12/05/2022

La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois

La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois 

Ecrit par Patryck Froissart 09.10.12 dans La Une LivresLa rentrée littéraireLes LivresRecensionsRomanPlon

La dernière nuit de Claude Eatherly, août 2012, 339 p. 19 €

Ecrivain(s): Marc Durin-Valois Edition: Plon

La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois (2ème recension)

Marc Durin-Valois est un romancier plaisamment surprenant ! Passer du roman d’anticipation à suspense, Noir Prophète, à la relation intimiste d’une course forcenée à l’autodestruction, Les Pensées Sauvages, et nous sortir dans la foulée ce roman américain qui paraîtrait, à qui ignore que l’auteur a vécu une partie de son enfance aux Etats-Unis, plus américain qu’eussent pu l’écrire beaucoup d’auteurs américains, constitue me semble-t-il, un remarquable tour de force !

Le récit commence par la rencontre, fortuite, dans un bled paumé du Texas, le 11 septembre (eh oui !) 1949, que fait la narratrice, Rose, jeune photographe de presse, de Claude Eatherly, ancien pilote de l’armée américaine, dont la journaliste découvre un peu plus tard le fait d’armes suivant dans un article paru l’année précédente dans le New York Times :

 

« Le major Claude Eatherly pilotait le B29 Superfortress “Straight Flush” au sein de la 393ème escadrille de bombardiers. Le 6 août 1945, vers 1h30 du matin, il a décollé de Tinian aux îles Mariannes, une heure avant l’avion “Enola Gay”, pour évaluer les conditions climatiques dans le ciel d’Hiroshima. C’est lui qui a donné le feu vert à l’avion de Paul Tibbets, “Enola Gay”, pour qu’il procède au largage de la première bombe atomique ».

Rose est immédiatement attirée par Claude Eatherly et par ce qu’il représente et se met à suivre, de près et de loin, le personnage en se persuadant qu’elle tient en lui le sujet qui fera d’elle un jour une photographe célèbre.

Tout au long de sa vie, et conséquemment tout au long du roman, elle ne cesse de se poser, de nous poser les mêmes questions, sans jamais pouvoir y répondre.

Quelles sont les raisons pour lesquelles Claude Eatherly, ancien as de l’armée, végète et dérive dans ce coin perdu ?

Pourquoi, alcoolique, drogué, se livre-t-il à des attaques minables de petits caissiers en brandissant des armes factices ou non chargées pour des butins ridicules ?

Ne cherche-t-il pas à provoquer, à se faire remarquer, à se faire arrêter, à se faire interner dans l’hôpital psychiatrique de Waco, qui lui sert de refuge mais dont il s’échappe régulièrement ?

Par la grâce de quelle occulte protection n’est-il jamais condamné par les tribunaux aux peines de prison qu’il devrait encourir pour ses « hold-up » répétés ?

Est-il sincère lorsqu’il affirme, plus tard, durant une période de sa vie où des journalistes et un écrivain allemand exploitent son histoire pour se faire connaître et s’enrichir sur son dos, qu’il est le seul responsable du massacre d’Hiroshima, et qu’il est psychologiquement « bousillé » par l’insupportable fardeau du sentiment de culpabilité qui l’en taraude, ce qui, prétend-il, expliquerait et justifierait ses écarts de conduite ?

N’est-ce pas plutôt là le comportement d’un mégalomane, qui laisse complaisamment écrire qu’il a également bombardé Nagasaki, ville qu’il n’a même jamais survolée ?

Parallèlement Rose s’interroge sur elle-même, sur les raisons de son attirance, qui se fait obsession, pour l’ancien pilote (tout ce qui concernait Claude Eatherly provoquait en moi beaucoup plus qu’un extrême intérêt : une sorte d’addiction), et se demande pourquoi elle est incapable d’abandonner l’objectif qu’elle se donne, sans jamais l’atteindre, et en y sacrifiant, souvent, sa carrière professionnelle (ce qui fait d’elle, elle en est régulièrement consciente, la portraitiste ratée d’un héros raté) et sa vie familiale, de fixer sur sa pellicule cette figure singulière dont l’image fuit, bouge, varie, et se révèle constamment insaisissable, au sens figuré comme au sens propre puisque son appareil n’enregistre jamais, en trente ans de traque, aucun des visages de son personnage.

N’est-ce pas dans la notion même de « personnage » que réside la question littéraire que pose à mon sens cette œuvre passionnante de Marc Durin-Valois ?

N’est-il pas plus facile à un romancier de créer un héros de papier qu’à faire d’un personnage réel un héros (ou, en l’occurrence, un anti-héros) de roman ?

D’où ces problèmes essentiels pour l’écrivain, pour le photographe, pour le peintre : est-il possible de saisir en un portrait l’ensemble des traits de caractère d’un individu ? Autrement dit : la nature humaine est-elle descriptible ?

Alors prendrait un sens lapidaire pour l’écrivain qui se veut « réaliste » la formule consacrée : « toute ressemblance avec une personne existante ne serait que pure coïncidence »…

Si on admet qu’un bon roman est un roman qui questionne, La dernière nuit de Claude Eatherly est un excellent roman.

 

Patryck Froissart

 
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04/05/2022

Les 1001 conditions de l'amour, Farahad Zama

Les 1001 conditions de l'amour, Farahad Zama

Ecrit par Patryck Froissart 08.11.12 dans La Une LivresLes LivresRecensionsIles britanniquesRomanJean-Claude Lattès

Les 1001 conditions de l’amour, The many conditions of love, trad. de l’anglais Perrine Chambon, 2012, 428 p. 19 €

Ecrivain(s): Farahad Zama Edition: Jean-Claude Lattès

Les 1001 conditions de l'amour, Farahad Zama

 

Les rapports amoureux et les relations au sein du couple ne sont jamais chose simple en ce monde complexe qu’est l’Inde d’aujourd’hui.

Rehman et Usha d’une part, Aruna et Ramanujam d’autre part, en font la douloureuse expérience dans ce deuxième roman de Farahad Zama.

Rehman est musulman, Usha est hindoue. Cette appartenance à deux communautés qui ne se supportent pas constitue, d’entrée de livre, une source inéluctable, prévisible, d’obstacles et de tracas, dont on retrouve le schéma dans une bonne partie des films de Bollywood.

Aruna appartient à une famille pauvre. Ramanujam, médecin, de milieu bourgeois, subit volontiers l’influence de sa sœur, une personne acariâtre qui méprise Aruna. Ce triangle, tout aussi récurrent dans la cinématographie indienne, laisse espérer, dès que ces personnages prennent vie narrative, de désastreuses scènes de ménage…

Rehman est altermondialiste et soutient les luttes paysannes contre les multinationales qui s’accaparent les terres, Usha est journaliste à la télévision contre l’avis de son père, un traditionaliste qui ne voit pas d’un bon œil l’émancipation de sa fille, et qui craint par-dessus tout les regards critiques que ne peuvent manquer, il en est convaincu, de diriger sur elle, et donc par ricochet sur lui, les tenants du maintien de la femme sous le toit et sous la tutelle du père ou du mari. Les heurts, conflits et punitions sont inévitables.

Aruna, bien qu’ayant « épousé une famille aisée », tient à conserver l’autonomie financière que lui confère son travail de secrétaire en l’agence de Monsieur Ali, le père de Rehman, un marieur officiel, ce qui, au hasard des demandes d’époux ou d’épouses que viennent détailler dans l’officine des familles de toutes religions, de toutes castes, de tous niveaux sociaux, permet au narrateur de mettre en lumière, de façon objective, concentrée, cumulative, le poids toujours aussi oppressant des communautarismes, des préjugés, des traditions, des cloisonnements qui caractérisent la société indienne contemporaine.

« Chez moi, les femmes se taisent quand les hommes parlent affaires. En ville, les hommes sont devenus faibles et laissent leurs femmes leur manquer de respect… Si j’épouse votre fille, je lui imposerai une discipline stricte ».

La boutique de Monsieur Ali est aussi un carrefour narratif où se croisent Aruna et Rehman sans jamais échanger un mot, où se frôlent régulièrement, sans jamais s’intriquer l’une en l’autre, leurs histoires respectives.

L’auteur établit en ce lieu, en ce nœud, une correspondance signifiante entre les requêtes en recherches de mariages arrangés qui s’y succèdent et la double intrigue faite de hauts, de bas, et de ruptures au travers de quoi il conduit les deux jeunes couples. La nature des critères sociologiques, ethniques, claniques et religieux déclinés devant Monsieur Ali et sa secrétaire par les requérants successifs expliquent, éclairent, justifient, a priori et a posteriori, les vicissitudes et les brimades que subissent Rehman et Usha d’une part, Aruna et Ramajunam d’autre part.

L’étroite relation entre le quotidien traditionaliste du marieur et celui de ces quatre protagonistes représentatifs d’une certaine modernité à l’occidentale laisse, en définitive, l’impression pessimiste que la société décrite évolue peu, que les contraintes sociales s’y reproduisent en dépit des progrès technologiques : bien qu’Aruna obtienne l’accord de Monsieur Ali pour remplacer la machine à écrire du bureau et les fiches cartonnées par un ordinateur, les pratiques sociétales, quant à elles, restent désespérément les mêmes.

 

Patryck Froissart

 
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Le coursier de Valenciennes, Clélia Anfray

Le coursier de Valenciennes, Clélia Anfray

Ecrit par Patryck Froissart 12.09.12 dans La Une LivresLa rentrée littéraireLes LivresRecensionsRomanGallimard

Le coursier de Valenciennes, août 2012, 148 p. 14,90 €

Ecrivain(s): Clélia Anfray Edition: Gallimard

Le coursier de Valenciennes, Clélia Anfray

 

C’est une histoire originale que cette courte tranche de vie de Simon, juif rescapé des camps nazis, qui, six ans après la guerre, quitte l’Auvergne et traverse une partie de la France pour « monter » à Valenciennes remplir une mission qu’il considère comme sacrée : retrouver la famille de Pierre, un camarade mort en déportation, pour lui remettre un paquet au contenu mystérieux que lui a confié son ami avant d’être envoyé à l’abattoir d’Auschwitz.

Il est accueilli dans une maison bourgeoise de l’Athènes du Nord par Suzanne et par Renée, la belle-sœur et la fille de Pierre, et fait la connaissance, le lendemain, dans un autre quartier valenciennois, du fils de son compagnon de déportation.

L’une des marques fortes de ce roman est l’omniprésence de la ville wallonne, imposée par la grande précision de la description et l’usage systématique de la toponymie réelle pour situer les lieux où se succèdent les événements qui marquent son séjour, à Valenciennes intra muros d’abord puis de Valenciennes à la frontière belge. Tout Valenciennois y sera chez soi et ressentira vivement les sensations qu’éprouve le personnage, y adhérera, s’en amusera, ou s’en offusquera.

Clélia Anfray a eu la bonne idée d’exprimer l’impression d’oppression que ressent le messager venu d’Auvergne, et de renforcer cette atmosphère brumeuse, sombre et lourde, par la superposition de couches descriptives fonctionnant comme des poupées russes :

Le ciel du nord (on pense irrésistiblement à Brel, à Verhaeren…) est un « édredon opiniâtrement accroché aux toits ».

Valenciennes est « ce trou abîmé par les troupes françaises et allemandes » où « le noir de carbone s’infiltrait partout dans les fissures et dans les fondrières »…

« On aurait dit que Valenciennes, elle, n’avait pas choisi ses couleurs. Qu’elle portait une pèlerine poussiéreuse, épaisse et lourde comme un âne mort. Qu’elle suffoquait au milieu des terrils… »

A l’hôpital du Hainaut « le dispensaire… avait quelque chose d’intimidant, de solennel ».

Une sculpture célèbre de Carpeaux, la Tour de la Faim, est vue comme « une statue colossale et écrasante ».

Dans l’appartement de la famille de Pierre, où « Les chaises paillées de la cuisine étaient assez basses» et où « Simon avait la désagréable impression d’être aussi rabougri qu’un enfant… » l’air est tout autant pesant : « Le repas s’étira au rythme d’une conversation sans entrain »… et Simon craint de se faire prendre au cœur par la femme qui l’y accueille : « ses yeux s’abattirent brutalement sur lui ».

Même le tramway, malgré sa mobilité, est un espace clos, un microcosme où on fait connaissance, où on converse, où on partage le briquet, où on s’endort : « [Etienne] sortit un morceau de pain, du fromage, et sans même demander, en fit trois parts à peu près égales qu’il tendit aux voyageurs ».

Il y a bien de temps en temps une éclaircie dans la morosité : « Valenciennes, sous l’effet de la parole de Mme Viéville, avait repris des couleurs. […] Son austérité grise s’était dissipée… »

Mais l’ambiance générale est d’une étouffante tristesse.

Cette suggestion d’un enfermement permanent fait écho à l’univers concentrationnaire du camp dont la réalité est révélée au lecteur en de courts épisodes discontinus, les uns puisés par le narrateur dans les souvenirs de Simon, les autres racontés directement par le visiteur à ses interlocuteurs, en une sorte de broderie macabre s’entremêlant à la narration de l’intrigue qui se noue durant le séjour à Valenciennes, dont le déroulement, par sa construction et ses éléments, amène le lecteur à entrevoir, puis à espérer le dénouement dramatiquement cathartique.

Ce roman serait tout à fait transposable au cinéma…

 

Patryck Froissart

16:11 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |