05/07/2022

Monsieur Han, Hwang Sok-Yong

Monsieur Han, Hwang Sok-Yong

Ecrit par Patryck Froissart 27.03.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieRomanZulma

Monsieur Han, octobre 2016, trad. coréen Choi Mikyung, Jean-Noël Juttet, 133 pages, 8,95 €

Ecrivain(s): Hwang Sok-Yong Edition: Zulma

Monsieur Han, Hwang Sok-Yong

Roman du déchirement d’un pays, la Corée, et de la déchirure pour la plupart des Coréens, exprimés par le cours de l’histoire chaotique d’un homme que le tsunami de l’Histoire du monde emporte dans ses lames dévastatrices.

Le roman commence par le portrait d’un vieil homme solitaire, Monsieur Han, pauvre et peu communicatif, employé comme croque-mort subalterne dans une petite entreprise de pompes funèbres, locataire d’une chambre misérable dans un immeuble délabré d’un quartier défavorisé d’une ville de Corée du Sud au début des années soixante-dix, soit près de vingt ans après la signature de l’armistice de Panmunjeom en 1953.

Atmosphère sombre de roman réaliste (on pense irrésistiblement à la maison Vauquer et au Père Goriot), voisins d’immeuble tantôt méprisants, tantôt hostiles, tantôt charitables, tous à l’affût de la vacance prévisible et souhaitée de la chambre sordide occupée par Monsieur Han et ardemment convoitée par les résidents obligés, en conséquence de la crise du logement qui a suivi la signature de l’armistice entre les deux Corées et l’afflux de réfugiés du Nord vers le Sud, de vivre entassés les uns sur les autres dans une promiscuité difficile à supporter.

L’auteur fait monter le suspense durant ce long prologue qui s’achève avec la mort de Han. Qui est-il ? D’où vient-il ? Qu’a-t-il fait pour en être réduit à vivre ainsi dans un quasi anonymat et dans un état de pauvreté absolue alors que certains indices permettent à ses voisins de voir en lui un homme instruit ayant eu par le passé une vie plus confortable ? Est-ce un espion communiste infiltré de la Corée du Nord ? Le mystère est entretenu.

Après avoir amené le lecteur à se poser toutes ces questions, l’auteur opère un retour dans le passé, au moment qu’éclate la Guerre de Corée, alors que Monsieur Han est médecin gynécologue et professeur à l’université de Pyongyang. C’est alors que se révèle de façon magistrale le talent particulier de Hwang Sok-Yong. Dans un mode narratif qui mêle de manière remarquable une cascade feuilletonnesque d’événements factuels à rebondissements incessants et spectaculaires, et une relation quasiment froide d’historien observateur neutre, sans qu’effleure à aucun moment la fonction commentative du narrateur, l’auteur met en scène un Monsieur Han qui subit les aléas tragiques de guerres fratricides télécommandées par les USA, la Chine et l’URSS entre autres pour des raisons géopolitiques d’extension ou de préservation de zones d’influence.

Monsieur Han a deux grands défauts : il est vertueux, et il n’est pas politiquement engagé. Or la probité, dans ces périodes de turbulences insensées et de prévarications frénétiques, est suspecte. Or la neutralité politique, dans ces zones où chacun est susceptible d’être un ennemi ou un espion, expose à être considéré comme traître alternativement ou simultanément par les deux camps.

Quelle est l’importance de l’individu dans ces tourbillons guerriers, dans ces vagues de démence sanguinaire où chacun est considéré comme l’ennemi à liquider ?

Familles séparées, déportations, tentatives illusoires de reconstruction d’une vie « normale », dénonciations, corruption, spoliations, arrestations arbitraires, interrogatoires kafkaïens, torture, éviction, mises au ban, conditionnement, déconditionnement, reconditionnement : en retraçant sans excessive expressivité, sans sentimentalisme romanesque, sans apitoiement explicite, le cours tragique du destin personnel de Monsieur Han, l’auteur illustre les destinées des millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont connu en Corée et ailleurs, et qui connaissent aujourd’hui ici et là ces situations incohérentes, dénuées de sens, caractérisées par le retour de l’homme à une bestialité inouïe…

En cela, la « leçon » du roman de Hwang Sok-Yong, fondée grandement sur le vécu de l’auteur, est transposable des deux Corées à l’Irak, à la Syrie, au Yémen, à la Libye et, d’une façon générale, à toute situation dans laquelle la valeur d’une vie humaine devient totalement nulle et où seuls peuvent survivre ceux qui acceptent de se comporter aussi inhumainement que leurs voisins.

S’en dégage la certitude de l’absurde, criée par Monsieur Han au moment d’une de ses arrestations :

« Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que j’ai fait pour être traité comme ça ? »

Une phrase de Camus dans Le mythe de Sisyphe pourrait traduire ce que peut ressentir le lecteur de ce roman : « Ce malaise devant l’inhumanité de l’homme même, cette incalculable chute devant l’image de ce que nous sommes, cette nausée comme l’appelle un auteur de nos jours, c’est aussi l’absurde ».

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Hwang Sok-Yong

Hwang Sok-Yong

 

Hwang Sok-Yong, né en 1943, fait sûrement partie des plus grands écrivains asiatiques de sa génération. Très ancrée dans l’histoire contemporaine de la Corée son œuvre est toujours d’une vibrante actualité politique. Son engagement lui a valu l’exil et la prison. La plupart de ses romans, comme Le Vieux Jardin ou Shim Chong, fille vendue, ont été récompensés par de prestigieux prix littéraires, et sont lus dans le monde entier. Les critiques coréens voient volontiers dans plusieurs scènes de Monsieur Han, son premier roman devenu un classique étudié dans toutes les classes en Corée du Sud, certaines des plus belles pages de la littérature coréenne contemporaine (source, site des Editions Zulma).

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le venin du papillon, Anna Moï

Le venin du papillon, Anna Moï

Ecrit par Patryck Froissart 05.04.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAsieRomanGallimard

Le venin du papillon, février 2017, 296 pages, 19,50 €

Ecrivain(s): Anna Moï Edition: Gallimard

Le venin du papillon, Anna Moï

 

Dans la société post-coloniale du Vietnam du sud, alors que les armées françaises ont quitté le terrain et que s’affrontent les communistes du nord d’une part et les forces américaines installées au sud du 17e parallèle d’autre part, le destin chaotique de deux familles de la région de Saïgon est un microcosme symptomatique des bouleversements incohérents que connaît alors cette partie du monde.

D’un côté, la jeune Xuan, fille de Mae et de Ba, officier de l’armée vietnamienne.

De l’autre, la jeune Odile et son frère Julien qui vivent, livrés à eux-mêmes, leur mère ayant refait sa vie en Europe, dans la grande maison coloniale d’un père français régulièrement absent.

Les vies des trois adolescents vont se croiser dans les turbulences d’un pays en état de guerre.

L’instabilité de leur entourage familial (longues absences en Europe du père d’Odile), la précarité des statuts sociaux de leurs parents dans un Vietnam du Sud où chacun peut d’une minute à l’autre être soupçonné d’être un espion du Vietcong (le père de Xuan en connaîtra la douloureuse expérience), le caractère glauque des situations dans lesquelles se retrouvent les trois adolescents (sexe, drogue, orgies, trafics en tous genres, bagarres entre clans) concourent à brosser le sombre tableau d’une société en proie à la déliquescence rapide de ses valeurs, de sa culture, de ses traditions sous l’occupation d’une armée américaine dont la présence, en sus d’avoir des incidences acculturantes, entraîne le développement fulgurant de la prostitution et de la corruption à tous les degrés de la structure d’un état fantôme.

