21/12/2022

Point de fuite, Hee-Jai Kim (par Patryck Froissart)

Point de fuite, Hee-Jai Kim (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 19.11.21 dans La Une LivresLes LivresAsieRecensionsPolars

Point de fuite, Hee-Jai Kim, Editions du Matin Calme, août 2021, trad. coréen, Lee Hyeonhee, Isabelle Ribadeau Dumas, 215 pages, 18,90 €

Point de fuite, Hee-Jai Kim (par Patryck Froissart)

 

Le projet des Editions du Matin Calme est fort original et a priori digne d’intérêt :

« Ce que nous vous proposerons, à partir de janvier 2020, c’est de plonger avec nous dans l’univers si particulier, sanglant, social, paradoxal, hallucinant, dantesque et drôle, du Polar Coréen, avec une petite dizaine de pépites par an, auteurs et autrices issus de la nouvelle génération littéraire coréenne ».

Point de fuite s’inscrit dans ce jeune catalogue alléchant de publications de polars coréens.

Le roman démarre sur l’entrée en scène de la procureure Ju-hee, dont la narratrice brosse à grands traits le portrait, l’itinéraire, la situation, le statut social et familial, et sur la découverte, dans la demeure du peintre renommé Seo In-ha, du cadavre dénudé de Choi Sun-Woo, « la personne la plus célèbre de Corée après le président et le comédien Yoo Jae-Suk », décédée selon les premières constatations de strangulation au cours d’un violent rapport sexuel.

L’intrigue se concentre progressivement sur la relation qui se noue entre Ju-hee, chargée de l’enquête, et l’artiste, suspect puis vite présumé coupable. Au centre de la confrontation ambiguë qui oppose ces deux personnages, fluctue la personnalité aux multiples, troubles et occultes facettes de la victime. Publiquement riche, belle, mariée, figure médiatique de la haute société locale, Choi Sun-Woo apparaît en effet, dans le cours des investigations d’une part, dans la succession des interrogatoires mettant en scène le peintre d’autre part, comme une personne menant des vies parallèles sur fond de tendances sadomasochistes. A l’injonction expresse du père de la jeune femme, notable influent qui tient à ce que rien n’entache la réputation de la famille, ces fâcheux traits de conduite de Choi Sun-Woo ne doivent surtout pas fuiter. La famille use en conséquence de son statut pour que le peintre soit promptement condamné à mort et exécuté.

L’affaire éclatant dans l’actualité crue d’incendies criminels dont on recherche activement, en parallèle, le pyromane psychopathe qui les déclenche tout en provoquant publiquement la police, il serait politiquement stratégique pour le pouvoir de les mettre sur le dos de Seo In-ha afin de le condamner à mort illico pour ces actes qui révoltent la population. C’est ce qui est officieusement « conseillé » à la procureure, sachant que l’exécution du peintre aux motifs de viol et de meurtre, peine qui n’est guère usuelle lorsque les victimes appartiennent au vulgum pecus, serait vue par l’opinion publique comme le verdict contestable d’une justice de classe appliquée spécialement à l’assassin d’une personnalité évoluant dans les hautes sphères.

« Seo In-ha doit être condamné à mort et cela ne doit susciter aucune réaction politique […]. Pour arriver à cette fin, il fallait absolument lier cette affaire aux incendies criminels ».

La tension narrative, s’inscrivant dans un contexte sud-coréen réaliste qui constitue en soi un intéressant dépaysement, est fort habilement entretenue tantôt par les pressions exercées verticalement sur la procureure, tantôt par la progression linéaire de l’enquête, marquée, comme il se doit pour un bon polar, par les découvertes théâtrales, qui la jalonnent régulièrement, d’indices mettant de plus en plus directement en cause le peintre, de fausses pistes, et, de façon de plus en plus récurrente, de douloureuses crises de doute pour l’enquêtrice, et conséquemment pour le lecteur qui, à mesure que s’accumulent les charges incriminant Seo In-ha, lequel d’ailleurs ne nie pas plus qu’il n’avoue, ont l’impression d’être manipulés, depuis le fond de sa cellule, par ce singulier suspect.

Toute l’intrigue court ainsi le long d’un fil de plus en plus tendu par les questions qui se posent quant au véritable rôle que joue l’artiste dans sa propre inculpation et par le malaise qui s’installe graduellement en Ju-hee au fur et à mesure de ses face-à-face avec Seo In-ha :

– que cache, ou ne cache pas, ce coupable parfait que désigne de manière exclusive l’accumulation systématique, quasiment idéale, se succédant à point nommé, suivant une logique implacable, des preuves matérielles qui surgissent sur les diverses pistes que suit la procureure et qui, l’une après l’autre, renforcent impérativement l’hypothèse primordiale de sa culpabilité ?

Voilà un  polar qui fonctionne, à contre-courant du roman policier commun puisque le lecteur, avançant de conserve avec l’enquêtrice, partage avec elle dès les premières pages de la narration l’intime conviction initiale de l’implication du peintre dans ce qui semble être un sordide assassinat doublé d’un acte sexuellement pervers et, par la suite, les doutes qui jaillissent de l’étrange comportement dudit criminel qui accueille sans sourciller, presque, croirait-on, avec amusement, l’enchaînement des présomptions le condamnant.

Se laisser prendre…

 

Patryck Froissart

 

Kim Hee-Jai est née en 1969 en Corée, où elle réside. Romancière, elle est également scénariste pour la télévision et le cinéma.

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Patryck Froissart

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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La Racine ombreuse du mal, Isabelle Caplet, Simone Soulas (par Patryck Froissart)

La Racine ombreuse du mal, Isabelle Caplet, Simone Soulas (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 26.11.21 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanEditions Maurice Nadeau

La Racine ombreuse du mal, Isabelle Caplet, Simone Soulas, octobre 2021, 242 pages, 19 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

La Racine ombreuse du mal, Isabelle Caplet, Simone Soulas (par Patryck Froissart)

 

Un tout jeune homme, Henri Montfort, brillant étudiant, fils « de bonne famille » au visage d’ange, est retrouvé mort, allongé dans un décor bucolique rappelant celui du Dormeur du Val, avec, détail intrigant, de la cendre d’origine mystérieuse dans la bouche et dans la main droite. L’autopsie révèle que le décès est dû à l’ingestion d’un mélange de curare et de matières hautement toxiques très rares. Suicide ? Crime ? Mise en scène macabre d’un rituel sectaire ?

Le roman commence, juste avant la découverte du corps, par le récit du cauchemar qui agite en son sommeil un des personnages principaux, Juliette, détentrice aléatoire de pouvoirs divinatoires intermittents. Réveillée par le malaise qu’a provoqué en elle son rêve inachevé, Juliette « sait » que son cauchemar contient « une annonce, un péril imminent ». Mais lequel ? Il se trouve que Juliette est l’amie fidèle du commissaire Louis Gardeur, à qui est confiée la mission d’enquêter sur l’affaire.

Les deux amis résidant loin l’un de l’autre, une collaboration, à distance dans un premier temps, se met en œuvre, transformant certaines parties de la narration en roman épistolaire. Ailleurs nous sont donnés à lire des extraits du journal de ladite Juliette où elle consigne dans le temps de l’intrigue ses réflexions et ses intuitions sur les détails que lui révèle le commissaire. La découverte du journal de la victime, la lecture de celui de sa mère, et alternativement, de celui de Raphaël, le condisciple et ami intime du défunt, contribuent à tisser une toile énigmatique. L’alternance bien pensée des procédés narratifs et des voix, et la variation régulière de la distance de focalisation, loin de casser le rythme, le soutiennent efficacement.

Journal de Raphaël – 6 mai

J’ai raté une après-midi de cours. Aucune importance. Au bahut, même présent, je suis absent. Absent partout. J’en viens à me foutre de tout. La mort d’Henri me hante…

Comme dans tous les bons polars, leurs recherches entraînent les enquêteurs, parfois chacun de son côté, parfois de conserve, sur diverses pistes, dont le lecteur est amené, bon gré mal gré, à essayer de deviner si celle-ci ou celle-là sera la voie d’investigation qu’il faudra continuer à suivre vers une vérité qui semble s’éloigner à mesure qu’on croit s’en approcher.

C’est bien en la nature spécifique des milieux que traversent ces pistes que résident essentiellement l’originalité et l’intérêt culturel du roman. En effet, les itinéraires empruntés passent tantôt par les milieux universitaires dont fait partie Germont, l’un des premiers suspects potentiels, un brillant professeur de philosophie dont la victime était l’un des disciples parmi les plus passionnés, tantôt par l’évocation de la société cathare et la survivance ou la renaissance de ses règles morales/religieuses lorsque Gardeur découvre que le défunt Henri Montfort (dont le nom est évidemment lié à celui de Simon de Montfort, responsable implacable de la répression sanguinaire du mouvement hérétique) a assisté à certaines conférences semi-confidentielles au cours desquelles certains aspects du catharisme auraient été abordés.

Ainsi sont rapportés, au fil des rencontres que Gardeur est amené à faire, sans que la tension narrative en souffre, plus que des interrogatoires classiques, des entretiens courtois entre le commissaire et le professeur qui sont l’occasion pour les auteures de rappeler à leurs lecteurs l’essence de quelques grandes thèses et théories philosophiques (le courant nihiliste en particulier). Avec un ami ex-inspecteur à qui Gardeur a demandé d’analyser certaines citations du journal d’Henri, on fait une intrusion dans l’univers poétique de Lautréamont, dans la pensée hermétique des alchimistes, dans Les Demeures philosophales de Fulcanelli… et cetera.

Ainsi sont exposés, pesés, soupesés, supposés lors de rendez-vous que consent à accorder à Gardeur une certaine Sarah Wilson, spécialiste franco-américaine de l’histoire cathare, les liens occultes qui pourraient avoir été noués entre des néo-adeptes de la secte des Albigeois et des membres de cercles clandestins fréquentés par le jeune Montfort.

Peu à peu les nœuds se font et se serrent, les fils s’emmêlent, les pistes se brouillent, jusqu’au dénouement théâtral, magistralement amené, qui dévoile de manière forcément inattendue la relation jusque-là inédite qui existe, à leur insu, entre tous les protagonistes cités ci-dessus, et dont les éléments, enfouis pour certains dans un chapitre refoulé de leur passé lointain qui brusquement ressurgit, constituent la clé de l’énigme.

C’est fort bien construit, et l’ensemble instruit sans nuire au suspense.

 

Patryck Froissart

 

Isabelle Caplet et Simone Soulas sont artistes-peintres. La Racine ombreuse du mal est leur premier roman, dont le titre est emprunté au grand médiéviste René Nelli. Chacune d’elles a contribué par des textes à l’album de photographie de Jean Labitrie, Vibrations du réel.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Moby Dark, Jacques Cauda, Editions de l’Âne qui butine (par Patryck Froissart)

Moby Dark, Jacques Cauda, Editions de l’Âne qui butine (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 09.12.21 dans La Une CEDLes ChroniquesLes Livres

Moby Dark, Jacques Cauda, Editions de l’Âne qui butine, Coll. Xylophage, 2020, 174 pages, 22 €

Moby Dark, Jacques Cauda, Editions de l’Âne qui butine (par Patryck Froissart)

Les Editions de L’Âne qui butine !

Voilà un label qui a de quoi intriguer. Notre magazine se devant d’explorer tout ce qui peut relever du domaine des Lettres, se pencher sur l’anatomie de cet étrange animal littéraire et artistique franco-belge devenait, dès l’heureuse découverte de son existence, une nécessité et un devoir.

L’Âne qui butine est l’œuvre éditoriale bicéphale d’Anne Letoré, écriveuse d’histoires et maquettiste, et de Christoph Bruneel, relieur et restaurateur de livres, auteur et plasticien, qui en font eux-mêmes cette alléchante présentation :

« Créé en 1999, au croisement de la Picardie française et de la Flandre belge, L’Âne qui butine publie à compte d’éditeur. L’Âne qui butine papillonne d’une écriture minutieusement stricte à un débordement verbal, d’une histoire de Q à un récit de dame-π π, en passant par un conte boréal… d’une logorrhée amoureuse à une parole boueuse, du lexique à mi-mots à l’enfance à pleins maux, de l’humour de cour à la friction d’amour. Depuis 1999, de notre fret tout cru de grenouille de grenadier qui tire sur tout, L’Âne qui butine se meut sur l’autel du fantasque et du bigorneau réunis ».

Inscrit au catalogue d’une des collections de l’éditeur, intitulée Xylophage, Moby Dark est physiquement un beau livre édité précisément à 317 exemplaires numérotés. La couverture est en carton argenté incrusté d’un dessin créé par l’auteur lui-même, Jacques Cauda (pseudonyme signifiant ou patronyme prédestinant ?) qui en a inséré en ce volume une demi-douzaine d’autres, soit en noir et blanc, soit en couleurs, en illustrations des scènes les plus saillantes, ou les plus saignantes, parmi celles qui composent le roman et qui se succèdent à un rythme effréné.

Le rythme narratif n’est pas le seul élément à ne souffrir aucun frein. L’imagination de l’auteur ne s’est pas imposée de limite. Pas d’autocensure ici. Foutu disciple du divin marquis pour ce qui est de la variété des assemblages sadomasochistes, l’élève égale, dépasse presque le maître dans la crudité et la cruauté des bambochades et dans la mise en branle du dérèglement de tous les sens. On notera que deux des partenaires les plus dynamiques se nomment… Justine et Juliette.

Flagrante incontinence de stupre, dont il convient de ne surtout pas mettre les crues récurrentes sous des yeux innocents, débordements orgiaques qui s’inscrivent dans le prétexte d’une intrigue policière, d’un polar burlesque se déroulant dans un décor que l’auteur a choisi de planter au Japon, pays de sumos dont le principal représentant est portraituré et peinturluré en sombre baleine sanguinaire (d’où le titre), pays de geishas dont celles qui entrent ici en scène sont les pensionnaires très zélées d’un infernal bordel tenu de main de maîtresse par une pittoresque et démoniaque maquerelle, pays où le viol sanglant et mortel d’une de ces dames, « jolie […] gauloise déguisée en geisha », par un avatar de Moby Dark provoque le débarquement tonitruant d’un enquêteur français ityphallique, une caricature de Bond priapique qui mène des investigations débridées en payant sans lésiner de sa personne pour aller au plus profond de l’intimité des protagonistes féminins et masculins liés de (très) près ou d’un peu plus loin au meurtre initial qui aurait été commandité par une mystérieuse Organisation préparant un complot mondial sous la forme de l’invention d’un virus « qui attaque les centres nerveux et qui transforme rapidement l’individu en monstre sexuel que rien ne contraint plus. […] Il suffit de contaminer toutes les sources […] pour déclencher une orgie générale, une bacchanale universelle ».

On suivra avec intérêt la stratégie que met en mouvement – et les armes licencieuses qu’il brandit pour la mener à bien ou à mal – l’inspecteur lancé à la poursuite de Moby Dark, l’insaisissable monstre derrière quoi se cachent les instigateurs de cet original complot criminel d’activer une furieuse copulation planétaire devant aboutir à la mort de l’humanité. C’est ce qu’on appelle « combattre le feu par le feu », ou le vice par le vice.

L’accumulation des parties orgiastiques et de leurs excès extrêmes eût pu se révéler choquante, eût pu lasser, eût pu être ressentie comme le pur et malsain dessein de faire œuvre de pornographie, mais l’évidente tonalité ambiante de pantalonnade permet d’éviter ces écueils. La muse a l’inspiration bouffonne, l’auteur s’amuse, provoque à plaisir, et l’énormité générale du récit devrait égayer le lecteur qui sait discerner le comique sous le grossier de surface. Provocation réussie !

Surprenant contraste : au beau milieu des crises aiguës de luxure chronique, l’auteur insère explication sur telle technique de plan cinématographique, références filmographiques (Mars Attack) et musicographiques (Julie London chantant Cry me a river), commentaires sur l’art de la photographie, pensée de Thérèse d’Avila (sic), analyse d’une phrase de Bataille, de Wilhelm Reich, allusions à Proust, à Joyce, à Swift, à Saint-Augustin, aux existences multiples et occultes du Comte de Saint-Germain, aux crimes des pionniers lancés à la conquête de l’ouest américain et aux actes de vengeance des Apaches à Geronimo, à Ben Laden, à la bombe atomique lâchée sur le Japon… i tutti quanti.

Le tournis n’est pas impossible.

L’histoire s’achève avec une reconstitution inversée, dans un délire poétiquement orgiaque, de la Genèse, dont les dernières pages sont étonnamment écrites en un mélange de français et de picard-wallon…

« O n’a jamouais bien seu. Moby Dark, achteure, il est comme la mort monte. Moby Dark i cirtchule où i veut, i navigue tout partout comme chès biètes éd mér au-dessus éd nos tétes, il est dins ch’monne entieu, ichi et leu, Moby Dark… ».

NB : L’auteur se décrit ainsi à la 3e personne :

Peintrécrivain, cinéaste jadis.

Artiste polymorphe, il écrit le corps comme le cyclo-stome élégant écrirait s’il écrivait. Autrement dit, il s’enroule autour des mots en tenant la vie par les lèvres. C’est d’ailleurs par les grandes lèvres qu’il regarde l’écriture. En voyant !

Tout un programme…

 

Patryck Froissart

 

Jacques Cauda, peintre, dessinateur, écrivain, cinéaste, a reçu le prix spécial du jury Joseph Delteil en 2017 pour Ici, le temps va à pied (Editions Souffles).

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Si tu vas à Marrakech, Mustapha Nadi (par Patryck Froissart)

Si tu vas à Marrakech, Mustapha Nadi (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.12.21 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanL'Harmattan

Si tu vas à Marrakech, mai 2021, 105 pages, 13 €

Ecrivain(s): Mustapha Nadi Edition: L'Harmattan

Si tu vas à Marrakech, Mustapha Nadi (par Patryck Froissart)

 

« Si tu vas à Marrakech, n’oublie pas l’envers du décor ! », prévient l’auteur.

Mustapha Nadi, né dans la cité impériale du sud marocain, vivant en Lorraine, dévoile la vision qu’il a de sa ville natale, dont il découvre et redécouvre, à chacun des séjours qu’il y effectue, les faces cachées, occultées derrière l’écran du panorama de carte postale qu’en fabriquent les faiseurs de documentaires destinés aux hordes de touristes qui aspirent à y débarquer en quête d’un exotisme devenu là parfaitement artificiel.

« Comme une cicatrice qui ravive son origine, une blessure. Naître à Marrakech et vivre en Lorraine. […] Bien des années plus tard, un lien irrationnel […]. Une sorte de cordon subliminal ».

Dans une double tonalité, l’une, diffuse, de nostalgie des origines et des scènes révolues d’un quotidien paisiblement affairé, l’autre, expressivement sensible à fleur de phrase, d’anxiété face au présent et à l’avenir, en seize courts récits, Nadi aborde un par un chacun des éléments d’un décor dont il présente alternativement la face visible et le revers.

« L’angoisse qui teint ces récits peut exaspérer ; elle est cependant un hommage inquiet, pessimiste, pour l’avenir d’une ville qui condense et diffuse à elle seule toute la schizophrénie marocaine. Car toujours, rampante, insidieuse, la bête immonde… ».

La bête, on l’aura compris, est celle du fondamentalisme islamique (cet homologue religieux fanatique du fascisme raciste tout aussi fanatique à l’occidentale) et de ses manifestations terroristes sanglantes dont l’ancienne et prestigieuse capitale almoravide a été l’une des cibles tragiques et reste le théâtre potentiel d’autres attentats.

Autre risque d’explosion qui mijote au feu du soleil marocain sous le couvercle de la marmite marrakchia, la coexistence, jusqu’ici demeurée précairement pacifique, de deux mondes aux antipodes l’un de l’autre : en haut, très haut, celui de la haute bourgeoisie du pays et des richissimes visiteurs, en bas, très bas, celui des innombrables petites gens qui s’échinent à recueillir quelques-unes des miettes retombant des nappes fastueuses que secouent à longueur de journée les personnels de service. Cette implantation de riches personnalités du spectacle, de la mode, de l’industrie, de la haute finance tient, pour l’auteur, d’un parasitisme (voire d’un vampirisme) dévastateur.

« Du ciel on aperçoit aussi une multitude de taches bleues et de rectangles émeraude : des piscines ! Comme autant de gouffres engloutissant la soif d’une ville. […] un pays de sécheresse aux urbanités léopardisées par des dizaines de golfs, vortex aquatiques ignorant des milliers de paysans priant pour qu’il pleuve… ».

L’itinéraire narratif ne pouvait évidemment pas éviter l’attraction mondialement connue de la perle du sud. Nadi décrit et analyse donc, avec talent, le spectacle permanent qui anime l’emblématique cirque à ciel ouvert et exprime fort bien les bruits, couleurs, saveurs, odeurs et mouvements qui en sont la marque unique et féerique. Mais, pour l’auteur qui y revient après 2011, l’ambiance festive est plombée par le souvenir du massacre sanglant des clients et du personnel du café Argana et par celui des deux jeunes touristes scandinaves égorgées dans la proche vallée d’Imlil en 2018.

Bien d’autres paradoxes nourrissent la rêverie solitaire du promeneur, au cours de laquelle les regrets liés à la séparation, au déracinement et à l’exil se mêlent d’une part à la tristesse et à la colère tenant au constat de ce qu’est devenue la ville ocre des caravansérails et à l’évidence de la disparition presque achevée de toute la richesse culturelle d’une tradition berbère millénaire, d’autre part à l’angoisse provoquée par la progression d’une idéologie intégriste qui ferait perdre inéluctablement et définitivement à la ville historique le peu qui reste de son âme ancestrale.

On adhère aisément.

 

Patryck Froissart

 

Mustapha Nadi est né à Marrakech en 1957. Lycée Lyautey à Casablanca, études scientifiques à Clermont-Ferrand et à Nancy, thèse de Doctorat en électronique sur le « traitement anticancéreux par champs électromagnétiques, radiofréquences », suivie d’une Habilitation à diriger des recherches. Professeur à l’Université de Lorraine, expert en électronique biomédicale auprès de plusieurs organismes nationaux (ANSES, AFSSAPS) et internationaux (CENELEC, OMS), il a dirigé de 1996 à 2006 le laboratoire de recherche en instrumentation électronique de Nancy. Il a dirigé de nombreuses thèses de l’Université de Lorraine. Ses recherches portent sur le bio électromagnétisme et la mesure électronique sur le vivant. Il est l’auteur de La face froide du soleil, roman (2015), et Le détroit : l’Occident barricadé, roman (2012), aux éditions Riveneuve.

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Mustapha Nadi

Mustapha Nadi

Mustapha Nadi né au Maroc en 1957. Fortes études scientifiques en France ; aujourd’hui, chercheur réputé, ce livre est son premier roman.

 

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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A la recherche d’Alfred Hayes, Daphné Tamage (par Patryck Froissart)

A la recherche d’Alfred Hayes, Daphné Tamage (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 27.01.22 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresRomanEditions Maurice Nadeau

A la recherche d’Alfred Hayes, Daphné Tamage, Editions Les Lettres Nouvelles Maurice Nadeau, janvier 2022, 200 pages, 19 €

A la recherche d’Alfred Hayes, Daphné Tamage (par Patryck Froissart)

 

En ce roman plein d’humour et d’auto-dérision, la narratrice retrace son itinéraire personnel dont une des voies parallèles est cette quête qui donne son titre au livre : « A la recherche d’Alfred Hayes ».

Qui est donc Alfred Hayes ?

Alfred Hayes est un romancier, scénariste et poète.

Né à Londres en 1911, il arrive aux États-Unis avec ses parents à l’âge de 3 ans. Il fait ses études à New York au City College. Il devient ensuite journaliste pour le New York Journal-American et le New York Daily Mirror, en même temps il commence à publier ses poésies, notamment « Joe Hill », dont la version chantée (adapté en musique par Earl Robinson) a été rendue célèbre par Joan Baez.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il combat au sein des services spéciaux de l’armée américaine. Il s’installe par la suite à Rome et devient le scénariste du cinéma néoréaliste italien.

En 1945, il rencontre Roberto Rossellini pour qui il travaillera au scénario de « Païsa » (1946), nominé pour l’Oscar du meilleur scénario original en 1950.

« All Thy Conquests » (1946) est son premier roman. Il en publie sept entre 1946 et 1973.

Il meurt à Los Angeles en 1985.

Voilà tout ce qu’Apolline Avenarius (référence au théoricien de l’empiriocriticisme ?), la narratrice, aurait pu connaître initialement de ce créateur. Apolline est bruxelloise et rêve de devenir écrivaine. S’étant saisie par hasard d’un ouvrage poétique d’Alfred Hayes, dans la « pile fourre-tout d’une librairie » de « la ville-monstre » (sic), dans ce bac à vrac qui est « l’équivalent de la tringle des vêtements dont personne ne veut. Personne sauf moi… », elle éprouve un étrange et soudain pressentiment : « Hayes était fait pour moi ». Alors… « J’ai payé le livre sans l’ouvrir. Assise face au lac de la ville-monstre, j’ai lu d’une traite comme ma mère buvait son mezcal : rapide, efficace, bientôt ivre. J’étais tombée amoureuse ».

La rencontre et le coup de foudre s’inscrivent dans le parcours chaotique de projets avortés, d’ambitions déçues, de plans foireux d’une jeune femme dont le rêve moteur est d’écrire un ouvrage qui lui apportera la célébrité, la richesse et, surtout, la reconnaissance, attendue comme une revanche, de ses proches qui, à l’exception de son père, la considèrent comme une douce rêveuse velléitaire. Parmi eux, la propre mère d’Apolline qui s’évertue à la rabaisser, à l’agonir de railleries caustiques, à l’humilier en public, jusqu’à se comporter en rivale amoureuse en tentant de séduire Phil, le compagnon régulier de sa fille.

On suit avec empathie le récit d’une série d’essais et d’échecs, de périodes d’enthousiasme et d’espoir alternant avec des moments de découragement et de renoncement, de crises aiguës d’euphorie suivies de dépressions temporaires, de ruptures sentimentales et de riches rencontres amicales et solidaires, de phases de tension relationnelle et de péripéties malheureuses culminant en un événement tragique.

A cela s’ajoutent l’angoisse de l’écrivain, le doute de la possibilité de l’œuvre, l’incertitude quant à la capacité, ou à l’utilité, d’écrire. Il est remarquable que le projet d’écriture que poursuit le personnage coïncide avec cette écriture en œuvre qui est celle de l’auteure. Habile mise en simultanéité créatrice.

« J’étais souvent déprimée. Ce que j’écrivais me semblait puéril, vieux jeu parce que j’employais le passé simple, ou parfois simplement parce qu’écrire des actions banales me paraissait d’une complexité inouïe ».

En dépit de quoi la quête se poursuit, plusieurs fois abandonnée, autant de fois reprise, qui mènera Apolline de Rome à Los Angeles sur les traces d’un Hayes prétextuel, sur la tonalité narrative légère d’un récit à la première personne construit sur une incessante raillerie de soi, sur une volonté récurrente de pousser les poussières corrosives de l’échec sous le tapis de l’humour et de la dérision.

Que cherche Apolline en ce dessein forcené de romancer la vie de l’écrivain-cinéaste, en cette obsession de rassembler par écrit les éléments épars, connus et inédits, de l’existence d’un artiste peu ou prou oublié avec la conviction d’en faire le chef d’œuvre qu’elle rêve de voir publier ?

Elle donne au lecteur un début de réponse dans l’avion qui l’emmène à Los Angeles.

« Je n’étais pas une aventurière. […] J’étais une petite pleureuse qui cherchait ses limites, attirée par elles comme certains animaux le sont par la bouse ou la lumière. J’avais envie d’aller par-delà celle que j’étais. Je voulais me propulser… ».

La sortie de ce roman de l’écrivaine Daphné Tamage chez Nadeau est en fin de compte la réalisation du rêve d’Apolline Avenarius.

C’est fort bien conçu !

 

Patryck Froissart

 

Daphné Tamage est née à Bruxelles en 1992. Après avoir étudié la réalisation et le scénario à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD), elle entre à l’Atelier des Écritures contemporaines de La Cambre. Passionnée de jazz et de littérature américaine, elle a posé ses valises à Big Sur, Veracruz, Rome et dans le Bairro Alto de Lisbonne, où elle vit actuellement. À la recherche d’Alfred Hayes est son premier roman.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Miraculum, Michael Marqui (par Patryck Froissart)

Miraculum, Michael Marqui (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 26.10.21 dans La Une LivresLes LivresRecensions

Miraculum, Michael Marqui, Editeur Independently published, mars 2021, 320 pages, 16 €

Miraculum, Michael Marqui (par Patryck Froissart)

Qu’il est bon de replonger inopinément dans l’univers de romans d’aventures qu’on a parcourus jadis en lisant Féval, Zévaco, Sue, Dumas et autres Théophile Gautier !

Michael Marqui, avec ce premier roman (il se dit qu’un second est en cours d’écriture), met en scène des personnages qui auraient pu croiser le chemin des D’Artagnan, Dantès, Pardaillan, Lagardère, Fracasse…

En rupture avec les précités, ici, toutefois, le héros est une héroïne, et les protagonistes se retrouvent ponctuellement, en lieu et place des fougueux chevaux qu’ils savent lancés à leur poursuite, face à un monstre hurlant, fumant, se déplaçant à une vitesse effarante : l’une des premières automobiles.

Anna incarne sous ce prénom fictionnel l’une des deux jeunes filles qui accompagnaient Bernadette Soubirous lorsque « la Dame » lui est apparue. Sans revenir précisément sur la destinée connue de celle qui a été canonisée, l’auteur imagine un singulier destin sacré pour Anna, qui aurait reçu de « la Dame » un objet qu’elle aurait pour sainte mission de poser sur un des multiples reliquaires christiques disséminés de par la France, ce qui aurait pour effet une divine réaction, miraculeuse, le « miraculum » qu’évoque le titre du livre.

Mais à Rome, le pape Léon XIII ne l’entend pas ainsi de sa papale ouïe. Le secret de cette sacrée mission ne doit surtout pas se répandre dans les milieux non-initiés du vulgum pecus, ce qui risquerait de déclencher, hors de tout contrôle épiscopal, des vagues de mysticisme populaire à la limite d’un paganisme de mauvais aloi. Il faut donc « protéger » Anna soit en l’enfermant ad vitam aeternam au fin fond d’un couvent, soit en l’enlevant promptement manu militari pour l’emmener au Vatican où elle pourra bénéficier de la protection éternelle des gardes suisses de sa Sainteté et échapper ainsi aux innombrables et occultes puissances qui la traquent pour lui extorquer l’objet ou pour la mettre définitivement hors d’état de mener à bien son mandat christique.

Car elle en a, des ennemis ! Aux ressorts du rocambolesque de cape et d’épée dont la chute de l’empire et l’accélération des technologies nouvelles marquent naturellement la fin prochaine, aux éléments du récit historique qui font la trame sur laquelle file l’intrigue, l’auteur mêle habilement les manœuvres fantasmatiques de forces obscures qui ont fait le succès, entre autres, des ouvrages de Dan Brown. Et Anna de fuir par monts, par vaux, par villes, de cachette en sombre asile, continuellement harcelée par ses poursuivants multiples, ceux qui lui veulent du bien, ceux qui veulent sa mort, ceux dont on se demande ce qu’ils lui veulent, sbires papaux, Illuminati, affidés de loges ésotériques, adeptes de sectes louches, et, surtout, parmi eux, le sinistre Otto qui la poursuit en… auto, véhicule apparaissant comme un des premiers monstres mécaniques se déplaçant avec de terrifiantes déflagrations.

Heureusement, Anna a un ange gardien, un protecteur sincère, avec qui elle va vivre, en opposition à sa foi profonde et en dépit de ses vœux pieux de chasteté, rongée périodiquement par ce douloureux dilemme, une liaison amoureuse brûlante qui constitue, marquée de scènes d’une sensualité sans équivoque, une passionnante intrigue dans l’intrigue. Gwendal, aidé tantôt par ses amis de la chouannerie (eh oui, les Chouans sont là, eux aussi), tantôt par ses compagnons d’un cercle parisien universitaire, révolutionnaire, ouvertement athée, réussit à soustraire Anna aux velléités de ses poursuivants jusqu’au jour où…

C’est dans la complémentarité contradictoire de ce couple que se révèle peut-être le dessein de l’auteur, consistant à faire d’Anna et de Gwendal une représentation romanesque du combat politique qui oppose, du début de la IIIe république à la loi de séparation des églises et de l’Etat, les mouvements laïques et les « bouffeurs de curés » aux forces rétrogrades des milieux catholiques de la noblesse décadente et d’une bourgeoisie bien-pensante.

Tout, dans le roman en effet, transpire la fin d’une époque et les tourbillons transitoires agitant la naissance d’une ère nouvelle, républicaine et laïque.

Michael Marqui ne s’est pas contenté de raconter une histoire. Il a inscrit sa narration dans un contexte sociologique, historique, spatial, gastronomique fondé sur une recherche documentaire minutieuse. Ainsi en est-il des toponymes urbains, de la description détaillée, pseudo-réaliste, des rues, quartiers, maisons et monuments célèbres, des itinéraires, des différents modes de transport qui coexistent encore en cette fin de siècle (calèches, fiacres, trains, l’automobile d’Otto), des vins et des mets que dégustent à longueur de récit les divers protagonistes (on devine que notre auteur est un œnologue averti et un fieffé gourmet), des habits, attributs et colifichets que portent les personnages, des cryptes et lieux sanctifiés abritant telle ou telle relique, des paysages variés traversés par les fuyards et par ceux qui les traquent, des intérieurs du palais du Vatican, et, par l’instauration d’un narrateur omniscient, des réflexions, pensées, extases et tourments des personnages tout autant que des « tempêtes sous un crâne », en particulier celles qui troublent à maintes reprises la bienheureuse sérénité du successeur de Saint-Pierre.

A consommer sans modération.

 

Patryck Froissart

 

Né à Ossun, petit village près de Lourdes, Michael Marqui a passé son enfance dans la cité mariale. Après des études au Lycée à Tarbes et à l’Université Paul Sabatier à Toulouse, il part faire son service militaire à La Réunion, en tant que professeur de mathématiques. Les voyages se multiplient et l’expatriation continue, l’Australie, La Guyane, Abidjan, Kinshasa, et enfin l’Afrique du Sud où il réside actuellement avec son épouse et son fils. Il passe des vacances en France régulièrement, pour retrouver sa famille à Lourdes.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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10/12/2022

Parler à ma mère, David Allouche (par Patryck Froissart)

Parler à ma mère, David Allouche (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 20.10.21 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRoman

Parler à ma mère, David Allouche, éditions Balland, juin 2021, 152 pages, 13 €

Parler à ma mère, David Allouche (par Patryck Froissart)

 

Itsak Haïm, le narrateur et personnage principal de ce deuxième roman de David Allouche, se retrouve seul à quarante ans avec son fils Gabriel.

Le roman est en grande partie constitué de dialogues animant les consultations récurrentes auxquelles s’astreint Itsak dans le cabinet de Lucien Trabac, psychanalyste à Paris, après la disparition de sa femme.

Que s’est-il passé ? Où est Emma, son épouse, la mère du garçon ?

« J’ai épluché hier votre site internet, non pas le vôtre, celui de votre école analytique, enfin, c’est pareil. J’ai lu un joli texte sur le psy comme partenaire […]. Ça m’a parlé. Depuis que j’ai tué ma femme, j’ai besoin d’un partenaire. Je deviens fou… ».

Tout au long des entretiens, et dans les intervalles, charpentés de brefs récits à la première personne, qui séparent chaque rencontre, se révèlent, par bribes, par allusions, par retours sur passé, par fragments narratifs impromptus, par éclairs, des éléments partiellement constitutifs du caractère de l’épouse, de l’évolution de la relation conjugale jusqu’à la scène décisive, lacunaire, dont le point paroxystique a consisté en la pire insulte qui puisse être adressée à un Juif, injure fatale qui a provoqué la disparition d’Emma.

Accentuant fortement la densité impressive du texte, s’entremêle à ces évocations de l’existence passée, brusquement rompue, du couple, l’image prégnante, pesamment présente, dans les « confessions » du narrateur, de sa mère, Marie-Rose, intellectuelle sépharade qui a fui sa ville natale, Oran, en 1962, pour la France après un attentat perpétré contre son propre père. On sait de Marie-Rose qu’elle concilie de manière harmonieuse son statut de bourgeoise intégrée dans la société française et le milieu marseillais de l’orthodoxie juive dont elle est un élément. Le caractère est complexe, les traits sont fuyants, mais l’évocation est à la fois délectablement émouvante et chargée d’humour.

« Maman n’est pas la mère juive d’Albert Cohen, ni celle de Romain Gary, naturellement pas celle de Woody Allen. Elle n’est pas La Mer Morte sur laquelle on flotte. Pas La Mer Rouge, aménagée avec masque, tuba et poissons colorés […]. Ma mère est un port, un paquebot qui vient de l’autre rive. Elle est Oran, efficace, industrielle, celle qui fait des listes de courses, des listes d’invités, puis les rature »…

La représentation du personnage de la mère s’inscrit bien évidemment dans la remémoration de morceaux d’enfance que le narrateur étaie sur le cycle des rituels de l’orthodoxie sépharade, opportunité intéressante pour le lecteur, profane ou initié, de se (re)familiariser avec les symboles et le lexique de cette riche culture, l’auteur ayant eu la délicate attention d’en rappeler les définitions par des notes de bas de page fort bien venues. Ainsi : kidoush, mitzvah et Bar-mitsvah, Kippour, mikvé, chomer shabbat, Yeshiva, Aron Hakodesh, etc.

Les deux portraits, celui de l’épouse et celui de la mère, se croisent, s’intriquent, se superposent, se ressemblent et s’opposent. Les itinéraires respectifs des deux femmes, tels qu’ils se dessinent dans la trame lâche, discontinue, des souvenirs qui émergent au gré aléatoire du discours du narrateur, mettent en relief les spécificités culturelles avec lesquelles a composé le narrateur dans sa relation avec chacune des deux femmes dont l’emprise plane sur les confidences qu’il livre à son psy au cours d’entrevues aux réparties cocasses et aux fréquents quiproquos, l’ensemble constituant une parodie fort drôle, une hilarante critique des séances de psychanalyse telles qu’elles sont souvent l’objet de clichés et de caricatures.

Je l’ai tuée, je vous dis.

Et ? répond-il impavide.

Ma mère aussi, je l’ai tuée.

Vous avez l’habitude de tuer tout le monde, vous ?

Le comique de répétition est assuré en particulier par la formule récurrente d’un « Vous me devez [x] euros » au terme souvent incongrument brusque et tranchant, de chaque entrevue.

Et puis il y a Gabriel, le fils d’Itsak, que ce dernier, ayant démissionné de toutes obligations professionnelles, couve comme… une mère. Tiens, tiens ! Quel type de transfert est-ce là ?

« Je m’occupe de Gabriel deux semaines sur deux. Je réprimande et je câline. J’encourage et j’interdis. Je crois que Gabriel a très peur de son père.

– Vous êtes une bonne mère ? m’a demandé Lucien la semaine dernière.

– Oui, lui ai-je répondu. Gabriel m’appelle souvent ‘maman’… »

Par le travers de cette trame aux tons variés courent quelques intrigues que tente de nouer Itsak avec les encouragements de son psychanalyste, à l’occasion de rencontres féminines à l’issue incertaine.

C’est tendre, c’est parfois émouvant, c’est quelquefois délirant, l’auteur s’amuse, c’est communicatif, cela répond parfaitement au dessein qu’avouait Allouche lors d’une interview :

« J’écris quand je suis heureux et j’écris pour donner de la joie ».

 

Patryck Froissart

 

David Allouche est économiste, auteur et conférencier. Diplômé de l’ESSEC et de Telecom ParisTech, il est titulaire d’un DEA en Finance de Marché de l’Université Paris 1 Sorbonne. Maître de conférences à Sciences Po Paris depuis 2006, il est l’un des rares économistes doublé d’un profil d’ingénieur Telecom. Auteur de Marchés financiers, sans foi ni loi ? (2016), La kippa bleue (2018) était son premier roman.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), Ezzedine Fishere (par Patryck Froissart)

Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), Ezzedine Fishere (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 15.10.21 dans La Une CEDLes ChroniquesLes Livres

Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), Ezzedine Fishere, Editions Joëlle Losfeld, mars 2021, trad. arabe (Egypte) Hussein Emara, Victor Salama, 283 pages, 22 €

Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), Ezzedine Fishere (par Patryck Froissart)

 

« Ce roman est constitué de récits que m’a remis Omar Fakhreddine. Il m’a appelé un jour de l’été 2016. D’habitude, je ne réponds pas aux numéros inconnus, mais je m’ennuyais ce jour-là et je n’avais rien à faire, alors j’ai décroché ».

La genèse d’une œuvre peut tenir à peu de choses. Si Ezzedine Fishere ne s’était pas ennuyé le jour où Omar Fakhreddine l’a appelé pour lui proposer de transcrire ses histoires, ce roman n’existerait pas…

Le procédé littéraire n’est pas nouveau. Nombre de romans, et non des moindres, sont nés, aux dires de leur auteur, soit de la transcription de ce qui lui a été confié par les personnages qui déclarent en avoir vécu les péripéties ou en avoir été les témoins, soit de la copie ou de la reconstitution de manuscrits dont il a découvert l’existence mystérieuse dans des greniers, des caves, des grottes… Ici (nous sommes au siècle des technologies de la communication), l’auteur a pour mission de transcrire et de publier des enregistrements vocaux réalisés sur des clés USB que lui remet Omar.

Quel que soit le canal par lequel le récit initial a transité pour lui parvenir, l’écrivain est de fait alors investi d’un statut de passeur. Il lui est dévolu de « révéler » ce qui aurait pu, sans son entremise « professionnelle », rester à jamais ignoré.

Ezzedine Fishere, écrivain égyptien, ne peut refuser un tel mandat ! La sollicitation est d’une importance historique ! Les récits en question, multiples, divers, sont en effet présentés par le destinateur comme autant de témoignages sur des situations vécues d’abord par des protagonistes de la révolte populaire de 2011 contre le régime de Hosni Moubarak, puis par des individus de tous partis, ballottés dans les turbulences tragiques qui ont suivi les journées révolutionnaires jusqu’au temps du récit, en 2016.

Une simple succession linéaire de ces diverses histoires eût pu paraître fastidieuse. L’art de l’écrivain a consisté ici à les insérer dans une structure narrative à tiroirs, et à tisser des liens étroits entre le narrateur intra diégétique principal, Omar, et les héros historiques, eux-mêmes souvent reliés entre eux d’un récit à l’autre tantôt par des relations professionnelles, familiales, de voisinage, amicales ou amoureuses plus ou moins intimes, ou par une indéfectible rivalité idéologique. De surcroît, les propos d’Omar, de même que ceux d’Amal, s’insèrent dans une intrigue originale, dans un lieu clos, dans un temps défini. Pour résumer : Omar, alors jeune chauffeur de taxi, est invité par Amal, une cliente américano-égyptienne, avec qui il a participé autrefois à une session de formation pour une ONG, à partager à temps plein avec elle les trois derniers jours de son séjour en Egypte. Il se trouve qu’Amal sort en 2016 des geôles du Caire où elle a été incarcérée un an pour activités prétendument subversives ayant mis en péril la nation égyptienne. Dans l’appartement d’Amal, à qui le pouvoir a donné trois jours pour quitter définitivement le pays, se noue une intrigue érotico-amoureuse au cours de quoi les deux partenaires, entre deux étreintes, s’invitent à se raconter leur histoire respective puis celles de leurs proches, de leurs amis, de personnes qu’ils ont connues. La référence à Shéhérazade est explicite. Les histoires se succèdent donc, incluses en un dialogue prosaïque portant sur des demandes de précision, des protestations, commentaires, contestations, interrogations, dénégations quant à tel ou tel fragment narratif, le tout entrecoupé par des propos triviaux sur la relation sexuelle en déroulement, sur les échanges relatifs aux nécessaires pauses repas, douches, sommeil et cigarettes, et par les interventions cadres, copulatives (et… copulatoires) d’un narrateur extradiégétique omniscient qui ne peut être que Fishere lui-même se plaisant à boucher à son gré les interstices avec un ciment narratif qui donne à l’ensemble une tonalité sensuelle apportant beaucoup de bienvenue légèreté et de dérision à la noirceur des tableaux de la galerie, avec une volonté ouverte de provocation, par la répétition d’épisodes d’un érotisme cru qui jalonnent ces trois jours et ces trois nuits, à l’encontre de l’étouffante chappe de morale islamiste doublée de censure politique despotique qui s’est abattue sur le pays. Dans l’extrait suivant, les risques potentiels auquel s’expose l’auteur proviennent de ceux, qu’on reconnaîtra, qui sont désignés par l’indéfini « certains ».

« J’ai dit à Omar que ses récits étaient très provocants et pouvaient offenser la pudeur […]. Je lui ai demandé s’il était prêt à aller en prison si le roman faisait honte à “certains” ou offensait leurs sentiments nationaux, leurs convictions religieuses ou leur sensibilité exacerbée. Il a répondu qu’il pensait que c’était moi qui irais en prison […] car le roman porterait mon nom. J’ai rétorqué que les histoires étaient les siennes et que je n’étais que le narrateur. Nous en avons discuté avec des avocats, qui étaient d’avis que nous irions tous les deux en prison si “certains” le voulaient, et que rien ne se passerait si d’autres le souhaitaient, de sorte que ce n’était pas nécessaire de nous casser la tête avec des détails juridiques.

Ce n’était pas très rassurant ».

Toutes ces histoires inscrites chacune dans des séquences dialogiques qui commencent récurremment par le déclic narratif : « Tu es réveillé(e) ? » mettent en scène et aux prises, tour à tour, dans le cours tourbillonnant, turbide, de l’histoire récente du pays, des révolutionnaires de la première heure se soulevant contre Moubarak, puis des démocrates tout simplement épris de liberté, des islamistes fanatiques, des anti-islamistes militants, des jeunes résolus à mettre en pratique l’amour libre, des couples d’homosexuels sortant de la clandestinité pour revendiquer publiquement le droit d’assumer leur amour au grand jour…

Mais il est un point commun, fatal, inévitable, à ces destins : ils se terminent tragiquement, et leur succession, ou leur simultanéité, et leur confrontation, et parfois la façon dont ils s’entrecroisent, aboutissent systématiquement à la désillusion, au désenchantement, au renoncement, au repli sur soi et au retour à l’anonymat, à l’inexistence sociale, au néant pour celui ou celle qui a survécu, dans un contexte qui devient d’évidence, pour chaque protagoniste, quels que soient le parti et l’idéal pour lesquels il s’est battu, un non-sens historique général, ce qui donne tout son pesant de pessimisme, voire de nihilisme, à mesure de l’avancement de la lecture, au titre de l’ouvrage : « Toutes ces foutaises ».

Que reste-t-il au bout du compte ?

« Qu’est-ce que tu vas faire, alors ?

– Dormir, probablement ».

Qu’en sera-t-il de l’histoire cadre, de la relation entre Omar et Amal ? Une autre foutaise parmi toutes les autres ? A voir…

 

Patryck Froissart

 

Ezzedine Fishere, écrivain, universitaire et diplomate égyptien, né au Koweït en 1966, a grandi en Egypte et étudié dans plusieurs universités en France et au Canada. Il enseigne actuellement à l’université Dartmouth (Etats-Unis). Toutes ces foutaises est son septième roman.

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice.

Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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Black Sunday, Tola Rotimi Abraham (par Patryck Froissart)

Black Sunday, Tola Rotimi Abraham (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 08.10.21 dans La Une LivresAfriqueLes LivresRecensionsRomanAutrement

Black Sunday, Tola Rotimi Abraham, août 2021, trad. anglais (nigérian) Karine Lalechère 330 pages, 21,90 €

Edition: Autrement

Black Sunday, Tola Rotimi Abraham (par Patryck Froissart)

 

La situation initiale : une famille bourgeoise, financièrement aisée, à Lagos, avec un mode de vie à l’occidentale. La mère est l’une des trois assistantes personnelles du Ministre du Pétrole. Le père, plus ou moins imprimeur, profite de la position officielle de son épouse pour décrocher à gauche et à droite des contrats d’imprimerie. Quatre enfants : les jumelles Bibike et Ariyike, âgées de dix ans au début du roman, et leurs petits frères Peter et Andrew. Un personnage tutélaire et totémique : la grand-mère paternelle, de condition fort modeste, attachée aux traditions de son ethnie d’origine, celle des Yorubas.

L’événement perturbateur : le Ministre du Pétrole est limogé du jour au lendemain pour avoir accordé une concession d’exploitation pétrolière à une compagnie israélienne. Il entraîne dans sa disgrâce tous ses collaborateurs. La mère, entraînée dans la charrette, en est réduite à donner des cours de dactylo et le père n’a plus aucun contrat.

La suite : leurré par le pastorat d’une « Nouvelle Eglise » qui l’invite à investir l’équivalent de tout le patrimoine familial dans une sombre entreprise, le père mène la famille à la ruine, et tout l’univers dans lequel évoluait la fratrie se désagrège. Le père et la mère, animés par le désir d’aller chercher fortune ailleurs, abandonnent l’un et l’autre les enfants qui se retrouvent à la charge précaire de la grand-mère.

Le récit, mené tour à tour par les quatre voix des enfants, narrateurs à la première personne, détaille l’itinéraire de chacun, tranche de vie par tranche de vie, sur une période globale comprise entre 1996 et 2015.

Le procédé, qui donne au lecteur l’occasion d’appréhender une réalité critique, évidemment subjective, de la société nigériane par le prisme croisé de quatre regards différents, le prend par ailleurs dans la tension linéaire d’une lecture de composition, de construction d’un puzzle narratif reconstituant l’histoire collective familiale et les péripéties émaillant et orientant les parcours individuels dont il doit repérer les éléments épars dans ces prises de parole successives des enfants.

Le tableau ainsi brossé par touches et par couches dépeint, généralement de façon foncièrement incisive, un monde impitoyable où le luxe le plus indécent côtoie la misère la plus crasse, où règnent l’individualisme, la corruption, l’hypocrisie, l’exploitation et la manipulation des foules crédules par des politiciens sans vergogne ou par des messies auto-investis d’une prétendue parole divine.

Sous les hurlements de la foule, le pasteur est descendu du podium {…]. Une femme en blazer jaune et jupe noire s’est mise à hurler. Elle criait si fort et avec un tel abandon qu’elle semblait en proie à de terribles souffrances. Un homme tressautait comme un téléphone en mode vibreur. Des gens se jetaient au sol, face contre terre…

Les quatre protagonistes narrateurs, plus ou moins respectueux, chacun en fonction de son caractère propre, des préceptes éducatifs coutumiers que tente de leur inculquer leur grand-mère yoruba, grandissent vaille-que-vaille, les filles, assumant une sexualité précoce, se laissant prendre aux pièges qui leur sont tendus çà et là par des prédateurs sexuels ou prenant à leur compte par nécessité ponctuelle l’incontournable contrainte socio-économique ambiante d’échanger « faveurs » charnelles contre embauche ou promotion.

La violence habituelle est vue, sentie, exprimée la plupart du temps très crûment mais sans emphase, sans exacerbation stylistique, sans volonté de choquer, à un point tel qu’on a l’impression que, pour les deux narratrices surtout, la brutalité des relations humaines et des interactions sociales est une donnée naturelle, simplement banale de l’existence des hommes et plus spécifiquement des femmes à Lagos.

Pourtant l’auteure a su y mettre de la tendresse, de la fraternité, de l’espoir. Entre des épisodes décrivant la cruauté des rapports sociaux, elle a su insérer des scènes paisibles, des histoires amusantes de la vie quotidienne : en particulier celles que rapportent, avec leurs yeux et leurs propos d’enfants, puis d’adolescents, les petits frères, sont souvent touchantes et drôles tout en étant d’un intérêt sociologique certain, sinon exotique, pour le lecteur non nigérian qui y découvre la diversité pittoresque de la vie des quartiers, des jeux, des divertissements, des relations humaines, des comportements familiaux, des habitudes alimentaires, des heurts culturels entre la nostalgie de ce qui survit des coutumes ancestrales et ce qui est importé massivement par les médias internationaux…

C’est difficile de faire la part de la vérité et des exagérations dans [les] histoires [de ma grand-mère], mais je les aime tant que je rêve de toutes les préserver. J’ai un petit magnétophone sur lequel j’enregistre ses récits et ses chansons […]. Je voudrais que ma fille baigne dans le yoruba de son arrière-grand-mère, dans la pure douceur de son dialecte de la région d’Ondo. [Je voudrais] la baptiser avec chaque phrase qui ressemble à son chant d’oiseau.

Hélas, à la fermeture du livre, on ne peut que se redire ce qu’on savait déjà, que tout retour en arrière est impossible.

 

Patryck Froissart

 

Née à Lagos, au Nigeria, Tola Rotimi Abraham vit aux États-Unis. Après avoir enseigné l’écriture créative à l’Université de l’Iowa, elle poursuit aujourd’hui des études de journalisme. Elle est l’auteure de nombreuses nouvelles et articles parus dans divers journaux et revues. Black Sunday est son premier roman.

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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La huitième vie (pour Brilka), Nino Haratischwili (par Patryck Froissart)

La huitième vie (pour Brilka), Nino Haratischwili (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 01.10.21 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Langue allemandeRoman

La huitième vie (pour Brilka), Nino Haratischwili, août 2021, trad. allemand, Barbara Fontaine, Monique Rival, 1200 pages, 12,90 €

Edition: Folio (Gallimard)

La huitième vie (pour Brilka), Nino Haratischwili (par Patryck Froissart)

La huitième vie est une saga familiale d’une rare intensité dramatique qui couvre mille-deux-cents pages et qui court de 1917 à 2007.

L’histoire, dont la destinataire annoncée par la narratrice est la jeune Brilka, le plus récent rejeton du clan, commence avec la vie de l’ancêtre Ketevan, le patriarche, pâtissier chocolatier dans une petite ville de Géorgie, pays où se situe, tout au cours du récit, le centre de rayonnement narratif qui exerce sur la totalité des personnages une indestructible attraction centripète, même si certains d’entre eux, à un moment donné de leur existence, se sentent passagèrement animés par des forces centrifuges.

Ketevan a inventé une recette de chocolat qui fait tourner les têtes, remue les estomacs et ravit tous les sens mais dont la confection et la consommation, qui doivent rester exceptionnelles, sont potentiellement annonciatrices de grands malheurs. Il en garde précieusement le secret, ne la transmettant, sur serment de ne jamais en dévoiler les ingrédients, qu’à l’aînée de ses filles, Stasia.

Mais quelque chose dans sa composition et dans sa préparation rendait ce chocolat très particulier, unique, irrésistible, bouleversant. Son arôme à lui seul était si intense et envoûtant qu’on ne pouvait s’empêcher de se précipiter dans la direction d’où il émanait.

En intégrant un minimum de ses épices mystérieuses dans ses pâtisseries, le bonhomme se fait une clientèle de plus en plus importante, développe son entreprise, et acquiert une notoriété qui lui assure rapidement respectabilité et fortune.

Mais…

Mais la Géorgie, après avoir été pendant trois ans sous protectorat allemand et avoir connu ensuite, à l’issue de la guerre de 14/18, une courte période d’indépendance au cours de laquelle les affaires de Ketevan bénéficient d’une prospérité exponentielle, devient en 1921 la République Socialiste Soviétique, rattachée de fait et de force à l’URSS.

La chocolaterie, l’entreprise commerciale, et le domaine familial bourgeois acquis par Ketevan grâce aux bénéfices produits par le commerce pâtissier sont progressivement convertis en propriétés collectives régies par des kolkhozes locaux, et la part congrue concédée à la famille réduit brutalement le train de vie du clan Ketevan.

Les événements politiques locaux et régionaux, la domination soviétique, l’instauration du rideau de fer, la deuxième guerre mondiale, la guerre froide, les purges, les tentatives répétées de soulèvement des républiques satellites contre les partis staliniens nationaux et les couvercles de plomb imposés par le grand frère russe, les printemps entraînant des répressions sanglantes suivies de retours brutaux aux hivers politiques, l’effondrement final de l’URSS, l’éclatement de l’empire, les proclamations d’indépendance des peuples caucasiens, dont celle de la Géorgie qui est rapidement confrontée aux propres revendications indépendantistes de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, voilà la trame foisonnante sur laquelle vont s’inscrire les vies mouvementées des membres de la famille Ketevan sur six générations.

Dans ce cours historique cahoteux, périodiquement chaotique, où s’affrontent des idéologies antagonistes, la famille s’écartèle. Les uns embrassent le communisme avec ferveur comme ils le feraient d’une religion et en deviennent les serviteurs des plus dévoués, les plus zélés, les plus intransigeants, les autres l’exècrent, soit parce qu’ils souffrent personnellement de la misère et des privations ponctuelles dues à une gestion erratique de la production industrielle et agricole, soit parce qu’ils en rejettent les principes fondamentaux, soit par nationalisme géorgien et refus de la mainmise russe, soit parce qu’ils sont victimes collatérales de ses excès staliniens et des abus de pouvoir (néo-droit de cuissage y compris) auxquels se livrent impunément certains potentats investis localement par Moscou (par exemple le Petit Grand Homme qui dirige le Parti Communiste de toute la République Transcaucasienne), soit parce qu’ils rêvent d’un exil utopique à l’ouest pour y mener carrière dans un domaine circonscrit ou interdit par le régime…

L’avenir s’était mué en présent. Tout allait susciter la méfiance, on allait se battre contre les mots et à plus forte raison contre les cœurs. On glisserait dans un tunnel sans issue. Stasia allait devoir se battre, mais pourquoi se battre si tout commençait à paraître sans issue ? Où diriger son regard pour échapper au Petit Grand Homme qui riait à pleines dents ?

Tout en traçant et entrelaçant les itinéraires contrastés, contradictoires, opposés des protagonistes qui sont directement de la descendance de Ketevan et des personnages adjuvants et opposants que les premiers rencontrent, fréquentent, aiment, haïssent, admirent, jalousent, Nino Haratischwili se livre à une critique implacable de l’ère et de l’aire soviétiques, sur fond d’une documentation historique, sociologique, socio-économique qui résulte d’évidence d’un énorme effort de recherche.

L’objectif de réalisme documentariste ainsi affirmé n’exclut toutefois pas le romantisme, la passion, l’intrigue sentimentale… La vie, les chagrins, les deuils, les joies, l’amour, la mort, transcendent la factualité socio-politique. La poésie, à la fois remédiation et expression acérée du réel, vient souvent à point dans le récit :

Des ombres grises se formaient sur les murs, les fantômes chuchotaient d’une voix rauque […]. Les mots allaient se dissoudre encore de nombreuses années dans les bouches […]. Des armées d’insectes agités se formaient dans les gouttières et dans les coins poussiéreux des maisons. Ils grésillaient et s’arrachaient les ailes pour être entendus et on ne faisait pas attention à eux…

Le parti-pris idéologique est flagrant qui a donné au dessein narratif sa ligne directionnelle. Aux lecteurs d’y adhérer peu, prou, à la folie ou pas du tout. Au fond, ceci est peut-être secondaire. Ce qui compte, c’est l’histoire, ce sont les histoires que l’auteure met en scène et qui nous entraînent dans un flux irrésistible avec pour compagnes et compagnons ces personnages de papier qui nous sont aimables ou antipathiques. Quant à l’Histoire, chaque lecteur en a a priori sa propre vision, que la lecture de cette immense saga infléchira… ou non.

Saluons le travail des deux traductrices. Il fallait en effet être au moins deux pour rendre en français toute la tension, toutes les émotions, et tout l’effet de réel voulus par l’auteure sur ces mille-deux-cents pages « en tout petits caractères » comme disent la plupart de nos élèves d’aujourd’hui qu’effraient, avant même qu’ils en aient lu la première ligne, le poids d’un livre et la longueur d’un roman.

 

Patryck Froissart

 

Nino Haratischwili, Géorgienne née à Tbilissi le 8 juin 1983, est venue en Allemagne en 2003 pour étudier la mise en scène et la dramaturgie. Elle vit aujourd’hui à Hambourg. Elle s’est d’abord fait connaître comme auteure et metteuse en scène de théâtre (elle a écrit 13 pièces). En 2011, elle a reçu le Prix du premier roman du Buddenbrookhaus à Lübeck pour son livre Juja, traduit en français sous le titre Mon doux jumeau, récompensé la même année par le Prix des éditeurs indépendants.

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Il a publié : en août 2013, Les bienheureux, un recueil de nouvelles (Ed. Ipagination), Prix Spécial Fondcombe 2014 ; en janvier 2015, La divine mascarade, un recueil de poèmes (Ed. iPagination); en septembre 2016, Le feu d'Orphée, un conte poétique (Ed. iPagination), troisième Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie décerné par la SPAF ; en février 2018, La More dans l'âme, un roman (Ed. Ipagination); en mars 2018, Frères sans le savoir, un récit trilingue (Editions CIPP); en avril 2019, Sans interdit (Ed. Ipagination), recueil de poésie finaliste du Grand Prix de Poésie Max-Firmin Leclerc ; en février 2020, La Fontaine, notre contemporain, réédition de l’intégrale des Fables, annotées, commentées, reclassées par thèmes (Ed. Ipagination) ; en mars 2020, Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. franco-canadiennes du tanka francophone) ; en avril 2020 : L’occulte poussée du désir, roman en 2 tomes (Ed. CIPP) ; en 2021 : Li Ann ou Le tropique des Chimères (Editions Maurice Nadeau)

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