à l’autre bout de la ville.

Est-il nécessaire de préciser que certains éléments de ce roman prennent un relief particulier au regard des événements qui mettent les deux Corée sous les feux de l’actualité géopolitique internationale ?

 

Patryck Froissart

 

 

  • Vu : 6116

Réseaux Sociaux

 

A propos de l'écrivain

J-M G. Le Clézio

J-M G. Le Clézio

 

Grand prix de Littérature Paul-Morand de l’Académie française (1980), Prix Nobel de Littérature (2008), J-M G. Le Clézio est né à Nice le 13 avril 1940. Il est originaire d’une famille de Bretagne émigrée à l’île Maurice au XVIIe siècle. Il a poursuivi des études au collège littéraire universitaire de Nice et est docteur ès lettres. Malgré de nombreux voyages, il n’a jamais cessé d’écrire depuis l’âge de sept ou huit ans : poèmes, contes, récits, nouvelles, dont aucun n’avait été publié avant Le Procès-verbal, son premier roman paru en septembre 1963 et qui obtint le prix Renaudot. Influencée par ses origines familiales mêlées, par ses voyages et par son goût marqué pour les cultures amérindiennes, son œuvre compte une cinquantaine d’ouvrages. En 1980, il a reçu le grand prix Paul-Morand décerné par l’Académie française pour son roman Désert. En 2008, l’Académie suédoise lui a attribué le prix Nobel de littérature, célébrant « l’écrivain de la rupture, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, l’explorateur d’une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante ».

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

12:56 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |