02/09/2017
Le talisman, VM Basheer, chronique de Patryck Froissart
Le Talisman, Vaikom Muhammad Basheer
Publication initiale dans le magazine La Cause Littéraire: voir ICI.
Ecrivain(s): Vaikom Muhammad Basheer Edition: Zulma

Douze nouvelles, les unes drôles, les autres sombres, d'autres sombres et drôles à la fois, sont rassemblées dans ce précieux petit recueil de VM Basheer.
Douze nouvelles, et autant de plongées au coeur de l'Inde fourmillante, grouillante, foisonnante.
Douze histoires tirées de la vie quotidienne d'une société, toujours extraordinaire pour l'occidental cartésien, où se mêlent religions, croyances, de légendes, superstitions, traditions, interdits, où ce qui pour nous est irrationnel trouve son explication et passe pour normal, réel, faisant partie de l'ordre raisonnable du monde.
Ainsi, une "banale" histoire d'amour entre un chien musulman et une chienne hindoue peut avoir des conséquences sur un crucial problème de calvitie, et cela n'étonne personne.
Ainsi le narrateur lui-même se retrouve mêlé à des évènements auxquels il participe pleinement tout en glissant dans son texte, sans grande conviction : "Disons que c'est une histoire de fantôme". Métalangage ironique amusant...
Ainsi on pénètre ailleurs dans le monde obscur des mendiants qu'un handicap ou une lourde malformation rejette aux confins des faubourgs de la misère. On y voit une espèce de fille sauvage accueillir dans la solitude de sa cahute un gnome chassé de partout à coups de bâtons: se forme alors un touchant couple de marginaux, socialement aux antipodes de Bollywood:
"Et nous vivons depuis comme deux perruches inséparables, pépiant, volant de branche en branche, extasiés de bonheur, déployant dans les rayons dorés de l'aube les plus beaux sourires de l'amour! Tankam, ma Tankam, oui, car elle est bien mienne, cette aurore de printemps que l'arc-en-ciel irise!"
L'auteur sait aussi amuser par la chronique des déboires que connaît l'inculte Abdul Khadar, dominé par son épouse érudite, dans "Pour une patte de bananes-coq" et par la façon dont il retourne finalement, brutalement, à son avantage cette relation conjugale hors norme.
On retrouve au fil du recueil le thème, récurrent dans la littérature indienne, des amours interdites ayant pour protagonistes des membres de communautés différentes, et des amours maudites, marquées du sceau d'une infamie morale. Le dénouement en est alors tragique:
"Je vous aime, et c'est pourquoi je vais mourir. Il me faut cesser de vivre. Le monde n'est plus qu'un magma brûlant, l'océan m'attend, là, devant moi, l'océan sans fond dont la fraîcheur aspirera toute ma souffrance..."
Douze nouvelles, donc, d'une grande richesse thématique, bien à l'image de la diversité et de l'intrication des cultures indiennes!
Douze nouvelles, enfin, qui révèlent le talent de conteur d'un écrivain trop peu connu.
Le tout est excellement rendu par la remarquable qualité de la traduction de Dominique Vitalyos, le texte d'origine étant en mayalayam, une des 22 langues officielles de l'Inde, parlée au Kerala, à Pondichéry et dans l'état du Lakshadweep (îles Laccadives).
Patryck Froissart
11:48 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : basheer, le talisman, patryck froissart | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook | | |
Imprimer |
|
16/07/2016
Le potentiel érotique de ma femme - David Foenkinos
La chronique de Patryck Froissart
Auteur: David Foenkinos
Coffret de 3 romans publiés chez Gallimard dans la collection Folio:
Le potentiel érotique de ma femme - Folio n° 4248 – Gallimard, 2004 – 179 pages – ISBN 978-2-07-030977-1
La délicatesse - Folio n° 5177 - Gallimard, 2009 – 210 pages – ISBN 978-2-07-044025-2
Nos séparations, Folio n° 5425 – Gallimard, 2008 – 218 pages – ISBN 978-2-07-044744-2
Lorsqu'un lecteur découvre un écrivain sur un ensemble de trois volumes qu'il lit d'affilée avec un plaisir qui ne faiblit pas jusqu'à la dernière ligne du troisième, on peut afirmer, indéniablement, qu'une immédiate et permanente empathie s'est installée entre eux.
Pourquoi? Comment? Quelle est la recette ?