Anna Moï s’exprime explicitement au long du roman sur l’occupation américaine.

« Quand une armée s’installe quelque part, elle transforme le lieu en surplus où tout se vend et s’achète. […] La guerre est un excellent commerce qui se comptabilise en milliers de milliards de dollars… Une longue guerre bien violente rapporte plus qu’une petite guéguerre… ».

Le tragique des épisodes successifs n’empêche pas le narrateur de donner régulièrement au récit des tribulations des personnages et aux situations parfois ubuesques auxquelles ils sont confrontés une tonalité humoristique, faite d’ironie, de dérision, voire de moquerie, sous laquelle le lecteur sent toutefois poindre une immense compassion (l’auteure étant elle-même née à Saïgon en 1955). Bien que la forme narrative adoptée soit celle du récit classique à la troisième personne, il existe une évidente proximité entre l’auteure et ses personnages par le truchement du narrateur, qui, en épousant subtilement et alternativement le point de vue des protagonistes, semble, pourrait-on dire, « faire partie de la famille ».

« Quand Mae se plaint de ne pas posséder de bijoux, Ba dit :

Une voiture, c’est quand même mieux qu’un diamant. Tu as beaucoup d’amies qui peuvent se vanter d’avoir un chauffeur ?

L’ordonnance de Ba astique ses bottes. Ba astique la Volkswagen. Il répète à l’envi que la Volkswagen vaut tous les diamants du monde, comme s’il allait finalement convaincre Mae de porter la voiture autour de son cou ».

Les trois adolescents passent par différentes phases, dans une sorte de cheminement initiatique : premières victimes du chaos, ils le subissent, le contestent, en souffrent, réagissent, observent, critiquent, jusqu’à rétablir à leur profit, avec leurs armes naturelles et leurs capacités d’adaptation, un équilibre personnel fondé sur leur intégration dans un fonctionnement social intrinsèquement amoral et sur leur pleine acceptation de cette inversion des « valeurs » qui finit par être pour eux la norme sociétale jusqu’au jour où, l’armée américaine vaincue faisant précipitamment retraite et les communistes instaurant leur pouvoir sur le sud du pays, s’établisse l’ordre nouveau.

« Tant de gens ont été amputés de leurs doigts de pieds, de leurs chevilles, de leurs jambes et de leur vie que le mot normal a pris un sens volatil. […] Le crime est un fait chronique pendant la guerre, et devient, de ce fait, un acte normal. On ne cherche plus à savoir ce qui est normal ou anormal… La morale est une question de temps ».

Xuan personnifie physiologiquement, psychologiquement et moralement la succession de ces phases de transformation socio-politico-culturelle.

Situation initiale en incipit :

« L’année où Xuan a vu ses nichons enfler, le moine s’est foutu le feu. Son torse est toujours un peu raplapla mais les deux petites bosselures commencent à se voir. C’est aussi l’année des hélicoptères, plein d’hélicoptères qui font grincer le ciel ».

Situation finale, près du chien de famille agonisant :

« En caressant le chien mourant, elle perçoit en elle-même une nouvelle légèreté. […] Elle est plus légère, mais pas plus fragile. Son cartilage s’est épaissi et ses propres os sont devenus des piliers à l’intérieur de son corps… »

Le temps des loups est-il passé ?

La dernière phrase de ce tourbillonnant roman semble porteuse d’espoir :

« Xuan n’est donc pas vraiment surprise quand, du fossé qui sépare le jardin des marais, elle voit jaillir hors de l’eau deux poissons dorés… »

Une belle plongée romanesque dans les remous d’une réalité historique dramatique.

 

Patryck Froissart

 

 

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A propos de l'écrivain

Anna Moï

Anna Moï

 

Anna Moï, de son vrai nom, Tran Thiên-Nga est née le 1er août 1955 à Saigon, au Vietnam. Sa mère est enseignante et son père est officier et journaliste. Après avoir obtenu le baccalauréat au lycée français Marie Curie de Saigon, elle part pour Paris dans les années 70 où elle étudie l’histoire à l’université de Nanterre. En 1992 elle s’installe dans sa ville natale devenue Hô-Chi-Minh-Ville. Elle commence alors à écrire des chroniques en français dans une revue francophone vietnamienne. En 2001 paraît aux éditions de l’Aube L’Echo des rizières, recueil de truculentes nouvelles. Son premier roman, publié en 2004 chez Gallimard, Riz noir, rompt avec le style léger et humoristique de ses nouvelles.

Bibliographie sélective : Nostalgie de la rizière (Ed. de l’Aube, 2012), L’Année du cochon de feu (Ed. du Rocher, 2008), Violon (Flammarion, 2006), Espéranto, désespéranto La francophonie sans les Français (Gallimard, 2006), Rapaces (Gallimard, 2005), Riz noir (Gallimard, 2004), Parfum de pagode (Ed. de l’Aube, 2003), L’Écho des rizières (Ed. de l’Aube, 2001).

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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En attendant demain, Nathacha Appanah

En attendant demain, Nathacha Appanah

Ecrit par Patryck Froissart 25.01.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Roman

En attendant demain, juillet 2016, 215 pages, 7,10 €

Ecrivain(s): Nathacha Appanah Edition: Folio (Gallimard)

En attendant demain, Nathacha Appanah

 

Nathacha Appanah, auteure mauricienne, signait avec ce roman paru chez Gallimard en janvier 2015, sorti dans la collection Folio en juillet 2016, un récit intimiste mettant en scène :

– Adam, Basque, architecte, bûcheron, ébéniste et artiste peintre

– Anita, Indo-Mauricienne, écrivaine, poète, journaliste

– Adèle, Mauricienne, sans-papier, clandestine, femme de ménage au noir

Au centre du triangle, Laura, la fille d’Adam et d’Anita.

L’action se déroule à Paris, puis au pays basque, sur le littoral atlantique, avec des incursions rétrospectives à Maurice. Le personnage principal est Anita. Son point de vue est principalement celui du narrateur, lequel semble parfois se confondre avec celui de l’auteure elle-même tant est fort le sentiment de réalité vécue, empreinte d’une nostalgie du pays natal commune à tout exilé, contenue mais latente, qui se dégage des pensées, rêveries et réactions de la jeune femme.

Le schéma narratif est plutôt classique. En situation initiale sont racontés les itinéraires parallèles respectifs du jeune Français provincial et de la jeune Indo-mauricienne venus étudier à Paris et se sentant tous deux étrangers dans un milieu universitaire dans lequel ils ont vainement essayé de s’intégrer.

L’élément déclencheur est un réveillon d’étudiants auquel sont invités les deux personnages, qui ne se connaissaient pas jusque là. C’est la rencontre, sur un constat partagé :

« Je ne suis pas à ma place ici ».

Cette conjonction marque le début d’une période d’équilibre pour les deux personnages alors réunis sur une trajectoire commune : formation du couple, quelques années de galère consentie à Paris, installation dans la maison du bonheur au pays basque, entrée, pour Adam, dans la vie professionnelle, naissance de Laura…

Premier élément perturbateur après quelques années sans heurt : le réveil, chez Anita, du besoin d’écrire et de répondre à sa vocation de journaliste.

La situation se dégrade lentement. L’attrait de l’exotisme se dilue dans l’habitude.

Adam se retourne et, pendant une fraction de seconde, il a l’impression de se retrouver devant une inconnue. Où est passée sa femme aux cheveux longs, aux yeux brillants, aux grandes jupes colorées et au parfum de vanille ?

La survenue d’un second élément perturbateur donnera au récit un tour décisif : Laura rencontre une compatriote, Adèle qu’elle installe à demeure.

Le triangle romanesque tragique étant constitué, le roman s’oriente vers le drame.

L’intrigue, intense, car l’auteure sait faire naître, entretenir et lentement croître le suspense et la tension, est la trame sur laquelle elle épingle une série de questions existentielles et sociétales.

Oublie-t-on jamais ses racines, ses origines, sa culture, son histoire d’avant l’exil ?

Où, pourquoi et comment se sent-on étranger ?

Comment se fait, bien ou mal, l’intégration, dans la société française, de l’immigrée, repérée par la couleur de sa peau, son accent, sa façon d’être ?

La première fois, dans ce village, elle n’avait pas compris ces regards en même temps surpris et interrogateurs. On lui avait répondu avec politesse mais méfiance. […] Quand elle arriva à sa voiture, elle surprit son visage dans la vitre et soudain elle comprit. Elle n’était pas du tout celle qu’ils attendaient…

Son identité culturelle revient brusquement envahir Anita lors d’un concert de maloya que vient donner dans la région un chanteur dont le nom n’est pas cité mais dans le portrait de qui les lecteurs des Mascareignes reconnaîtront facilement l’artiste réunionnais Danyel Waro.

Ces racines culturelles qui ré-affleurent, ces différences qui résistent au temps et au contexte marquent forcément la relation conjugale d’un couple dit « mixte » (titre d’un des chapitres) tel que celui que forment Adam et Anita, relation que complexifient les questions relatives au statut de la femme dans notre société, dans son foyer, dans son travail.

Il lui parle des poilus, des résistants […]. Elle lui raconte l’histoire de son arrière-grand-père arrivé à l’île Maurice pour remplacer les esclaves sur les champs de canne. Elle trouve impensable qu’on puisse manger du museau, il trouve impensable qu’on mange des piments…

Au fil de l’histoire personnelle d’Adèle, l’auteure dénonce la situation de la femme immigrée clandestine sans papiers travaillant au noir et conséquemment exploitée.

Les liens compliqués qui se tissent, dans la deuxième partie du roman, entre Anita et Adèle, entre Adèle et Adam, sont la source d’une réflexion sur l’amitié, la fidélité, l’adultère.

En somme, un roman multidirectionnel, multidimensionnel, multiculturel, à résonances socioculturelles multiples…

 

Patryck Froissart

 

 

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    A propos de l'écrivain

    Nathacha Appanah

    Nathacha Appanah

     

    Auteur d’une dizaine de titres, dont cinq sont disponibles en Folio, Nathacha Appanah est née le 24 mai 1973 à Mahébourg ; elle passe les cinq premières années de son enfance dans le Nord de l’île Maurice, à Piton. Elle descend d’une famille d’engagés indiens de la fin du XIXe siècle, les Pathareddy-Appanah. Après de premiers essais littéraires à l’île Maurice, elle vient s’installer en France fin 1998, à Grenoble, puis à Lyon où elle termine sa formation dans le domaine du journalisme et de l’édition. C’est alors qu’elle écrit son premier roman, Les Rochers de Poudre d’Or, précisément sur l’histoire des engagés indiens, qui lui vaut le prix RFO du Livre 2003. En 2007, elle reçoit le prix du roman Fnac pour Le dernier frère.

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Asinus in fabula, Guido Furci

Asinus in fabula, Guido Furci

Ecrit par Patryck Froissart 02.02.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésieCardère éditions

Asinus in fabula, avril 2015, 61 pages, 12 €

Ecrivain(s): Guido Furci Edition: Cardère éditions

Asinus in fabula, Guido Furci

 

Asinus in fabula. Certes, l’âne est dans la fable depuis longtemps, l’âne est un personnage littéraire depuis la littérature, au moins depuis Apulée. Comment cet asinus in fabula est-il devenu le titre de ce singulier recueil de Guido Furci ? L’âne est présent, au milieu du recueil, dans une très courte fable originale d’une page en italien faisant face à une page en français, fable dont il est le héros. Grâce à ses oreilles en forme d’hélices, il vole jusqu’à la lune, s’y pose, et constate : « La lune est une énorme ricotta. C’est juste qu’elle ne bouge pas à droite et à gauche comme un flan… ». L’âne est capable de voir ce que le commun des hommes mortels ne voit pas. L’âne est capable de comprendre la lune. L’âne est un poète. L’auteur est un poète. L’auteur est un âne. L’auteur âne poète a des oreilles en forme d’hélices. Tous les poètes auraient-ils des oreilles d’âne en forme d’hélices ?

L’ouvrage est structuré de façon symétrique comme un diptyque dont le centre est le conte de l’âne. D’un côté, et de l’autre, deux compositions de versets numérotés de un à vingt-quatre, soit quatre-vingt-seize au total. Le lecteur est incité à mettre en correspondance, une à une, les compositions qui précèdent le conte de l’âne avec chacune de celles qui le suivent.

L’écriture est circulaire, répétitive, obsédante, incantatoire. Les thèmes de référence tournent en boucle, cherchent à soûler. Il y a d’abord l’enfant Nicolas, cousin de Marion, dont la mort à l’âge de trois ans et demi, suite à « une maladie rare », évoquée de façon cyclique, hante le narrateur qui, s’exprimant à la première personne, présente ailleurs dans le texte Marion comme étant sa propre épouse.

Le cousin de Marion s’appelait Nicolas.

Il est mort à l’âge de trois ans. Il était beau.

Il y a donc Marion.

Marion est ma femme, mais elle ne sait pas pourquoi.

Il y a le père et la mère (de Marion ?)

Son père était en train de lire. Son père était en train de mourir.

Il y a « l’histoire des Juifs d’Europe », dont le souvenir de l’holocauste lancine le narrateur, et vient en écho récurrent lanciner le lecteur.

Quand son père était en train de mourir, il lisait l’histoire des juifs d’Europe.

Il y a la mort, sans conteste le personnage principal du recueil, personnage omniprésent, par les occurrences du verbe mourir qui fourmillent dans le corpus.

Il y a le tragique, qui pèse, l’indicible, qui plane, l’implicite, qui enveloppe, le tacite, qui étouffe, les secrets (de famille ?) qui harcèlent.

« Mais pourquoi toutes ces histoires de famille ? »

Il y a l’allusif, le non-dit, le sous-entendu, ce qui ne sera jamais explicité.

« Vous voyez ce que je veux dire ? »

Et il y a la peur, la menace, le péril, d’autres drames, en écho à ceux du passé.

« Voici le sens de ce détour, le sens de ce grand jour

qui reste indispensable pour essayer de

comprendre cette peur d’aujourd’hui »

« la peur d’aujourd’hui n’a presque rien à voir avec les juifs d’Europe.

La peur d’aujourd’hui est jaune comme les photos des années 1980.

La peur d’aujourd’hui fait peur comme les coiffures des années 1980 »

Alors il y a la tentation, la terrible solution finale…

« moi aussi j’ai envie de finir »…

La redondance des anaphores, des répétitions, des versets qui reviennent à l’identique, comme des attaques incessantes d’idées fixes, le parallélisme des quatre parties, comprenant chacune un même nombre de versets, participent de l’expression par le poète, de l’impression pour le lecteur, d’un tourment, d’un remords, d’une hantise quasi psychotique, que l’auteur pousse au paroxysme en adoptant régulièrement un langage enfantin sous forme proche de la comptine, ou une espèce de psittacisme propre à celui de l’innocent… (ou de celui qui fait… l’âne ?).

« Les spécialistes auront compris pourquoi j’évoque ici un cauchemar cauchemardesque.

Les autres non. Ils ne peuvent pas savoir tout ce qu’il y a dans ma tête.

Tant mieux ».

Et puis il y a la quatrième partie, originale, presque entièrement faite de versets redits mais immédiatement raturés, barrés, procédé typographique par lequel le poète semble effacer tout ce qui a été écrit auparavant, comme si ce qui a été dit n’aurait pas dû l’être, comme si ce qui est destiné à être édité aurait dû rester inédit… ou comme si, finalement, l’auteur posait la question de la finalité, de la vanité, de l’utilité d’écrire.

« Avant que la nuit tombe, il faut que j’efface d’un seul trait :

tout est fait… »

Ce n’est pas ma faute si lui il est mor :

Ce n’est pas ma faute s’il avait tort.

Avec des Guido Furci, la poésie sera toujours un art majeur. Il convient de remercier les Editions Cardère pour la publication de ce texte de haute qualité.

 

Patryck Froissart

 

Lire l'article de Cathy Garcia sur le même recueil

 

 

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Bribes d’une décennie à l’ombre, Mohamed El Khotbi

Bribes d’une décennie à l’ombre, Mohamed El Khotbi

Ecrit par Patryck Froissart 06.02.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBiographieMaghrebRécits

Bribes d’une décennie à l’ombre, Kalimate Edition (Rabat, Maroc, 2012), 141 pages, 10 € (au Maroc 50 DH)

Ecrivain(s): Mohamed El Khotbi

Bribes d’une décennie à l’ombre, Mohamed El Khotbi

 

Mohamed El Khotbi, enlevé en pleine nuit en 1972 par la police, a passé en prison dix des années de plomb qu’a connues le Maroc sous le règne de Hassan II. C’est cette expérience douloureuse qui constitue l’objet de cet ouvrage. Si l’époque et les circonstances évoquent immédiatement les œuvres d’Abdellatif Laâbi, la tonalité et le mode d’expression de ces « bribes » en sont totalement différents.

Notre auteur brosse, simplement, en une douzaine de chapitres, sans linéarité artificielle, sans montage romanesque, une série de tableaux montrant des choses vécues. On n’est pas dans le roman. Le dessein est clair : il s’agit à la fois d’exprimer la monotonie, la banalité, la médiocrité des jours et des jours d’enfermement, et d’en faire émerger les pauvres faits divers qui parviennent à rompre par ci par là la déprimante régularité des rythmes carcéraux et des rituels collectifs et individuels. Certes la souffrance personnelle est perceptible, mais elle reste, pudiquement, non-dite. Pour prendre de la distance, l’auteur se dédouble. Dans la préface, son propre personnage est présenté par Jamal Bellakhdar, un de ses compagnons du militantisme étudiant des années soixante au Maroc.

« Mohamed El Khotbi, mon ami, mon camarade, mon complice dans le “motif”, pour reprendre une expression de ce jargon pénitentiaire imagé dont il a très heureusement émaillé son texte, a choisi de n’apparaître, dans ce recueil, ni comme une victime, ni comme un héros… »

En effet l’auteur se met en scène à la troisième personne. Ainsi posé, le personnage, simplement nommé Mohamed, est un prisonnier parmi les autres, avec toutefois, évidemment, sa mise en focalisation interne par le narrateur.

Sont évoqués successivement :

– les transferts d’une prison à l’autre dans l’estafette-gibecière, et les allées et venues d’un quartier d’isolement à un autre, déplacements dans les rouages froidement administratifs que le narrateur intitule avec dérision Voyages et qu’il met en correspondance avec d’autres voyages, accomplis, ceux-là, en toute liberté, dans l’enthousiasme militant et la foi en la révolution ;

– une longue grève de la faim des prisonniers politiques réclamant la rupture de leur mise en isolement, au cours de laquelle reviennent au personnage des souvenirs et des envies de repas. Surmontant le tourment de la faim, le personnage salive…

« Ce qu’il préférerait, lui, maintenant, c’est un tajine de pommes de terre-olives, avec un zeste de citron. Comme entrée, une harira… avec une légère persillade. Après, juste quelques petites tranches de foie grillées à même la braise. Bon. On peut y substituer des brochettes de mouton avec plutôt un couscous aux sept légumes… »

– la mosaïque des origines géographiques des différents « groupes » politiques qui se retrouvent incarcérés, ce qui permet à l’auteur de dresser le tableau de ce « pays pluriel » qu’est le Maroc ;

– l’épisode émouvant de la rencontre entre les prisonniers et une perruche mâle atterrie « miraculeusement au milieu de la cour ». Mis en cage à son tour, symbole de l’enfermement, l’oiseau se voit un jour offrir une compagne. La scène de pariade est la parfaite représentation du besoin d’amour dont souffrent cruellement les détenus ;

– une visite de sa sœur qui déclenche chez Mohamed les souvenirs de l’enfance passée à Aïn Chock ;

– un transfert à l’hôpital Avicenne à Rabat pour une visite médicale en pleine grève de la faim, occasion de rencontre avec Badia, une infirmière qu’il connaît, moment de convivialité à boire ensemble un café dans une chambre de la résidence avec la complicité du gardien et à échanger « des nouvelles sur le parcours d’amis communs », dans un « fantastique contraste avec la cellule exiguë de la maison centrale » ;

– les affres de l’attente perpétuelle que subissent les prisonniers, attente d’ils ne savent quoi, attente qu’il se passe quelque chose, peu importe quoi, chapitre d’expression purement poétique d’un monde kafkaïen

« Tu attends

Tu attends la visite

T’as pas de visite

Tu attends la lettre

T’as pas de lettre

Tu attends le chef

Le chef n’est pas là

Il attend le directeur pour une réunion importante »

– et, au fil des situations anecdotiques, on en arrive à l’annonce de « la classe », la libération, les retrouvailles, troublantes, troublées par un vide de dix années au cours desquelles le temps s’est arrêté pour Mohamed mais a continué de passer pour la famille, les amis, les voisins, qui ont changé…

On l’a dit, l’intention de l’auteur n’était pas de faire un roman de son histoire. On n’est toutefois pas non plus dans l’autobiographie, ni dans l’autofiction, ni dans le document. Choses vues, choses vécues, choses dites, choses dénoncées, certes. La force de l’ouvrage est ailleurs : Mohamed El Khotbi est un poète. En symbiose étroite avec le récit simplement objectif, l’écriture est alternativement et puissamment poétique, quoique sans recherche de lyrisme ni de théâtralité.

« Des jours

Contre le métal

Contre le béton

Contre l’ombre grise de la rocaille

Des jours contre le gémissement maussade des gonds »

Simplicité du récit prosaïque, simplicité de l’expression poétique, simplicité d’un homme qui a surmonté l’épreuve, sans pour autant l’oublier, sans pour autant renoncer à ses idéaux de justice, d’égalité, et de liberté.

La conclusion est donnée par Jamal Bellakhdar :

« Au final, toutes les œuvres carcérales – narratives, discursives ou fictives – qui ont été produites ces trois dernières décennies au Maroc doivent être comprises comme des actes de résistance contre l’arbitraire et le bâillonnement des libertés… »

A noter : les textes sont suivis d’un précieux album de photos réunissant l’auteur et ses compagnons de lutte, parmi lesquels figure Abdellatif Laâbi.

 

Patryck Froissart

 

 

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Il n’y a pas d’écriture heureuse, Alain Marc

Il n’y a pas d’écriture heureuse, Alain Marc

Ecrit par Patryck Froissart 22.02.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésieRevues

Il n’y a pas d’écriture heureuse, Le Petit Véhicule, Revue Chiendents n°109, septembre 2016, Cahier d’arts et de littératures, 5 €

Ecrivain(s): Alain Marc

Il n’y a pas d’écriture heureuse, Alain Marc

 

Ce numéro de la précieuse revue Chiendents est consacré à Alain Marc, dont un ouvrage fondamental en deux parties, Chroniques pour une poésie publique, et Mais où est la poésie ? a fait l’objet il y a quelque temps d’une présentation dans La Cause Littéraire.

Alain Marc est pluriellement remarquable. Il possède un talent, une vertu, et un boisseau de capacités :

D’abord il est poète, naturellement, spontanément, foncièrement.

Ensuite il est militant, défenseur acharné d’une poésie qui serait, qui redeviendrait ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : publique.

Enfin il est, simultanément ou successivement, critique, analyste, lecteur attentif, sourcilleux, exigeant, à l’affût de tout ce qui se fait, se dit, s’expose, se publie dans le domaine de la poésie, domaine qu’il appréhende et parcourt en long et en large en faisant montre d’une culture littéraire, théâtrale, événementielle quasiment encyclopédique.

Une grande partie du numéro 109 est faite d’une correspondance et de deux entretiens entre notre poète et Murielle Compère-Demarcy, poétesse, rédactrice à La Cause Littéraire.

Dans la Lettre pour une présentation qui sert de pré-texte à la revue, Alain Marc définit pour sa correspondante son parcours et précise le diptyque qui peut être considéré comme son manifeste.

Deux bornes jalonnent ce parcours, à savoir ce que j’ai appelé « l’écriture du cri » et « la poésie publique », que deux essais balisent : « Ecrire le cri » et « Chroniques pour une poésie publique suivies de Mais où est la poésie ? »

L’auteur y définit ce qui, pour lui, distingue « poésie » et « poème », y évoque sa « pratique du carnet et/ou de l’essai », y rappelle ses activités de critique littéraire, et y révèle qu’il a « plus de 4000 pages réparties en une cinquantaine d’ouvrages toujours inédits, sur lesquels [il] travaille chaque jour ».

Peut-on en espérer de futures publications ?

Suit une longue et foisonnante conversation avec Murielle Compère-Demarcy, au cours de laquelle Alain Marc est invité à préciser sa classification, originale, des poésies en « regards hallucinés », « poésies non hallucinées », poésies « évidences », et ce qu’il appelle « polaroïds pornographiques ».

Le poète répond également, de façon toujours passionnée et passionnante, aux questions de son interlocutrice (tout autant passionnée que lui) quant à son grand combat pour une poésie publique, puis à propos de ce que serait une « poésie expérimentale ». L’entretien abonde en références (Leiris, Proust, Camus, Artaud, Garnier, Sade, Bataille, Maïakovski, et bien d’autres). L’ensemble des questions et réponses rassemble ce qui semblait épars. Il s’en dégage une mise en relation, et une structuration, des multiples activités d’Alain Marc.

« On comprend alors mieux pourquoi je dis qu’aussi bien mes poésies, que mes poèmes, que mes polaroïds pornographiques, que mes essais-par-fragments forment un tout indissociable et cohérent ».

Cette conversation trouve sa suite dans une autre rencontre, transcrite dans la deuxième partie de l’ouvrage, entre Murielle et Alain, portant sur Ecrire le cri. On appréciera ailleurs la Lettre à mon ami sculpteur amoureux de poésie, Bertrand Créac’h, dont on pourra retenir en particulier cette intéressante conclusion, qui incite à réfléchir sur les fonctions respectives, dans l’interprétation ou dans la perception poétique, du poète émetteur et du lecteur-auditeur-récepteur :

« Ma poésie n’est pas poétique : elle le devient (par la surprise qu’elle provoque, et par le flot, dans le cas de poèmes longs) ».

Le dernier texte de la revue, écrit par Alain Marc, a pour titre : La poésie contemporaine est très souvent intellectuelle. Le lecteur qui a parcouru l’ouvrage Chroniques pour une poésie publique suivies de Mais où est la poésie ? y reconnaîtra sous une forme condensée la thématique longuement développée au fil de ces autres pages du poète essayiste.

En insert, au milieu du fascicule, une lettre (un « papier [retrouvé] vieux de plus de 40 ans ») adressée à notre auteur par Bernard Noël, précède une lecture, par Murielle Compère-Demarcy, d’une nouvelle d’Alain Marc intitulée Le Timide et la prostituée :

Ce sont des « visions » (le mot apparaît plusieurs fois), des apparitions réelles ou fantasmées de la solitude que nous lisons ici. D’un homme qui rêve de devenir libre, comme l’écrivain est libre dans sa créativité…

Cette nouvelle, nous apprend l’auteur, est « quasi inédite. Elle a été publiée en ligne sur un très bon site qui proposait des nouvelles à acheter à moins de deux euros mais son plus grand tort a été d’arriver trop tôt, si bien qu’elle a été très peu lue ».

Après avoir lu ce qu’en écrit Murielle, on ne peut, l’eau à la bouche, qu’en appeler aux éditeurs pour une mise en page qui la rende « publique ».

En attendant, ce numéro de Chiendents offre au lecteur curieux de tout ce qui touche au langage en général et à l’expression poétique en particulier de (re)découvrir un poète qui pense la poésie, et qui ne cesse de faire entendre son CRI pour que vive cet art du verbe né avec l’homme et inhérent à la notion même d’humanité.

Qu’on en profite !

 

Patryck Froissart

 

 

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La colombe et le moineau, Khaled Osman

La colombe et le moineau, Khaled Osman

Ecrit par Patryck Froissart 04.03.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanVents d'ailleurs

La colombe et le moineau, mai 2016, 186 pages, 20 €

Ecrivain(s): Khaled Osman Edition: Vents d'ailleurs

La colombe et le moineau, Khaled Osman

 

Le narrateur adopte en vision interne le point de vue de son personnage principal, Samir, un Egyptien qui s’est parfaitement bien intégré en France après y avoir fait ses études. Maître-assistant à la Sorbonne, chargé de cours d’histoire de la civilisation arabe, Samir, quelque temps après avoir mis fin à une liaison mouvementée avec Basma, une jeune Syrienne, vit une relation stable et calme avec Hélène, de qui il a fait la connaissance alors qu’elle assistait à son cours.

C’est cette situation initiale normalisée que vient brutalement troubler un appel téléphonique. En plein printemps arabe égyptien, en direct de la place Tahrir, un mystérieux correspondant annonce à Samir que son frère jumeau Hicham, avec qui il a n’a plus de contact depuis belle lurette, vient d’être grièvement blessé dans les manifestations, et qu’il le supplie de se rendre d’urgence à son chevet, accompagné de Lamia, leur amie d’enfance, avec qui Hicham a eu autrefois une relation amoureuse.

