21/12/2022

La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura (par Patryck Froissart)

La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 30.06.22 dans La Une LivresJaponLes LivresRecensionsMercure de FranceRoman

La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura, avril 2022, trad. japonais, Mathilde Tamae-Bouhon, 117 pages, 15,80 €

Edition: Mercure de France

La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura (par Patryck Froissart)

Court roman ou longue nouvelle, La femme à la jupe violette met en scène le personnage éponyme du titre que la narratrice, elle-même actrice intradiégétique du récit, croise d’abord dans son quartier comme le fait aléatoirement un quidam d’un autre avant de fixer son attention sur cette inconnue avec un intérêt croissant, une curiosité de plus en plus exclusive, jusqu’à l’obsession.

La narratrice, Gondó, qui raconte à la première personne, et qui se dénomme elle-même, en opposition à « la femme à la jupe violette » (dont on apprendra furtivement qu’elle s’appelle Mayuko Hino), « la femme au cardigan jaune », est cheffe d’une escouade de femmes de ménage dans un grand hôtel.

Agissant dans l’ombre, à l’insu de celle qu’elle épie constamment et dont elle parvient à connaître tous les aléas d’une existence singulièrement solitaire et d’une vie professionnelle précaire, faite de courts contrats entrecoupés de périodes de chômage, réussit à faire en sorte, par un stratagème ignoré de Mayuko Hino, que celle-ci se présente à un entretien d’embauche suite à quoi elle obtient un emploi de femme de ménage dans ledit hôtel.

L’intrigue, qui se noue et se dénoue à partir de là en grande partie dans le monde clos de l’hôtel, est prétexte pour l’auteure de mettre en lumière, par le seul récit du quotidien qu’en fait la narratrice, les dessous méconnus de l’activité de ce prolétariat anonyme, la précarité des conditions de travail de ces ouvrières invisibles, les mécanismes de pression que permet d’actionner sur chacune la structure hiérarchique existant à l’intérieur même des équipes et à laquelle se superpose un système rigide d’échelons de responsabilité, de pouvoir, et de décision.

Le directeur fait ensuite la liste des erreurs commises la veille : « Chambre 215, le miroir n’a pas été nettoyé. Chambre 308, on a oublié de mettre de l’eau chaude dans la théière. Chambre 502, on a omis de plier l’extrémité du rouleau de papier toilette en triangle… ».

L’astuce narrative dont use avec finesse Natsuko Imamura consiste à ne jamais dénoncer explicitement. Tout se passe, se devine, se dévoile, émerge dans les relations horizontales et verticales entre les membres des équipes affectées à des étages différents, à des chambres réservées à des catégories sociales de clientèle variables. L’essentiel s’apprend dans les conversations, dans les remarques des unes et des autres, des unes à propos des autres, des jugements, appréciations, critiques, jalousies que les unes expriment à l’endroit des autres, dans les ragots échangés et les sous-entendus chuchotés. Et tout est vu et dit comme étant banal, normal, comme le cours plutôt tranquille d’un train-train certes affairé mais nécessairement accepté.

Même les petits larcins, les détournements de savonnettes, de cendriers, de sachets de thé, de restes alimentaires laissés par les clients ayant réglé leur note, les pauses que s’octroient les cheffes en s’enfermant un moment dans les chambres vacantes… tout est présenté comme étant pratique commune, connue mais tue, et moralement admissible.

Cette première journée terminée, Tsukada remet un fruit à la femme à la jupe violette. Une grosse pomme rouge.

« Vous êtes sûre que je peux ? hésite la femme à la jupe violette

[…]

– Ça va ! Tout le monde se sert. Même moi, voyez ! »

Tsukada désigne sa poitrine, étrangement rebondie. […] A droite, elle cache une pomme ; à gauche, une orange…

C’est à l’intérieur – et à l’extérieur – de cette sphère socio-culturelle qu’évoluent nos deux protagonistes, dont l’une ignore qu’elle est perpétuellement guettée par l’autre, espionnée dans ses moindres faits et gestes, suivie dans ses déplacements, dans la rue, dans les transports publics, dans les relations, y compris amoureuses, qu’elle développe et entretient.

Le lecteur, pris dans cette toile arachnéenne en permanent cours de tissage, invité à partager avec la narratrice espionne la focalisation externe, exclusive, dont le point de mire obsédant est la femme à la jupe violette, est tenu en attente de ce qui va advenir de cette étrange liaison à sens unique et sans contact, dont le déroulement prendra une tournure tragique.

Un savoureux entremets littéraire.

 

Patryck Froissart

 

Natsuko Imamura, autrice japonaise, a été sélectionnée trois fois pour le Prix Akutagawa avant de l’obtenir en 2019. Elle a aussi reçu le Prix Osamu Dazai, le Prix Yukio Mishima, le Prix Hayao Kawai, ainsi que le Prix Noma des nouveaux auteurs.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel (par Patryck Froissart)

Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 07.07.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresFlammarion

Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel, Flammarion, avril 2022, trad. allemand, Olivier Mannoni, 550 pages, 22,90 €

Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie, Franzobel (par Patryck Froissart)

 

Ce long récit aux sombres fulgurances a pour sujet principal la désastreuse odyssée menée par le conquistador Hernando de Soto de 1539 à 1542 à travers tout le sud-est des actuels Etats-Unis à la recherche d’un fantasmatique Eldorado. Une cupide obstination, se muant progressivement en un acharnement aveugle, ayant pour source une double obsession collective émulatrice, d’une part celle, pour chaque individu embarqué dans l’aventure, de devenir riche et célèbre par la découverte de nouveaux espaces à conquérir et à coloniser et de cités couvertes d’or, d’autre part celle de convertir au christianisme les tribus amérindiennes rencontrées pousse toujours plus en avant dans un environnement hasardeux et hostile le corps expéditionnaire déposé le 30 mai 1539 sur la côte atlantique par une flotte de neuf navires financés et équipés par Charles-Quint.

Voilà pour le fondement historique du roman.

Car il s’agit bien entendu (précise l’auteur en postface) d’un roman, fort de 550 pages qui se lisent sans reprise d’haleine.

« Il m’est arrivé de broder, et deux ou trois choses sont inventées, mais, sur le fond, je voulais raconter cette histoire d’une manière aussi authentique que possible ».

Soit dit en passant, l’atmosphère générale, le comportement erratique du chef et celui, souvent décalé, de ses plus proches compagnons, ainsi que certaines péripéties confinant au fantastique rappelleront souvent, aux lecteurs qui ont eu le loisir de le voir, ce film inclassable, hallucinant, de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu.

Le cours textuel primordial est donc la relation, romancée mais très précisément documentée, de l’expédition citée plus haut.

Le récit, complexe à souhait, entremêle les époques et les évènements historiques depuis les premières grandes explorations hispano-portugaises du XVe jusqu’au XXIe siècles, et multiplie les tiroirs narratifs.

Dans la galerie des multiples personnages qui font le jeu de l’action, le plus en vue est le conquistador, renommé ici Ferdinand Desoto, dont le lecteur suit la trajectoire aventurière depuis la naissance en Estrémadure jusqu’à la mort en cours d’expédition dans une région correspondant à l’actuel Arkansas.

On s’attache très vite au plus jeune de la troupe, Elias Plim, une réplique lointaine d’un Candide, qui raconte en un récit enchâssé, à ses compagnons friands d’en suivre le feuilleton qui rompt l’ennui vespéral des pauses bivouacs, ses propres mésaventures, sa capture, tout jeune, et ses années d’esclavage chez les Barbaresques et qui rêve la nuit de Pénélope (sic) qui, croit-il, attend fidèlement son retour au Portugal.

Un autre récit intriqué a pour personnage pittoresque et raté un certain Turtle Julius, dont les aventures ne sont pas sans quelques similitudes avec celles de la vieille à qui on a coupé une fesse (Candide), qui poursuit, sans jamais les rattraper, deux brigands qui se sont fait enrôler sous de faux noms dans le corps expéditionnaire, parce qu’il s’est donné pour impérieuse mission de transmettre à l’un d’eux le testament d’un parent lointain lui ayant légué son immense fortune. Citons encore, parmi d’autres récits inscrits, la vie amoureuse tourmentée d’Isabella, l’épouse légitime de Ferdinand, restée à Cuba pendant le périple de son mari avec le titre de gouverneure de la place.

Et puis le lecteur est informé de-ci, de-là, autre imbrication narrative, des étapes juridiques, des avancées, échecs et reprises d’un combat que mène Trutz Finkelstein, un juriste américain de notre siècle, pour que l’Amérique toute entière soit rendue aux indigènes, ce qui pourrait entraîner un reflux massif des descendants des colons européens vers l’Europe originelle, inversant ainsi la dramatique épopée principale.

Par le regard, souvent candide, parfois révolté, voire révulsé, du jeune Elias Plim face au comportement bestial, féroce, sauvage de ses compagnons, par la répétition régulière en termes crus, violents, macabres des actes de barbarie, des massacres, de ce commencement de génocide que perpètrent les conquérants, tout au long d’un sanglant itinéraire, sur les communautés indiennes qu’ils se donnent pour devoir d’évangéliser, par la mise en esclavage des récalcitrants, par, en de flagrants contrastes, le caractère burlesque de scènes carnavalesques au cours desquelles les indigènes ayant accepté la conversion immédiate et collective sont amenés à singer leurs mentors, par la mise en lumière de l’extravagance des opinions exprimées, de l’insanité du comportement, de l’outrance des discours, de la mentalité perverse des aventuriers, des pulsions parfois contradictoires qui les saisissent (on se retrouve régulièrement tantôt dans le monde de Jarry, tantôt dans l’univers de Kafka), par l’usage récurrent de l’antiphrase, de la dérision, de l’ironie, du commentaire sarcastique, l’auteur dénonce dans la globalité du récit les dominantes idéologiques qui animent la troupe, dans le cadre général d’un ethnocentrisme définitif : la soif de pouvoir, de richesses, de gloire, la croyance absolue en l’accomplissement d’une mission divine, et la certitude immarcescible d’une suprématie raciale sur les « sauvages » que sont les individus des autres peuples de la terre. Et ces barbares sont glorifiés de nos jours…

« Les conquérants se pavanent sur les façades des maisons, sur des pièces de monnaie, des cannettes de bière ou des timbres-poste : Francisco Pizarro, Hernàn Cortès, Pedro de Alvarado, Lope de Aguirre et quelques noms encore à travers lesquels un « r » roule comme une moissonneuse-batteuse au-dessus d’un terrier de lapin. L’Espagne les qualifie de découvreurs ou d’aimables ambassadeurs entre les peuples. En réalité, c’étaient de grosses brutes qui, sous prétexte de christianisation, commirent des actes d’une inconcevable cruauté ».

La noirceur de cette peinture sans concession de la folie, de l’atrocité et de l’orgueil du conquérant est « agrémentée » par un humour qui se manifeste de page en page par des anachronismes hilarants, des références désopilantes, des comparaisons loufoques.

Rencontre avec « les Amazones »

« Les Indiens ne comprenaient pas un mot ; ils rirent jusqu’à ce que leur cheffe fasse un signe. La souveraine descendit de sa litière et, d’un pas aussi chaloupé que celui de Marilyn Monroe dans Certains l’aiment chaud, se dirigea vers Desoto… ».

Retour de Castro, l’un des rescapés, au pays :

Castro ouvrit un restaurant – « Le fidèle Gastro ».

Ce texte empli de « bruit et de fureur », de délire, de sang, de cruauté, de cocasserie, de ridicule, constitue ainsi un roman tumultueux qui emporte le lecteur au travers d’une jungle pouvant sembler inextricable de faits, de gestes, de pensées, de commentaires d’où il ne peut que ressortir en resituant et en restituant dans le contexte actuel à la fois les stigmates lancinants du passé et les agissements ignobles de ceux de nos contemporains qui se fondent hélas sur les mêmes archétypes nauséabonds d’une humanité qui serait organiquement composée de groupes génétiquement hiérarchisés et/ou socialement obligatoirement organisée sur la base de la domination/soumission et de l’exploitation des uns par les autres.

550 pages de plaisir.

Franzobel ! Quel talent !

A noter ce sonnet consacré au « héros » du roman par un José Maria de Heredia convaincu, comme une majorité de ses concitoyens à la fin du XIXe siècle, de la portée épique des conquêtes coloniales (Les Trophées, 1893).

 

À l’ombre de la voûte en fleur des catalpas

Et des tulipiers noirs qu’étoile un blanc pétale,

Il ne repose point dans la terre fatale ;

La Floride conquise a manqué sous ses pas.

 

Un vil tombeau messied à de pareils trépas.

Linceul du Conquérant de l’Inde Occidentale,

Tout le Meschacébé par-dessus lui s’étale.

Le Peau Rouge et l’ours gris ne le troubleront pas.

 

Il dort au lit profond creusé par les eaux vierges.

Qu’importe un monument funéraire, des cierges,

Le psaume et la chapelle ardente et l’ex-voto ?

 

Puisque le vent du Nord, parmi les cyprières,

Pleure et chante à jamais d’éternelles prières

Sur le Grand Fleuve où gît Hernando de Soto.

 

Patryck Froissart

 

Franzobel, de son vrai nom Franz Stefan Griebl, né en 1967 à Vöcklabruck, Haute-Autriche, est l’un des écrivains les plus populaires et controversés d’Autriche. Diplômé en génie mécanique, il a étudié la langue et la littérature allemandes de 1986 à 1994 à Vienne. Depuis 1989 Franzobel se consacre à l’écriture. Dramaturge, poète et plasticien, il est l’auteur de la pièce Kafka, comédie (Kafka, Eine Komödie, 1997) publiée aux Solitaires intempestifs. Couronné du prix Nicolas Born 2017, son roman sur le naufrage de La Méduse, À ce point de folie (Das Floß der Medusa, 2017), a été l’un des trois derniers ouvrages en lice pour le Deutscher Buchpreis (Prix du livre allemand) 2017.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Passe-passe, Martine Lombard (par Patryck Froissart)

Passe-passe, Martine Lombard (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 11.07.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsNouvelles

Passe-passe (nouvelles), Martine Lombard, Editions Médiapop, 2021, 204 pages, 14 €

Passe-passe, Martine Lombard (par Patryck Froissart)

 

 

Les douze nouvelles constituant ce recueil ont pour cadre politico-géographique la RDA pour les unes, la RFA ou la France pour les autres, pour contexte historique la période d’avant la réunification allemande ou celle d’après, et pour personnages soit des Ossis évoluant à l’époque du régime socialiste, soit des transfuges passés alors à l’ouest avec un statut d’étudiant ou un contrat de mariage avec un occidental, soit d’ex-Ossis retournant après la chute du Mur sur les lieux où ils ont vécu…

L’une des tonalités dominantes est donnée dans la première nouvelle du recueil (Vacances d’été). Ce récit se déroule plusieurs années après la démolition du Mur.

Mathias et son épouse sont de la génération de l’Allemagne réunifiée. Avec leurs enfants, ils ont accompagné Ruth et Lorenz, les parents dudit Mathias pour quelques jours de vacances dans l’ex-RDA. La villégiature tourne vite au conflit intra-familial, tant se révèle, sous les poussées d’une nostalgie qui fait brutalement surface chez Ruth et Lorenz, un fossé idéologique qu’on pensait comblé par les strates des années accumulées depuis la chute du Mur, mais qui ne fait que se rouvrir plus largement et plus profondément sous l’effet de la déception et conséquemment du profond ressentiment qui aigrissent les ex-Allemands de l’Est face au constat de déchéance sociale résultant de leur intégration discriminatoire dans l’Allemagne reconstituée..

Mathias entrevoit pour la première fois cette énorme béance : celle de la confiance perdue. Le père a été professeur d’université et membre du Parti. […] Le couperet est tombé à l’heure de sa retraite. […] Rangé dans la catégorie des anciens membres du Parti, il a vu sa retraite divisée par cinq [Les parents ont donc dû quitter leur appartement tandis que, forts de leur pouvoir d’achat, les Wessis ont récupéré les villas délaissées par les diverses institutions politiques dissoutes].

Une thématique inverse se dégage de la nouvelle intitulée L’héroïne du jour, qui a pour contexte spatio-temporel la RDA. C’est celle de la fuite à l’Ouest que tente d’effectuer, comme nombre d’autres à l’époque de la Stasi, lors d’un séjour régulier et obligé dans un centre de formation civique de jeunes pionniers, dans une course désespérée, la jeune Sophie, dont une partie de la chevelure et de la peau du crâne est arrachée au passage sous les barbelés.

Je commence à courir, ma peau, ma chair. La brûlure me fait faire des crochets, […] le vent balaye la friche sanglante sur mon cuir chevelu. […] La sacoche frappe contre ma hanche. Tout est douleur. Sans m’arrêter, je la retire par-dessus ma tête incendiée et la lance derrière moi, le plus loin possible.

Chacune des autres nouvelles est la mise en texte d’un épisode singulier, remarquable, de la vie quotidienne, familiale, sociale, professionnelle, sentimentale de personnages ordinaires, ayant pour cadres des lieux se situant de part et d’autre du Mur et pour époques l’avant et l’après de sa démolition. Chacune est sous-tendue, de manière plus ou moins diffuse, par l’une des thématiques évoquées ci-dessus. L’auteure, qui a vécu à l’Est jusqu’en 1986, et qui, depuis, réside à l’Ouest, a donc connu les deux économies, les deux époques, les deux espaces politiques, les deux mondes. Elle promène et partage, au fil des récits, un regard critique, sans concession, alternativement, sur les deux modes de société, autant sur le caractère oppressif du système installé en RDA en 1949 (La candidate) que, par exemple, sur la brutalité du fonctionnement interne de l’entreprise capitaliste à l’Ouest (L’aquarium).

On passe de l’un à l’autre, on croise ceux qui fuient, ceux qui reviennent, ceux qui eussent aimé rester… Le ballet prend.

Passe-passe…

Passez par ici et moi par là…

Ainsi est faite, relativement, la part des choses, ce qui n’est pas le moindre trait d’intérêt de ce recueil qui par ailleurs est d’une belle écriture et dont chacun des épisodes est d’une lecture fort plaisante.

 

Patryck Froissart

 

Née en 1964 à Dresde (Allemagne de l’Est), Martine Lombard découvre très tôt les espaces de liberté que recèle la langue. Expulsée de l’université Humboldt de Berlin (Est), elle quitte la RDA à l’âge de 22 ans et s’installe à Paris où elle obtiendra le diplôme d’interprète de conférence à l’École Supérieure des Interprètes et de Traducteurs (ESIT). Elle fait ses armes en tant qu’interprète au sein de la Commission Européenne à Bruxelles, puis retourne vivre à Paris avant de s’installer à Strasbourg. Auteure, interprète de conférence et conceptrice-rédactrice de bandes-annonces, elle travaille pour la chaîne culturelle européenne ARTE, le monde de l’entreprise et diverses organisations internationales.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le syndrome de l’accent étranger, Mariam Sheik Fareed (Par Patryck Froissart)

Le syndrome de l’accent étranger, Mariam Sheik Fareed (Par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 19.08.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanJ'ai lu (Flammarion)

Le syndrome de l’accent étranger, Mariam Sheik Fareed, mars 2022, 280 pages, 7,40 €

Edition: J'ai lu (Flammarion)

Le syndrome de l’accent étranger, Mariam Sheik Fareed (Par Patryck Froissart)

 

Alexandre oublie un soir dans le métro parisien une sacoche contenant son ordinateur, lequel recèle, outre divers éléments personnels, le début d’un roman dont il a suspendu l’écriture, faute de savoir quelle suite lui donner. Le sujet : Sophie Van Er Meer, en conséquence d’un accident de la route, se retrouve affligée d’un mystérieux handicap : elle parle avec un étrange accent dont aucune thérapie ne parvient à la guérir et tombe en dépression. Là avorte le roman.

Désiré, immigré mauricien, balayeur municipal, trouve le sac, ouvre l’appareil, lit l’histoire… et s’impose à lui l’absolue nécessité de sortir Sophie de son état morbide. Ne sachant pas très bien écrire, il se fait aider par Marie, une bénévole de la soupe populaire à laquelle il a nécessairement recours pour se nourrir régulièrement, pour contacter Alexandre par courriel et lui proposer un singulier marché : il lui rendra son bien si l’auteur accepte en échange d’offrir à son personnage une porte de sortie ouvrant sur la voie d’une vie nouvelle où son accent ne constituera plus un attribut handicapant.

L’écrivain ayant relevé le défi, une correspondance s’établit, au cours de quoi le personnage de Sophie, quittant sur un coup de tête mari, travail, famille et tutti quanti se retrouve… à Maurice où, son accent passant pour être proche de celui des blancs mauriciens, elle peut sereinement essayer d’entamer une nouvelle vie.

Mariam Sheik Fareed est franco-mauricienne. Sa double connaissance, fondée sur une authentique double expérience vécue, de la France et de Maurice, et l’acuité de sa perception des spécificités socioculturelles de chacune des deux nations lui permettent de mettre en jeu la comparaison, la confrontation, et d’exprimer les impressions négatives ou positives que sont amenés à ressentir les deux protagonistes, Désiré et Sophie, l’un exilé en France, l’autre émigrée à Maurice.

On assiste avec tout ce qu’il faut de détails réalistes à la double narration, en miroir, des satisfactions et des désagréments qui ponctuent la vie quotidienne, relationnelle, professionnelle des deux transplantés, de leurs efforts respectifs pour appréhender les particularités d’un environnement social étranger et pour s’y intégrer de la meilleure façon qui soit malgré la précarité pécuniaire dans le cas de Désiré et une certaine instabilité psychologique dans celui de Sophie. On ne tombe néanmoins jamais, et c’est fort heureux, dans un documentarisme de sociologue qui eût transformé l’histoire en description insipide. Les personnages sont vivants, sentent, souffrent, aiment, apprécient, goûtent, acceptent, refusent, et, dans le cours du récit comme par le jeu des dialogues, expriment sensation et sentiments, tout autant que réflexions et commentaires plus ou moins explicites.

En parallèle se nouent des intrigues sentimentales que Mariam Sheik Fareed tisse avec délicatesse, alternant moments de tendres rapprochements, épisodes de prises de distance, et survenues de ces tensions que peuvent provoquer dans un couple mixte les différences culturelles, entre Désiré et Marie qui met par écrit, semaine après semaine, les divers décors insulaires, détails sociétaux, touches pittoresques, exotiques, culinaires, unités linguistiques imagées du morisyen, et autres éléments que l’ouvrier tient à communiquer à Alexandre, lequel en retire toute la substantifique moëlle propre à densifier l’ossature de l’histoire de Sophie à Maurice.

Désiré et l’auteur construisaient, au fil de l’échange épistolaire, sa vie et ses découvertes, créaient une femme nouvelle, aussi intéressante que l’ancienne […], lui dessinaient de concert une humanité différente…

Cette structure textuelle, outre le fait qu’elle « met en scène », pas à pas, courriel après courriel, le processus, ici singulier, d’une narration en construction, pose une intéressante question littéraire : qui, de Désiré qui fournit la matière, ou d’Alexandre qui s’en empare pour donner suite à l’existence de son personnage dont il a été, avant de l’expédier à Maurice sous l’impulsion du balayeur, l’unique destinateur, ou, encore, de Mariam Sheik Fareed qui délègue son pouvoir de création à un écrivain intra-diégétique, est le véritable auteur de l’histoire de Sophie ?

Les histoires secondaires, complémentaires, de Marie, d’Alexandre, de son ex-épouse Clo, du chauffeur de taxi qui prend en charge Sophie à son arrivée à Plaisance et qui devient son ami, s’imbriquent harmonieusement dans la texture principale, toujours amenées de manière quasi naturelle malgré leur nombre, en une parfaite cohérence narrative qui met en évidence la qualité de maîtrise d’écriture romanesque de cette auteure pour un premier roman dont on espère qu’il ne sera pas le dernier.

 

Patryck Froissart

 

Mariam Sheik Fareed est née à Londres d’une mère française et d’un père mauricien d’origine indienne. Elle vit actuellement en France, tout en effectuant régulièrement des séjours sur l’île paternelle. Le syndrome de l’accent étranger est son premier roman.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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L’ange du mascaret, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)

L’ange du mascaret, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 01.09.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresPoésie

L’ange du mascaret, Murielle Compère-Demarcy, Editions Henry, Les Ecrits du Nord, mai 2022, 111 pages, 14 €

L’ange du mascaret, Murielle Compère-Demarcy (par Patryck Froissart)

Murielle Compère-Demarcy nous offre avec cet ouvrage dense et fluide un poème fleuve ayant pour personnage… un Fleuve !

Le texte, cela va sans dire, coule de source poétique, coule de bouche, et s’écoule de diverses façons, et traverse différents contextes, tout comme l’élément naturel, dont la représentation est personnifiée en un Tu/Vous qu’invoque, qu’interpelle, qu’apostrophe le JE en qui se coule la poétesse.

Le recueil se subdivise en trois parties, après un prologue, lui-même hautement poétique, de Laurent Boisselier intitulé « Dit du Fleuve » :

– poème-fleuve, la vie

– de la bouche à l’estuaire, l’amour

– l’immense mascaret

que conclut un poème d’une seule page : Battre la brèche des lèvres

Boisselier donne d’emblée la parole au personnage qui va entrer en scène, lui permettant d’exprimer tout le sens de ce qui s’annonce :

« Je suis la vague qui s’entête, se répète. Une logorrhée d’émotions qui ne trouve sens que dans la lutte que livrent les corps qui tentent d’échapper au piège de mes baïnes. Ils s’efforcent, se tordent, et ne comprennent pas que pour mieux m’échapper ils doivent s’abandonner ».

« S’abandonner », c’est en effet ce que le lecteur a de mieux à faire, dès lors qu’il s’immerge en cette houle ininterrompue de lignes spumescentes qui viennent inonder la p(l)age blanche en une succession d’associations d’idées s’engendrant l’une l’autre, s’entrecroisant, s’entrechoquant, se brisant l’une sur l’autre, toutefois ressassant au fil de leur ressac comme thème unique et obsédant la course inarrêtable de la vie vers l’inéluctable et définitive dilution dans l’immensité d’un océan verbal, fatale odyssée cyclique qui s’achève par le retour vers cette eau-mère, source et nourriture de toute génération poétique, cette voie lactée,

« le Noun où tout être renaît

d’où naquit le dieu

le verbe-lait des mamelles porteuses

des civilisations louve voraces

des épiques romans-fleuve

de l’antique

ancestral

cosmique

mythique

chaos »

Les références récursives au phénomène naturel de la source maternelle, générative, faisant inévitablement penser à L’Origine du monde de Courbet, prennent parfois, sous l’aspect de brutales résurgences, une tonalité douloureuse lorsque reviennent l’image de la mère moribonde sur son lit d’hôpital et celle de Notre-Dame de Paris en flammes.

Chez Murielle Compère-Demarcy, le cœur et l’esprit convergent, l’expression et l’impression confluent, le JE se confond dans le TU/VOUS (TU et VOUS se confondant eux-mêmes en un unique et paradoxalement multiple interlocuteur), destinataire(s) dont on devine qu’il(s) personnifie(nt) l’aimé. Ici le Fleuve est amour, calme et beauté (voire luxe et volupté, on y pense), là il incarne une bouche vorace, le gouffre où tout disparaît… Amour, naissance, mort, thanatos, Eros, tout est définitivement contenu dans l’élément liquide originel, dans ce flux perpétuel qui peut connaître cet accident qu’est le mascaret, animé par l’ange de vie et de mort (1).

L’eau de vie peut se faire eau de feu, le geyser source de vie n’étant pas loin du volcan et de sa possible explosion, mais encore l’eau évoque l’air, le vent, ses propres tourbillons, son propre élan.

Eau, feu, air, mais aussi Temps, ce Fleuve Temps qui emporte tout sur son passage, moins spectaculaire que le Fleuve Eau, que le Fleuve Feu, plus discret et donc plus insidieux, et dont l’effet délétère peut devenir bienfaisant lorsqu’il referme doucement les plaies de l’âme.

 

Oubli mouvant d’une mémoire si vivante

de taire l’amour

écoulé dans le soliflore la clepsydre du temps

sans rien remuer sans rien briser

sans trop vous approcher

Vous êtes ma force vous êtes ma faiblesse

tentative sublime

douleur d’adoucir douleur d’abolir

ce qui blesse

 

Au fil de ces flots souvent tumultueux, d’un tumulte tantôt joyeux tantôt sombre, émergent ici et là des réminiscences intertextuelles (Kerouac, Poe, Claudel, Thomas Mann, Goethe, Mallarmé, Verlaine, Bachelard – au bateau ivre rimbaldien se substitue l’ivre fleuve), jaillissent, dans les éclaboussures du fleuve, des tirades shakespeariennes, surgissent du tourbillon verbal des fragments de poèmes et des extraits de propos sur la poésie (Darras, Baudelaire, Rimbaud, Hugo), refont surface des évocations furtives et récurrentes d’éléments de philosophie antique (Héraclite), affleurent des bribes d’expressions contemporaines, en anglais, en italien, ou, émersions plus surprenantes, telle saccade de Marx, telle saillie de Dali…

Quelle richesse !

Ce n’est guère ici le lieu, on peut le regretter, de s’épandre davantage.

Que les lecteurs se jettent à l’eau, dans ce Livre Fleuve !

 

Patryck Froissart

 

(1) Le mascaret est un phénomène naturel qui se produit sur près de 80 fleuves, rivières et baies dans le monde. Le phénomène correspond à une brusque surélévation de l'eau d'un fleuve provoquée par l'onde de la marée montante lors des grandes marées. Il se produit dans l'embouchure et le cours inférieur de certains cours d'eau lorsque leur courant est contrarié par le flux de la marée montante. Imperceptible la plupart du temps, il se manifeste au moment des nouvelles et pleines lunes (Wikipédia).

 

Murielle Compère-Demarcy, publiant aussi sous le nom de MCDem, est une poétesse, nouvelliste et auteure de chroniques littéraires et d’articles critiques.

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A propos du rédacteur

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Cavalier de la Nuit, Robert Penn Warren (par Patryck Froissart)

Le Cavalier de la Nuit, Robert Penn Warren (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 25.05.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanUSASéguier

Le Cavalier de la Nuit, février 2022, traduit anglais (USA) Michel Mohrt, 607 pages, 22 €

Ecrivain(s): Robert Penn Warren Edition: Séguier

Le Cavalier de la Nuit, Robert Penn Warren (par Patryck Froissart)

 

En introduction à l’analyse très documentée et fort éclairante qu’il a consacrée en préface à ce sombre roman « de bruit et de fureur », Hubert Prolongeau écrit ceci :

« Sans doute est-il difficile d’exister à côté de la sainte Trinité des lettres américaines de l’entre-deux-guerres : William Faulkner, John Steinbeck, Ernest Hemingway… Tout au plus aperçoit-on dans leur ombre F. Scott Fitzgerald ou John Dos Passos. Robert Penn Warren n’a même pas eu cette chance, bien qu’il soit, de tous, celui qui affiche aux Etats-Unis le palmarès le plus éblouissant : trois prix Pulitzer (performance rarissime) ».

Dès les premières pages du Cavalier de la Nuit on se rend compte qu’on pénètre en effet dans l’univers romanesque d’un maître du genre, et on se met à évoluer dans une atmosphère qui fait immédiatement penser à celle des Raisins de la colère.

Le « héros » est Percy Munn. Au début du vingtième siècle, tout jeune avocat, tout nouveau marié, l’homme est invité par une de ses relations à un rassemblement public de producteurs de tabac du sud des Etats-Unis, réunis pour envisager la création d’une association ayant pour but de s’opposer à la minoration continue du prix de vente de leur récolte, imposée par les grandes compagnies nationales et internationales, dépréciation qui les plonge d’année en année dans un endettement croissant et une paupérisation de plus en plus critique.

Munn, lui-même propriétaire par héritage d’une plantation, homme alors vertueux, idéaliste, épris de justice, gagné par l’emballement communicatif des orateurs et du public, se lance, quasiment à contre-volonté, dans une allocution qui déchaîne l’enthousiasme, à la suite de quoi il se retrouve, sans vraiment l’avoir souhaité, après même l’avoir d’abord refusé, membre du bureau de « l’Association des planteurs de tabac traité au feu ».

Sur le fait d’avoir d’abord dit « non », réaction initiale spontanée qui est conforme à sa nature, et d’avoir dit « oui » ensuite :

« Et même plus tard, quand il se sentit à l’aise dans cette nouvelle situation, il dut reconnaître que ce qui l’avait si profondément remué ce jour-là, c’était quelque chose de plus conforme à sa nature intime : quelque chose d’insaisissable. Il se sentait obligé, en toute sincérité, de reconnaître le fait, quand il se rappelait comment, après avoir accepté et après le départ de ses amis, il s’était senti abattu, honteux, comme si quelque faiblesse insoupçonnée l’avait trahi ».

Au fil des événements, au vu des moyens que se donnent les compagnies pour contrer le mouvement de révolte et des représailles qu’elles mettent en œuvre, au su de leurs actions d’intimidation et de leurs offres de collaboration à l’endroit des planteurs non syndiqués, l’Association, entrant dans le cercle des contre-représailles à l’encontre des cultivateurs « collaborateurs et traîtres à la cause commune », en arrive à créer, sous l’impulsion des plus radicaux de ses membres, assermentés sur le modèle du KKK, une société secrète qui se fera connaître par des actes de plus en plus terroristes sous le nom des Cavaliers de la Nuit.

Percy Munn, par effet d’entraînement, en deviendra l’un des protagonistes les plus actifs, se livrera, souvent contre sa propre nature, à des actes des plus abjects et sa tête sera mise à prix, alors que, dans un revers historique cinglant, les sinistres activistes du Ku Klux Klan (soutenus dans l’ombre par les grandes compagnies ?) entreront dans le jeu en s’attaquant, par le feu et par le sang, aux planteurs syndiqués qui, comme Munn, emploient des travailleurs noirs sur leur exploitation.

La puissante résonnance du texte, condensée dans l’extrait cité ci-dessus qui suit immédiatement l’adhésion initiale irréfléchie du personnage à une association dont le dessein est certes primordialement justifié par la nécessaire révolte contre une scandaleuse politique capitaliste, réside, au gré de la trajectoire narrative d’un roman épique aux péripéties poignantes, au scénario cinématographique, en l’évolution du personnage dans un glissement pervers de caractère qui constitue une interrogation permanente sur la nature humaine, sur son potentiel de pulsions contradictoires voire de dédoublement de personnalité, sur sa malléabilité, sur son influençabilité, sur sa disposition, chez certains, au doute, à l’hésitation, au balancement, sur sa propension à passer circonstanciellement du bien au mal, sur la remarquable facilité qu’ont ses traits singuliers à céder place aux impulsions collectives, et sur sa tendance éventuelle à ne plus voir obsessionnellement que l’objectif de ce qui est tenu pour bien, quitte à vouloir l’atteindre aveuglément par le truchement de l’activation du mal, jusqu’à ne plus se reconnaître soi-même.

« La nuit s’était faite en lui ».

« Les vérités de ces gens-là n’étaient pas la vérité qui avait été la sienne, cette nuit-là ; mais cette vérité n’était plus la sienne. La vérité : elle dévorait et oblitérait toutes les vérités particulières, la vérité personnelle de chacun ; elle écrasait les vérités de son pied aveugle, elle était aveugle ».

Sublime, forcément sublime !

Elément d’extrême importance : la traduction en français est l’œuvre de Michel Mohrt !

 

Patryck Froissart

 

Robert Penn Warren, né le 24 avril 1905 à Guthrie, mort le 15 septembre 1989 à Stratton, est un écrivain américain. C’est l’un des fondateurs de la Nouvelle Critique. Il est également membre fondateur de la Fellowship of Southern Writers. En 1935, avec Cleanth Brooks, il crée la revue littéraire The Southern Review.

 

Lire la critique de Catherine Dutigny sur le même ouvrage

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A propos de l'écrivain

Robert Penn Warren

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Robert Penn Warren
 (1905-1989) est l’un des plus grands noms des lettres américaines du XXe siècle. Né et élevé dans les États du Sud, il est présenté comme l’héritier direct de William Faulkner pour sa description de cette région si spéciale des États-Unis mais aussi pour son intensité dramatique et sa capacité à sonder les âmes de ses personnages. Il a signé de nombreux romans, dont Tous les hommes du roi (1946) couronné par le prix Pulitzer. Une distinction obtenue à deux reprises supplémentaires (fait unique aux États-Unis), en 1957 et en 1979, pour son œuvre poétique

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Deux recueils de Marcel Peltier aux éditions du Cygne (par Patryck Froissart)

Deux recueils de Marcel Peltier aux éditions du Cygne (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 02.06.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesPoésieEditions du Cygne

Ecrivain(s): Marcel Peltier Edition: Editions du Cygne

Deux recueils de Marcel Peltier aux éditions du Cygne (par Patryck Froissart)

 

Murmures, Ed. du Cygne, janvier 2021, 10 €

Patience, le sistre !, Ed. du Cygne, Coll. Poésie francophone, janvier 2022, 10 €

 

Suite à la recension récente, dans le magazine de La Cause Littéraire, d’un recueil de poésie de Marcel Peltier intitulé Fulgurances, il nous est venu l’envie d’en connaître davantage de l’œuvre de ce poète « wallon-picard » à l’écriture à la fois expérimentale et prolifique. C’est sur deux recueils, publiés aux Editions du Cygne, qu’a porté la présente exploration :

Murmures est sorti en 2021 (1)

Patience, le sistre ! est tout récent (2)

Dans sa préface à Murmures, Olivier Salon, membre de l’Oulipo, écrit :

Poète de l’épure, Marcel Peltier tente lors de ces quelques récentes années de condenser ses poèmes entre quatre et sept mots à peu près, d’après les recherches de François Le Lyonnais (FFL, penseur de l’Oulipo, s’interroge depuis 1960 avec Raymond Queneau […] sur le plus petit nombre de mots capable de former un poème valable) que je résume de la sorte : comment procurer au lecteur une forte charge en usant de quelques mots seulement ? En d’autres termes, tâcher d’effleurer la profondeur, tel est le but du poète dans Murmures.

Les murmures, ici, toujours comprimés sur deux lignes brèves, sont récurremment ceux de la nature, qui inspirent le poète, ou, pourrait-on dire, ceux que le poète inspire, profondément, ces respirations discrètes, cette agitation perpétuelle à laquelle le commun des mortels ne prête guère attention, ces bruissements qui ne sont audibles que par lui, ces jeux de lumière qu’il perçoit d’instinct, cette vie qui anime jusqu’aux minéraux.

C’est le souffle subtil des fleurs, c’est l’activité laborieuse de tissage que mène, discrète et silencieuse, l’araignée Pénélope, c’est la totale communion, en posture de génuflexion, avec la flore, c’est la vision interprétative du plumage de l’oiseau.

Et puisque la perception passe, pour aboutir à l’expression, par le prisme des mots que lui souffle la muse, le murmure du passeur donne sens à la violence spasmodique que peut révéler le langage poétique.

Ainsi :

les cailloux

s’écartent au soleil

 

ou bien :

à genoux

près des violettes

 

ou encore :

gardienne du chalet

l’épeire tricote

 

et puis :

protocole

la pie en habit

 

mais aussi :

la poésie

recherche la petite mort

Patience, le sistre ! a pour sous-titre Une approche minimaliste, oulipienne. Les textes se développent ici quelque peu, systématiquement sur quatre lignes, mais la compression poétique y reste maximale. En avant-texte, l’auteur dévoile l’origine du titre du recueil dans un hommage à Guillevic en faisant référence à l’ouvrage du grand poète intitulé : Sistre. Sans lieu (Éditions du Palimpseste, 1988).

La contrainte, répondant à un défi lancé par l’oulipien François Le Lyonnais, consiste à se limiter impérativement à un maximum de sept mots. Peltier s’y plie et le résultat est fulgurant.

La tonalité générale, fort différente de celle du précédent recueil, est sombre, triste, voire ténébreuse. Dans le foisonnement d’un riche champ lexical apparaissent les corbeaux, les orties, les ronces, l’avalanche, la suie, le ventre « craquelé » évoquant celui de la charogne, les sorcières, le spectre de l’inconnu, la vision d’un cortège de cornes « dressées » menaçantes, la fagne, la harde, l’invasion, l’ombre, le feu, les décombres, les traces, les griffes, les soldats et la guerre, les vermines, les adjectifs « noir », « solitaire », « gluantes », « caché », « désarticulés », « culbuté », « sauvage », « interdits », les verbes « flambe », « beugle », « hurlent »…

Poésie mélancolique automnale d’un auteur désillusionné ?

Pour exemple, ce poème d’une funèbre actualité :

Les chélidoines

décorent

les décombres

Quelle guerre ?

Le dernier texte de l’opus englobe thématiquement ce qui précède :

Crépuscule

Les êtres se cachent

pour mourir

Les amateurs de poésie goûteront ces fulgurances. On ne peut que féliciter les Editions du Cygne pour ces publications.

 

Patryck Froissart

 

(1) Murmures, Editions du Cygne, 2021

(2) Patience, le sistre !, Editions du Cygne, 2022

 

Marcel Peltier est né et vit dans le Pays Vert, en Belgique, près de la forêt de Beloeil. On peut dire qu’il a mal tourné, puisqu’il aimait la poésie, la musique, la peinture, et qu’il est devenu professeur de mathématiques.

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Marcel Peltier

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Marcel Peltier est né et vit dans le Pays Vert, en Belgique, près de la forêt de Beloeil. On peut dire qu'il a mal tourné, puisqu'il aimait la poésie, la musique, la peinture, et qu'il est devenu professeur de mathématiques.

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Les Wagons rouges, Stig Dagerman (par Patryck Froissart)

Les Wagons rouges, Stig Dagerman (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 09.06.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresPays nordiquesRoman

Les Wagons rouges, Stig Dagerman, Ed. Maurice Nadeau, Poche, mai 2022, trad. suédois Gustaf Bjurström, Lucie Albertini, 212 pages, 9,90 €

Les Wagons rouges, Stig Dagerman (par Patryck Froissart)

 

Les Editions Les Lettres Nouvelles (Maurice Nadeau) n’ont pas lésiné sur la qualité de finition des volumes de la Collection de Poche qu’ils viennent de lancer : couverture à l’esthétique attrayante qui constituera la « marque distinctive » de la collection, et papier élégant pour les pages intérieures, à savoir un Fabriano Palatina ivoire 80 gr.

Parmi les premières œuvres que Nadeau réédite dans cette collection prometteuse, figure ce recueil de neuf nouvelles du Suédois Stig Dagerman qui, précise Bjurström dans l’Avertissement, « ont été écrites à des dates différentes mais suffisamment rapprochées, cependant, pour qu’il n’ait pas semblé indispensable d’adapter un ordre strictement chronologique ».

 

1/ Les Wagons rouges

Helge Samson est employé dans un magasin de tissus empli du sol au plafond de rouleaux ne laissant entre eux que des enfilades étroites, sombres, poussiéreuses, labyrinthiques au sein de quoi il erre ou se terre à longueur de jour. De la chambre où il gîte solitaire non loin de là, il entend ahaner un long train sur les wagons duquel, une nuit, attiré à sa fenêtre à contre gré, il aperçoit des signes tracés en rouge dont la découverte, qui l’épouvante, est annonciatrice du désastre qui va s’abattre sur son existence.

2/ L’Homme de Milesia

Le narrateur personnage s’aventure un jour de neige dans les bas quartiers portant le toponyme de Sirley, alors qu’il réside dans la zone résidentielle de classe intermédiaire dénommée Milesia. Dans un bar où se trouve « un groupe de filles d’âges divers qui avaient toutes des cheveux de la même affreuse teinte jaune », il est accosté par un petit homme qui réussit à lui vendre un tableau dont les étranges propriétés vont bouleverser sa vie.

3/ Quand il fera tout à fait noir

De sa fenêtre donnant sur le port, le jeune Mikael assiste au repêchage, par l’équipe de la capitainerie, du corps d’une noyée. Ce spectacle déclenche chez le personnage une crise majeure, une rupture familiale et sociale, coïncidemment avec la survenue d’une obsession irrépressible : quelque part dans la ville, un suicide se prépare, celui d’une femme avec un capuchon bleu sur le visage. Mikael est persuadé d’être là pour la sauver. Il n’a plus que cette mission en tête : empêcher l’inconnue de passer à l’acte. Il part à sa recherche…

4/ Le Huitième Jour (Extrait d’un Décaméron suédois)

Un homme flottait dans l’eau du port de Maronga – pas encore mort. Ainsi commence cette nouvelle. Black, seul homme noir du navire Aischylos, en rade dans le port cité, a été forcé de sauter à l’eau, la nuit de Noël, par le capitaine qui, du haut de la dunette, tient braqué sur lui un fusil chargé, cran de sûreté enlevé, prêt à tirer si le matelot tentait de gagner le quai à la nage ou de remonter à bord. Ce châtiment forcément fatal lui a été infligé pour avoir mal effectué la singulière mission pour laquelle il a été envoyé à terre la veille. Cependant qu’il lutte pour ne pas sombrer, lui revient en mémoire l’enchaînement baroque des circonstances insolites dans lesquelles s’est déroulée ladite mission.

5/ Le condamné à mort

Un condamné à mort échappe in extremis à son exécution grâce au malaise dont est victime le bourreau juste avant d’actionner le mécanisme libérant la lame fatale. Gracié, innocenté, il est pris en charge par un mystérieux groupe d’officiels qui l’incitent, par un questionnement insidieux, répétitif, insistant, à se remémorer ce qu’il a ressenti le plus intimement d’une part durant le temps précédant la montée à l’échafaud, yeux bandés, et quand lui a été annoncée d’autre part l’annulation de la sentence. Embarqué pour un dîner organisé prétendument en l’honneur de sa réhabilitation, le rescapé est poussé, par le truchement d’une mise en scène machiavélique, à jouer le rôle principal d’une pièce à l’issue fatidique.

6/ Le procès

Petrus J. a commis le crime le plus abominable qui soit : il a emprunté, pour un petit tour sur l’eau, un brise-glace appartenant à l’Etat. Le texte reproduit l’interrogatoire-entretien auquel le soumet un juge qui le promène ensuite dans un endroit littéralement infernal où des « criminels » subissent des tourments éternels pour des motifs abracadabrants, à la seule fin de montrer à l’accusé quelques exemples du sort qui lui est dévolu pour avoir perpétré son horrible forfait.

7/ L’homme qui ne voulait pas pleurer

La plus grande actrice du pays, unanimement adulée, venant de mourir, toute la population, à tous les niveaux et dans toutes les sphères de la nation, verse des torrents de larmes, à l’unique exception de monsieur Storm, qui, pour ce comportement ignoble, est convoqué dans le bureau du Chef de la compagnie dont il régit la comptabilité. Sous peine de licenciement, il est alors soumis à une épreuve ayant pour but de libérer le flot expiatoire qui doit obligatoirement surgir de ses glandes lacrymales.

8/ Comme un chien

Deux populations riveraines d’un lac et d’un cours d’eau ayant toujours formé une seule et unique communauté en viennent un jour à se disputer la souveraineté de ces espaces aquatiques, ce qui aboutit au tracé d’une frontière au milieu de l’eau et à une situation de guerre froide entre les deux groupes désormais adversaires. Monsieur Dagerman, écrivain caporal de ce côté-ci de la ligne de front, est convoqué à s’entretenir « téléviphoniquement » avec le général Pompell à propos d’une phrase, extraite de sa dernière œuvre, évoquant la limpidité des eaux de la moitié du lac situé de l’autre côté, ce qui est considéré comme un acte de trahison : l’eau ne peut pas, ne doit pas être plus claire chez l’ennemi.

9/ Une histoire du temps passé

C’est la nuit. Le maître, un marchand, est alité, malade, terrassé par de lourdes souffrances. Le cadavre de sa mère, Marie, repose dans la chambre voisine. La servante, enceinte, sanglote à l’idée de devoir, sur ordre du maître, parcourir un long chemin dans la neige pour annoncer aux habitants d’une ferme lointaine la mort de Marie.

La neige tourbillonnait. On ne voyait ni la terre ni le ciel. Un homme avec un couteau montait l’escalier du marchand.

 

Synthèse

D’une nouvelle à l’autre, l’histoire évidemment diffère, mais on retrouve au fil des textes 1, 2, 3, 9 tous les éléments narratifs du genre fantastique tel que l’ont illustré les Maupassant, Poe, Tieck, Mérimée, Gautier, Irving et autres Lovecraft, ou l’Amok de Zweig.

Un personnage mène une existence primordialement ordinaire, banale, anonyme, dans laquelle s’introduisent brusquement, subrepticement, par effraction littéraire, des éléments circonstanciels en rupture de cohérence produisant une brutale impression d’étrangeté, dont la redondance provoque, chez le personnage et concomitamment chez le lecteur, une déstabilisation de plus en plus angoissante. Le personnage plongeant alors dans un environnement trouble, incompréhensible, surnaturel où se dissolvent ses repères, ses habitudes, sa vision du monde, et se retrouvant dans des décors a priori réalistes bien que souvent plantés en des milieux sinistres, en des quartiers misérables, délabrés, voire sordides, baignant de préférence dans une inquiétante obscurité, ou balayés par une tempête de neige, en vient à être dominé et à être agi par des pulsions obsessionnelles pouvant entraîner un comportement schizophrène, un irréversible état de démence (on pense inévitablement au Horla), voire une mort devenue d’évidence inéluctable.