Foenkinos est un romancier malicieux, qui vous entourloupe dans ses histoires dont l'originalité tient au fait qu'elles se fondent à la fois, paradoxe habile, sur l'imbrication d'une série de faits courants marquant la vie quotidienne du couple et de situations des plus inattendues accompagnées de réflexions et commentaires des plus surprenants (au sens propre de l'adjectif) frôlant parfois l'ubuesque le plus débridé.
Ainsi, quand le présumé cocu s'interroge sur le cinq à sept de son épouse:
"Dans le mensonge et dans la vérité, les femmes sont fascinantes. Brigitte avait donc des courses à faire et puis, en fin d'après-midi, de cinq heures à sept heures, elle verrait son frère. [Son frère] avait bon dos: qu'est-ce qu'elle pouvait faire avec lui un samedi après-midi? Non, ce n'était pas possible, personne ne voyait son frère ce jour-là. Les frères, ça se voit surtout le mardi midi. Alors le sang d'Hector fit plusieurs tours (au passage, il battait déjà le dicton). Il entrait de plein fouet dans le sursaut de dignité que tout cocu connaît bien..." (Le potentiel érotique de ma femme).
Foenkinos est un romancier impertinent, qui vous détourne sans cesse du courant de l'intrigue vers les méandres adjacents de la pensée faussement naïve d'un narrateur et vous y enfile avec une créativité débordante des perles époustouflantes ayant des airs de brèves de comptoirs.
Ainsi la scène classique de la première rencontre, que l'auteur situe, évidemment, banalement dans la rue:
"Nathalie et François se sont rencontrés dans la rue. C'est toujours délicat un homme qui aborde une femme [...] Quand un homme vient voir une inconnue, c'est pour lui dire de jolies choses. Existe-t-il, ce kamikaze masculin qui arrêterait une femme pour asséner: «Comment faites-vous pour porter ces chaussures? Vos orteils sont comme dans un goulag. C'est une honte, vous êtes la Staline de vos pieds!» Qui pourrait dire ça?" (La délicatesse).
Ou la relation de cette autre rencontre, à laquelle repense le narrateur, qui s'est produite quelque temps avant, au cours d'une soirée, évidemment, vulgairement, dans une cuisine, dans un cercle d'invités ne se connaissant pas où il a eu le coup de foudre pour une des filles lui faisant face:
"J'ai pensé: la prochaine fois que je tombe amoureux, je prends aussi le numéro de la fille d'à côté (on ne sait jamais: je suis peut-être destiné à ne rencontrer que les femmes qui sont juste à côté des femmes de ma vie)" (Nos séparations)
Peut-on ne pas s'ébaubir à découvrir ces notes de bas de page, illustration drôle de la relation que feint d'entretenir l'auteur avec ses personnages, comme si... ceux-ci n'étaient pas ses propres créatures?
1- C'est étrange de s'appeler Alice et de travailler dans une pharmacie. En général, les Alice travaillent dans des librairies ou des agences de voyages.
2- A ce stade, on peut s'interroger: s'appelait-elle vraiment Alice? (La délicatesse)
Foenkinos est, définitivement, le romancier des comparaisons incongrues, des rapprochements d'hurluberlu, des « comme si » qui vous décontenancent, vous désarçonnent et vous éberluent, vous laissent un instant perplexe, bouche bée, sourcils froncés, avant qu'une subite et irrépressible bouffée de rire ne manque de vous faire sauter le livre des mains, comme si... avait jailli de la page brusquement l'auteur déguisé en trublion soufflant tous azimuts dans une trompette... comme si...
" Ah, non, désolée, je ne peux pas. Je vais au théâtre! dit Nathalie comme si elle annonçait la naissance d'un enfant vert." (La délicatesse).
"Il arrivait fréquemment que je prenne en charge nos ébats, et j'aimais alors tenir sa nuque comme s'il s'agissait de son coeur" (Nos séparations).
"Il la regarda comme si elle était une effraction de la réalité" (La délicatesse).
Ne nous y trompons pas pourtant! Sous l'apparente absurdité de telle réplique, sous l'immédiate irrationalité de telle intrusion, sous le burlesque affiché de telle association d'idées coule un flux constant de tendresse, de détresse, de lucidité qui irrigue la narration et lui donne cette puissante tonalité tragi-comique qui est celle, fondamentalement, de toute relation amoureuse.
Car Foenkinos est le romancier du pire et du meilleur de la vie de couple.
"Nous sommes allés chez Ikea, et nous nous sommes disputés chez Ikea. Dans ce grand magasin, ils devraient embaucher un conseiller conjugal. Car s'il existe un endroit où le cœur des couples se révèle, c'est bien là." (Nos séparations).