Or Samir a perdu depuis longtemps la trace de Lamia, étudiante en arts, après l’avoir aidée à s’installer à Paris.

L’intrigue a pour fil conducteur la quête à laquelle se livre alors Samir qui reconstitue bribe par bribe l’occulte trajectoire de Lamia, en faisant appel ponctuellement à un détective privé qui semble tout droit sorti d’un polar américain.

L’appel venu de la place Tahrir renvoie brusquement Samir à ses origines, recrée un lien, douloureux, avec le pays natal, avec le passé, avec une famille, qu’il avait rangés dans un tiroir qu’il n’ouvrait plus.

Mais l’appel provoque aussi des turbulences au sein du couple, Samir n’ayant jusqu’alors jamais évoqué l’existence de son jumeau devant Hélène, qui lui reproche d’avoir à ce point occulté son passé, et qui s’interroge sur l’empressement de son compagnon à retrouver Lamia.

L’histoire est prenante, le suspense est bien entretenu, mais l’intrigue est prétexte. En effet le courant narratif, linéaire bien qu’intégrant des sauts vers l’amont, traverse des phases étales de réflexion sur le contexte de l’année 2011, sur l’actualité française, égyptienne, mondiale, contemporaine de la révolution des printemps arabes.

Prétexte à interrogations politiques, objets de discorde ancienne entre les jumeaux, sur le mouvement révolutionnaire égyptien, sur « la meilleure manière de lutter contre l’autoritarisme du régime », sur la pertinence des valeurs occidentales de défense des libertés et de démocratie dans un pays « aussi complexe et aussi convoité que l’Egypte », sur la nécessité de « d’abord œuvrer à l’éducation des citoyens avant de tenter d’imposer par la force un régime importé », sur la légitimité et la sincérité de l’engagement et des critiques formulées de loin par les émigrés sur le régime et sur les formes prises par la révolution…

« La vérité, c’est que Samir avait eu peur de rentrer, peur de mettre en danger le confort dont il jouissait en France ».

C’est la divergence grandissante de leurs opinions sur ces questions qui a provoqué autrefois la rupture des relations entre les jumeaux.

Prétexte à d’intéressantes discussions littéraires et historiques entre Samir et Hélène, par exemple sur la fonction de la poésie dans le combat politique (Darwich est évidemment évoqué) ou à propos de la décision prise par Rimbaud de sortir de l’imaginaire de l’aventure poétique pour aller vivre son rêve d’aventurier, ou encore sur le sens à donner à l’expédition de Bonaparte en Egypte et sur ses conséquences dans l’histoire égyptienne.

Prétexte à questionnement, à propos de Lamia, sur la difficulté, pour une jeune femme égyptienne musulmane, d’envisager de se consacrer à la peinture.

Prétexte à incursions dans le milieu bohème des artistes en herbe et des professeurs de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts où Lamia a suivi un cursus éphémère mais très remarqué.

Prétexte à prise de position sur le développement des réseaux d’influence islamistes, lorsque les recherches de Samir l’amènent à s’intéresser à un groupe occulte dont le quartier général serait une librairie musulmane du 19e arrondissement. Lamia se serait-elle radicalisée ? Aurait-elle été embrigadée ? Aurait-elle pris le chemin du djihad en Syrie ?

Prétexte à dialogues théologiques, avec « la jeune fille au hijab » rencontrée dans cette librairie, sur la puissance des versets coraniques et sur la numérologie qui permettrait d’en dévoiler la structure savante…

Prétexte à réflexions critiques, et à intertextualité, sous forme d’analyses littéraires, de la part de Samir, dans le cadre de son travail d’assistant d’université, sur telle ou telle œuvre de la littérature arabe, en particulier sur un poème du poète militant Amal Abul-Qassem Donkol dont l’héroïne, Zarqa al Yamama (Zarka la colombe), personnage du patrimoine historico-poétique arabe, donne en partie son titre au roman et dont l’histoire est mise en relation avec la défaite égyptienne de juin 1967 et avec l’intrigue en cours. Intertextualité qui met Samir sur la piste d’une autre héroïne de l’histoire des Arabes, Zabba’, qui, pour l’auteur pourrait être assimilée en partie à Zénobie. Quel lien avec Lamia ?

« Quelque chose lui disait confusément que ce poème n’était pas sans rapport avec sa quête actuelle ».

Prétexte à récurrence de deux vers dont le sens énigmatique obsède Samir :

Qu’ont ces chameaux avec leur pas si lent ?

Rocs charrient-ils ou métal écrasant ?

Ces multiples prétextes ne sont toutefois pas que digressions gratuites que se permettrait un auteur érudit. Ils prennent sens, peu à peu, par rapport à l’intrigue, et donnent sens, parallèlement, à la quête de Samir qui, en recherchant Lamia, se cherche…

Visita interiora terrae rectificandoque invenies occultum lapidem...

Quel sera, dans ce roman de Khaled Osman, l’aboutissement de ce cheminement initiatique très socratique ?

 

Patryck Froissart

 

 

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Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, Stefan Zweig

Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, Stefan Zweig

Ecrit par Patryck Froissart 16.11.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Langue allemandeNouvelles

Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, juillet 2016, trad. allemand Laure Bernardi, Isabelle Kalinowski 95 pages, 2 €

Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)

Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, Stefan Zweig

Deux nouvelles extraites de Romans, nouvelles et récits, Tome II, de Stefan Zweig dans la Bibliothèque de la Pléiade (Editions Gallimard). La première, Un homme qu’on n’oublie pas, met en scène Anton, un personnage remarquable, sans domicile fixe, connu de toute une ville, une sorte de Diogène du 20ème siècle que l’accumulation de biens matériels n’intéresse pas, un homme à tout faire qui vit au jour le jour, auquel tout un chacun peut faire appel à tout moment pour solliciter de lui des petits travaux les plus divers, pour lesquels il refuse d’être rétribué au-delà du « tarif » invariable qu’il a fixé : de quoi pourvoir à ses sobres besoins jusqu’au lendemain.

La nouvelle est, comme c’est souvent le cas chez Zweig, le récit de la rencontre entre le narrateur et ce personnage singulier. L’emploi du JE personnalise la relation et lui donne un caractère authentique, d’autant plus fortement ressenti par le lecteur que le contexte spatio-temporel est toujours campé de façon réaliste. L’auteur met l’accent sur l’impact que peuvent avoir dans la vie de telles rencontres : le narrateur, qui, après avoir fait fortuitement la connaissance du clochard, enquête discrètement, intrigué par le bonhomme, pour cerner sa personnalité, en sort quelque peu transformé. Il tire leçon de la sagesse acquise, de la totale indépendance, de la générosité spontanée, de l’humanisme vrai qu’il découvre chez le vagabond.

« Je serais un ingrat si j’oubliais l’homme qui m’a enseigné deux des choses les plus difficiles de la vie : premièrement ne pas me soumettre au plus grand des pouvoirs de ce monde, le pouvoir de l’argent, et lui opposer ma pleine liberté intérieure ; deuxièmement, vivre parmi mes semblables sans me faire ne serait-ce qu’un seul ennemi ».

La leçon est d’autant plus percutante qu’elle repose sur un double paradoxe : d’une part elle émane d’un être qui, bien que vivant en marge, est l’homme le plus connu et le plus « socialement estimé » de la ville ; d’autre part elle est donnée au narrateur, personne lettrée ayant un haut statut socio-économique, par un individu « insignifiant, avec un costume élimé », qui possède un savoir pratique paraissant illimité.

