10/12/2022

Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert (par Patryck Froissart)

Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 27.04.21 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert, février 2021, 168 pages, 19 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Chroniques de la boîte noire, Alain Joubert (par Patryck Froissart)

 

A la mémoire d'Alain Joubert qui nous a quittés le 23 avril dernier

 

Cet ouvrage, illustré d’éclatantes « Images-échos en noir et blanc » de Nicole Espagnol, compile dix-sept critiques de choc écrites par Alain Joubert de 2002 à 2004 et publiées dans La Quinzaine Littéraire, le bimensuel fondé par Maurice Nadeau et François Erval.

Pourquoi les présenter ici comme des critiques « de choc » ?

Primo peut-être parce que Joubert s’y exprime à la première personne, en un flux expressément personnel dont la subjectivité est clairement affirmée.

Secundo sans doute parce que cette volonté de mettre le soi dans l’analyse s’appuie sur une expression qui dépasse de très loin la simple impression de lecture pour se faire puissamment impressive.

Tertio parce que cette liberté qu’il s’octroie de dire le lire se veut sans limite, jusqu’à la mauvaise foi avouée, ce qui peut avoir pour conséquence une vraie crudité, voire une relative cruauté d’appréciation de tel ouvrage ou de tel auteur, toujours toutefois modérées par l’humour, autre marque de sa « fabrique ».

Sa marque de fabrique, sa subjectivité, justement, il en revendique malicieusement l’origine :

Car c’est précisément mon passé surréaliste, tout comme mon présent et mon futur, qui m’autorisent à invoquer « la bonne foi ».

Ainsi commence par exemple le premier article, consacré au roman policier, titré de façon provocatrice « De l’artiste en criminel » :

Je n’ai jamais aimé le mot « polar ». Certes, je fais comme tout le monde, je l’utilise à l’occasion, pour aller vite, pour être compris sans détour. Mais c’est là faire preuve de trop de légèreté, car cette façon d’être « compris », bien loin d’accomplir son office, entraîne aussitôt toute une série de malentendus, de confusions, de méprises qui font passer illico dans la colonne des pertes le peu de profit que l’on attendait de l’usage en question. « Polar », donc, relève à mes yeux de la fausse monnaie du vocabulaire.

Plus loin, dans une Petite anatomie de l’information, Joubert s’intéresse (intéresse le lecteur) au militantisme des membres de la SOAW qui, à partir du milieu des années 90, ont dénoncé par des actions d’éclat les agissements supranationaux de la SOA, « l’école » américaine dite des assassins formant des ressortissants sud-américains chargés de fomenter des coups d’état fascistes en Amérique Latine (entre autres, Manuel Noriega et Omar Torrijos au Panama, Leopoldo Galtieri et Roberto Viola pour l’Argentine, Juan Velasco Alvarado au Pérou et Guillermo Rodriguez en Équateur…). Après avoir donné son opinion idéologique sur ces éléments factuels, l’auteur aborde, découlant de ces informations liminaires, le sujet de son article, le genre spécifique des thrillers politiques, et il en cite et commente de façon précise et originale quelques exemples, dont La Muraille invisible de Henning Mankell, mise en scène d’un sombre complot cybernétique international anticapitaliste ayant pour but un chaos financier global ou La Ville des Ombres de James Grady.

La ville des ombres, de James Grady, en est un récent, et fascinant exemple. Vous avez certainement encore en tête (si vous en avez l’âge !) ce coup de tonnerre politique des années soixante-dix – le Watergate – qui entraîna la chute de la maison Nixon, et un sacré désordre dans la diplomatie spectaculaire intégrée…

Pour Joubert, c’est là prétexte à une interprétation politique personnelle de l’actualité, parmi quoi sa vision, entre autres, des dessous stratégico-économiques de l’intervention des puissances occidentales contre Saddam Hussein.

Ailleurs, celui qui fut ami et collaborateur de Maurice Nadeau sort de sa boîte noire une série (noire) de monstres modernes en tous genres, et, autour de sa critique du roman La Belle dormit cent ans, de l’auteur norvégien Gunnar Staalesen, pose la problématique littéraire du monstre en littérature.

Le choix savamment éclectique qui a été fait des chroniques recueillies ici est remarquable par le foisonnement des thématiques : outre le thriller, le roman policier, le monstre, la typologie des romans noirs, on passe en revue la poésie, les mythes, le situationnisme, Dada, le surréalisme, le féminisme, l’obsolescence programmée, les superstitions, l’image de la mort en littérature, le suicide, les impostures messianiques (en chronique du Traité des Trois Imposteurs), le cinéma noir, la bande dessinée, le dessin animé ou… la musique, noire, évidemment.

Simple chrestomathie des textes les plus saillants d’un chroniqueur littéraire ? Oh que non ! La lecture en retient tout autant l’attention que, justement, un bon roman policier. Car l’écriture est élégante, l’érudition littéraire est évidente, l’expression est fluide, le propos plein d’humour et de provocation sans excès, le discours franc, le jugement prononcé sans ambages.

Exemples :

A propos de la féminisation du lexique : Je parle donc d’un auteur, pas d’une auteure, d’un écrivain, pas d’une écrivaine ; je réfute la « tendance » au profit du talent.

S’agissant d’auteurs en vogue : Christine Angot peut bien compter ses sous, Catherine Millet peut bien compter ses coups, jamais elles n’atteindront à la vérité de Dominique Mainard (« La Maison des fatigués »), je veux dire à la vérité de l’imaginaire…

Humour : « Le lézard lubrique de Melancholy Cove », un réjouissant et délirant roman de Christopher Moore, auteur connu pour sa passion des crackers au fromage.

Affirmation effrontée : ce sont des livres libres, où il n’est pas important de savoir si tout est « vrai » puisque tout est « juste ».

Franchise et jeu de mots : Moi qui suis athée comme une tasse, Coltrane aura beau me bassiner avec ses inquiétudes primaires, jamais il ne me fera entendre autre chose que ce que mes oreilles et mon esprit reçoivent : une violence poétique portant très au-delà de son baratin religieux.

Et, surprise jaillissant de la boîte noire, évoquant les surréalistes desquels il a été proche, dans une chronique intitulée Mais c’est sur nous qu’ils tirent, dit Breton en levant son arme, on a droit à une savoureuse et intimiste Lettre à Ecusette de Noireuil, en écho à celle qu’écrivit ledit André Breton à sa propre fille.

Il y en a des choses, dans la boîte noire…

 

Patryck Froissart

 

Alain Joubert a découvert le surréalisme en 1952 et, après sa rencontre avec André Breton trois ans plus tard, il participa aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969. C’est dans ce mouvement qu’il trouva le mieux à exprimer sa révolte et à lui donner tout son sens dans de multiples directions, littéraire, artistique, politique et autres. Il en a vécu les passions, les combats, les enthousiasmes et les querelles. Il a continué jusqu’aujourd’hui d’en porter l’esprit, faisant sienne cette nécessité d’une « refonte radicale de l’entendement humain » souhaitée par Breton. Alain Joubert nous a quittés le 23 avril dernier.

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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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L’amour égorgé, Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

L’amour égorgé, Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 21.09.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBiographieEditions Maurice Nadeau

L’amour égorgé, septembre 2020, 236 pages, 18 €

Ecrivain(s): Patrice Trigano Edition: Editions Maurice Nadeau

L’amour égorgé, Patrice Trigano (par Patryck Froissart)

Certaines vies sont des romans qu’aucun écrivain n’aurait pu inventer, ou n’aurait osé mettre en œuvre. Patrice Trigano s’est intéressé à celle, passionnante, passionnée, sombre en de multiples parts, lumineuses par nombre d’autres, de René Crevel.

Qu’on ne sache rien de René Crevel, qu’on n’ait jamais rien lu de lui n’est pas rédhibitoire : on se le campera en ce récit tel un personnage romanesque attachant au destin singulier.

Qu’on connaisse un tant soit peu le mouvement dada, le surréalisme, et les principaux protagonistes de cette période extraordinairement turbulente de créativité littéraire sera néanmoins un plus. Il est toujours fascinant de voir s’animer et évoluer dans une atmosphère de fiction des célébrités telles que Breton, Aragon, Eluard, Gala, Dali, Cocteau, Gide, Nancy Cunard, Tzara, Giacometti, Eugene McCown, Duchamp, Jouhandeau, Man Ray, Zweig et tant d’autres.

Il est forcément captivant de les voir s’animer et évoluer dans une mise en scène, certes fictionnelle mais construite sur un travail pointilleux de reconstitution, sur une remarquable recherche de documentation historique ayant sans conteste valeur de thèse extrêmement fouillée.

Ainsi s’inscrit dans le récit la réalité, tout au moins celle qui est donnée comme telle par l’auteur, des faits et gestes, des propos, des références à l’œuvre littéraire en ébauche, en écriture, ou définitivement publiée, des caractères, des inclinations sexuelles, des inter-relations, des mondanités, des manies, des amours, des querelles, des excès, des problèmes de santé, des petits et grands malheurs, des faiblesses, des mesquineries, des bassesses intimes et occultées autant que des moments de grandeur publique, des traits d’éclat autant que des taches de noirceur de tel ou tel de ces illustres créateurs, tout au long cours tumultueux de la mouvance dadaïste et surréaliste marquée par l’alternance d’attraction, d’adhésion, d’engagement, de reniement et d’éloignement que ces personnages-personnalités ont exprimée collectivement et individuellement à l’endroit du communisme, du soviétisme, voire du stalinisme, avec pour corollaire le combat, celui-ci sans réserve, contre le fascisme et le nazisme.

Mais c’est d’abord l’histoire poignante de René, qui portera toute sa vie le traumatisme de la découverte, à l’âge de quatorze ans, du corps de son père pendu, et qui est durant toute son enfance maltraité, humilié, battu, psychologiquement démoli par une mère à double visage dont il essaiera toujours, mais en vain, de rechercher l’origine de la haine qu’elle lui porte.

« On la trouve charmante, prévenante, attentionnée. Qui pourrait imaginer ce qui se passe dès que la porte de la maison se referme ? Quelle est donc la cause de cette détestation qui ne la lâche pas ? ».

Cependant le jeune Crevel est introduit dès son adolescence dans les cercles mondains et mouvants de la littérature grâce à un condisciple de lycée, Marc Allégret, le futur célèbre réalisateur et photographe de cinéma, qui le présente à Gide avec qui il entretient une relation trouble.

Entré ainsi dans la ronde des grands, il ne la quittera plus.

Pris dans le manège extraordinaire de ce kaléidoscope socio-artistique sur lequel tente de régner de façon tyrannique André Breton, le « héros » de notre roman y apparaît tantôt comme un maillon faible, tantôt comme un élément fort faisant lien entre les divers protagonistes qui s’échangent ou se volent leurs partenaires amoureux, tant féminins que masculins, dans un quadrille en perpétuel mouvement marqué par la fête permanente, l’alcool, les stupéfiants, l’amour libre, l’homosexualité et la bisexualité.

Sous l’affichage public exacerbé d’une révolution sexuelle, d’une « pansexualité » (sic) revendiquée, allant de pair avec une libération tout aussi voulue que prônée des règles de la création artistique, René Crevel, résolument engagé dans le dadaïsme puis dans le surréalisme, vit une succession cruelle de liaisons, de ruptures et d’échecs sentimentaux et amoureux, ponctuée de séjours déprimants de sanatoriums en hôpitaux où il subit traitements douloureux et interventions chirurgicales éprouvantes, allant ainsi de rechute en rechute tant dans le domaine affectif que dans celui d’une tuberculose chronique et incurable. Heureusement, il y a l’écriture…

« C’est par l’écriture que Crevel consentait à s’accepter, à composer avec son passé douloureux, son corps malade, son homosexualité […]. L’écriture était l’espace de liberté qui lui permettait de fuir la méchanceté, la bêtise, la tartufferie, l’intolérance, l’hypocrisie. Mais aussi le moyen de réparer ses fêlures. Il écrivait avec une facilité déconcertante ».

L’intrigue, complexe, dans les entrelacs de quoi se succèdent, tenant le lecteur en suspens, violents coups de foudre, ruptures brutales, blessures brûlantes, événements artistiques, embrouilles de salon, apparence et réalité, être et paraître, grandeur et décadence, est idéalement enrichie, étayée, étoffée, entre des conversations et scènes de salon à la Proust ou à la Somerset Maugham, par une somme d’éléments historiques sur cette trépidante période artistique de l’entre-deux guerres habilement introduits soit en de savoureux dialogues entre les personnages, soit en des interventions directes de l’auteur dans la narration.

« Et Crevel se lança dans un compte rendu détaillé, qui de la description des tenues fantasques des Noailles le mena à l’élégance recherchée de Paul Morand, le seul à avoir refusé de jouer le jeu du travestissement, puis à l’exquise toilette conçue par Paul Poiret pour la sémillante Misia Sert, ainsi qu’à celle de Marie Laurencin qui, flottant au milieu de voiles aux couleurs suaves, semblait sortir de l’un de ses tableaux ».

Allons ! Patrice Trigano a parfaitement réussi un multiple pari : celui de nous entraîner dans le roman passionnant du destin d’un personnage hors du commun, celui de nous faire partager les mille et une facettes des membres illustres et des composantes multiformes d’un mouvement artistique foisonnant et unique, et celui de nous inciter à découvrir ou à redécouvrir René Crevel.

Lisons ou relisons Crevel !

 

 

Patryck Froissart

 

 

Patrice Trigano, né le 4 octobre 1947 à Paris, est un expert en tableaux, collectionneur, galeriste et écrivain français. Il a publié, aux Éditions de la Différence, Une vie pour l’art (2006), À l’ombre des flammes : Dialogues sur la révolte (avec Alain Jouffroy, 2009), Rendez-vous à Zanzibar (correspondance en double aveugle avec Fernando Arrabal, 2010). La Canne de saint Patrick a été son premier roman, publié chez Leo Scheer en 2010.

 

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A propos de l'écrivain

Patrice Trigano

Patrice Trigano

 

Patrice Trigano est galeriste et romancier, on lui doit : La vie pour l’art (La Différence), Rendez-vous à Zanzibarcorrespondance avec Fernando Arrabal (La Différence), La Canne de saint Patrick, inspiré de la vie d’Antonin Artaud (Editions Léo Scheer).

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 2, Les années Lettres Nouvelles, 1952-1965, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 2, Les années Lettres Nouvelles, 1952-1965, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 07.10.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssaisEditions Maurice Nadeau

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 2, Les années Lettres Nouvelles, 1952-1965, Maurice Nadeau, octobre 2020, 1600 pages, 39 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Soixante ans de journalisme littéraire, Tome 2, Les années Lettres Nouvelles, 1952-1965, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

 

La somme monumentale des travaux, jalonnant l’histoire littéraire française et internationale s’étendant de 1945 à 2013, de Maurice Nadeau, critique littéraire, éditeur, découvreur et promoteur très souvent avant-gardiste d’auteurs et de textes qui se sont inscrits de façon pérenne dans le corpus d’éminence de la littérature contemporaine, méritait bien d’être elle-même rassemblée en plusieurs livres qui sont autant de « monuments » littéraires. C’est ce devoir de « réunir ce qui était épars » que Gilles Nadeau, fils de Maurice, et Laure de Lestrange, se sont donné à cœur et à tâche de mener à bien. L’ensemble de l’édifice comprendra, une fois l’édition complète, trois imposants volumes qui, outre leur puissant intérêt littéraire, traduisent l’évolution de la pensée politique du journaliste.


Le tome premier, ayant pour sous-titre Les Années Combat, recueillant les écrits de Maurice Nadeau publiés entre 1945 et 1951, est paru en novembre 2018. C’est le second, intitulé Les années Lettres Nouvelles, préfacé par Tiphaine Samoyault, couvrant la période de 1952 à 1965, qui fait l’objet de la présente chronique. En mars 1953 est créée la revue Les Lettres Nouvelles, dont le premier éditorial, signé par Maurice Nadeau lui-même, définit le projet sous la forme d’un véritable manifeste :

« La revue Les Lettres Nouvelles veut servir avant tout la littérature. Écrasée sous les idéologies et les partis pris, arme de propagande ou échappatoire, assimilée le plus souvent à un discours pour ne rien dire, la littérature est pourtant autre chose qu’un souci d’esthète, qu’une forme plus ou moins distinguée de distraction, qu’un moyen inavouable pour des fins qui la ruinent. Maintenir la littérature dans sa dignité peut suffire à notre dessein […] La littérature est un art et, à ce titre, elle ne peut pas être instrumentalisée. Pourtant, elle tient son importance sociale à la capacité qu’elle a d’ouvrir les consciences ».

La revue est d’abord mensuelle, puis hebdomadaire de mars à décembre 1959, avant de devenir bimestrielle. Elle définit, numéro après numéro, les exigences littéraires, les prises de positions politiques, les orientations intellectuelles de ses auteurs tout en faisant la promotion de nouveaux écrivains, francophones ou traduits, romanciers, poètes, essayistes émergeant avec peine de la masse éditoriale ou jaillissant brusquement sous les projecteurs médiatiques de l’époque, en tous les points du monde.

Maurice Nadeau est l’une des plumes les plus actives, les plus lucides, les plus visionnaires mais aussi les plus acérées de la revue. Les critiques et analyses littéraires, les articles et contenus de conférences et de réunions de cercles et congrès d’écrivains, les positions militantes qu’il exprime en toute franchise et en toute combativité, les réflexions auxquelles il se livre et les doutes qu’il ressent sur l’objet premier de ses travaux (la critique littéraire), « liant littérature, art et politique», constituent la somme du présent volume. Journaliste littéraire, faisant l’exégèse d’une œuvre, il sait se libérer à l’occasion de l’œuvre elle-même pour aborder en observateur et analyste critique les questions qu’elle soulève, qui se posent dans les années 50, sociales, politiques, historiques, artistiques, philosophiques, humanistes. Ici, par exemple, à propos de Gide, Nadeau se penchant sur les rapports entre l’auteur, l’œuvre et les personnages, se demande si on peut, s’il est légitime, s’il est utile de dresser un portrait de l’auteur par l’étude de son œuvre.

Là, autre exemple, à propos d’un ouvrage de Dionys Mascolo sur le Communisme, il expose son point de vue sur la relation entre littérature et engagement politique, et pose la question, et y répond, de la place de l’intellectuel communiste dans la création littéraire, du rapport entre Poésie et Révolution, au moment où le stalinisme désoriente maints auteurs, romanciers et poètes, d’obédience marxiste. Il publie de nombreux articles sur Trotski, l’homme politique, son action, son rôle historique et son œuvre littéraire. Ailleurs, il débat contre la Guerre d’Algérie, fait le tour des prises de position des intellectuels sur cette question, exprime sa propre vision, puis se demande, en évoquant les auteurs qui prennent parti, en quoi l’écriture est ou peut être action. De même, à propos de la Correspondance entre Gide et Valéry, il questionne : qu’est-ce que la littérature ? Que peut-elle ? Quel lien établir, constater ou créer entre la littérature française contemporaine, la France, les Français, leur mode de vie, leurs aspirations, leurs opinions dominantes ? Sortant du cadre de l’art littéraire, il délivre ses réflexions, plus largement, sur l’art, sur la création.

Découvreur de nouveaux talents, il est en particulier le premier à discerner en Le Clézio, dès la parution de Procès-verbal, l’étoffe d’un grand écrivain. Analysant l’œuvre de Leiris dans une série de cinq études qu’il intitule « L’âge d’homme et la littérature de confession », il interroge sur les limites de l’auto-mise en scène, de la mise à nu de soi, du dévoilement de l’intime. Quand l’écrivain s’expose, quand il expose l’homme qu’il est dans une dangereuse recherche de « la vérité », jusqu’où peut donc aller l’exhibitionnisme, jusqu’où peut mener la volonté de l’écrivain de procéder à l’édification, par-delà, voire par-dessus sa propre personne « réelle », par-dessus sa propre véritable personnalité, du personnage public qui figurera dans les biographies « officielles », ce qui semble être le dessein littéraire de Leiris ?

« Mettre à nu certaines obsessions d’ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte, tel fut pour l’auteur le moyen – grossier sans doute, mais qu’il livre à d’autres en espérant le voir amender – d’introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire ».

Initiateur, organisateur, acteur et membre participant de la Rencontre de Zurich en 1956 entre écrivains de l’Ouest et de l’Est sur le thème de la liberté d’expression littéraire, il en rend compte de façon passionnante, en témoin et en historien critique.

Il est de toutes les causes justes.

Il s’élève contre l’instauration de la « monarchie gaullienne ». En 1960, en plein procès des « porteurs de valises » du réseau Jeanson, la publication en septembre du Manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie déchaîne la répression des pouvoirs publics. Avec 28 autres signataires, Maurice Nadeau est inculpé « d’incitation à l’insoumission et à la désertion » tandis qu’une répression frappe les signataires, révoqués de l’enseignement ou interdits sur les antennes de radio et télévision.

Il revendique haut et fort sa couleur politique, qui apparaît, sans équivoque, en fond de page de tous ses textes :

« Ne reculant pas devant les formulations hardies nous irons jusqu’à dire qu’à quelques exceptions près, il n’est pas de grand écrivain qui ne soit de gauche, pour peu qu’il ne transige ni avec son projet ni avec lui-même, à commencer par Balzac, exemple trop fameux. Parmi nos aînés immédiats, Gide, Valéry, Martin du Gard sont de gauche. Breton, Bernanos, Malraux appartiennent à la gauche et, horreur ! le Céline du Voyage, le Giono de Que ma joie demeure, le Marcel Aymé de La table aux crevés. De gauche encore, tels écrivains de notre génération dont le glissement insensible à droite ou “au milieu” correspond à une telle baisse de talent qu’ils survivront seulement grâce à leurs premières œuvres. Peu importe qu’ils soient nihilistes, partisans de l’absurde, mystiques, défenseurs de “l’art au-dessus de tout”, s’ils ont découvert un jour la voie qui mène aux autres hommes et si ces hommes se sont reconnus en eux, s’ils ont vibré ensemble sur la même onde. La droite ne communique pas, elle compartimente : entre races, religions, patries, philosophies, conditions sociales ; elle se parle à elle-même ; au fond elle est muette.. ».

Parce qu’il faut en finir dans le cadre contraint de cette présentation, laissons la parole à Tiphaine Samoyault, auteur de la riche préface à cette compilation :

« Maurice Nadeau ne se départit jamais d’une chose, pendant toutes ces années de travail intense : sa considération du lecteur. Il est bon de le rappeler à l’orée d’un volume qui réclame du temps à ses lectrices et à ses lecteurs. Ils s’y sentiront accueillis parce que cette considération traverse les temps, ne se limite pas à l’actualité d’une production. Ainsi, il propose régulièrement des enquêtes pour recueillir l’avis des abonnés : il répond, il montre qu’il tient compte des remarques qui lui sont faites. Mais c’est l’honnêteté de son engagement et la sincérité de son expression qui assurent le passage dans le temps. Ces écrits ne sont pas simplement des documents pour l’histoire littéraire ou pour l’histoire en général. Ils tissent des liens forts entre littérature, pensée et politique. Ils sont aussi des appels encore vifs à la conscience et à la sensibilité. Ils entrent en dialogue avec chacun et chacune d’entre nous.

Ce tome 2 devra donc forcément figurer, à côté du premier, déjà paru, et du troisième, à paraître, sur le bureau ou sur les rayons de la bibliothèque personnelle de toute personne s’intéressant à la littérature, à la critique littéraire, à l’histoire littéraire, à l’histoire des idées au XXe siècle.

 

 

Patryck Froissart

 

 

Maurice Nadeau, né à Paris en 1911 et mort dans la même ville en 2013, est un instituteur, écrivain, critique littéraire, directeur littéraire de collections, directeur de revues et éditeur français. Il est le père de l’actrice Claire Nadeau et du réalisateur et éditeur Gilles Nadeau.

 
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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Le Jardin du Lagerkommandant, Anton Stoltz (par Patryck Froissart)

Le Jardin du Lagerkommandant, Anton Stoltz (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.10.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Le Jardin du Lagerkommandant, Anton Stoltz, Les Lettres Nouvelles, octobre 2020, 200 pages, 19 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Le Jardin du Lagerkommandant, Anton Stoltz (par Patryck Froissart)

 

« Depuis plus de 75 ans rien ni personne n’a donné une explication convaincante de la Shoah. Les tentatives d’analyse sont toutes restées parcellaires, partiales, parfois erratiques. La question demeure entière dans son horreur : comment le peuple allemand, dans sa quasi-totalité, a-t-il pu adhérer et se rendre complice de la pire barbarie du XXème siècle ? La question est sans réponse car elle échappe à toute raison ».

N’oublions jamais la Shoah.

Léon-Marc Lévy, directeur du magazine La Cause Littéraire, FB, le 14 septembre 2020

 

La question demeure entière, lancinante, oppressante, dès que, et autant de fois qu’on se la pose et re-pose. Il se trouve qu’au moment où Léon-Marc Lévy se la re-posait, publiquement, en s’adressant à nos lecteurs, était en lecture ce « roman » d’Anton Stoltz, dont la narratrice est Anna, l’épouse de Hans Nebel (nom évidemment connoté), qui s’est fait enrôler dans le corps des SS avant même l’arrivée de Hitler au pouvoir.

Chaque page, chaque ligne, chaque mot posent en filigrane cette atroce interrogation :

Comment ?

Premier élément non satisfaisant de réponse : comment la « chose » a commencé.

Je me suis rappelée le jour où Hans m’a annoncé son entrée dans la SS et les circonstances de son adhésion. Il avait rencontré une bande de jeunes gens dans une rue du quartier des pêcheurs. Ils étaient là, plus ou moins désœuvrés, attroupés, et ils ont accosté Hans. Ils l’ont convaincu d’assister à une réunion où un représentant du NSDAP devait faire un discours. Hans n’était pas très enthousiaste au début. Il est néanmoins allé à la réunion, du côté de la Gerberstrasse. L’orateur fut médiocre, mais les idées que Hans entendit lui parurent intéressantes. Il y était question d’honneur, de fierté, d’élan national, de réparation pour les erreurs historiques commises à l’endroit du peuple allemand à la suite du Traité de Versailles. Ensuite, tout s’est enchaîné très vite. Un beau jour, Hans est revenu avec un uniforme sous le bras et m’a annoncé qu’il s’était enrôlé. On lui payait ses frais de scolarité et d’une manière ou d’une autre on lui permettait de poursuivre ses études. C’est ainsi que Hans m’avait présenté la chose.

Plus tard, devenu officier SS, Hans est affecté à Auschwitz, où il s’installe avec Anna et leurs deux enfants dans une villa du quartier réservé. C’est le début du journal d’Anna Nebel (à opposer au Journal d’Anne Franck ?).

La narratrice rapporte les petites occupations et préoccupations domestiques quotidiennes de sa gestion de l’emménagement, de l’entretien de la maison et du jardin, ce pour quoi elle obtient d’avoir à son service d’abord deux jeunes déportées, l’une qu’elle n’appelle jamais autrement que « la Juive », l’autre étant une Bibelforscherin (membre des Témoins de Jéhovah), puis un jardinier, Kreiz, un déporté juif ancien condisciple et ami de jeunesse de Hans qui fut témoin de leur mariage et à qui Hans a évité momentanément, mais momentanément seulement, de figurer sur les interminables listes monstrueuses des morts d’Auschwitz que l’officier a pour fonction macabre d’actualiser méticuleusement jour après jour en falsifiant les causes de décès.

Le dessein et l’art de l’auteur consistent alors tout au cours du texte à exprimer l’horrible décalage entre les petits soucis, dont celui de faire naître près de sa villa un jardin tropical, d’Anna Nebel obnubilée par la confiance sans réserve qu’elle éprouve et clame à l’endroit du régime, du Führer, de son objectif « naturellement naturel » d’épuration ethnique, mais qui ne veut ni voir, ni entendre, ni savoir, ni même concevoir par quels moyens s’opère près de sa maison l’immonde « solution finale », même quand elle se plaint de l’odeur des fumées qui s’échappent des cheminées du camp, même quand cette odeur lui rappelle précisément celle d’un crématorium près de quoi elle a précédemment vécu, parce que l’explication « hygiénique » que son mari lui en donne est la seule qui puisse, dans son univers mental conditionné, être en harmonie avec les « nobles intentions humanistes » du Troisième Reich. Des années après la chute du régime, devant les images d’un documentaire sur la Shoah, elle restera dans le déni en y voyant une propagande mensongère antiallemande.

Dans une ambiance totalement décalée, sous l’odeur perpétuelle des fumées des crématoires, Anna Nebel se donne pour mission d’organiser la vie sociale du quartier résidentiel réservé, en invitant les officiers SS du camp à des soirées culturelles dans le déroulement artificiellement mondain desquelles n’est jamais évoquée l’abomination de ce qui se passe à proximité, dont les bourreaux, ceux qui savent, taisent la hideuse réalité à leurs femmes et à ceux et celles qui ne doivent pas savoir.

Deuxième élément non satisfaisant de réponse :

Les fragments de la biographie de Hans Nebel, donnés par bribes par la narratrice, révèlent que l’homme n’était pas antisémite, qu’il a été de ceux qui ont combattu l’antisémitisme croissant, avant son entrée, dont on a vu les raisons ci-dessus, dans le Corps des SS, dans le Corps de la Bête.

Le rôle de comptable funèbre et de faussaire des statistiques des causes de décès qu’il est amené à jouer dans le processus de l’extermination dont il est à la fois le témoin et le complice, d’emblée ne lui plaît pas, puis lui donne une image dégradée de soi qui progressivement l’écœure, jusqu’au dégoût. On pourrait imaginer qu’à ce stade il démissionne et demande à être envoyé au front. Mais non ! Hans Nebel reporte alors sur les Juifs la responsabilité, au seul motif qu’ils sont coupables d’exister en tant que victimes obligées de leur anéantissement. Et dans une suite « logique » atrocement absurde, il cristallise en la personne de la Juive qu’il a embauchée comme domestique, et avec qui il a une relation adultère, ce « crime d’exister », en fait la cause fondamentale, par le fait que les circonstances l’ont amené à participer lui-même indirectement à l’holocauste, de sa propre déchéance morale, de sa lâcheté, de son incapacité croissante à supporter devant son miroir le visage de l’être qu’il est devenu. Alors, puisqu’il est désormais tel, il commettra à son tour avec une fureur extrême, lors d’une scène dont le récit est quasiment insoutenable, l’acte bestial, l’abattage que perpètrent inlassablement, systématiquement, les bouchers froidement fonctionnaires et fonctionnels que sont ses compagnons SS.

Je suis entré dans le Corps totalement innocent. Cela me permettait de ne pas avoir à acquitter les droits d’inscription à l’université. Né quelques années plus tôt, j’aurais pu appartenir aussi à un Corps franc. Chaque parti à cette époque avait son service d’ordre. J’aurais pu devenir un tout autre homme, tu sais. Je n’en voulais pas aux Juifs personnellement. Je n’avais aucune raison de leur en vouloir. L’un de mes professeurs de droit était juif. Je n’ai toujours eu que de bons rapports avec les Juifs, rien de désagréable jamais. Les Juifs, Anna, ne m’ont jamais rien fait.

Alors ? Non, la réponse n’est pas dans le roman d’Anton Stoltz. Elle ne peut y être. Elle « échappe à la raison », tout simplement, tout horriblement simplement, parce que la Shoah n’a aucune raison d’avoir été. Mais il faut lire ce récit. Il faut le lire en raison même du fait qu’il pose, encore et toujours, à sa façon, la question, et du degré de malaise que son auteur provoque et entretient par la mise en parallèle implicite entre les futilités des préoccupations d’Anna Nebel et sa candeur obstinée d’une part et l’hallucinant hécatombe d’à côté. Ce malaise, cette nausée, ce trouble, ce vertige, ces haut-le-cœur du lecteur devant cette nouvelle évidence du caractère inexplicable du génocide sont nécessaires. Ils participent du devoir de mémoire.

 

Patryck Froissart

 

Anton Stoltz est un écrivain canadien né à Sherbrooke. Après des études en histoire et en économie, il a passé un certain nombre d’années à l’étranger, où il a travaillé à titre de traducteur au sein de diverses entreprises et organisations. Le Jardin du Lagerkommandant est son premier roman.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Sous le ciel vide, Raphaël Nizan (par Patryck Froissart)

Sous le ciel vide, Raphaël Nizan (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.11.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Sous le ciel vide, Raphaël Nizan, Les Lettres Nouvelles, septembre 2020, 111 pages, 17 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Sous le ciel vide, Raphaël Nizan (par Patryck Froissart)

 

Le narrateur, quinquagénaire ou presque, journaliste, homme de lettres, rangé, marié, père d’un jeune homme dont il est fier, se trouve par hasard dans les environs de Notre-Dame de Paris en feu en avril 2019. L’incendie le transporte d’un coup trente ans plus tôt, un soir où, défoncé, il avait gravi une à une les quatre-cent-vingt-deux marches de la tour nord de la cathédrale avec sa compagne Ayla, à qui l’attache un indéfectible amour-passion, elle tout autant camée, « l’un et l’autre pris dans cet élan érotique qui ne [les] quittait guère à cette époque-là, furie rageuse et sensuelle où s’annihilait le temps, le monde et la rage ». Alors les souvenirs affluent, s’enchaînent, se bousculent, parfois dans le désordre, l’un provoquant la brutale émergence de l’autre, dans la douloureuse résurgence des quelques années hallucinantes d’une adolescence absolument désaxée.

Né dans une famille de hauts fonctionnaires, le narrateur s’attire très tôt le mépris, puis le rejet affectif de la part de ses parents grands bourgeois et bien-pensants, en particulier lorsque remarqué comme l’un des meilleurs espoirs du football français, il leur fait part de son souhait de s’engager dans une carrière sportive, rêve qu’il brisera de lui-même par son comportement hors normes.

« Après m’être battu comme un chiffonnier des jours durant dans les dortoirs de ce centre de formation professionnelle de l’un des grands clubs de football des bords de la Méditerranée où l’on m’avait donné une dernière chance après que j’eus déjà craché sur le club parisien et le centre de formation du grand Est, j’avais définitivement jeté l’éponge sur mon premier rêve d’enfant et plongé tout l’été, toutes barrières levées, dans la plus intense et ravageuse course à la défonce de ma courte existence ».

Cette « course à la défonce » ne se limitera pas à un été. Elle deviendra vite une fuite en avant en tandem, le narrateur et Ayla s’entraînant l’un l’autre dans une descente aux enfers impulsée par une quête éperdue, croissante, et paradoxalement consciente d’autodestruction. Les éléments et leur enchaînement en sont bien connus : prise de drogue, d’alcool, de médicaments, addiction grandissante, besoin d’argent pour se procurer les doses, vols, combines, revente, prostitution… Le cercle vicieux, la pente descendante qu’on ne remonte pas.

La singularité du récit et la qualité du suspense tiennent au fait que le fil narratif se déroule sous la forme d’une succession de paragraphes constitués chacun, pour la plupart, d’une longue phrase dont la respiration rappelle, osons le dire, le lent rythme « proustien », impression que renforce l’usage exclusif de la première personne et que vient soutenir une connotation évidente de la recherche, ici évidemment cathartique, d’un « temps perdu » au double sens de temps révolu et d’années irrémédiablement gâchées, gaspillées. On peut se demander, parce que l’intention de l’auteur est sur ce point volontairement brouillée, si le discours exprime dans l’un ou dans l’autre sens le regret de la perte de ce temps-là.

Le souffle lent et long de la narration contraste remarquablement avec l’enchaînement précipité des éléments narratifs qui se bousculent en un pêle-mêle plaisamment entretenu de faits, d’événements, de commentaires et de va-et-vient entre trois strates temporelles : le temps de la brusque résurgence, provoquée par l’incendie de Notre-Dame, d’un passé bouleversé, chaotique, tragique, le temps du récit de ce passé revécu, et le temps de l’écriture qui est celui, souligné à plusieurs reprises par le narrateur, des premières occurrences hebdomadaires du mouvement des Gilets Jaunes.

C’est probablement ce procédé littéraire qui permet au lecteur de supporter la violence des scènes rapportées, la crudité immédiatement choquante de l’expression, la minutie exacerbée, répétitive, morbide, des détails, l’extrême intensité de la désespérance qui anime le couple et le pousse toujours plus loin, toujours plus vite vers l’ultime, l’irréversible, le point de non-retour.

Comment a démarré cette trajectoire vertigineuse vers l’abîme, sous un ciel désespérément vide ?

« La violente dépression de mon jeune frère, les coups rageurs de ma mère et la lâcheté de mon père m’avaient peu à peu et conjointement jeté dans les bras des marges qu’incarnaient alors les bandes de chasseurs de fafs qui pullulaient dans mon lycée. J’avais treize ans et demi et je m’étais également mis à fumer mes premiers joints… ».

Comment le personnage a-t-il pu sauter in extremis de ce train d’enfer ?

On ne le dira évidemment pas ici.

 

Patryck Froissart

 

On ne sait rien de Raphaël Nizan si ce n’est qu’il est né à Paris, dans la première moitié des années soixante-dix. Très tôt en butte avec les siens et leur modèle social, il devient dès l’enfance, presque naturellement, adepte d’une école buissonnière, préférant les livres aux cours en classe et les expériences que la vie pourrait lui offrir aux promesses de diplômes et de carrières sûres qui l’effraient plus qu’elles ne le rassurent. La littérature est, aujourd’hui encore, sa seule fidélité et son seul horizon.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Ollivia, Patrick Corneau (par Patryck Froissart)

Ollivia, Patrick Corneau (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 03.12.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Ollivia, Patrick Corneau, novembre 2020, 110 pages, 16 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Ollivia, Patrick Corneau (par Patryck Froissart)

 

Un ouvrage en deux parties : le récit d’une liaison, de son entame à son dénouement, suivi d’une série de six portraits féminins.

I-Ollivia (Romance pour décourager les rossignols)

Le narrateur, un professeur d’université, se remémore et rapporte à la première personne, sans ordre linéaire apparent, les épisodes marquants de sa relation amoureuse avec Ollivia, une modeste esthéticienne, depuis l’enchantement de la rencontre (par le truchement d’un journal d’annonces « Rencontres ») et d’une période heureuse d’imbrication réciproque d’atomes crochus jusqu’au dénouement d’un attachement progressivement gangrené par une succession de désillusions. Le jeu narratif consiste à mettre en parallèle, puis en contraste, de façon continue et croissante, la distance socio-culturelle qui existe entre l’intellectuel bourgeois et sa maîtresse.

« Quand on rencontre une personne attirante mais pas tout à fait parfaite, on croit parvenir à la changer par la vie en commun ou la relation conjugale, pas entièrement, juste quelques défauts ; de fait, au mieux, on peut espérer modifier un détail peut-être – et cela finit par redevenir comme avant. Ces petits riens qu’on veut ignorer au début mais qui à la longue vous exaspèrent ».

Ce jeu est cruel. Le « Je » définit, d’anecdote triviale en événement anodin, tantôt subtilement, tantôt crûment, une accumulation de traits tendant à affirmer ce qu’il croit lui conférer un statut supérieur par dévalorisation méprisante des faits, des gestes, des us, des petites coutumes, des habitudes sociales, des comportements de sa partenaire.

« L’avantage de fréquenter une personne qui n’est “pas son genre” est d’éviter d’être placé dans un rapport de concurrence, de comparaison évaluateur, possiblement défavorable ».

Le « Je » se trouve là à son avantage, s’en rengorge peut-être, s’en divertit sûrement, jusqu’à ce que le jeu ne l’amuse plus, jusqu’à ce que la condescendance née de la certitude de l’infériorité de l’autre se transforme en un mépris qui ronge l’affection, puis en écœurement en telle ou telle situation, et enfin en un dégoût insupportable au point de provoquer la rupture.

C’est bien l’anti-romance annoncée par le sous-titre.

« Je voyais l’arc d’incompréhension qui paradoxalement nous liait s’agrandir dangereusement – l’effondrement surgirait bientôt ».

Le portrait d’Ollivia, initialement positif, subit, ponctuant des périodes de bonheur amoureux, à mesure que l’amant en distingue les défauts qu’il veut y voir, une série de retouches de plus en plus négatives, réduisant à mesure l’intensité de la relation amoureuse. Si le narrateur cite, en référence de son dessein évident de portraitiste, le Portrait du Cardinal de Retz par La Rochefoucauld, on est plutôt amené, tant les traits ici et là s’accentuent et saillent, à penser aux Caractères de La Bruyère.

En contre-plan, et c’est là un autre aspect remarquable du récit, s’esquisse le propre caractère du narrateur, son individualisme, avec une dose certaine d’égocentrisme. On peut trouver déplaisant le personnage qui apparaît de la sorte.

« Il n’y avait plus d’enjeu, j’avais déjà pris tout ce qu’elle pouvait me donner. Expliquer, s’expliquer, était inutile. J’avais envie d’être seul, ça je le savais – je touchais le sol véritable de ma complexion, le fond de mon être célibataire. Aucun appel du pied ne suffirait à me faire remonter. Vers elle ».

Cet art du portrait qu’annonce le roman, l’auteur l’affine avec talent dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée Quelques passantes.

II-Quelques passantes

Cette galerie de six portraits, dont le titre évoque le texte d’Antoine Pol mis en chanson par Brassens, relève d’évidence du genre des Caractères de La Bruyère. Jeanne, Inès, Armelle, Iris, Mikaëlle, Matriochka : femmes rencontrées, relations professionnelles, amies ou amantes ; les traits sont nets, tranchants, expressifs, insistant plus ou moins, selon la personne, sur l’aspect physique, visuel, vestimentaire, gestuel, mais portant surtout sur le comportement social, sur les habitudes ou les manies, sur les valeurs ou les contre-valeurs morales, sur le rapport à la norme, sur l’affirmation de certitudes, sur des éléments de psychanalyse faisant référence à des situations vécues dans l’enfance…

Tout cela s’accompagne de commentaires du narrateur sur la manière dont il a su, ou non, « gérer » ces relations. Les figures sont tant réalistes que le lecteur « voit » se dessiner et s’animer les personnages, et ressort de la galerie en ayant l’impression d’avoir lui aussi rencontré et connu ces passantes.

 

Patryck Froissart

 

Patrick Corneau a enseigné les sciences de l’information et de la communication à l’Université de Bretagne Sud. Spécialiste de Jean Grenier, il est l’auteur d’essais et d’articles en littérature, esthétique et critique d’art publiés dans des revues françaises et brésiliennes, et le créateur en 2006 du Lorgnon mélancolique, un blog de littérature et critique littéraire très suivi.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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09/12/2022

La mangeuse de guêpes, Anita Nair (par Patryck Froissart)

La mangeuse de guêpes, Anita Nair (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 29.05.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAlbin MichelRoman

La mangeuse de guêpes (Eating wasps), Anita Nair, février 2020, trad. anglais (Inde) Patricia Barbe-Girault, 343 pages, 20,90 €

Edition: Albin Michel

La mangeuse de guêpes, Anita Nair (par Patryck Froissart)

 

« C’est mon petit doigt qui me l’a dit ! »

La romancière Anita Nair connaît-elle cette expression bien française ? La formule possède-t-elle son équivalent en Inde ?

Quoi qu’il en soit, voilà un roman dont la narratrice est, singulièrement, la phalange d’un doigt, précieusement recueillie, après le suicide de sa « propriétaire » et son incinération, par l’amant dont le lâche comportement a, au premier chef parmi d’autres raisons, conduit la jeune femme, Sreelakshmi, professeure, écrivaine, à se donner la mort à la date précise du 25 octobre 1965.

Cinquante ans plus tard, dans un sombre recoin d’un hôtel du Kerala portant l’enseigne Near the Nila parce que situé au bord de la rivière du même nom, l’os est retrouvé au fond d’une vieille armoire pourrissante, par Urvashi, une femme harcelée venue s’y réfugier.

Le petit doigt qui parle entame dans le cadre de l’hôtel un itinéraire cursif et narratif, passant de main en main, ramassé, abandonné, manipulé, rejeté, repris, de façon aléatoire, successive et éphémère, par des femmes, employées de l’hôtel ou hôtesses de passage, dont il raconte entre chaque transmission les histoires personnelles et le parcours particulier qui les a amenées à vivre, à travailler ou à effectuer un séjour en ce lieu à la fois clos, isolé et fréquenté.

Tout au cours de son circuit, l’os ainsi touché, pris et laissé ici et là au hasard des déambulations de ces femmes, tourne et circule et peut se retrouver à nouveau dans la main, la poche, la vision ou la simple proximité de celle dont il avait commencé à retracer le destin en un récit interrompu par le déplacement imprévisible, soit de ladite protagoniste, soit du minuscule narrateur à qui ni l’une ni l’autre n’accorde d’attention et qui peut être ramassé sur une table, balancé ici, déposé négligemment là.

Les histoires individuelles s’entre-tricotent donc l’une après l’autre et l’une en l’autre en pans plus ou moins longs. Ce procédé narratif d’entrecroisements et de ruptures en cascade n’est pas totalement original mais est ici maîtrisé et structuré de façon telle qu’il contraint le lecteur à une saine gymnastique de mémorisation et de réorganisation des séquences tout en entretenant son désir de connaître la suite, voire la fin, de chacune des vies mouvementées, souvent tragiques dont la trame lui est ainsi déroulée.

L’histoire cadre, celle de Sreelakshmi, à qui a appartenu la phalange, est la seule à être écrite à la première personne. Par « la parole de l’os », c’est la destinée dramatique d’une femme indienne qui est racontée, une enseignante qui refuse l’un après l’autre au grand dam de sa mère les multiples mariages arrangés par sa famille, qui revendique son indépendance en décidant d’habiter seule et qui provoque la colère des conservateurs et des traditionnalistes en se mettant à publier des romans réalistes mettant en évidence et en question le machisme social de rigueur qui n’admet qu’une femme écrive que si elle se cantonne aux contes pour enfants.

Parallèlement à l’histoire d’Urvashi traquée par un amant avec qui elle a eu une liaison passagère et qui n’accepte pas qu’elle ait mis fin à l’aventure, se déroule celle de Najma, dont la vie, la vocation professionnelle et la chair ont été saccagées par un homme qui s’est vengé sur elle d’une façon atroce pour le simple fait que sa demande en mariage n’a pas été agréée, et qui en est réduite à faire le ménage à l’hôtel Near the Nila tout en mûrissant et préparant en compagnie du lecteur sa propre vengeance.

L’âme errante de Sreelakshmi rapporte aussi :

– la sombre, trouble, et horrifiante relation de deux autres pensionnaires, Thomasina et Molly, deux sœurs dont l’une prétend être devenue volontairement aveugle lorsqu’elle a cru découvrir que l’autre avait une relation amoureuse avec son mari. Le récit est équivoque à un point tel que le lecteur se demande laquelle des deux est folle, et quel est le fin mot de l’histoire ;

– la triste, émouvante, misérable histoire de Maya, « mère courage », et de son fils Naveen, handicapé mental et physique, dont la situation soulève la question de l’euthanasie ;

– celle de Liliana, qui, piégée lors d’un séjour en Italie sur les réseaux sociaux qui l’ont surnommée Bouche de Salope, tente en vain de retrouver l’anonymat et d’échapper à l’opprobre en revenant se perdre dans son Kerala natal, qui fuit éperdument l’image faite ainsi d’elle et qui ne retrouve sa fierté et le courage de renaître socialement que par une décision inattendue et absolument paradoxale.

D’autres existences encore se croisent ainsi au bord de la Nila, d’autres tranches de vie sont évoquées par l’âme de Sreelakshmi qui est condamnée à errer entre le monde des vivants et celui des morts tant que ses restes n’auront pas été réunis dans leur intégralité.

Le petit doigt aura sans nul doute, avant que se produise cette recomposition, bien d’autres histoires à raconter.

Mais il faut bien savoir finir un livre ! Les récits s’arrêtent au moment où le propriétaire de l’hôtel, poursuivant son programme de restauration des lieux, vend l’armoire antique où la phalange a été redéposée par l’un des protagonistes.

Retrouvera-t-on cet os narrateur dans un autre ouvrage d’Anita Nair ?

Toutes les histoires ici narrées ont un point commun : Anita Nair y met en lumière le douloureux, insupportable état de la condition féminine qui, dans un pays contradictoirement partagé entre modernité technique galopante et poids des traditions, des conventions, des préjugés, semble ne pas devoir significativement évoluer. Cette contradiction, cette fatalité, cette calamité, l’auteure les vit, les exprime par la relation dramatique des obstacles qui se dressent au travers du chemin de son double : le personnage de Sreelakshmi.

Un roman passionnant, remarquablement servi par l’élégance de sa traduction.

 

Patryck Froissart

 

Originaire du sud de l’Inde, Anita Nair passe son enfance à Madras. Elle voyage ensuite en Angleterre et aux États-Unis avant de s’installer à Bangalore. Depuis Compartiment pour dames, traduit en 29 langues, elle s’est imposée comme un des auteurs phares de la littérature indienne.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Noces de sang, Federico García Lorca (par Patryck Froissart)

Noces de sang, Federico García Lorca (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 04.06.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEspagneFolio (Gallimard)Théâtre

Noces de sang (Bodas de sangre), février 2020 trad. espagnol Albert Bensoussan, 264 pages, 8 €

Ecrivain(s): Federico Garcia Lorca Edition: Folio (Gallimard)

Noces de sang, Federico García Lorca (par Patryck Froissart)

 

Cette œuvre a déjà été tellement commentée, analysée, disséquée, critiquée, étudiée, annotée, glosée en long, en large, en diagonale, qu’il serait fort présomptueux d’essayer d’en rajouter en espérant en dire ce qui n’a pas déjà été écrit. On se contentera de rappeler l’intrigue. Elle est simple. Elle se déroule dans la campagne, quelque part en Andalousie.

Il y a le fiancé et la fiancée (ils n’ont pas d’autre nom dans la pièce). Le fiancé est le cadet des deux fils de « la mère ». L’aîné et le père ont été tués lors de querelles claniques par des membres de la famille Felix.

On assiste à la rencontre entre la mère (veuve) du fiancé et le père (veuf) de la fiancée, rencontre qui a pour objet la présentation de la fiancée, l’échange de consentements et les arrangements du mariage à venir. On note le rôle important que joue la servante, qui semble tenir lieu de mère à la fiancée.

On a appris que la fiancée a failli épouser, quelque temps avant, Leonardo, un membre du clan des Felix. L’union n’a pu se faire à cause du manque de biens de Leonardo, qui, depuis, s’est marié avec la propre cousine de la fiancée mais qui vient régulièrement rôder à cheval, la nuit, aux alentours de la maison de ladite fiancée.

On est convié par la suite à assister aux noces, auxquelles sont invités Leonardo et son épouse, qui est de la famille.

Advient ce qui devait fatalement arriver : vers la fin des festivités, la fiancée s’enfuit avec Leonardo, qu’elle n’a jamais cessé d’aimer et qui est toujours passionnément épris d’elle.

Scandale, forcément scandale !

Une chasse au couple immoral s’organise.

Le spectateur lecteur est témoin de l’ultime scène, ayant pour décor le fond des bois, entre les amants maudits.

Et à nouveau le sang coule, inexorablement, et le dénouement endeuille les deux familles ennemies : le fiancé et Leonardo s’entre-tuent à coups de lames. La tension dramatique est palpable dès le début, dès la première scène : le futur fiancé se préparant à partir aux champs en tenant en main un couteau avec lequel il va tailler ses ceps, la mère, saisie à la fois par le souvenir douloureux des meurtres de son mari et de son fils et par une angoisse prémonitoire à la vue de l’instrument, le supplie de rester à la maison.

Cette tension s’amplifie ensuite jusqu’au dénouement, nourrie par les fragments narratifs du passé et par les événements du présent dévoilés graduellement au lecteur dans le flux des dialogues. Parallèlement croît la tension poétique du langage, depuis le quasi-prosaïsme de la scène première, qui détaille les travaux agricoles communs auxquels se prépare le fiancé, jusqu’aux scènes de plus en plus empreintes d’étrangeté, voire de fantastique, qui se déroulent dans l’obscurité de la forêt, avec l’entrée en scène théâtrale de la Lune, de la Mort déguisée en mendiante, de bûcherons ténébreux.

Les dialogues de plus en plus délirants et désespérés des amants, le monologue de la Lune, les répliques implacables de la Mort, sont d’une poésie envoûtante, d’un lyrisme poignant, d’une impressivité irrésistible.

 

La Fiancée :

Ces mains, qui sont à toi,

Mais qui en te voyant voudraient

Briser les branches bleues

Et le murmure de tes veines.

Je t’aime ! Je t’aime ! Ecarte-toi !

Si je pouvais te tuer,

Je te mettrais dans un linceul

Aux tranchants de violettes.

Ah, quelle plainte, quel feu

Me montent à la tête !

 

Une lecture de pure et pleine jouissance.

 

Patryck Froissart

 

Federico Garcia Lorca est un poète et dramaturge espagnol, également prosateur, peintre, pianiste et compositeur, né le 5 juin 1898 à Fuente Vaqueros près de grenade et exécuté sommairement le 19 août 1936 entre Viznar et Alfacar par les milices franquistes.

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A propos de l'écrivain

Federico Garcia Lorca

Federico Garcia Lorca

 

Federico García Lorca est un poète et dramaturge espagnol, également peintre, pianiste et compositeur, né le 5 juin 1898 à Fuente Vaquerosprès de Grenade et mort le 19 août 1936 à Víznar. Il est l'un des membres de la génération de 27.

 

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Eden Zone, Christine Spianti (par Patryck Froissart)

Eden Zone, Christine Spianti (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 11.06.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Eden Zone, Christine Spianti, 157 pages, 14,94 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Eden Zone, Christine Spianti (par Patryck Froissart)

 

Voici une histoire courante, ou cursive, au sens littéral de ces deux termes, à savoir une histoire qui court, une histoire rapide, non pas un récit résultant d’une écriture banale, sans relief, précipitée, superficielle, facile, mais un texte qui entraîne le lecteur dans une course haletante, trépidante, dans la cavale sur les chapeaux de roues de Lora, dite Lora Logic en référence à la célèbre chanteuse de punk et saxophoniste du même nom, Lora l’errante qui aspire elle-même la narratrice dans le sillage de son parcours effréné.

Tout commence à Paris, une nuit. La narratrice, une jeune femme dont on apprendra plus tard que, surendettée et ne parvenant plus à rembourser un gros emprunt, elle s’est retrouvée à la rue, marche au hasard quand, soudain, devant elle :

« On voyait qu’elle. Y’avait qu’elle, ça aide. Il fait bien nuit, la ville est déserte et cette fille, au plein milieu du chemin, prend toute la lumière. Moi juste sortie du parking souterrain, toute droite sur le trottoir ».

Alors, après, ça court, ça court et ça rit, car Lora court et rit, quelles que soient les circonstances.

Les deux filles, agressées, traquées, tantôt par la police, tantôt par des voyous eux aussi en errance, tantôt par le tout-puissant lobby du crédit, ne s’arrêteront plus, sauf en une courte parenthèse, dans le cadre kafkaïen de laquelle, contraintes par la société de crédit de travailler, sans salaire jusqu’à remboursement de leur dette, dans Eden Zone, une entreprise cauchemardesque et concentrationnaire de ventes par téléphone, elles sèmeront la pagaille et d’où elles s’échapperont après avoir « neutralisé » le Simpson, leur gardien.

Leur trajectoire délirante est racontée dans une langue rock, rauque, au rythme et au style complétement dingues, portée par une expression punk qui court, elle aussi, aussi vite et de façon aussi erratique que les deux héroïnes, lesquelles ramassent et emportent au hasard de leur cavalcade des personnages tout aussi décalés, marginaux, débridés, hallucinés et hallucinants, qui les abandonnent ou qu’elles laissent tomber ici et là, comme autant de fantômes apparaissant et disparaissant dans le flux impétueux d’un rêve à cascades.

Les phrases sont syncopées, tronquées, partielles, sciemment agrammaticales. Le langage, censé être emprunté à un idiome populaire, est en réalité la langue originale de l’auteure, un français réinventé à chaque ligne, d’une richesse, d’une expressivité, d’une poésie et d’une puissance antisociale, mieux, antisociétale, absolument époustouflantes.

Bref, ça se termine en Grèce, au bord de la mer, après un transit au milieu des réfugiés de toutes origines.

« Je cours plus vite que tout, et je tourne en continuant de marcher en arrière : Lora devant moi en sneakers gazelle, cahin-caha sur le sable et les galets, tordant ses chevilles, à se dessaper sans s’arrêter de marcher, et le visage diaprait sous le pull, jeté derrière elle, et le tee-shirt.

– Ah, si les mecs étaient là !…

Juste en équilibre, arrêtée, pour défaire les gazelle (sic) et le fut’. Sur son petit sein gauche le tatouage de jeune panthère. Son ventre solide, le piercing au nombril. Elle se colle devant la mer et murmure :

– C’est des larmes, t’as vu toutes ces larmes… ».

Ces dernières phrases semblent marquer l’arrêt, l’aboutissement de ce « cauchemar psychomoteur ».

Lora et son ombre ont-elles atteint le point de non-retour ?

« Elle court à la flotte en criant. Je vais pour la suivre, elle jaillit de l’eau, se hisse debout sur un rocher, toute blanche et le ventre battant sur son souffle rapide, son rire monte de la mer, Lora Logic, sous étoiles fixes ».

Tableau rappelant la naissance de Vénus : faut-il y voir la vraie naissance, enfin, de Lora ?

 

Patryck Froissart

 

Christine Spianti, née en 1961, a publié son premier roman, Comme ils vivent, chez Maurice Nadeau, en 1998. Eden Zone, chez Maurice Nadeau également, est son second roman.

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau

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Les 3 noms d’Esther, Isabelle Fiemeyer (par Patryck Froissart)

Les 3 noms d’Esther, Isabelle Fiemeyer (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 27.08.20 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanEditions Maurice Nadeau

Les 3 noms d’Esther, Isabelle Fiemeyer, 120 pages, 16 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Les 3 noms d’Esther, Isabelle Fiemeyer (par Patryck Froissart)

Le long monologue post mortem, dégoulinant de souffrance et de haine de soi, des autres et du monde, émis par une jeune femme qui raconte à la première personne son douloureux parcours existentiel depuis sa naissance non désirée par sa mère jusqu’à son internement en asile d’aliénés à la demande expresse de sa famille. Dépassant le classique dédoublement de personnalité, Gudrun, la narratrice, se « détriple » en Blandine d’une part, en Esther d’autre part.

Gudrun, Esther, Blandine sont les trois prénoms reçus à la naissance, trois noms que la narratrice va incarner à tour de rôle, littéralement, chacune jouant son propre rôle singulier dans le cours chaotique d’une existence tri-personnelle, et dans la profusion en apparence incohérente d’un poignant discours narratif.

Les parents de Gudrun Kortekamp et de son frère Friedrich, propriétaires terriens allemands, au lendemain de la première guerre mondiale quittent leur pays par crainte de l’instauration du socialisme avec l’espoir de trouver meilleure fortune aux Etats-Unis où ils rachètent des terres. Lorsque le nazisme s’installe au pouvoir, enthousiasmés par la perspective du triomphe universel du troisième Reich millénaire, ils rentrent, reprennent leur ancienne propriété, et manifestent ouvertement leur adhésion à la montée totalitaire et génocidaire du pangermanisme.

Avant et pendant l’exode initial sont mort-nées deux filles alors que les Kortekamp espéraient un fils, puis est venu enfin en Amérique l’enfant mâle tant désiré, Friedrich, sur qui repose la pesante certitude de la perpétuation du nom et du domaine. Gudrun naît deux années plus tard, alors qu’on souhaitait avoir un deuxième garçon.

La réimplantation des Kortekamp en Allemagne est vécue douloureusement par les deux enfants, qui, nés américains, ne parlant pas l’allemand, ressentent comme un déracinement cette installation forcée dans un pays où ils se considèrent et sont considérés comme étrangers. Est-ce cette blessure d’un exil les rendant « différents » de leur entourage qui génère entre le frère et la sœur, renfermés dans leur bulle d’étrangeté, une intimité et des sentiments dépassant les limites conventionnelles de l’affection fraternelle ?

Le jeu narratif situe subtilement Esther par rapport à Gudrun tantôt comme personne extérieure, comme personnage de récit mis à distance par l’usage de la troisième personne, tantôt comme interlocutrice directe, comme si le monologue était interrompu, sans avertissement, par un soudain dialogue in praesentia avec l’emploi de la deuxième personne (tu, toi). Ces passages récurrents du récit au faux dialogue, toujours impromptus, abrupts, dans le flux continu de ce qui reste néanmoins un soliloque, expriment de façon saisissante la dépersonnalisation, dans laquelle vient s’interposer, toujours inopinément, la tierce Blandine, en personnage pivot ou en figure d’opposition.

Le procédé littéraire est par ailleurs repris de manière similaire, par brusques changements de personne verbale, lorsque la narratrice à tel endroit s’adresse directement à Friedrich, à la mère, et au père, et à tel autre les met en distanciation et les « raconte ». Cette effusion ininterrompue de la parole narrative, caractéristique de certaines pathologies mentales, rendue sciemment, magistralement par Isabelle Fiemeyer, correspond bien à ce qu’en dit Emmanuel Mounier dans son Traité du caractère (Le Seuil, 1946) : On a bien nommé « fuite des idées » cette diversion perpétuelle du flux psychique, et logorrhée l’écoulement désordonné et entrecoupé des paroles qui l’accompagnent.

La symbolique des trois prénoms est intéressante. Blandine la martyre chrétienne que ses juges ont arrêtée sous accusation initiale d’inceste, Esther, la Juive, la déportée à Babylone, l’astre qui brille dans la nuit, Gudrun, la sorcellerie au service du combat, avec la connotation jaillissant de la proximité phonique du français « goudron » : les trois noms évoquent la lutte générale de la lumière contre les ténèbres enveloppant la période trouble du nazisme et de la Shoah, sous le signe particulier d’une malédiction familiale se transmettant de génération en génération et se traduisant par la récurrence de la mort violente du fils aîné en pleine adolescence.

Ce qui, en définitive, ressort le plus est l’exécration que porte Esther-Blandine-Gudrun à ses géniteurs, et, à travers eux, à cette catégorie d’Allemands complices consentants, qu’ils fussent passifs ou acteurs de l’horrible entreprise criminelle hitlérienne, se présentant comme bons parents, bons citoyens, bons patriotes, et bons chrétiens :

« Chrétiens, parlons-en, vous qui n’avez jamais rien compris à l’amour vrai, à la compassion vraie, vous qui avez permis tout ce désastre, qui nous avez appelées Esther et Blandine, Blandine et Esther, sororités affreuses, comme si les deux noms étaient interchangeables, mais de qui vous moquez-vous, Esther pour vous sauver tous, Blandine pour en mourir, toutes les deux victimes, toutes les deux prêtes à souffrir, et c’est ça que vous vouliez, notre souffrance pour conjurer le sort, pour votre salut à tous, Esther la Juive et Blandine la Catholique, comme s’il n’y avait plus de différence, alors que vous vomissiez les Juifs comme tant d’autres catholiques, mais je vous vomis plus encore ».

Bouleversant, absolument.

 

Patryck Froissart

 

Née en 1964, journaliste, critique pendant treize ans pour le magazine LIRE, Isabelle Fiemeyer est l’auteur d’une biographie de Coco Chanel intitulée Coco Chanel, un parfum de mystère (Pavot, 1999), de Marcel Griaule, citoyen dogon (Actes Sud, 2004) et d’un roman, Les trois noms d’Esther (Maurice Nadeau, 2008).

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