Les nouvelles 4, 5, 6, 7, 8 sortent partiellement de ce schéma narratif. L’étrangeté y naît moins de l’inscription du scénario dans un univers où le surnaturel et l’irréel bousculent tout à coup l’apparence normale des choses que de l’immersion oppressante, dans l’atmosphère d’un théâtre kafkaïen qui exacerbe tel ou tel trait de l’organisation socio-administrative de notre espace existentiel, d’un personnage soudainement confronté au non-sens, à l’absurde application de règles tout autant absurdes, à l’exemple de ce qui peut se passer dans des régimes totalitaires où règne sans limite une censure morale, intellectuelle et artistique et où tout petit chef exerce un pouvoir discrétionnaire absolu sur ses subordonnés. Toutefois le fantastique, ou quelque forme qui lui ressemble, y apparaît, sous la forme, parfois, d’un burlesque ou d’un ubuesque sous-tendant une virulente critique sociale.

La construction textuelle, le suspense, le malaise permanent, jouissif, qu’entretient magistralement l’écriture, font de ce recueil, dans sa globalité, dans son originalité, une œuvre qui suffit à situer Stig Dagerman parmi les maîtres du genre.

 

Patryck Froissart

 

Stig Dagerman, né Stig Halvard Jansson le 5 octobre 1923 à Älvkarleby est un écrivain et journaliste libertaire suédois. Romancier et dramaturge, il est considéré comme l’un des représentants majeurs de la littérature de son pays dans l’immédiate après-guerre. Dagerman s’est suicidé le 4 novembre 1954 à Danderyd.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.06.22 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), mars 2022, 884 pages, 28 €

Ecrivain(s): Patrice Trigano Edition: Editions Maurice Nadeau

Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Sur le modèle de La Pléiade, les éditions Maurice Nadeau ressortent en un précieux volume sur papier Bible de 900 pages la série des œuvres romanesques de Patrice Trigano publiées de 2010 à 2020. L’ensemble, introduit par une riche préface de Sarah Chiche, recueille, tenons-nous bien, cinq romans dont deux ont été recensés dans les pages de notre magazine :

– La Canne de saint Patrick

– Le Miroir à sons

– L’Oreille de Lacan (recension de Philippe Chauché en 2015)

– Uburébus

– L’Amour égorgé (ma recension en 2020)

La Canne de saint Patrick

Roman consacré à Artaud.

Comme il le fait magistralement dans chacun des ouvrages ici compilés, Trigano se glisse dans la personne physique et mentale d’Antonin Artaud et devient le personnage halluciné d’un récit en l’occurrence hallucinant, contant une lente descente dans une folie traversée par la quête obsessionnelle, suivie par la possession jalousement maladive puis par la perte douloureuse d’un attribut que l’artiste arbore, exhibe, brandit de façon théâtrale pendant des années de vie publique et de pérégrinations, persuadé qu’il s’agit de la canne qui aurait été confiée par Jésus à Saint Patrick, objet sacré ayant eu le pouvoir divin de convertir les foules lors de la mission d’évangélisation des Irlandais entreprise par le saint.

« Cette canne le poursuit. Cette canne l’obsède. Cette canne envahit l’espace de son rêve, impose son pouvoir. Elle se dresse face à lui, s’agite, le menace, le protège. Elle devient cause et centre de sa vie. A n’en pas douter, elle est un objet à fonctionnement magique… ». Dés lors, « c’est à Artaud qu’incombe la charge messianique de délivrer le monde du mal qui l’étreint ».

Si cette canne est un des éléments que manie Trigano dans une construction romanesque qui prend le lecteur aux tripes, si elle constitue le signe ostensible d’un délire poético-théâtral dont on se demande jusqu’à quel point joue consciemment Artaud, elle n’est qu’un des instruments narratifs d’un romancier qui décrypte crûment, avec une connaissance évidente des progrès de la psychanalyse, le cours chaotique d’une déconstruction de personnalité entraînant une régression économique aboutissant à la misère la plus crasse, d’une désocialisation qui doit de ne pas atteindre la solitude absolue à la sollicitude, ou à la pitié, de quelques écrivains et éditeurs qui restent convaincus du talent tumultueux de l’artiste.

Bouleversant !

 

Le Miroir à sons

Cette évocation de la vie et de l’œuvre de Raymond Roussel s’inscrit dans le quotidien d’un narrateur qui transcrit, séance après séance, les monologues dont il meuble chacun de ses séjours hebdomadaires sur le divan de son psychanalyste, lequel ne prend la parole que pour signifier à son patient la fin de la séquence et réclamer son enveloppe. Que vient faire Roussel dans ces soliloques ? Le narrateur se présente comme étant la doublure de l’écrivain, référence en miroir au premier roman de Roussel intitulé… La Doublure. On sait que Trigano joue à longueur d’écriture, de façon malicieuse, de ces jeux de miroirs, des mécanismes littéraires de résonances, de l’intertextualité, ce qu’il prouve, s’il en était besoin, par le choix du titre attribué au présent roman. Diablerie suprême : entre les séances de psychanalyse du narrateur s’intercalent des entretiens supposés avoir eu lieu entre Roussel et… son psychiatre de la Salpêtrière, le docteur Janet, connu pour avoir été un collègue de Charcot !

La trame ainsi faite juxtapose, mêle, compare, intrique et déroule, dans le fil d’une écriture élégante à la tension judicieusement mesurée, deux existences, deux histoires, deux intrigues, deux destins dominés par la présence prégnante de la mère dont le poids demeure même après la mort.

« C’est depuis que l’histoire de Roussel s’est superposée à la mienne que je parviens à parler de moi-même… ».

Tout ce qui réfère à Roussel fourmille, dans une narration romancée dont la tension captive l’attention, de détails érudits sur la vie publique et intime de l’artiste, sur ses pulsions homosexuelles, sur le constat, plus ou moins avéré, de ses échecs littéraires, sur ses accès de désespérance qui aboutiront au suicide, à Palerme, le 14 juillet 1933. Récit qui prend, tout autant que l’histoire personnelle du narrateur, qui se termine par une rébellion violente contre le silence et l’absence de réaction du psychanalyste, ce qui constitue une amusante pirouette, un renversement… renversant des rôles pour celui qui tout au long des entretiens, s’est évertué à se poser soi-même en psychanalyste de Roussel.

« Vous avez peur de moi ? Nous ne faisons pourtant que jouer ! Jouer à la vie. Tombez le masque de l’analyste qui vous colle à la peau ! Oubliez votre arrogance, votre orgueil ! Pour une fois, soyez sincère ! Dites-le ! Dites avec moi… que ce JEU VOUS DEGOÛTE ».

Vertigineux !

 

L’Oreille de Lacan, roman présenté par Philippe Chauché dans les pages de La Cause Littéraire en mai 2015.

Extrait, avec l’aimable autorisation du chroniqueur : L’Oreille de Lacan est l’histoire tumultueuse de Samuel Rosen, un dandy dépressif et misanthrope, épris de littérature, amateur d’art avisé, un homme au raffinement hors du communun homme qui fait de l’art son temps. L’auteur, qui se signale en ouverture du roman, ne va pas manquer de s’inviter au final, sans nouvelles de son personnage, qui s’est envolé. Entre temps, Samuel Rosen se sera approché d’un club très fermé des Omphalopsyques, adorateurs du nombril, des illuminés suspendus bouche bée aux paroles du gourou, il aura tenté en vain de s’asseoir sur le divan du fumeur de Culebras torsadés et tourné en rond dans sa bibliothèque, et au milieu de ses objets d’art et de curiosité.

 

Uburébus

Bien que le dessein soit, comme dans les autres romans de cette anthologie, de faire vivre, d’animer un créateur littéraire célèbre pour en faire le personnage principal d’un roman, la perspective ici pourrait paraître différente : le récit est écrit à la 2ème personne du pluriel traduisant un vouvoiement par le biais de quoi le narrateur semble s’adresser à Alfred Jarry. Mais il est immédiatement évident que par ce « vous » d’artifice narratif, ledit narrateur a pour destinataire son propre « moi ». A nouveau, donc, Trigano s’immisce en un artiste torturé à la fois par des tourments psychiques propres à sa personnalité et par l’angoisse permanente de la non-reconnaissance publique de son génie.

La profusion et la précision des détails domestiques, la succession quotidienne des éléments les plus triviaux de la vie privée, la puissance impressive de la transcription des sentiments, ressentiments, pensées, sensations, réactions, la proximité, la coïncidence même de la vision du narrateur et de celle qu’il prête à Jarry, l’inscription de l’existence publique du poète dans le fourmillement historique des événements artistiques mondains de l’époque, l’ardeur et la combattivité avec lesquelles il défend son œuvre envers et contre tous, tout concourt à une « incarnation » de Jarry en personnage d’un roman passionnant.

« Vos arguments ont eu raison des atermoiements de ce géant du théâtre : Lugné-Poë s’est incliné devant les demandes d’un jeune homme de vingt-trois ans aussi déterminé qu’insolent, têtu comme une mule, orgueilleux comme un paon. Il a cédé à votre emportement, et c’est très bien ainsi.

Ce soir, votre voix pourra enfin se faire entendre. Vous allez cracher à la face du monde. Et tant mieux si le public en est choqué. Ce sera la récompense de votre combat contre l’intolérance et la justice… ».

Empathie assurée.

 

L’amour égorgé, récit présenté par moi-même dans les colonnes de La Cause Littéraire en septembre 2020 (extrait). [C’est] l’histoire [elle aussi poignante] de René Crevel, qui portera toute sa vie le traumatisme de la découverte, à l’âge de quatorze ans, du corps de son père pendu, et qui aura été durant toute son enfance maltraité, humilié, battu, psychologiquement démoli par une mère à double visage dont il essaiera toujours, mais en vain, de découvrir l’origine de la haine qu’elle lui porte.

« On la trouve charmante, prévenante, attentionnée. Qui pourrait imaginer ce qui se passe dès que la porte de la maison se referme ? Quelle est donc la cause de cette détestation qui ne la lâche pas ? ».

Cependant le jeune Crevel est introduit dès son adolescence dans les cercles mondains et mouvants de la littérature grâce à un condisciple de lycée, Marc Allégret, le futur célèbre réalisateur et photographe de cinéma, qui le présente à Gide avec qui il entretient une relation trouble. Entré ainsi dans la ronde des grands, il ne la quittera plus, mais la volonté de suivre le mouvement s’accompagnera quasi perpétuellement d’atroces souffrances, tant physiques que psychiques.

Tragique !

 

Pour conclure sur l’ensemble :

Trigano ne « représente » pas les célébrités qu’il met en scène. Il les crée, les recrée, il crée et recrée pour nous Jarry, Roussel, Crevel, Artaud, Rosen… il nous les rend vivants, réels, proches, il les humanise, paradoxalement, alors même qu’il fait d’eux « des personnages de papier ».

Ce faisant, l’auteur se projette en ses créatures. Il est successivement Trigano-Jarry, Trigano-Roussel, Trigano-Crevel, Trigano-Artaud, Trigano-Rosen.

Merci, Patrice Trigano !

 

Patryck Froissart

 

Patrice Trigano est galeriste et romancier, on lui doit : La vie pour l’art (La Différence), Rendez-vous à Zanzibarcorrespondance avec Fernando Arrabal (La Différence), La Canne de saint Patrick, inspiré de la vie d’Antonin Artaud (Editions Léo Scheer), et les autres romans présentés ci-dessus.

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Patrice Trigano est galeriste et romancier, on lui doit : La vie pour l’art (La Différence), Rendez-vous à Zanzibarcorrespondance avec Fernando Arrabal (La Différence), La Canne de saint Patrick, inspiré de la vie d’Antonin Artaud (Editions Léo Scheer).

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet (par Patryck Froissart)

Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 24.06.22 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanRamsay

Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet, mars 2022, 286 pages, 19 €

Edition: Ramsay

Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet (par Patryck Froissart)

 

Pourquoi ?

Oui, pourquoi faudrait-il tuer Wolfgang Müller ?

Wolfgang Müller, au moment où il entre en scène en ce roman, est, nonagénaire ayant toute sa tête, l’un des pensionnaires les plus âgés d’un EHPAD du Berry qui porte l’enseigne « Les Jours Tranquilles ». Mais cette tranquillité vient à être dérangée par les visites de plus en plus inquisitrices de Julienne Bancel, jeune journaliste ayant pour dessein de rédiger une série d’articles sur le parcours a priori original de cet ancien militaire allemand qui, après la capitulation du Troisième Reich et après avoir été, en tant que prisonnier de guerre, ouvrier agricole forcé dans des fermes du Cantal, a fait le choix, une fois libéré, de rester en France, d’abord comme ouvrier chez Michelin, puis comme professeur d’allemand jusqu’à sa mise à la retraite en 1983.

« Il avait toujours été un grand lecteur, et s’il préférait les biographies, les récits historiques retenaient son attention […] a fortiori les romans consacrés à la seconde guerre, qui faisaient la part belle aux grandes figures du régime nazi ».

La journaliste, intriguée par la découverte, lors de ces conversations auxquelles Müller se prête, dans un premier temps, complaisamment, de zones occultes dans le passé du vieil homme, d’époques de sa vie dont il se refuse obstinément à parler, devient, réactivement, de plus en plus avide d’en savoir davantage.

Quels secrets cache l’ancien soldat de la Wehrmacht ? Mais n’a-t-il toujours opéré que dans la Wehrmacht ? N’a-t-il pas, avec son régiment, ou avec d’autres compagnies, participé à l’une de ces épouvantables expéditions de punition collective, accompagnée de viols, de pillages et d’incendies, consistant à massacrer l’entière population d’un village suspect d’avoir abrité des « terroristes » de la Résistance ? N’a-t-il pas, un temps, été versé dans l’un de ces sinistres commandos à missions spéciales de « purification ethnique » menées dans le cadre de la « solution finale » ?

Où était-il à telle date ?

Avec qui ?

Qu’y faisait-il ?

« Wolfgang Müller était devenu une véritable obsession dans la vie de Julienne Bancel. Longtemps le vieil homme occuperait les pensées de la jeune femme ».

Parallèlement à la quête obsessionnelle de Julienne se déroule un autre récit, celui d’Isaac Dupuy, un autre vieil homme dont la mère, juive, et les deux sœurs ont été arrêtées, et déportées en janvier 44, via Drancy, à Auschwitz d’où elles ne sont jamais revenues, tragique disparition dont Isaac porte secrètement en lui le poids lancinant d’une souffrance perpétuelle.

Le roman commence par une scène de crime : Isaac pénètre dans l’EHPAD et poignarde mortellement Wolfgang. Pourquoi ? Parce qu’il est convaincu « qu’il faut tuer Wolfgang Müller », que ce meurtre est l’acte fondamental qui redonnera quelque sens à sa vie.

Toute l’intrigue, fort bien tendue, est fondée sur les recherches obstinées de Julienne Bancel, sur le dévoilement progressif de la relation qui la relie à Isaac et de celle qui pourrait exister entre ce dernier et Wolfgang.

Pour ce qui concerne « le Boche », une succession d’hypothèses, de pistes possibles, de suppositions, de reconstructions plus ou moins aléatoires à propos de ses activités militaires, de ses missions, de ses lieux d’affectation et d’opération, de son histoire d’avant-guerre, de son engagement éventuel dans les Jeunesses Hitlériennes puis dans les SS. Au fil des entretiens, le vieillard biaise, ruse, se dérobe, nie, rompt le dialogue, esquive, dévie. Dans le même temps, les investigations de Julienne dans toutes les archives accessibles révèlent des éléments troublants, sans jamais, toutefois, établir de certitudes.

Le meurtre de Wolfgang, ici présumé coupable, pose de façon cruciale les questions tournant d’une part autour de la difficulté des enquêtes menées depuis 1945 sur la disparition civile et la reconversion de nombreux criminels nazis ayant réussi à se refaire un statut social de personnes respectables après avoir soigneusement effacé toute trace d’un passé immonde, d’autre part autour du sort qui pourrait être celui d’un presque centenaire dont on aurait pu établir les preuves d’une réelle responsabilité dans les horreurs perpétrées par le régime nazi, mais aussi autour de la légitimité de la vengeance individuelle (car c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’acte d’Isaac).

Finalement, le roman se termine sans que le narrateur ait été en mesure de répondre aux deux interrogations qui sous-tendent le récit de la première à la dernière page : qui était Wolfgang Müller ? Fallait-il le tuer ?

Et c’est très bien ainsi.

 

Patryck Froissart

 

Né à Saint-Etienne, Thierry Poyet est un universitaire spécialiste de l’œuvre de Flaubert, auteur de nombreux essais et articles consacrés à la littérature du XIXe siècle. « Coup de cœur » du Prix Claude-Fauriel en 2019, il publie ici son troisième roman chez Ramsay.

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