Une belle construction chiasmique…

Le deuxième récit, qui donne son titre au recueil, Etait-ce lui ?, tient à la fois du polar et du conte noir à la façon de Maupassant. De la même façon que dans ses autres nouvelles, qui ont pour caractéristique essentielle la mise en scène d’un narrateur qui, rencontrant un être dont la personnalité le trouble, se met en situation d’analyser son comportement, d’étudier ses faits et gestes, de cerner son profil psychologique, Zweig donne ici la parole à Betsy, qui observe l’installation de ses nouveaux voisins, puis fait leur connaissance et celle de leur chien jusqu’à bientôt partager leur vie et assister à la tragédie qui les atteint lorsque leur jeune enfant est assassiné.

L’étude des caractères à laquelle se livre Betsy porte d’abord sur le père, John Charleston Limpley, un être exubérant, un tempérament phénoménal, puis… sur le chien Ponto, qui devient dans son angle de vision, et jusqu’à la fin du récit, le personnage principal.

Effectuer la psychanalyse d’un épagneul, voilà un sujet original, même de la part d’un auteur dont on connaît la relation amicale qu’il a entretenue avec Freud.

« Il n’avait pas fallu longtemps à l’animal, intelligent et observateur, pour constater que son maître, ou plutôt son esclave, lui passait toutes ses insolences ; d’abord simplement désobéissant, il prit rapidement des manières tyranniques et refusa par principe tout ce qui pouvait être interprété comme de la soumission… »

Longtemps après le drame, le fait que le meurtrier de l’enfant n’ait jamais été identifié continue d’obséder Betsy, qui se pose sans répit la question qui fait le titre du texte : « Etait-ce lui ? »

L’atmosphère est lourde, l’angoisse est la tonalité dominante. Le lecteur est induit à partager la focalisation de la narratrice, à éprouver ses affres, à désirer la révélation de la vérité, à vivre la fin du suspens.

Etait-ce lui ?

Pour le savoir, il n’est qu’un moyen : lire, de bout en bout, sachant que l’écriture seule de Zweig est déjà en soi source incomparable de plaisir.

 

Patryck Froissart

 

 

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03/07/2022

A l’origine, notre père obscur, Kaoutar Harchi

A l’origine, notre père obscur, Kaoutar Harchi

Ecrit par Patryck Froissart 22.11.16 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBabel (Actes Sud)Roman

A l’origine, notre père obscur, août 2016, 164 pages, 6,80 €

Ecrivain(s): Kaoutar Harchi Edition: Babel (Actes Sud)

A l’origine, notre père obscur, Kaoutar Harchi

 

Ce roman sombre, ténébreux, dont la tonalité est donnée d’emblée par le caractère énigmatique du titre et, par connotation, par le qualificatif obscur qui y figure, est un constat terrible de l’obscurantisme socio-religieux qui règne dans certaines régions et qui se répand insidieusement dans d’autres.

La narratrice est tout au long du récit, successivement et progressivement, une enfant, une fillette, une jeune fille, une femme. La métamorphose est lente, douloureuse, anormale.

Car cette enfant, cette jeune fille, vit recluse depuis sa naissance, avec sa mère, dans « la maison des femmes », une prison sans serrure où les maris ou les pères conduisent leur femme ou leur fille pour les punir d’une quelconque prétendue faute susceptible de porter l’opprobre sur eux-mêmes et sur leur parentèle.

La Mère, ostracisée dès son mariage par sa belle-famille pour cause de son appartenance à une caste sociale inférieure, est accusée injustement par le clan d’avoir commis des actes de nature à salir l’« honneur » de l’époux, qui, pour respecter la règle imposée par une tradition figée, la dépose dans cette geôle sans gardien où vivent d’autres femmes qui y rêvent, année après année, de cette minute hypothétique où leur mari, qu’elles aiment, leur maître, leur dieu, considérant la faute expiée, affichant sa toute-puissante et aléatoire miséricorde, franchira la porte avec son pardon et les remmènera à la maison, car la durée de la peine n’est jamais donnée…

A vomir, je retrouve toujours la même sensation putride, ces relents d’anciens repas, cette acidité dans ma bouche. C’est ainsi à chaque fois que je crois entendre la voix de M., parmi les bruits qui nous viennent de la ville. Mais se pourrait-il qu’un jour ce soit véritablement sa voix qui me parvienne et non celle d’un passant ? Se pourrait-il que ce même jour, grâce à M., je recouvre enfin la liberté ?

Ce jour lumineux ne se lève évidemment jamais.

Le lecteur, par les yeux de l’enfant, participe au quotidien de la petite communauté exclue du monde, et accompagne la lente déchéance de ces femmes que l’attente du pardon libératoire, dont elles refusent d’admettre, surtout face à leurs compagnes d’internement, qu’il ne leur sera jamais accordé, mène peu à peu à la folie.

L’auteure ne s’en tient toutefois pas à ce seul point de vue. Il arrive que l’une des femmes se raconte aux autres. Il advient aussi que la narratrice tombe sur le journal de femmes qui savent écrire. La Mère est de celles-ci. La fille découvre ainsi, par pans, le tragique traquenard clanique qui a provoqué la réclusion des unes et des autres.

La pression socio-culturelle est tellement forte que ces femmes ne se révoltent pas contre leur sort inique. Elles pourraient ouvrir la porte qui donne sur la rue et quitter leur prison. Elles ne le font pas, parce qu’elles savent que la société toute entière les exclut, et que, tant que celui qui les a enfermées ne les libère pas ouvertement, toutes les portes du monde leur resteront fermées. Elles portent définitivement sur elles, aux yeux de tous, le stigmate honteux de la faute qu’elles n’ont pas commise.

L’héroïne, narratrice principale, aura l’impudence, et l’imprudence pourtant de rompre l’enfermement, d’entreprendre, seule, le voyage du retour à l’origine, à sa propre origine et à l’origine de la faute, du péché originel. Elle partira en quête de ce père dont elle n’a aperçu, au cours des années d’internement, que la vague silhouette lors de ses rares visites à la Mère. Sa quête se fera enquête, sur les circonstances de la répudiation, et se voudra reconquête du père perdu.

Et plus j’avance plus j’ai devant moi, là, qui obstrue ma vue et ralentit ma marche, le portrait indistinct de ce Père qui habite à S., une ville voisine située plus au nord, à quelques heures d’autocar d’ici. Un Père coupé de mon existence, de son tumulte, un Père qui ignore que la Mère est morte et à qui je voudrais dire combien moi, la fille, je suis vivante.

Mais, et c’est là que Kaoutar Harchi exprime un pessimisme définitif, le cercle familial dans lequel la fille se retrouve se referme sur elle, et la conspiration fomentée contre la mère se répète, comme un cycle vicieux, dans un lieu clos plus hermétique, plus oppressif, plus coercitif, plus ténébreux, plus sauvage que la prison où elle a grandi.

La fille de l’intruse est, héréditairement, intruse elle-même.

Déterminisme social, fatalité de caste… Tout est-il pour toujours écrit ?