Un plein coffret de « délicatesses » littéraires à offrir...
Patryck Froissart, Rivière Noire, 09/09/12
12:42 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook | | |
Imprimer |
|
14/07/2016
Retour à Brooklyn
Titre: Retour à Brooklyn
Auteur: Hubert Selby Jr
Titre original: Requiem for a Dream
Traduit de l'américain par Daniel Mauroc
Editeur: Christian Bourgeois (1978)
Collection 10/18
ISBN: 2264006323
300 pages
Si le décor est le même, tout aussi sordide, que dans “Last Exit to Brooklyn”, les personnages de “Retour à Brooklyn” n'ont rien de la violence et du désespoir qui habitaient ceux du premier roman de Selby.
Près de quinze ans séparent la parution des deux oeuvres.
Harry est juif, Tyrone est noir.
Ils sont amis, inséparables, et vivent à la limite, à la marge, des territoires qu'occupent leurs communautés respectives.
Marion, fille de bourgeois juifs, plus ou moins artiste, rejetant la société de consommation, est venue se loger à Brooklyn.
Marion et Harry s'aiment d'un amour très pur, tout aussi pur que la livre de “pure” que Tyrone et Harry, revendeurs de cocaïne associés, rêvent d'avoir les moyens d'acheter un jour avec les gains de leurs ventes quotidiennes pour en tirer le gros bénéfice qui leur permette de se retirer du trafic et d'ouvrir un théâtre et une galerie de peinture où Marion pourra exposer ses dessins.
Sara, la mère d'Harry, veuve et pauvre, vit avec son réfrigérateur, où elle entasse les pralines et autres nourritures dont elle se gave et s'engraisse, et son poste de télévision que son fils vient lui dérober régulièrement pour le revendre afin de se procurer un peu de liquide quand les affaires marchent mal.
Un démarcheur d'une chaîne de télévision locale lui demande un jour par téléphone si elle accepterait de participer à une émission.
Harry, Marion et Tyrone d'une part, Sara d'autre part, s'enfoncent dans leur rêve, et, très vite, ne vivent plus que dans la perspective de le voir se réaliser.
Harry, Marion et Tyrone deviennent de véritables trafiquants, et, pour se doper, ponctionnent de plus en plus dans leur approvisionnement de drogue pour leur usage personnel, en s'affirmant chaque jour qu'ils s'arrêteront le jour qu'ils en auront envie.
Sara, convaincue qu'elle passera bientôt à la télévision, guette le facteur tous les jours, et entreprend des régimes de plus en plus sévères, jusqu'à tomber dans le piège de « pilules » amaigrissantes que lui vend un médecin véreux et dont elle ne peut bientôt plus se passer.
L'auteur nous fait assister à la lente dégradation de ces personnages poignants: les affaires marchent mal, Marion s'abandonne peu à peu à la prostitution pour approvisionner Harry, la belle amitié entre Tyrone et Harry et le pur amour entre ce dernier et Marion se déchirent quand la drogue manque au point que le partage n'est plus supportable.
Le rêve télévisuel de Sara et sa volonté de maigrir tournent à l'obsession, et la mère d'Harry tombe dans les mains d'un psychiatre qui, ayant besoin de patients pour alimenter son service, la fait interner et finit par la rendre folle.
Dans Last Exit to Brooklyn, l'absence de projet, de projection dans le futur, de rêve, d'espoir explique la violence et l'amoralité des personnages.
Dans Retour à Brooklyn, c'est l'espoir de la réalisation d'un rêve qui les détruit.
Dans les deux romans plane le spectre d'une inéluctable fatalité sociale...
Patryck Froissart
Plateau Caillou, le 18 avril 2009
21:56 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook | | |
Imprimer |
|
27/02/2013
Les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers - Björn Larsson
Il y a ordinairement autant de distance entre le roman policier et la poésie qu’entre le jeune Werther et Hercule Poirot… bien qu’il existe des lecteurs prisant tout autant chacun de ces deux genres.
Björn Larsson a osé réunir dans un même livre poésie, crime, enquête policière, réflexions sur la poésie…
Lire la suite sur:
20:12 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la cause littéraire; patryck froissart | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook | | |
Imprimer |
|
25/12/2012
Patryck Froissart: recensions pour La Cause Littéraire
Mes critiques littéraires
Pour le magazine La Cause Littéraire (cliquer sur chaque titre pour accéder à la chronique correspondante):
Lila, de Goethe, édition bilingue, La Cause des Livres - 2013
Les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers - Björn Larsson - Grasset 2013
J'ai fait l'amour avec la femme de dieu - Serge Gonat - Myriapode 2012
Histoire de son serviteur - Edouard Limonov - Flammarion 2012
La chambre de Jacob - Virginia Woolf - Gallimard 2012
Le Pont des Assassins – Arturo Perez-Reverte – Le Seuil 2012
Le poète russe préfère les grands nègres – Edouard Limonov - Flammarion
Le dictionnaire érotique de l'argot – Georges Lebouc – Editions de l'Avant-Propos
Homo erectus – Tonino Benacquista – Gallimard
Les 1001 conditions de l'amour – Farahad Zama – JC Lattès
La Ruinette – Philippe Tabary – Le Cherche-Midi
La dernière nuit de Claude Eatherly – Marc Durin-Valois – Plon
La jarre d'or – Raphaël Confiant – Gallimard
Mensonges d'été – Bernhard Schlink – Galimard
Le coursier de Valenciennes – Clélia Anfray – Gallimard
Une sainte fille – Franz Bartelt – Gallimard
Les bas-fonds du rêve – Juan Carlos Onetti – Gallimard
Assommons les pauvres – Shimona Sinha – Le Seuil
Grand-père avait un éléphant – Vaikom Muhammad Basheer – Zulma
Le ravin du chamelier – Ahmad Aboukhnegar – Actes Sud
Le talisman – Vaikom Muhammad Basheer – Zulma
L'aiguillon de la mort – Toshio Shimao – Ed. Philippe Picquier
Muss, suivi de: Le Grand Imbécile – Curzio Malaparte – Ed. La Table Ronde
17:28 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : patryck froissart, la cause littéraire | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook | | |
Imprimer |
|
27/01/2012
La traversée des Monts Noirs (Serge Rezvani)
Titre: La traversée des Monts Noirs
Auteur: Serge Rezvani
Editeur: Les Belles Lettres 2011
ISBN: 978-2-251-44419-2
430 pages
Voici un roman qui sort de l'ordinaire.
Faisant voler en éclats le cours narratif linéaire du roman traditionnel, l'auteur choisit une structure polyphonique dans laquelle le personnage narrateur, intradiégétique dirait Genette, quasiment immobile dans un espace clos, isolé, fantastique (les Monts Noirs), et dans un temps défini a priori (le temps d'un étrange symposium d'ornithologues), se trouve être le récepteur-réceptacle muet des fragments narratifs que lui livrent une demi-douzaine de protagonistes d'une histoire qu'ils ont vécue ensemble totalement ou par intermittences.
Le lecteur est invité à reconstituer ainsi peu à peu la linéarité du récit par la mise en relation des éléments que chacun lui confie tour à tour dans un désordre apparent, avec, inévitablement puisque chacun ignore ce que l'autre a révélé, des redites, des contradictions, des omissions, voire des mensonges.
A l'étrangeté de ce roman à plusieurs voix, dont le procédé rappelle Jacques le Fataliste (les références à Diderot étant d'ailleurs récurrentes ici) s'ajoute celle de la circularité thématique, exprimée par une incessante mise en parallèle des migrations régulières des oiseaux avec les voyages obsessionnels sur le thème de la fatalité du retour que racontent les personnages: itinéraires géographiques de la Pologne à Israël, d'Israël à la Russie; itinéraires historiques des pogroms de Pologne au massacre des Palestiniens; itinéraires passionnels par les retrouvailles répétées des uns et des autres dans des cercles fermés dont le centre est Fauvette, la femme du roman, en divers lieux du globes...
Chacun des lieux, chacun des actants, chacun des temps historiques de référence permet, en filigrane ou par la voix de l'un ou de l'autre, de poser des questions essentielles, voire existentielles, sur un certain nombre de problèmes contemporains et sur la façon dont les vivent les hommes et les femmes directement ou indirectement concernés. Est ainsi posée par exemple tout au long du livre la question insoluble de la propriété de la terre que les uns appellent Palestine, que les autres nomment Israël.
Retrouver son chemin au travers de ce kaléidoscope n'est pas chose aisée. L'aventure ici est à la fois dans le texte et dans le cours de la lecture. Le lecteur est contraint de construire l'histoire, de lui donner un sens. C'est un défi passionnant, que j'ai eu un plaisir immense à relever.
Patryck Froissart
St Paul, le 27/01/2012
10:13 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook | | |
Imprimer |
|