Vois, je me répète, vois quel est leur quotidien, toute cette méchanceté, cette manie qu’ils ont de s’épier continuellement, de se juger, de s’humilier, de s’exclure, de se punir, vois cet amour de la vengeance, ce plaisir des coups rendus, et les plus faibles qu’ils achèvent d’une parole, d’un geste. Vois les désirs inassouvis qu’ils collectionnent…

Les nouveaux geôliers empêcheront, de toute la puissance de leur jalousie, que se renouent les liens naturels entre le Père et la Fille, malgré l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre.

La prison, c’est les autres.

Un récit poignant, une trame romanesque tragique, la représentation d’une réalité révoltante… L’auteure dénonce, par le pouvoir d’un talent narratif d’une remarquable puissance impressive, l’état d’absolue négation de la personne féminine dans une société régie par l’arbitraire de la totale omnipotence masculine renforcée par la complicité active des femmes elles-mêmes, conditionnées culturellement dès la naissance à considérer comme naturel, et à en inculquer le principe à leurs propres enfants, l’état d’infériorité, de dépendance et de soumission dans lequel elles grandissent, vivent et meurent.

 

Patryck Froissart

 

 

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Purple America, Rick Moody

Purple America, Rick Moody

Ecrit par Patryck Froissart 07.01.17 dans La Une LivresLes LivresCritiquesL'Olivier (Seuil)RomanUSA

Purple America, Rick Moody, L’Olivier, octobre 2016, trad. anglais (USA) Michel Lederer, 428 pages, 14,90 €

Ecrivain(s): Rick Moody Edition: L'Olivier (Seuil)

Purple America, Rick Moody

Dans la famille Raitliffe, il y a le souvenir du père, Allen Hamilton, mort brutalement d’un anévrisme. Il y a la mère, Barbara Ashton Danforth, alias Billie, invalide, atteinte de sclérose en plaques dégénérative. Il y a le fils, Dexter Allen Ashton, alias Hex, bègue et alcoolique, organisateur de soirées mondaines. Il y a le beau-père, Lou Sloane, qui vient d’être licencié de son poste de responsable de la sécurité dans la centrale nucléaire de Millstone.

L’action principale du roman se déroule sur une fin de semaine. Dexter, ayant appris que sa mère vient d’être abandonnée par Lou Sloane, débarque dans la vaste demeure familiale en décrépitude.

Se déroule alors un étrange ballet, fait de va-et-vient et de chassés-croisés dans la région littorale constituant le lieu géographique de l’action, entre la vieille maison, la centrale nucléaire voisine et ses environs, et un restaurant fantomatique à la Bagdad Café où Dexter emmène sa mère et où il retrouve par hasard Jane Ingersoll, une amie de collège perdue de vue depuis des années, qui par pure bonté de cœur l’aide, de façon catastrophique, à soigner l’impotente et qui devient parallèlement, sous l’effet d’une attirance réciproque circonstancielle, ou par pitié, ou simplement pour meubler par l’occasion l’ennui qui l’habite, ou un peu pour tout cela à la fois, sa partenaire d’une relation charnelle infructueuse.

Car ce qui caractérise Jane, mais aussi Dexter et Lou, c’est qu’ils traînent un incommensurable et définitif désabusement, qui se traduit par une inexorable pusillanimité, une lassitude incurable, une perpétuelle nolonté.

Seule Barbara, la mère, sait ce qu’elle veut, et s’y tient : elle demande et redemande à son fils d’abréger ses souffrances, lesquelles sont exprimées sans pudeur, de même que sont décrites avec un réalisme rare, cru, froid, scabreux, les séquences au cours desquelles Dexter doit intervenir pour remédier à l’incontinence de sa mère, la déshabiller, lui changer les couches, lui donner un bain, la rhabiller, moments d’extrême humiliation pour l’une, de gêne violente pour l’autre.

Lou, de son côté, trimballe un double sentiment de culpabilité lié d’une part au fait d’avoir abandonné sa femme dont il ne supportait plus la dégénérescence continue et à celui d’avoir accepté quelques jours plus tôt, en échange de son silence, une retraite dorée proposée par la direction de la centrale de Millstone qui, intrigue sous-jacente, a probablement effectué, après une explosion que les autorités tentent de tenir secrète et à laquelle Lou aurait assisté, un rejet massif d’eau radioactive dans l’océan proche.

« Vous connaissez aussi bien que moi la situation à Millstone. C’est une catastrophe. Nous sommes dans de sales draps. Mais ce que nous voudrions aujourd’hui, Lou, c’est trouver un moyen de tourner la page sur cette regrettable affaire. Je pense que vous voyez où nous voulons en venir, Lou. […] Nous avons l’intention de vous offrir une retraite très généreuse… ».

Tout au long de ces deux jours, Dexter et Lou accumulent les bières et les cocktails divers, le premier en guise d’adjuvants, le second pour « fêter » son limogeage, ce qui exacerbe l’agressivité des relations entre les personnages.

En conséquence, on le devine, l’atmosphère du roman est lourde, sombre, négative, oppressante.

Quelle réponse Dexter donnera-t-il à la prière d’euthanasie que Barbara lui adresse d’une manière de plus en plus insistante tout au cours de l’intrigue ?

Le genre narratif choisi, très particulier, pouvant rappeler à la fois Joyce, Faulkner et Albert Cohen, est lui-même oppressant. Les pensées des protagonistes, leurs actes, le commentaire, le descriptif, les dialogues (souvent non repérés, fondus dans le texte, les changements de locuteur étant alors signalés par l’usage alternatif de l’italique), les points de vue et les focalisations, tout s’enchaîne sans espace de souffle, et les phrases se suivent de façon continue, sans alinéas, comme un fleuve logorrhéique qui charrie irrésistiblement le lecteur et qui contribue à entretenir cette ambiance poignante dans laquelle l’auteur le plonge. La transcription systématique des bégaiements de Dexter accentue encore l’effet de lourdeur.

Pourtant, et c’est là ce qui fait de cette œuvre une réussite, ce filet, cette nasse, aussi étouffante, aussi dense, aussi serrée soit-elle, ne noie pas. On avance, consentant, dans ces eaux troubles.

On assiste à la mise en scène implacable de personnages sans ambition, sans illusion, sans projection, chez qui l’affectif, la notion de devoir, le sens de la solidarité, quand il en reste, se diluent et se dissolvent dans un individualisme total au sein d’une société du mensonge et de la consommation.

L’auteur dresse sans concession le tableau d’une Purple America (l’Amérique, dite profonde, blanche, du parti des Républicains) en décomposition, prenant le contre-pied de l’idéologie fondée sur un individualisme prétendument propre à favoriser la réussite personnelle, mais qui aboutit à un échec social massif.

« Hex éprouve un sentiment de fierté devant son cheese-burger, qui lui évoque les éleveurs de bétail du Far-West, ces libertaires et leurs valeurs traditionnelles, ces “survivalistes” avant la lettre, ces partisans de l’autodéfense, ces gens qui ont dompté la nature, son cheese-burger et les Grandes Plaines, ces plaines et les familles religieuses qui ont débarrassé l’Ouest de la vermine indienne… ».

La menace d’explosion de la centrale nucléaire, dont la possibilité est seulement habilement suggérée, presque en filigrane, ici ou là, au lecteur pour qui elle demeure pourtant prégnante en arrière-plan, pourrait augurer, symboliquement, en relation connotative avec la référence au survivalisme, l’explosion prochaine de la société étasunienne…

Publié en France au moment même de l’élection de Trump, ce réquisitoire menaçant est forcément percutant.

 

Patryck Froissart

 

 

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17:06 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |